Survivre au féminin devant et durant deux conflits mondiaux
présentation de l'éditeur
Carol Mann, Femmes dans la guerre (1914-1945) - Survivre au féminin devant et durant deux conflits mondiaux , Paris : Pygmalion, 2010 : http://www.reseau-terra.eu/article1056.html Parution : mars 2010 - Éditeur : Pygmalion - Pages : 380 - Format : 15,5cm x 24cm x 2,5cm - ISBN : 978-2-7564-0289-5 - Prix : 23,9 € |
Mots clefs
Voici une histoire critique de la diversité des destins, rôles et comportements des femmes durant les deux derniers grands conflits mondiaux en Europe et aux États- Unis.
Celles-ci y ont endossé tous les rôles pour le meilleur et pour le pire : militaires, espionnes, agents, munitionettes, résistantes, gardiennes de camps, mères de famille, infirmières dans des villes assiégées, bombardées ou occupées, de Londres à Leningrad, en passant par Paris et Berlin. Dans le même temps, la mode, la cuisine et la vie quotidienne ont dû être réinventées sous la pression des restrictions, faisant surgir des passions de façon souvent inattendue.
Jamais le rôle des femmes n’y a dupliqué celui des hommes. Car elles durent se battre simultanément sur deux fronts : en premier lieu, l’ennemi de la patrie, clairement identifié, mais aussi, à un niveau moindre, la machine de l’État qui exerça une surveillance accrue sur le corps féminin, en particulier dans l’Allemagne nazie. Les stratégies de refus, de négociation et de résistance qu’elles déployèrent à l’arrière des fronts ou dans les camps de la mort furent autant de tentatives pour affirmer une notion d’être civilisé à des époques caractérisées par une déshumanisation totale. Enfin, pour la première fois en France, ce livre évoque le combat spécifique des femmes pendant la Shoah. Pour réussir cette synthèse magistrale, Carol Mann s’est appuyée sur des documents inexplorés jusqu’ici : chroniques et journaux de femmes dans le Paris de la Première Guerre mondiale et du Ghetto de Varsovie ainsi que la presse féminine de tous les pays en guerre.
Carol Mann, sociologue et historienne de l’art, franco-britannique, est l’auteure d’une dizaine d’études et romans dont La Naine de Don Diego (Flammarion), Une belle nuit d’août couleur de cendre (Calmann-Levy), Les Amazones de la " Kuca ", une étude sur les femmes durant le siège de Sarajevo (Svjetlost). Elle prépare actuellement une étude sur les femmes en Afghanistan, où elle a créé une association humanitaire, FemAid.
Editeur : PYGMALION / Flammarion
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TABLE DES MATIÈRES
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Introduction
Guerrières sur les créneaux
Amazones de leur époque
La question de genre dans les espaces publics et privés à partir de 1789.
Rôle des médias
Conclusion : l’éclatement
LES FEMMES DANS LA GUERRE
Du viol de la Belgique à la guerre contre les femmes
Femmes au front
Espionnes
Les femmes et le travail de guerre
Anges blancs
Mourir
Femmes dans les usines d’armement
Femmes dans les transports en commun
Princesses à la recherche d’un emploi
LES TURBULENCES DE L’ARRIERE
Une économie de guerre
Séparations, retrouvailles et coups de foudre
Gestion de la sexualité en guerre
Raconter la guerre aux jeunes filles
Mode et guerre
Paris artiste, Paris bohème
LES FEMMES CONTRE LA GUERRE
Refuser la guerre au quotidien
De la revendication suffragiste au féminisme nationaliste
Féministes et pacifistes
Pacifisme, féminisme et révolution
Conclusion : Une guerre émancipatrice ?
Troisième partie
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Introduction : Les femmes face à la guerre en 1939
La parade nazie des valeurs familiales
Figures masculines et féminines
Chroniques féminines
LA PARTICIPATION DIRECTE
Femmes aux armes
Rosie the Riveter
Iconographie de l’espionne
Sexualité, patriotisme et respectabilité
La question du viol
STRATÉGIES DU QUOTIDIEN
Femmes face à la guerre
En Europe de l’Ouest et aux États-Unis
La survie des femmes juives en Europe nazifiée
La presse féminine en guerre
Des tickets de rationnement à la gastronomie de guerre
Beau monde et Haute Couture
S’habiller sous les bombes et les restrictions
Mode, restriction et invention
Visages et corps en guerre
SURVIVRE A L’EST
Survie et famine du quotidien
Les femmes dans les ghettos polonais et russes
Documenter l’état de siège
RÉSISTER JUSQU’AU BOUT
De la conformité au refus
Les résistantes de la première heure
Un discours sexué sur la résistance
Résister au féminin
Juives et résistantes en France
La résistance des lycéennes et étudiantes
La résistance par le minuscule
FEMMES DANS DES SITUATIONS EXTRÊMES
Au cachot
Les femmes dans l’univers concentrationnaire
Gestion du pouvoir au féminin
Les camps de la Solution Finale
Le camp de concentration comme entreprise économique
La question du genre : souffrir dans un corps de femme
Survivre au féminin
Amour, amitié, solidarité dans des situations extrêmes
CONCLUSION
CHAPITRE CHOISI
Chapitre publié en ligne avec l’aimable autorisation de l’auteur et de l’éditeur.
Copyright © 2010 Pygmalion, Département de Flammarion
L’insertion des photos est réalisée par TERRA pour la présente page web.
Troisième partie
Introduction : La politique contre les femmes
Ce chapitre tente de retracer l’influence des idéologies d’extrême droite durant la période de l’entre-deux-guerres, à travers les diverses mesures sociales et sanitaires affectant directement la vie des femmes. Nous tenterons d’évaluer à quel point la pénétration sournoise de cette idéologie jusqu’au cœur des foyers a pu faciliter le succès de l’entreprise idéologique nazie tant en Allemagne et en Autriche qu’en France où la collaboration a été, si l’on peut dire, exemplaire. Il est effectivement permis de se demander à quel point les politiques de santé et leurs expressions populaires concernant la sexualité féminine, la maternité, et la puériculture de masse ont servi à conditionner toute une génération. Les États qui penchent de plus en plus vers une idéologie d’extrême droite s’approprient le corps féminin pour leurs besoins démographiques et édictent une hiérarchie parmi ses citoyens sur des lignes sociales, sanitaires et bientôt raciales. Le pouvoir envahit jusqu’aux recoins de l’espace intime, conditionnant les mentalités à accepter l’idéologie raciste et sexiste du Reich. En vérité, la diffusion des mesures répressives fait partie d’une politique eugéniste tentaculaire qui aboutit directement à l’élaboration de la Solution Finale.
La montée des politiques répressives envers les femmes, élaborées durant les années vingt et trente, a suscité un certain nombre de travaux dans les sciences sociales qui distinguent généralement les mesures natalistes de la mise en pratique d’une politique de racisme poussée à son extrême. Le vécu quotidien des femmes, la mainmise étatique sur leur sexualité et, surtout, la puériculture politisée méritent une réflexion approfondie. L’interprétation idéologique a souvent précédé la recherche historique. Dans les représentations populaires, domine l’icône de la garçonne ou du flapper aux cheveux courts des années dites folles qui a considérablement faussé la vérité : la réalité de l’époque était bien moins émancipée que ces stéréotypes donnent à imaginer.
Même durant la courte République de Weimar, des voix s’élèvent en Allemagne, comme en France pour accuser les femmes en bloc d’avoir favorisé le désastre de la Grande Guerre, imputé généralement au manque de chair à canon, et par implication, à l’égoïsme supposé de celles qui refusent de la produire. Les politiques nationalistes de droite suscitent la révision de tous les acquis féministes à la baisse. Le chômage massif a ramené bien des travailleuses au foyer ; la surmortalité masculine de la Première Guerre mondiale, suivie de la grippe espagnole, a suscité, d’un pays à l’autre, une politique d’encouragement, voire de contrainte à la natalité pour combler le déficit démographique.
L’État s’immisce dans les décisions les plus personnelles du couple et de la famille. L’intrusion du public dans le privé ne se produit pas du jour au lendemain, c’est l’aboutissement d’un processus qui rassemble de nombreux facteurs généralement pas reliés entre eux. Par exemple, durant la Grande Guerre, à Paris et dans d’autres métropoles, les naissances ont lieu moins à domicile et de plus en plus à l’hôpital [1]. Jadis le recours des pauvres, cette structure surveillée et médicalisée est choisie par un nombre croissant de bourgeoises dont le mari est au front. L’accouchement en milieu hospitalier signifie désormais que l’hygiène prime sur toute considération affective, comme marque de progrès et de civilisation. Les jeunes mères de tout milieu se rendent aux consultations et profitent des distributions gratuites de lait. Ces choix ont d’inestimables conséquences : les femmes elles-mêmes acceptent la mainmise des médecins et des services de santé qui s’arrogent à présent un droit de regard sur leur vie privée.
