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Jérôme Larché

Modalités pratiques et obstacles à la prise en charge par Médecins du Monde des femmes victimes de violences au Darfour

Intervention de Jérôme Larché, Responsable de la mission Soudan (Médecins du Monde) lors de la Recontre TERRA « Freins et obstacles à l’action associative en faveur des femmes persécutées » du 31 Janvier 2006, La Sorbonne.

PREAMBULE

Je remercie les organisateurs de ce forum, et tout particulièrement Jérôme Valluy, de m’avoir invité aujourd’hui. Je tiens également à préciser que je m’exprime au nom de MDM, et notamment des équipes présentes sur le terrain, et qui permettent notre contribution à la problématique de la violence contre les femmes, notamment au Darfour.

INTRODUCTION

Le conflit au Darour

Le conflit que connaît le Darfour a débuté en 2003, lorsque le gouvernement soudanais a utilisé les milices Janjawid pour combattre deux groupes politiques armés de la région (SLA et JEM). Ces milices, composées essentiellement de nomades, ont lancé une offensive contre les populations d’agriculteurs et de pasteurs qui vivaient dans le Darfour et qu’elles soupçonnaient de soutenir les groupes rebelles.

Prolifération des parties au conflit, multiplication des accrochages inter-tribaux, infiltration de groupes armés venus du Tchad, montée du banditisme ... Au Darfour (ouest du Soudan), les populations civiles continuent de faire les frais des combats incessants, de la reprise de la tactique de la « terre brûlée » et des opérations militaires lancées par le gouvernement. L’immense majorité de ces milices n’ont pas été désarmées, et le gouvernement n’a pris aucune mesure concrète pour traduire en justice, voire simplement identifier, les auteurs de ces attaques, contribuant ainsi à maintenir un climat d’impunité.

En deux ans, au moins 300.000 personnes ont été tuées, des milliers de femmes ont été violées et plus de 2,4 millions d’habitants ont été contraints de quitter leurs villages incendiés. Cultures et bétail ont été pillés ou anéantis.

La crise au Darfour est devenue une crise complexe, fragmentée, aux acteurs et enjeux multiples. Les populations civiles sont les premières victimes, directes et indirectes, de cette situation chaotique. Les difficultés d’accès aux soins sont majeures pour les populations qui n’ont pas quitté leurs villages, mais dont les ressources et les capacités de transport se sont fortement dégradées.

Pour les 2,5 millions de déplacés (soit plus d’un tiers de la population totale du Darfour) et les 200 000 réfugiés au Tchad, une morbi-mortalité significative associée à la malnutrition, aux pathologies respiratoires et digestives, a pu être constatée par différents acteurs de l’aide humanitaire internationale. Malgré la présence des ONG nationales et internationales, les conditions de vie, notamment sanitaires, restent précaires.

Il faut rester également attentif aux différentes formes de violences (liées au conflit, ou domestiques) que subissent principalement les femmes et les enfants. Nous travaillons actuellement dans le camp de Kalma, près de la ville de Nyala au Sud Darfour, qui est le plus gros camp du Darfour avec près de 90 000 déplacés.

Les violences sexuelles au Darfour

Le viol peut être utilisé de manière systématique et délibérée pour chasser un groupe humain entier et vider un territoire de sa population. Acte de torture lié au genre, il peut aussi être employé pour extorquer des informations, punir, terroriser ou humilier. C’est une arme universelle, qui permet également à ceux qui l’emploient de dépouiller leurs victimes de leur dignité et de détruire en elles tout sentiment d’amour-propre. Les femmes sont attaquées publiquement pour montrer que « leurs » hommes sont incapables de les défendre. Elles le sont aussi parce qu’elles portent en elles l’avenir humain de leur propre groupe. Le corps des femmes devient alors un champ de bataille réel et symbolique. Le droit international humanitaire a caractérisé ce type de viol délibéré, systématique et massif comme pouvant constituer un crime de guerre, un crime contre l’humanité et un acte de génocide.

Au plus fort du conflit, entre février 2003 et mars 2004, alors que les hommes étaient exécutés lors des attaques de villages par les Janjawid, les femmes étaient systématiquement violées. Nombre d’entre elles ont été enlevées et sont devenues des esclaves sexuelles. Pour les empêcher de prendre la fuite, les ravisseurs leur cassaient parfois une jambe ou un bras. Aujourd’hui, alors que les attaques contre les villages ont diminué (faute de villages habités), les violences sexuelles restent nombreuses. La population déplacée, qui s’est pour l’essentiel regroupée dans des camps autour des villes et des gros bourgs de la région, n’est pas en sécurité ; les Janjawid patrouillent aux alentours des camps. Les hommes sortent très rarement des camps pour aller chercher le bois, l’eau et la nourriture indispensables à la survie de leur famille ; ceux qui le font ont de grandes chances de « disparaître ». Les femmes le font donc, au risque d’être attaquées. Tous les jours, plusieurs d’entre elles sont violées par des Janjawid.