Des deux côtés du Rhin, surgissent des directives d’État visant à contrôler les femmes dans leur intimité. Les politiques natalistes sont constituées d’un dosage inégal de coercition (contre la contraception et l’avortement) et d’encouragement par des allocations diverses ou la construction de structures pour accueillir les enfants. Ces tentatives se soldent partout par un échec, le taux de natalité poursuivant globalement son déclin pendant toute cette période en Europe. L’éducation précoce des tout jeunes enfants qui deviendront décideurs et militaires durant la Seconde Guerre mondiale mériterait une réflexion approfondie. L’influence de la politique familiale, les directives des médecins et de la puériculture de masse conditionnent les attitudes des mères envers leurs enfants à l’approche d’une nouvelle guerre mondiale. La psychanalyste suisse Alice Miller, dans son ouvrage magistral, [2] a décrit les conséquences tragiques d’une éducation construite autour du désir de briser la volonté des enfants pour en faire des êtres passifs et obéissants, et prend l’enfance de Hitler comme exemple. Si le personnage est unique, la méthode rigide fondée sur l’humiliation appartient à son époque. Ces façons de faire étaient déjà présentes au début du siècle, mais trouvent leur plus parfaite expression à la période à l’entre-deux-guerres.
L’urbanisation massive, l’installation de couples dans des appartements exigus, loin de l’assistance de la famille étendue, posent des problèmes aux jeunes mères, privées de soutien et de réassurance de la part de leurs aînées. C’est ce qui explique l’expansion de la presse populaire et la pléthore des ouvrages de puériculture. Ces volumes sont censés palier le manque de soutien familial et introduire des solutions modernes destinées à susciter une rupture permanente avec les pratiques du passé, tout en renforçant le message émis par les autorités sanitaires dont ils servent de relais. La popularisation de l’information durant l’entre-deux-guerres accompagne la prise en charge et le contrôle par l’état de la santé féminine et infantile. Les directives puéricoles présentées ici sont surtout tirées de manuels français qui démontrent à quel point l’idéologie national-socialiste était influente. Leur ton autoritaire se retrouve dans les publications du même type, éditées ailleurs en Europe et aux États-Unis. Toute tentative pour comprendre l’intimité des femmes durant cette période d’extrême fermentation idéologique ne saurait ignorer ces sources. [3]
Échec militaire et mise-en-cause des femmes.
L’entre-deux-guerres est une période de questionnement intense sur les changements intervenus concernant le rôle des femmes, tant du côté théoriquement victorieux que celui forcé de signer l’humiliant traité de Versailles. Le nouveau type de guerre, d’une brutalité industrielle tout à fait déshumanisée, a démontré la faillite des idéaux martiaux hypervirilisés qui avaient servi à justifier la domination masculine millénaire. Les notions d’héroïsme se sont effondrées dans la boue, la mort anonyme des tranchées et la chute des empires. Le contrat de protection des États autoritaires moyennant une soumission inconditionnelle des peuples est à jamais rompu. Les victimes et mutilés, tant militaires que civiles, se comptent par millions, la destruction des villes entières et des campagnes au-delà de tout ce qui pouvait être imaginé. Des millions d’hommes blessés, défigurés, reviennent dans leurs foyers qui ont continué à fonctionner sans eux et où souvent, leur autorité antérieure ne va plus de soi. Les changements les plus significatifs ne concernent nullement les éventuels - et finalement rares - débordements sexuels des femmes en l’absence des maris. Leurs attentes sont cependant transformées : le désir d’autonomie et de reconnaissance personnelle est entré au cœur des préoccupations féminines.
L’impossible gestion de ces transformations s’intègre dans la recherche de sens devant l’énormité de la défaite de la société conventionnelle face à une guerre qui a laminé tous les stéréotypes de genre. L’État prend en charge l’échec des valeurs masculines par une surcompensation autoritaire, exprimé par une volonté quasi obsessionnelle de contrôle sexuel.
Les côtés allemands et français s’accordent sur un point : chacun met en cause les factions pacifistes et communistes perçues comme défaitistes, ainsi que les féministes, militantes ou non, toutes accusées d’avoir précipité l’effondrement social ayant mené, in fine à l’incapacité des armées à faire face aux nouvelles formes de combat.
Les revendications féminines issues de leur participation active au maintien de la société durant la guerre paraissent d’autant plus éhontées. Un article publié dans un magazine allemand de l’après-guerre résume ce sentiment :
L’homme a été envoyé sur les champs de bataille et pour un salaire de misère a risqué sa vie ; la jeune femme est restée tranquillement chez elle et a joui d’une entière liberté. Et maintenant elles râlent, parce que l’homme demande en toute justice qu’une place lui soit faite. L’homme au bureau ! Les femmes aux fourneaux [4] !
La présence des femmes sur le marché du travail, et particulièrement leurs salaires bas, est perçue comme une concurrence déloyale avec les soldats revenus du front, réclamant leur prérogative en tant que soutien officiel de famille. Cependant, le travail féminin est tenu pour acquis dans la plupart des milieux. Comme pendant la guerre, de nombreuses agricultrices continuent à diriger des exploitations tandis que les hommes recherchent des emplois dans les métropoles. En ville, la crise est telle que souvent un salaire unique ne suffit plus à nourrir les familles. Dans les pays où les femmes ont travaillé dans les usines d’armement, elles ne sont nullement prêtes à abandonner la sociabilité du lieu de travail et l’autonomie même parcellaire provenant d’un salaire propre. Les critiques concernent principalement les épouses qui désirent poursuivre une activité rémunérée, perçue par les anti-malthusiens comme une trahison de ce qui est devenu un véritable devoir reproductif. Si l’Angleterre paraît libérale au sujet les droits et la contraception, tout est fait pour décourager les plus ambitieuses. Les femmes médecins, enseignantes et fonctionnaires sont tenues de quitter leur emploi au moment de leur mariage. L’absence de crèches et d’école maternelles contraint les mères à rester chez elles, tandis que la situation inverse permet aux Françaises de continuer à travailler.
La presse populaire refuse de reconnaître une quelconque valeur au travail féminin, mettant l’accent sur les formes conventionnelles de la vie domestique, en particulier le mariage et la maternité. En Allemagne comme en France, la contribution féminine durant la guerre est dévalorisée tant par le discours gouvernemental que les médias, et reléguée aux oubliettes de l’histoire familiale.
Une partie de l’opinion publique allemande rend responsable la montée des idéologies d’extrême gauche qui ont mené à la république de Weimar. L’opposition tremble devant l’ombre projetée par la politique de Lénine sur les valeurs patriarcales traditionnelles. La ministre Alexandra Kollontaï rêve d’une société où l’union libre remplacerait l’esclavage conjugal du passé [5], où l’éducation des enfants, tout comme les obligations du ménage sont pris en charge par l’État, laissant à chaque individu la possibilité de se réaliser. Ce rêve d’égalité s’évanouit à l’avènement de Staline.
Si le vote a été accordé aux femmes à l’armistice, en Angleterre et Allemagne, les institutions et les mœurs n’ont guère suivi. La crise et l’inflation galopante (en 1923, le dollar vaut quatre milliards de marks), puis le redressement économique inégal ont surtout déstabilisé la petite bourgeoisie, dont les économies et les espoirs de renouveau sont pulvérisés : c’est ici que se recrutent les plus ardents supporters du National-Socialisme. Cependant, dans les sphères plus aisées sous Weimar, un nombre croissant de jeunes femmes choisit des professions de haut niveau dans le droit, la médecine, et l’administration, revendiquant des opinions politiques de gauche, voire d’extrême gauche. Une infime partie d’entre elles (souvent des femmes d’origine juive), grâce à des revenus personnels et à la contraception, peut accéder à des existences réellement indépendantes, en particulier à Berlin. Ce mode de vie minoritaire est venu à symboliser toute la culture allemande de ces années intellectuellement fastes, mais ne représente nullement la réalité misérable de la majorité, assujettie à un travail sous-payé dans des usines et la maternité au centre du mariage traditionnel. Ces femmes ne bénéficient pas directement du renouveau économique issu des investissements de l’étranger : les piètres emplois retrouvés contrastent avec les fortunes qui se reconstruisent de façon tapageuse. C’est dans cette double brèche que s’engouffre la démagogie nazie : le capitalisme mondial, le communisme, la communauté juive en bloc et la figure de la femme indépendante sont représentés comme autant de têtes monstrueuses d’une même hydre à abattre. Les nombreuses caricatures du début de l’ère s’en prennent tout particulièrement au personnage de la femme juive communiste, libre, intellectuelle et militante, dont le modèle reste Rosa Luxembourg (exécutée en 1919).
La liberté et l’ouverture étonnantes de Berlin des années 1920 et Paris durant les Années Folles, ou les Roaring Twenties à Boston en matière de sexualité et d’expression artistique et culturelle, sont brandies en épouvantail utilement exploité par la propagande réactionnaire, même si elles ne touchent qu’une minuscule avant-garde. Les phalangistes font de même durant l’insurrection contre la république espagnole, en accusant les militantes et surtout les anarchistes du groupe Mujeres Libres (Femmes libres) d’avoir détruit les valeurs et les foyers chrétiens. Le gouvernement républicain a octroyé des droits inédits aux femmes, dans le domaine de la gestion de leur sexualité et le travail, mais les fondements de la société profondément patriarcale demeurent inchangés : les femmes gagnent toujours moins que les hommes, attelées à leurs tâches domestiques, tout en luttant pour la république. Les militantes espagnoles, surtout les milicianas anciennes combattantes au front, sont persécutées par le gouvernement de Franco une fois arrivé au pouvoir, leurs enfants envoyés dans des camps de re-éducation. Les acquis de la république sont instantanément éliminés, y compris la scolarité obligatoire des filles : le taux d’alphabétisation des femmes chutera tout le long des années quarante. [6]
Les nouvelles icônes féminines sont issues du communisme, de l’élite et de l’avant-garde berlinoise, sont brandies en épouvantail par les partis conservateurs qui soutiennent l’accession de Hitler. Ils appuient le rétablissement d’une image rassurante de la femme, symbole de continuité et de renaissance, non plus de rupture. Même les mouvements féministes font des concessions pour maintenir un semblant d’existence publique, ainsi que le recrutement des adhérentes. Le cinéma populaire, en Europe et aux États-Unis, caractérisé par des tentatives de moralisation primaire, se fait l’écho des craintes d’une société déroutée. La figure de la mère revient régulièrement dans des films de bord politique différent, au centre de l’idéologie de chaque pays. Dans le cinéma soviétique, la mère-courage sert de point de ralliement et d’inspiration patriotique, comme dans La mère de Pudovkin de 1926 ou le Cuirassier Potemkine d’Eisentein. Le cinéma nazi présente des configurations de la maternité supposément inspirée par le quotidien de la Hausfrau, afin de susciter un mouvement d’identification auprès des spectatrices, tout comme à Hollywood. Désormais, l’expérience féminine durant la Grande Guerre est présentée sous l’angle du sacrifice et d’abnégation, posture consensuelle tout à fait inattaquable. Dans le contexte de la dénatalité qui obsède chacun des gouvernements après 1918, le rôle féminin dans la reconstruction ne peut s’incarner que dans une attitude de renoncement de toute ambition personnelle, au nom du bien public.
Maternité et modernité
L’accès des femmes à l’espace public après la guerre se révéla irréversible, ce que même les penseurs les plus réactionnaires doivent concéder. Chaque gouvernement veut puiser dans ce nouveau réservoir civique pour intégrer la participation féminine active et volontaire dans le relèvement national. Le discours nationaliste recadre les femmes dans la fonction maternelle, présentée comme l’unique forme de patriotisme féminin envisageable. La maternité, la pédagogie patriotique et le maintien d’un foyer harmonieux, comme pendant au labeur masculin rémunéré, telles deviennent les fonctions d’une femme moderne. Une revue populaire allemande telle que Frau und Mutter (Femme et mère) des années trente est ornée d’une couverture noir et rouge d’avant-garde. Contrairement aux revues féminines classiques, la majeure partie des articles concerne la psychologie contemporaine et la santé familiale, et non pas l’environnement domestique.
Les démographes nationalistes et conservateurs veulent proposer une solution militante et moderne, ancrée dans les valeurs traditionnelles, supposément nationales, de taille à concurrencer les options progressistes de l’époque. En dépit de son fondement misogyne et antiféministe, l’extrême droite peut s’enorgueillir d’adhérentes qu’elle attire dans ses mouvements. La modernité alternative de l’option fasciste est revendiquée par un certain nombre de femmes éduquées qui souscrivent, par exemple, à l’idéologie phalangiste de Franco ou militent dans le parti fasciste anglais (BUF) mené par Oswald Mosley. Parmi elles, figurent d’anciennes suffragettes en Grande Bretagne, telle Mary Richardson, la plus enragée du groupe, emprisonnée neuf fois en deux ans, qui se rend célèbre en lacérant la Rokeby Venus de Velasquez au National Gallery.
La natalité et l’idéal de la famille, tous deux au service de la patrie, sont au cœur des préoccupations des politiciens de l’extrême droite. À chaque pays désormais de trouver un semblant d’équilibre entre coercition et encouragement financier et structurel, entre mesures répressives et récompenses pour remonter la courbe démographique. Durant les années 1920, la contraception est assimilée à l’avortement et punie par la loi dans les pays catholiques (l’Allemagne nazie comprise) : peu importe le type de régime politique. La répression domine, le système d’allocations se mettant en place plus tard, généralement octroyées aux hommes. La Scandinavie, qui soutient également une politique nataliste sélective, opère de façon inverse en mettant tout en œuvre pour améliorer les conditions de vie de ses citoyennes.
Dans les représentations, plutôt que de l’assimiler la femme à l’Ange du Foyer du siècle précédent, la femme est promue au rang de travailleuse domestique. Les tâches ménagères sont désormais valorisées par des associations hygiénistes, issues du Domestic Science Movement des États-Unis qui prônent le maintien des femmes à la maison. [7] La presse féminine et les nouveaux salons des arts ménagers présentent les nouveautés électriques destinées à alléger les tâches quotidiennes. Ces appareils s’inscrivent dans l’espace onirique, le point culminant des désirs de la femme rivée au foyer. Toutefois, le coût élevé des lessiveuses, des aspirateurs, des réfrigérateurs, l’absence d’eau courante et de chauffage dans la plupart des habitations urbaines font de sorte que l’exécution des tâches domestiques n’a pas changé depuis le siècle précédent.
L’Italie de Mussolini (au pouvoir dès 1924) est à l’avant-garde des dispositions natalistes et la répression contre les femmes. Elles correctionnalisent l’avortement, la contraception et l’éducation sexuelle. Certes, ces mesures s’accompagnent d’allocations diverses, cependant versées aux hommes, comme le seront les subsides allemands à la famille nazie. Vues de l’extérieur, ces mesures sont attractives pour de nombreuses femmes qui désirent participer de façon active à la communauté nationale, tout en effectuant des choix simples, du moins non sujets à la controverse. La glorification de la différence sexuelle et de la fonction maternelle recueille le suffrage de la vaste majorité des Allemandes - et l’admiration d’un bon nombre de politiciens en France. La crise sociale et économique empire dans un contexte de plus au plus violent. L’émancipation inscrite dans la constitution de Weimar est contredite quotidiennement par une flagrante inégalité devant le droit, le travail, la politique. Seule une minorité socialement privilégiée en bénéficie. Dans un contexte de pauvreté urbaine et rurale et d’exploitation générale, pas plus que le labeur masculin, le travail féminin ne représente pas une quelconque liberté, mais une contrainte.
L’idéologie maternelle agressive du national-socialisme veut contrer la faillite des valeurs viriles, à travers la défaite, la chute de l’empire, la crise multiforme. Comme si c’était à la mère nourricière de suppléer aux défaillances paternelles, militaires et financières tout en revalorisant la distribution du pouvoir traditionnel. En 1933, déroutées et découragées par l’échec de Weimar, les femmes votent en masse pour le chancelier Hitler, garantissant ainsi son arrivée au pouvoir, non pas en tant que victimes exploitées, mais comme participantes de plein gré à un nouvel ordre social. [8]
Les fêtes des mères sont instituées en Europe durant l’entre-deux-guerres, en contrepartie de la pénalisation accrue de l’avortement. Hitler choisit pour cette célébration, le jour de l’anniversaire de sa propre mère, ce qui contribue considérablement à sa popularité auprès de l’électorat féminin.
La teneur patriotique de la fonction maternelle est symbolisée par la remise de décorations de type militaire aux mères prolifiques. Dans le discours populaire, la comparaison entre l’héroïsme du soldat et celle de la parturiente revient souvent. Ainsi, la célèbre maxime de Mussolini : La guerre est pour l’homme ce que la maternité est pour la femme.
En Union Soviétique, des médailles, gravées ‘Gloire à La Maternité’ récompensent les plus prolifiques : en argent pour cinq enfants, en or pour six et la médaille de la ‘Mère Héroïque’ pour dix enfants. Un équivalent existait déjà en France, sous la forme de la Médaille de la Mère nombreuse, établie en 1926. À la fin de 1938, Hitler institue un ordre militaire spécifiquement destiné aux génitrices les plus prolifiques. Entre 1939 et 1945, quelque cinq millions de Mutterkreuz (Croix d’Honneur des Mères), avec l’inscription l’enfant anoblit la mère sont décernées lors des ‘Fête de la Femme allemande’, en bronze pour quatre enfants, en argent pour six, en or pour sept.
Les manuels populaires de puériculture servent de courroie de transmission de la politique d’État, y compris en France. Médecins, journalistes, politiciens, à cours d’arguments coercitifs finalement inefficaces, ont recours à une culpabilisation constante qui leur semble être le meilleur moyen d’atteindre le cœur maternel à la veille de la guerre.