Les tabous culturels, sociaux et religieux qui pèsent sur le viol empêchent fréquemment les femmes de parler. Les femmes violées hésitent souvent à consulter le personnel médical, ce qui peut entraîner une aggravation de leur état.

De son côté, le gouvernement soudanais dément que des violences sexuelles soient perpétrées de façon généralisée. La police et l’appareil judiciaire enquêtent peu sur les affaires qui leur sont signalées et l’impunité est de règle.

MODALITES PRATIQUES DE LA PRISE EN CHARGE DES VAW AU DARFOUR

- Les violences à l’encontre des hommes peuvent aussi être prises en charge
- Approche globale, intégrée = Centre de Santé pour les Femmes (Women Health’s Center = WHC)
- Se conçoit plus comme un concept d’intervention qu’un lieu à proprement parler
- C’est l’articulation d’un programme avec 3 composantes (médicale, psycho-sociale, protection), autour d’une problématique.

Prise en charge médicale
- plusieurs modalités d’entrée ce qui évite la stigmatisation
- WHC indiqué seulement à l’entrée du dispensaire

Maternité :
- consultations pré- et post-natales
- planning familial
- salle d’accouchement
- soins NNé et de la mère
- Promotion de la santé de la femme
- Transfert pour urgences obstétricales / pédiatriques au Nyala Teaching Hospital (éclampsies,…)

Dispensaire
- Urgences somatiques / psychologiques
- Triage (le moins discriminatoire possible)
- Consultations (maux de tête, de ventre, douleurs diffuses, suivi de pansement, grossesses supposées,…)
- Hospitalisation (IPD) : procure un temps nécessaire pour évaluer les problèmes, fournit un temps de relai par rapport à la communauté, permet l’action du PO)

Health Education = Promotion de la Santé
- dans le secteur 8 (health educators) : promotion de la santé générale et reproductive
- spécifiquement pour les femmes (maternité, planning familial) : par petits groupes, viols (PEP < 72h), relations sexuelles… Ce travail se fait en relais avec le Comité des femmes (CF), dans une optique communautaire. La mixité des âges peut constituer un problème.

Gutia (seule structure physique « spécifique » du WHC)
- espace de parole, de repos pour les femmes
- sécurisation de la parole
- dialogue spontané, jamais induit
- lieu du témoignage : aspect psychosocial / culturel, pb de protection abordé
- lieu de séances de promotion de la santé plus « sensibles » : MST, VIH,…
- espace partagé par UNMIS-HR, NRC lors des réunions hebdomadaires du CF

Il est important de préciser que le témoignage se recueille toujours après la prise en charge médicale, et uniquement avec l’assentiment complet de la patiente.

Prise en charge des problèmes de protection

Dans un contexte de conflit, les violences, ou les menaces de violences, qu’elles soient physiques et/ou mentales, à l’encontre des femmes peuvent prendre différentes formes : exécution sommaire , torture, mutilation, traitement dégradant et cruel, viol, prostitution forcée, grossesse forcée, avortement ou stérilisation forcée, etc… La pratique systématique du viol peut détruire le tissu social du groupe visé, et pour la victime, le regard social porté sur elle, empreint de honte et de stigmatisation, est encore pire que l’acte en lui-même.

En cas de conflit armé, il a également été montré une augmentation des violences domestiques, et ce pour une multitude de raisons : divisions politiques, religieuses, ethniques, économiques (++) ; déplacement forcé, changement des rôles de l’homme et de la femme dans le conflit, inactivité, incapacité pour l’homme de subvenir aux besoins de la famille, consommation d’alcool majorée, moyen de réaffirmer son autorité .

Les violences domestiques ne sont pas une conséquence du conflit mais sont nourris par ce conflit, et ont des répercussions en terme de protection sur les IDPs.

- Stratégie de protection intégrée au programme médical, relevant d’une approche communautaire pour obtenir une acceptation maximale de la population (et notamment des hommes), et donc garantir aussi une certaine sécurité :

  • Comité des femmes (crée suite à la visite de Kofi Annan au camp de Kalma, en Juillet 2004)
  • Comité des Sheikhs
  • Forum on Violences Against Women – VAW - (30 Nov 2005)

L’idée est d’ouvrir le débat avec eux sur la compréhension du fait que le viol, dans ce contexte, devient une tactique de guerre, et qu’il est nécessaire d’adoucir un certain nombre de « comportements » culturels.

Le but est également de promouvoir ce CF, afin qu’il devienne une organisation capable de prendre en charge des femmes victimes de violences, et de les défendre devant la communauté pour « ajuster » la réponse culturelle.