Ainsi les recommandations, en 1936, du docteur Planet-Renard, une femme-médecin qui, de toute évidence, a intériorisé les nouvelles normes répressives en vigueur :
Je souhaite que la jeune mère qui, pour une raison ou l’autre, est obligée de ne pas donner tout son temps à son nouveau-né ait au moins le sentiment de n’être pas tout à fait une mère normale, et de sentir à quel point cela est une privation pour elle. Ce malaise permanent l’incitera à faire tout ce qui est en son pouvoir pour s’occuper de son enfant.
Même la confection de la layette rentre dans ce même discours culpabilisant. Les travaux des dames du siècle précédent sont diffusés auprès de la petite bourgeoisie. Toutes les revues proposent des modèles à coudre, de préférence à la main quand il s’agit de layette :
La layette des tout-petits comporte des traditions. On y cultive le soin des finitions, la délicatesse des ornements, la minutie des montages. La layette est avant tout faite à la main et si nous donnons plus loin une série de modèles garnis de piqûres, disons de suite que la machine est exceptionnellement conseillée aux mamans pressées [9].
Poignante ironie du sort, le numéro spécial “Layette” des Jardins des Modes de 1938 dont est extraite cette citation, propose un ouvrage composé d’étoiles à six pointes, l’étoile de David, à broder en bleu clair sur des douillettes blanches. Deux ans plus tard, les règlements de Vichy contraignaient les Juifs âgés de plus de six ans à arborer ces mêmes étoiles, désormais des marques d’infamie, en tissu jaune cousu sur leurs vêtements.
La vaste majorité des femmes en Europe du Nord a été socialisée dans la tradition héritée du siècle précédent, cumulant tant bien que mal obligations familiales et travail rémunéré de façon inférieure à celui des hommes. À présent, l’État s’immisce d’une manière toujours plus agressive dans l’univers de l’intime, abolissant toute frontière entre domaine public et privé. Durant les années trente, de nombreux organismes destinés aux femmes voient le jour, souvent l’aile féminine des partis populistes et donc suffisamment financés pour offrir des avantages matériels à leurs adhérentes. Leur but est de renforcer l’imprégnation idéologique dans les foyers à travers les mères, valorisées comme éducatrices en matière de patriotisme et de sacrifice. À la fin des années trente, en Italie fasciste, en Allemagne nazie, cette préparation à la guerre envahit les foyers, abolissant toute distinction entre espace familial privé et personnel et devoir public. L’aile féminine du mouvement nazi, sous la houlette de son leader Gertrud Scholtz-Klink, créé des sections spécifiques destinées aux femmes au foyer (Reichsmutterdienst et Volkswirtschaft), mêlant fonction maternelle et devoir politique, ce qui suscite la réticence des milieux catholiques qui ont compris la menace qui pèse sur une pareille ingérence sur les familles.
Refuser la maternité
Au lendemain de l’armistice, les médecins et les politiciens imputent à la dénatalité la faiblesse de la France en face de l’Allemagne si prolifique. Un argument comparable est brandi dans tous les pays occidentaux.
Quel est le devoir de la femme ? Enfanter, encore enfanter, toujours enfanter ! Que la femme se refuse à la maternité, qu’elle la limite, qu’elle la supprime, et la femme ne mérite plus ses droits, elle n’est plus rien. Volontairement stérile, elle retombe au rang de la prostituée, de la fille de joie dont les organes ne sont que des instruments, des jouets obscènes, au lieu de rester le moule auguste, vénérable, de tous les siècles futurs, déclare le docteur Doléris, à l’Académie de médecine en 1918. [10]
Le refus d’enfanter concerne surtout une majorité de femmes mariées dont la vie en ville n’est guère éloignée des conditions du XIXe siècle. Pour quelques-unes, rares, il est vrai, cette décision relève d’un choix politique, à l’instar d’une Nelly Roussell, la militante antinataliste déjà active pendant la Grande Guerre.
Le 6 mai 1920, à propos de la Journée des mères de familles nombreuses, elle écrit dans La Voix des femmes :
Faisons donc la grève, camarades ! La grève des ventres. Plus d’enfants pour le capitalisme, qui en fait de la chair à travail que l’on exploite ou de la chair à plaisir que l’on souille !
Avec la rupture des rapports de genre durant la guerre, l’effondrement à long terme des valeurs au fondement des empires occidentaux dédouble les terreurs secrètes des politiciens conservateurs qui voient effectivement dans l’autonomie sexuelle des femmes une menace profonde pour l’ordre établi.
En dépit de la hausse momentanée de la natalité, due à un phénomène de compensation typique de toute période d’après-guerre, les chiffres chutent dans les années 1930, poursuivant une tendance amorcée dès la fin du XIXe siècle. [11]
À cela, s’ajoute un phénomène insuffisamment pris en charge : le nombre de foyers effectivement gérés par des femmes dont les maris ont été blessés à vie durant la guerre, ‘gueules cassées’, invalides qui se comptent par millions dans les pays combattants. Ces guerriers ont perdu leur statut et sont devenus à présent des assistés passifs. Ainsi, les familles de deux ou trois enfants sont de plus en plus fréquentes, même si, dans les pays méditerranéens plus pauvres, la moyenne - qui a également baissé - dépasse quatre et la présence de plus de sept enfants au foyer n’est pas rare. Depuis la scolarité obligatoire, la mise au monde d’enfants se révèle bien plus onéreuse puisqu’il faut les entretenir durant leurs études. Ils n’ont plus le temps, ni juridiquement le droit, de trouver des petits emplois qui contribuent à la survie de la famille. Les écolières ne peuvent plus garder les bébés pendant que les mères vont travailler, ce qui explique en partie la résistance, jusqu’à aujourd’hui, contre l’éducation des filles dans de nombreux pays sur la planète. L’arrivée d’un nouvel enfant, tant pour les populations déjà en place que celles qui viennent d’immigrer, peut signifier la ruine auprès des familles économiquement précaires dont la femme est obligée de travailler à l’extérieur, d’autant plus qu’il est de plus en plus difficile d’emmener un bébé sur les lieux de travail. Celui-ci occasionne toutes sortes de frais supplémentaires pour la garde et le lait en poudre, en somme tout ce qui a été pris en charge autrefois par la femme au foyer du village. La plupart des pays reconnaissent, du moins tacitement, l’utilité de naissances planifiées et l’importance de subsides pour pallier le manque à gagner des femmes s’occupant des enfants au foyer, même si les syndicats s’insurgent contre de pareilles mesures.
Les années vingt en France débutent par une répression systématique de l’avortement et de la contraception, désormais punis de prison aussi bien que d’amendes. Dans les pays catholiques, l’enseignement et la circulation d’information de toute méthode contraceptive sont également interdites, alors que celle-ci est autorisée, voire encouragée dans la fin de la Grande Guerre non seulement dans les pays anglo-saxons, en Union Soviétique, en Pologne catholique et dans l’Allemagne de Weimar où l’avortement est dépénalisé en 1926. Avec les cliniques ouvertes aux États-Unis (1916) et en Angleterre (1921) par Margaret Sanger, d’un côté de l’Atlantique, et Marie Stopes, de l’autre, et surtout leurs publications à large tirage, la situation a évolué. La notion de ‘Family Planning’ signifie une normalisation de la contraception, cependant limitée au strict cadre familial, puisqu’elle est destinée en premier lieu aux épouses.
La contraception concerne un nombre croissant de célibataires. On estime qu’un tiers d’entre eux a des rapports sexuels prénuptiaux. Les risques ne sont pas toujours partagés : pour les femmes, la grossesse constitue la hantise majeure et les hommes craignent surtout les maladies vénériennes. Cependant, dans les représentations, la virginité féminine occupe une place centrale, le recours à toute forme de contraception et, à plus forte raison, l’avortement, est donc doublement honteux.
En dehors des méthodes mécaniques, des préservatifs, des diaphragmes, des éponges spermicides sont mis en vente libre en Angleterre, mais interdits dans les pays catholiques. Ce qui fait que la contraception en France, après la Première Guerre mondiale, est un luxe de bourgeois qui savent où se procurer ces articles, et l’avortement reste quasiment l’unique recours des pauvres. En Union Soviétique, si la contraception est difficile d’accès, l’avortement est libre sous forme de curetage à vif douloureux et expéditif, ce qui continue à pénaliser les femmes tout en déresponsabilisant les hommes. En 1936, Staline, sentant l’affrontement militaire inévitable, interdit l’avortement et se fait le chantre de la maternité, dans un courant de répression de la sexualité féminine devenue typique de l’époque. L’Espagne républicaine constitue une exception en votant le droit à l’avortement, révoqué par Franco quand il saisit le pouvoir en 1938.