L’effort misé sur le travail de lien communautaire entre le « Comité des Femmes », le « Comité des Sheikhs », organe représentatif du camp, et un certain nombre d’ONG nationales et internationales, juridiques, médicales, ou des droits de l’homme, a permis d’organiser en Novembre 2005, au sein même du camp de Kalma, un Forum sur les Violences contre les Femmes. Ainsi, plusieurs problèmes récurrents ont pu être abordés, par les intéressées : insécurité lors de la collecte de bois en dehors du camp, viol et double victimisation en raison de la réponse culturelle de la communauté, réticences des femmes (honte / peur) à aller consulter un médecin, travail domestique harassant même pour les femmes enceintes, qui augmente le risque de fausses couches ou de pathologies liées à la grossesse. Une première victoire collective dans cette action médicale et de protection a été la mise en place, en Novembre 2005 à Kalma, de patrouilles combinées de l’Union Africaine et de la police soudanaise pour accompagner les déplacés qui vont chercher du bois hors du camp, et les protéger d’attaques de milices nomades ou d’autres intervenants..

- Travail de plaidoyer et de lobbying auprès des instances nationales et internationales

Prise en charge psycho-sociale

Nécessaire car l’histoire et la présence dans le camp des IDPs induisent une sous-culture de violence, et de nombreuses personnes sont devenues violentes en arrivant sur Kalma.

Sociale
- Implication forte et précoce de la communauté (intérêt de l’hospitalisation)
- Suivi des femmes violées et violentées (à leur domicile)
- Evaluation culturelle sur l’abandon, la répercussion du viol dans les sociétés / cultures Fur et Zaghawa
- Tentative d’orientation vers des structures d’aide juridique

Psychologique
- attitude empathique et écoute attentionnée de la part des membres de l’équipe
- Actuellement pas de programme psy en place
- Mission d’évaluation en prévision

OBSTACLES RENCONTRES DANS LA MISE EN PLACE DU PROGRAMME

VAW = sujet très sensible dans un contexte de conflit fragmenté, où les repères socio-culturels placent la femme à la fois comme figure symboliqe de la société et objet possible de stigmatisation.

Obstacles logistiques
- Ressources humaines disponibles
- Capacités opérationelles de l’ONG

Obstacles médicaux
- sensibilisation du personnel soignant aux problématiques de protection
- Compliance variable au suivi du traitement post-exposition (PEP)
- Certificats médicaux (problématique du formulaire 8 par exemple)

Obstacles liés à l’action de protection
- Paradoxe du lien avec la communauté : fragile et fort à la fois
- Comité des femmes : peu d’expérience dans la prise de parole et de décision, manque d’organisation, absence de stratégie de plaidoyer (toutes ces techniques étant parfaitement maîtrisées par les sheikhs)
- MDM : seule ONG médicale de protection pendant plusieurs mois dans le camp de Kalma
- Problème du recoupage et de la véracité des témoignages Obstacles institutionnels
- MoH, HAC : pas d’obstacle visible et nécessité de préserver la CONFIDENTIALITE des données
- Nyala Teaching Hospital : vigilance sur les attitudes discriminatoires
- ONG relais : difficultés à trouver des ONG relais locales (juridique, psycho-social)  nécessité de favoriser la montée en puissance et l’accompagnement des associations communautaires (ex : CF).
- Problématique des ONG locales très souvent affiliées, directement ou non, au GoS

Obstacles humains et socio-culturels
- Présence des maris et/ou des femmes âgées qui censurent le témoignage et la parole des plus jeunes (pudeur, honte, culture)
- Traditions et culture (eid, ramadan)
- Implication émotionnelle des expatriés pouvant entraîner une altération du jugement et une perte d’objectivité face aux évènements (voire du trauma post-mission)

Obstacles liés au contexte
- Crise complexe mêlant Urgence / Post-Urgence / Réhabilitation (concept « URD »)
- Insécurité (pillages, chiens agressifs lachés par la police, contrôle de territoire à l’intérieur du camp, absence de patrouille UA,…)
- Distribution très aléatoire de nourriture / Accès à l’eau difficile
- Blocus économique strict pendant 1 an (Décembre 2004 – Décembre 2005)
- Problème d’accès aux ressources de bases (bois par exemple)

Toutes ces difficultés placent les IDPs en situation de grande précarité physique et mentale permanentes qui les obligent à développer des stratégies de survie au sein desquelles la santé et la sécurité ne sont plus prioritaires.

CONCLUSION

MDM entend poursuivre son action médicale axée sur les soins primaires au Sud Darfour, à la fois dans le camp de Kalma pour les personnes déplacées et dans des zones où les populations civiles sont isolées. Nous souhaitons également poursuivre notre activité de protection, notamment en ce qui concerne l’accès aux soins et les violences, d’ordre sexuel ou non, exercées contre les personnes vulnérables. Cette action se fait et continuera à se faire à la fois à l’échelon local, national, et international (en intégrant par exemple l’Observatoire International sur l’Usage du Viol comme Tactique de Guerre). Les tensions persistantes à la frontière tchadienne font craindre un nouvel embrasement de la région (particulièrement l’Ouest Darfour) et de nouveaux déplacements massifs de populations. Un engagement fort de la communauté internationale parait indispensable pour une résolution diplomatique du conflit soudano-tchadien, ainsi que pour éviter un enlisement et une fragmentation irréversibles de la crise qui secoue depuis bientôt 3 ans le Darfour.