L’information sur la contraception circule. Les procédés se répandent jusqu’en France, en particulier la méthode dite Ogino-Krauss au début des années 1930 qui dépend d’une observation précise du cycle féminin. Des médecins français reconnus en deviennent bientôt des propagateurs actifs. Nullement mus par des élans féministes, c’est bien l’avortement domestique ou clandestin et la stérilité parfois conséquente qu’ils veulent éradiquer afin de promouvoir une natalité choisie. [12] Le nombre d’avortements cachés en France est évalué entre 150 000 à 500 000 par an durant cette période. La quantité de ceux pratiqués en Allemagne nazie ne semble pas être inférieure aux chiffres relevés sous la république de Weimar. Les victimes appartiennent presque toujours aux couches les plus défavorisées, qui ne peuvent pas s’offrir les services de spécialistes privés. Injections de produits abortifs, surtout l’eau de javel (la méthode la plus usitée), potions à base de plomb, lacération de l’utérus à coup d’aiguilles à tricoter, tous ces procédés mutilent et tuent quotidiennement, généralement des mères de famille nombreuses, mais aussi des célibataires qui périssent dans la honte et le secret. Les crèches et les pouponnières sont largement insuffisantes pour répondre aux besoins réels des familles. C’est pour ces femmes défavorisées que les députés communistes revendiquent en France et en Espagne républicaine à la fois l’accès à l’avortement libre et médicalisé et des lois protégeant les mères. Comme dans les autres pays européens qui tous s’acheminent vers l’État-providence, les mesures amorcées n’ont pas gagné la confiance des populations visées et leur influence démographique est quasi-nulle.
Au fil des années trente, et surtout à la veille de la guerre, les attitudes anti-malthusiennes se durcissent. Du parti communiste jusqu’aux groupes pro nazis en Europe, tous les politiques paraissent obsédés par la lutte contre la dénatalité, comme si l’issue de la guerre prochaine en dépendait. Les procès se démultiplient, contre les avorteuses, mais aussi contre les avortées qui encourent la prison.
Le Front Populaire ne tente nullement de voter des mesures en faveur des femmes. Ainsi l’influence de l’Alliance Nationale contre la dépopulation ne cesse de croître en France. Son président Fernand Boverat admire ouvertement la politique familiale nazie et déclare en 1936 :
En Allemagne, dès que le gouvernement hitlérien a commencé à envoyer les avorteurs dans les camps de concentration, le nombre des avortements a fortement diminué [13].
Il n’est pas loin de préconiser des mesures comparables en France. L’affaire des femmes devient une affaire d’État, comme si le succès de la guerre imminente et celui d’une paix éventuelle en dépendaient.
Un eugénisme d’État
La politique de santé préventive mise en place dans tout le monde occidental constitue une exacerbation et l’aboutissement d’une réflexion eugéniste scientifique répandue en Europe et aux États-Unis depuis le début du XXe siècle. Ce qui devient une véritable obsession est au fondement de la lutte contre le supposé déclin des populations nationales saines, imputée aux mouvements politiques et sociaux, à l’immigration et à des notions d’hérédité encore mal définies. En France, en Italie mussolinienne puis en Allemagne nazie, se met en place une politique tentaculaire destinée à favoriser la procréation en masse de sujets jugés conformes à un idéal national. C’est le thème de grands débats publics, de conférences où interviennent des médecins prestigieux, partisans de l’eugénisme. L’État s’immisce à tous les stades en contrôlant la sexualité de parents prospectifs, l’accouchement et l’éducation des enfants à travers une puériculture ‘scientifique’ qui vont à l’encontre d’un savoir-faire maternel ancestral. Les diverses mesures d’aide servent de parade à une volonté de contrôle croissante des familles et soulignent un profond manque de confiance envers les femmes, dépossédées de leurs sentiments, de leurs capacités aussi bien que de leurs propres enfants :
L’emprise médico-sociale est déjà sur la future mère, son passé n’est plus à elle, son avenir ne lui appartient pas, son hérédité pèse lourdement sur le fruit de ses entrailles. La Société doit à cette femme des soins, mais cette femme doit un enfant à la Société [14].
De nombreux manuels paraissent sous la plume de médecins français qui s’érigent en experts auprès de lectrices dont ils font ressortir l’incompétence et le besoin de leurs précieux conseils. À présent, la présomption d’innocence est évacuée dès la naissance, pour ne pas dire la conception, comme le docteur Brunon, auteur d’un volume typique intitulé Hygiène infantile paru en 1925 : Avant la naissance, l’enfant est déjà victime des tares pathologiques de ses générateurs. En France domine l’obsession de la tuberculose, de la syphilis et de l’alcoolisme généralement associés aux ‘classes laborieuses’. L’amalgame entre responsabilité individuelle et culpabilité collective est aisé.
L’hérédité devient une affaire d’État menant à une réflexion sur les types d’êtres humains dont il faut encourager la reproduction et, en Allemagne nazie, à éliminer. Le même docteur Brunon questionne la légitimité de la survie des bébés vivant dans la misère, d’autant plus que celle-ci n’est que la conséquence de la vie artificielle, vicieuse et corruptrice des quartiers populeux des grandes villes. Et la preuve, soutient-il, c’est que la mortalité infantile est de 8 % aux Champs Elysées et de 24 % à Belleville, quartier d’immigration par excellence. Il faudrait donc favoriser la procréation dans les beaux quartiers franco-français.
La sélection d’embryons à reproduire est le premier pas vers la production surveillée de futurs citoyens dont la formation dès la petite enfance est prise en par des autorités sanitaires dès le berceau :
Il faut espérer que les bonnes habitudes physiques d’hygiène, d’ordre, de propreté que les institutions puéricoles imposent à leurs petits clients, leur créent quelques réflexes utiles, ont leur répercussion sur la bonne formation, intellectuelle et morale de ces jeunes enfants qui savent très vite discerner ce qui est bien de ce qui est mal ou, tout au moins, ce qui est permis de ce qui est défendu [15]
L’époque voit la parution de nombreux ouvrages sur la thématique du déclin de l’Occident, la dégénérescence de l’espèce blanche et les conséquences apparemment sinistres es apports exogènes. Les douze ans qui suivent l’armistice connaissent également un influx massif de migrants, à la demande de la France à court de main-d’œuvre. Les critiques ne cessent de comparer les taux de natalité de la population autochtone et celle, supposée plus prolifique, des colonies et des migrants. Ainsi la remarque d’un docteur Bourguin en 1938 :
La diminution croissante de la natalité chez les peuples de race blanche a rendu nécessaire l’établissement de mesures propres à enrayer la dépopulation [16].
L’exigence d’une vigoureuse politique nataliste sélective et le contrôle des flux migratoires émanent des mêmes penseurs d’extrême droite qui maintiennent que la gestion étatique de la sexualité féminine est essentielle pour le bien national. Comme le fait remarquer Francine Muel-Dreyfus, à la différence de la France (et les pays qui se soumettent à l’idéologie d’extrême droite) l’eugénisme dans les cultures anglo-saxonsnes est moins virulent et vise à modifier le patrimoine génétique et non pas à éliminer des catégories de personnes, même si in fine, la différence est mince [17]. Dans ces pays, l’éradication de tares et de maladies héréditaires est recherchée par des naissances planifiées et sélectionnées, ce qui explique le soutien de certaines figures progressistes et féministes dont Mary Stopes, pionnière de la contraception féminine. [18]
Ces considérations menèrent fatalement à encourager ceux qui revendiquent une politique nataliste sélective, même si dans les faits, elle est plus difficile à réaliser. La banalisation de pareilles convictions en France contribue à faciliter la capitulation devant le pouvoir et l’idéologie nazie. Dans le contexte d’une violence sans parallèle à l’encontre de l’ensemble des femmes, les États européens, l’Allemagne en tête, tentent, pas diverses mesures, de susciter une natalité sélective, inspirée, entre autres, par des procédés d’élevage de bestiaux. Pareille politique implique fatalement des stratégies pour limiter la reproduction de citoyens jugés indésirables. Au départ, les critères varient et correspondent à l’évaluation des problèmes à éradiquer. En France, perdure le mythe des ‘classes laborieuses, classes dangereuses’, soit une perception sociale du péril, alors qu’en Allemagne, une théorisation génétique puis raciale guide une stratégie eugénique d’État. Dès l’avènement au pouvoir de Hitler, celle-ci est instrumentalisée pour légitimer une politique d’extermination sélective.
L’utérus nationalisé : la place des femmes dans l’éthique raciale nazie
La politique nazie intègre, avec une sinistre cohérence, ses politiques démographiques et eugéniste, l’une étant le corollaire exact de l’autre. Au nom de la “régénération de la race”, se met en place un acharnement symétrique à susciter la reproduction de sujets racialement agréés d’un côté et à empêcher les naissances de citoyens décrétés indésirables. En Allemagne, l’éthique eugéniste est au cœur d’un projet de conquête et d’expansion à réaliser par un Reich destiné à durer au moins mille ans, qu’il faut peupler de surhommes. Comme l’a souligné l’historienne Gisela Bock le racisme nazi n’était pas neutre sexuellement, pas plus que le sexisme nazi racialement [19]. En premier lieu, l’utérus allemand, pour ainsi dire, est nationalisé.
En 1933, le Professeur Wagner, directeur de la clinique pour femmes à la Charité, l’hôpital universitaire de Berlin, et rédacteur en chef du principal journal d’obstétrique déclare :
Le stock des ovaires de la nation constitue une ressource nationale et la propriété de l’État allemand… des soins spécifiques sont obligatoires, non seulement pour l’individu concerné, mais pour la santé et l’avenir du peuple entier.
Les femmes en tant que mères potentielles sont au centre de cette politique, celles dont on promeut la fertilité et, plus encore, celles qui ne sont pas autorisées à donner la vie. Le corps féminin devient la chose de l’État allemand. Dans ce système, ni les relations fondamentales, ni l’intégrité de corps humain ne sont reconnues. L’ancienne solidarité familiale est brisée, menaçant le système d’alliances et de mariages traditionnel. Cette rupture est unique dans l’histoire.
En janvier 1933, Hitler devient chancelier d’Allemagne. Dans cette seule année, son gouvernement bannit la liberté d’expression et d’opinion, autorise les perquisitions sans mandat, ouvre le camp de concentration de Dachau, instaure la stérilisation forcée de tous les ‘indésirables’, interdit et criminalise les unions intercommunautaires (appelés inter-raciaux, soit entre Juifs et non-Juifs) et active la dissolution de mariages existants. Un époux peut abandonner son épouse juive sur simple décision personnelle, sans s’embarrasser de procédure de divorce. De nombreuses jeunes femmes qui ont survécu la déportation dans les camps de concentration retrouvent leurs époux remariés en revenant chez elles. [20] Les décrets de Nuremberg (1935) signent l’exclusion totale de la population juive et posent les premiers jalons de son anéantissement à échelle industrielle en Europe. L’appartenance de près ou de loin à une communauté de souche non-allemande, l’adhésion à une politique contraire au National-Socialisme (surtout communiste) permet l’assimilation de celles-ci à un autre’non seulement indésirable mais propre à contaminer la souche aryano-allemande.
Diverses mesures sont destinées à augmenter la natalité ‘aryenne’et les femmes en font fatalement les frais. L’infidélité masculine de la race des seigneurs est encouragée, voire l’abandon de toute épouse (peut importe son pedigree racial), âgée de plus d’une quarantaine d’années, au profit d’une femme plus jeune, apte à fournir une chair à canon aryenne. Il suffit d’une déclaration pour “inaptitude à l’enfantement” de la part d’un mari pour que le divorce soit prononcé en sa faveur, ce qui devient le motif officiel de 80 % des séparations après la promulgation de la loi en 1936. Dans les cas de stérilité, la femme est immanquablement mise en cause : elle n’a pas l’option de répudier son mari, même pour impuissance. On ne s’étonne pas que la presse féminine populaire en Allemagne abonde en réclames pour des produits destinés au rajeunissement, à l’amincissement, à la beauté du buste. Des publicités guident les lectrices vers la pléthore de teintures de cheveux censées susciter la blondeur à présent réglementaire. En même temps, dans ce type de publication, apparaissent discrètement des notices sur des ouvrages sur la vie sexuelle, destinés à la fois aux jeunes filles accédant, théoriquement du moins, à une sexualité non entravée par les conventions, au nom de la propagation de la ‘race’aryenne, et aux femmes plus âgées en concurrence avec celles-ci.
La presse féminine accompagne les contradictions dans lesquelles sont prises les Allemandes. D’un côté, figure en bonne place le discours officiel sur la robuste féminité sans fard qui doit incarner celle du Reich et des Aryens redynamisés. En même temps, dans les mêmes revues, paraissent des articles pour conseiller aux lectrices ce qu’elles doivent faire pour ressembler à leurs stars américaines préférées, Jean Harlow, Greta Garbo, Katherine Hepburn. Cette dernière occupe la couverture de Koralle en 1937 et - c’est un comble - Marlene Dietrich, anti-nazie viscérale, fait la une de Das Magazin en 1938, un an après avoir obtenu la nationalité américaine ! Naviguer entre toutes ces ambivalences n’est guère aisé.
Le discours officiel est dur à accepter pour la population de l’époque, surtout quand il s’agit d’ingérence dans l’espace privé et la vie sexuelle. L’institution du mariage est perçue comme un frein à la procréation maximale ; la nomenklatura du Reich (Himmler, Bormann entre autres) donne l’exemple en vivant ouvertement ses maîtresses. Le mariage est présenté comme dépassé et désuet, ce qui déroute une société encore profondément chrétienne, tout en creusant le fossé entre les générations. Lors des réunions des Jeunesses Hitlériennes, les demoiselles sont encouragées à faire leur devoir pour le Führer (Führerdienst) et « donner un enfant à Hitler ». Pendant la guerre, une jeune fille enceinte des œuvres d’un soldat au front a le droit de se faire appeler ‘Madame’ et de recevoir des allocations, même si les familles n’étaient guère enthousiastes devant la perspective de procréations hors mariage.
Les Nazis soutiennent qu’ils ne revendiquent nullement la liberté sexuelle épanouie à la façon des réformateurs [21]de la république de Weimar, mais uniquement une sexualité utilitaire et sélectivement reproductive au nom du Führer. La différence n’est pas sensible pour la génération des aînés, attachée aux pratiques traditionnelles et à la religion. Les parents, en particulier les mères de famille, voient d’un mauvais œil les camps de jeunesse. Les conditions y sont souvent sordides. Avec l’idéologie nazie comme seul ancrage moral idéologique, les jeunes sont totalement perdus, privés de repères stables : de nombreuses adolescentes se retrouvent enceintes ou atteintes de maladies vénériennes et le taux de criminalité juvénile augmente en flèche.
Biologie politique et éthique national-socialiste
Si des campagnes anti-malthisiennes plus ou moins exacerbées sont à l’œuvre dans tous les pays occidentaux, l’Allemagne nazie se distingue par son projet de reproduction sélective, limitée et contrôlée, intégrant la stérilisation puis l’assassinat des indésirables. De sa politique ressort un acharnement symétrique à faire naître une catégorie de citoyens et à en éliminer d’autres. Mères et petites filles sont visées dans les deux cas, ces dernières en tant que génitrices à venir. Cependant, en termes purement économiques, l’État allemand alloue des fonds bien plus importants à l’élimination et à l’assassinat en masse de mères et enfants jugés indésirables que ce qui est consacré, par le biais d’allocations, à l’encouragement à la natalité.
En Allemagne et en Autriche, la biologie est considérée comme la plus importante des sciences pour son rejaillissement sur le projet national après la défaite de 1918 [22]. La génétique est au pinacle et suscite l’enthousiasme des médecins qui forment la catégorie professionnelle la plus représentée dans le parti nazi, avec plus de 80 % d’entre eux inscrits. Les généticiens jouissent d’un prestige inédit, cautionnant durant la période nazie des stérilisations forcées puis des massacres à grande échelle au nom de la santé publique. Celle-ci est instrumentalisée pour légitimer une politique d’extermination sélective qui évolue à partir d’indications génétiques pour ne considérer que des critères de race. Les crimes perpétrés à Auschwitz et à Ravensbrück ne sont pas le fait de quelques marginaux travaillant de façon isolée, mais l’œuvre infâme des médecins les plus respectés de leur époque. [23]
La politique de santé publique est fondée sur une notion de race idéale dérivée de la réflexion biologique et anthropologique du XIXe siècle, soutenue en Europe et aux États-Unis par un courant de recherche médicale au plus haut niveau. En Allemagne, Eugen Fischer qui deviendra le chercheur le plus influent de son époque, fonde ses travaux sur ses premières recherches dans les camps de concentration d’Afrique du Sud Ouest au tout début du XXe siècle. Opposé aux unions entre Allemands et Hereros, il réalise, sur des métis incarcérés, des expérimentations médicales, y compris la stérilisation forcée des femmes. Hitler se passionne pour son travail et s’en inspire en rédigeant Mein Kampf. Une fois au pouvoir, il le nomme chancelier de l’Université de Berlin en en 1934 et Mengele, le futur médecin bourreau d’Auschwitz, est son élève.
Parmi les premiers visés par les mesures eugénistes national-socialistes, figurent les marginaux de tout ordre, les jeunes délinquants, les mendiants, les vagabonds, les handicapés et paralysés, les enfants nés d’unions entre Allemandes et soldats français d’Afrique et du Maghreb qui font partie des forces d’occupation en Rhénanie après l’armistice. Les homosexuels (sans protection de haut niveau) sont bannis de la société, promis à la mort.
Les livres scolaires appuient ce programme pour le faire rentrer dans les mœurs :
Un aliéné coûte quotidiennement 4 marks, un invalide 5,5 marks, un criminel 3 marks. Dans beaucoup de cas, un fonctionnaire ne touche que 4 marks, un employé 3,65 marks, un apprenti 2 marks. Faites un graphique avec ces chiffres. D’après des estimations prudentes, il y a en Allemagne environ 300 000 aliénés et épileptiques dans les asiles. Calculez combien coûtent annuellement ces 300 000 aliénés et épileptiques. Combien de prêts aux jeunes ménages à 1 000 marks pourrait-on faire si cet argent pouvait être économisé ?
Il est permis de se demander comment les mères de famille ayant des invalides à charge font apprendre la leçon à leurs enfants.
L’euthanasie, la castration, la stérilisation, la lobotomie sont menés dans des hôpitaux universitaires dès l’accès au pouvoir par Hitler.
400 000 personnes sont stérilisées en Allemagne entre 1934 et 1945, à la suite d’une décision d’un tribunal de ‘santé héréditaire’ dont les délibérations durent entre trois et quinze minutes. Les objectifs de Guillaume Frick, le ministre de l’Intérieur, sont plus ambitieux, puisque un million et demi d’assassinats ont été programmés, en parallèle à une augmentation de 30 % de naissances souhaitées auprès des populations racialement agréées.
Les femmes sont surtout visées par ces mesures, puisque leur capacité non seulement de reproduire mais encore de gérer le foyer constitue un double critère décisif.
Ainsi, une d’entre elles est condamnée à être stérilisée parce que :
Ses connaissances sont limitées à une information acquise mécaniquement. Elle sait comment il faut préparer divers plats, tels que le pudding, la panade ou la soupe au riz, mais seulement suivant les recettes en usage chez elle [24].
Les homosexuels, considérés atteints d’une tare héréditaire, sont castrés ou envoyés en prison ou en camp de concentration [25]. Ceux qu’on appelle ‘les bâtards de la Rhénanie’, les enfants naturels d’allemandes et de soldats originaires de colonies africaines de la France sont stérilisés de force. Les mères, les filles, les épouses, celles qui ont la charge de victimes, souffrent le plus de ces mesures, interdites de toute manifestation de deuil publique. Dès 1936, Himmler met en place un “département spécial pour la lutte contre l’homosexualité et l’avortement”, afin de criminaliser la non-production de sujets allemands valables. Sans atteindre les extrêmes uniques dans l’histoire, la législation de l’État nazi est admirée par nombre d’eugénistes américains et sera très influente dans d’autres pays, surtout en Scandinavie socialiste.
L’Allemagne est la seule puissance à pousser ces mesures jusqu’à l’assassinat en masse de citoyens jugés irrécupérables. Six institutions de mise à mort tuent – par gazage ou morphine – quelque 70 000 ‘indésirables’ âgés de plus de cinq ans - les plus petits étant tués dans les services pédiatriques, jusqu’à ce que l’opinion publique allemande et autrichienne s’en émeuve. Hitler ferme officiellement ces institutions en août 1941, bien que ce type d’élimination continue de façon non-officielle durant toute la guerre. En 1941 commencent les déportations et les tueries en masse. Les infirmières sont chargées d’administrer les piqûres d’air comprimé ou de poison. Ce corps de métier joue un rôle crucial dans l’application des politiques nazies. Leur formation comprend un solide endoctrinement et lors de la prise de fonction, elles doivent jurer une obéissance inconditionnelle au Führer.
Le glissement d’un eugénisme qui se veut fondé sur une amélioration de l’espèce humaine, vers un racisme d’État, est aisé. Il s’appuie sur un concept pseudo-anthropologico-scientifique de la pureté du sang (qui ne va pas sans rappeler celle de la limpieza de sangre de l’Inquisition espagnole) qui doit caractériser une appartenance « raciale » héréditaire supérieure.
Une hiérarchie entre types ‘raciaux’ s’établit et le genre nordique et scandinave en constitue l’idéal, même si la plupart des Allemands du sud (le foyer véritable du nazisme), y compris Hitler en personne, ne sont nullement conformes. Des efforts sont déployés pour démontrer la validité scientifique de ces propos, popularisés à travers des publications à large tirage du type ‘Volk und Rasse’(le peuple et la race) et de nombreux ouvrages grand public écrits par des médecins, des proviseurs d’école autoproclamés experts. Le procédé est toujours le même : une présentation des théories de l’hérédité, force illustrations, tables et schémas aisément lisibles, suivies de photographies de diverses typologies raciales idéales, acceptables ou inacceptables, avec des vues de face et de profil [26]. Le lecteur, armé de pareilles connaissances, peut s’ériger en fin connaisseur et naturellement délateur patriotique si nécessaire. En réalité, ces publications popularisent les articles publiés dans l’éminente revue pluridisciplinaire Archive für Rassen und Gesellschaftsbiologie (Annales de la Biologie raciale et sociale) fondée en 1904, très active dès le milieu des années 1920. Son éditeur commande exclusivement des articles médicaux, juridiques, anthropologiques construits sur des arguments fondés sur la génétique et l’hérédité, évacuant toute considération sociale ou culturelle.
Quelques intellectuels s’émeuvent de la généralisation des théories eugénistes, y voyant l’élaboration d’une nouvelle espèce humaine créée par des sociétés devenues folles. Déjà en 1921, George-Bernard Shaw a sensibilisé son public britannique avec Back to Methuselah (Retour à Mathusalem) qui décrit la création d’une nouvelle espèce d’êtres humains, couvés en œuf pendant deux ans et nés avec une intelligence adulte. Metropolis du cinéaste le plus en vue en Allemagne, Fritz Lang (1927) dépeint une société soumise à un robot monstrueux qui prend les traits de l’héroïne du film. Aldous Huxley dans Brave New World (le Meilleur des mondes) de 1932 va plus loin et imagine la manipulation génétique dans l’extrême où des bébés éprouvettes sont fabriqués aux mesures d’une société sauvage et particulièrement répressive : cauchemar ou vision funeste d’un monde nazi si Hitler avait gagné la guerre.
En Allemagne et en Autriche, les dérapages de cette politique sauvage inquiétèrent au départ l’intelligentsia juive. Le psychanalyste Bruno Bettelheim est parmi les premiers à dénoncer le racisme nazi. Il en fait lui-même les frais quand il est interné à Dachau et à Buchenwald en 1938 et 1939 [27]. Le spectre des pogromes demeure vivace dans la mémoire de tous ceux qui ont fui la Russie, la Roumanie et la Pologne. Mais en Europe occidentale chacun s’imagine en sécurité, en particulier dans la patrie de la Liberté-Egalité-Fraternité, s’efforçant d’occulter le souvenir de l’affaire Dreyfus. Les associations féministes en France paraissent plus intéressées par des initiatives pacifistes que par les droits civiques. Conscientes sans doute de l’erreur de l’engagement nationaliste, les organisations suffragistes regardent vers la Société des Nations, créant même une section féminine dans la volonté de participer à une société universellement pacifique. Au fur à mesure que la menace d’une nouvelle guerre se précise, les actions pour la paix éclipsent celles destinées à promouvoir les droits égaux.
Bébés de l’ère totalitaire
La vie est-elle bien différente pour ces familles urbaines serrées dans des logements exigus à Moscou, Brooklyn, Berlin, Rome, Madrid, Lisbonne ou à Paris ? Certes, les biens de consommation se multiplient en Europe et plus encore aux États-Unis, mais leur accès est loin d’être universel, et la disproportion entre riches et pauvres est comparable. La plupart des citadins européens s’entassent à plusieurs dans des habitations d’une ou deux pièces, la moitié d’entre elles dépourvue d’eau courante et presque autant d’électricité. Le discours virulent des natalistes ne rencontre pas l’écho espéré, l’échec est particulièrement retentissant dans les pays catholiques et fascistes. Le discours de l’extrême droite qui veut réimposer une relation entre les sexes, fondée sur la polarisation et la domination patriarcale, ne coïncide plus avec les attentes des familles de l’entre-deux-guerres en Europe occidentale. Le versement des allocations familiales aux pères et non aux mères, en particulier en Allemagne suscite l’opposé de l’influence escomptée. L’apparent recentrage sur l’idéal de la famille dite d’hérédité saine par les idéologues fascistes et nazis ne coïncide plus avec les ambitions personnelles de la génération urbanisée et éduquée issue de la Grande Guerre, ni même avec celles de l’élite national-socialiste qui gravit les échelons du pouvoir. Les hauts dignitaires nazis n’engendrent guère de familles nombreuses. De plus, trop de citoyens se sentent menacés par la mise à mort potentielle de sujets non-conformes. Ni les mesures coercitives, ni celles d’encouragement ne débouchent sur le résultat démographique souhaité. En Europe continentale, le nombre de mères de famille au travail ne diminue nullement ; jusqu’à deux sur trois d’entre elles sont employées en France et plus de la moitié en Allemagne nazie avant-guerre. Aucune n’est prête à abandonner cette source de revenus. La hausse du taux d’alphabétisation permet l’accession croissante des femmes au secteur tertiaire, considéré comme un travail ‘propre’, contrairement à l’atelier et au service domestique. La nouvelle surveillance étatique des enfants en France, en Italie, en Suède, en Allemagne crée des emplois, en particulier pour les femmes mariées, en tant que puéricultrices, agents et inspectrices de santé. Cependant, la paie demeure basse, les promotions inexistantes. En Angleterre, le chômage endémique et l’absence de structures limitent l’emploi féminin aux célibataires, sans toutefois modifier le courant démographique résolument à la baisse. Aux États-Unis, comme au Royaume-Uni, l’idéal de la domesticité bourgeoise domine les représentations et les attentes des femmes à partir du mariage, à tel point qu’il faut une campagne du gouvernement américain pour encourager la participation féminine dans l’industrie de l’armement lors de son entrée dans la Seconde Guerre mondiale. La question ne se pose pas en Union Soviétique où les femmes ont intégré le monde du travail en zone urbaine.
Dans l’univers rural encore étendu en Europe continentale, à l’est comme à l’ouest et dans le sud (exception faite de l’Angleterre très industrialisée), la contribution féminine va de soi. L’exode de la main-d’œuvre masculine vers les centres urbains ne fait que renforcer leurs responsabilités. En ville, les crèches et maternelles permettent aux mères de maintenir leur emploi, essentiel à la survie de la famille. L’énorme littérature puéricole prend en compte cette réalité : elle est destinée à être lue dans le tramway ou dans le métro, sur le chemin du travail, et débattue pendant les pauses avec les collègues. Dans ces publications qui voient le jour en Europe comme aux États-Unis, outre les conseils pratiques d’usage, apparaissent des théories sur la psychologie des bébés et l’éducation à leur donner, empreintes des pires excès idéologiques de l’époque. C’est ainsi qu’à défaut d’influence démographique, une puériculture cruelle sans fondement ni légitimité culturels ou pratiques s’insinue durablement dans les mentalités, empreinte de la politique fasciste de l’époque.
Quel est le bébé de l’entre-deux-guerres ? Ce héros gigotant sur une pelisse dans les photographies de l’époque est, pour les experts, une machine que l’on peut régler selon les désirs de ses parents. Petit animal informe à la naissance, son poids, sa taille, son développement harmonieux sont le résultat d’un soigneux programme médical, appliqué à la lettre.
Un ouvrage instructif daté 1927, écrit par deux médecins, les docteurs Rudaux et Montet, Guide pratique de la mère, est orné d’une couverture qui représente un bébé pesé sur une balance de maraîcher. On apprend qu’à la naissance le regard n’a aucune expression. L’ouïe est presque nulle. Le goût est peu développé. L’odorat est également imparfait. Selon cet ouvrage, bébé ne reconnaît pas sa mère avant le troisième mois, et de toute façon, son intelligence ne s’accroît que très lentement au cours de la première année.
Plus larve qu’angelot dodu, c’est une petite bête à dresser dès la naissance, surtout dans le domaine de la propreté. Il faut désormais que le nourrisson fasse ses besoins quand sa mère l’exige. De même qu’il mangera et dormira selon le bon vouloir de celle qui est devenue sa geôlière.
Aux États-Unis, la même répression puéricole sévit, dépourvue cependant du soutien d’une politique d’État coercitive contre les femmes : par conséquent, les valeurs démocratiques de base ne sont guère entamées par ce courant. Ainsi ces recommandations à la propreté destinée aux bébés dès deux mois, extrait du Better Homes and Gardens Baby Book, de 1943 :
Coucher le bébé sur vos genoux. Placer le pot contre ses fesses. Frottez son ventre de haut en bas. Si au bout de dix minutes, il n’y a aucun résultat, donner un suppositoire en glycérine ou en savon. Pour confectionner un suppositoire en savon, tailler un bout de savon jusqu’à ce qu’il ait la forme d’un crayon que vous pourrez insérer facilement dans l’anus. Arrondir au bout. Le graisser avec de la vaseline avant de l’insérer.
L’auteur recommande aux mères l’administration d’un suppositoire quotidien au malheureux nourrisson, puis tous les trois jours jusqu’à ce qu’il “obéisse”. Personne n’a encore entrepris une étude sur les conséquences inestimables de ce rapport anal unique sur l’ensemble de la société américaine contemporaine. Il s’agit d’un exercice de sadisme pur puisque les mêmes auteurs déclarent qu’on ne doit pas s’attendre à des résultats avant trois ans, voire cinq pour la propreté nocturne. Les choses ne vont guère mieux en France, puisque certains puériculteurs de la même époque conseillent le pot aux nourrissons dès la naissance.
La puériculture atteint des sommets de répression. Il s’agit à présent d’un véritable dressage à la soumission et à l’obéissance acquis au prix d’une négation systématique de tous les besoins affectifs des bébés. La discipline est le premier commandement à la bonne mère, de Manchester à Munich, de Paris à Milwaukee, comme le témoigne cette recommandation extraite de l’ouvrage américain déjà cité :
Quand débute la discipline ? Aussitôt que votre bébé naît et apprend de quoi est fait le monde. Il apprendra tout de suite que ses tétées et son bain sont à des heures précises. La discipline continue quand il saura qu’il doit prendre sa dose de jus d’orange et son huile de foie de morue que cela lui plaise ou non. L’horaire de votre bébé et votre rigueur à le maintenir sont la base de la discipline.
Alice Miller voit dans ce type de dressage que subissent Hitler et tous ceux de sa génération une contribution majeure à l’extrême répression qui caractérise l’époque, comme si ce sadisme vécu à la petite enfance avait été transformé en système politique. Hitler, enfant, a subi ce formatage déjà courant à qui ne fut érigé en idéologie qu’à l’entre-deux-guerres. Est-il possible d’aller plus loin et d’interpréter l’acceptation du nazisme (en Allemagne, mais aussi en France) comme le résultat partiel de la passivité, l’obéissance aveugle et la normalisation de la cruauté produits par l’éducation qu’ont subie tous ceux qui ont grandi dans la première moitié du XXe siècle ? Une bonne partie des administrateurs nazis, y compris les gardiens des camps, est très jeune, comme le sont d’ailleurs tous les SS. Bruno Bettleheim a évoqué l’infantilisation sadique des prisonniers des camps de concentration :
Les prisonniers étaient torturés comme pouvait l’être un enfant sans défense par un père dominateur et cruel [28] ! C’est la Gestapo qui donne la permission de se rendre aux latrines et fusille parfois les victimes de la dysenterie qui ne peuvent pas se retenir… Tout se passait comme si l’apprentissage à la propreté recommençait [29]. L’infantilisation des détenus et la régression qui s’ensuivait sont érigées en technique de soumission des plus puissantes. Primo Levi a également évoqué ce sommet de l’humiliation.
Cette répression systématique traverse tous les écrits destinés aux mères. En particulier les manuels dont le ton est en train de changer. Les voilà qui rengorgent de petits "trucs" utiles pour manipuler et dompter le nouveau-né récalcitrant. C’est d’un ton tout culinaire qu’on accommode le bébé-gigot, selon un best-seller La Femme au Foyer de Mme Foulon-Lefranc, maintes fois re-edité, même après la guerre :
Le bébé étant posé sur le dos, poudrez le haut du corps, et surtout les plis du cou, l’aisselle, l’intérieur du coude. Introduisez votre pouce et les deux doigts suivants dans la triple manche, plissez-la de façon à pouvoir saisir la petite main entre vos doigts, enfilez ainsi les trois manches à la fois. On peut également se servir d’un cornet en papier fort, y enfermer la main de l’enfant et l’entrer ainsi dans les manches.
C’est ainsi qu’en Europe, on redouble, en théorie du moins, de cruauté au nom de principes inaliénables, selon les docteurs Rudaux et Montet :
Les membres inférieurs sont souvent en flexion et ils reprennent cette attitude dès qu’ils sont libres. Dans les premiers jours qui suivent la naissance, un effort est nécessaire pour les redresser et les maintenir dans la rectitude. Un des avantages du maillot est de corriger cette mauvaise position et de constituer un véritable tuteur rigide.
Ce" tuteur rigide" compose la prescription pédagogique par excellence, et les mesures de répression se multiplient, comme le démontrent ces préceptes tirés de manuels populaires :
Ne prenez pas votre bébé avec vous la nuit. Il s’habituerait à votre chaleur et ne voudrait plus vous quitter. (M. Berot-Berger : Science de l’enfance et du foyer , 1922)
L’enfant est toujours mieux dans son berceau que dans les bras d’une personne.(R. d’Hermigny de Bruce et Y. Bourbon : Manuel d’Assistance et de Puéricultur, e 1927)
Selon Gilberte Bodson de Muyser dans le Nourrisson en 1936 :
Si la garde passe la nuit dans la maison où a eu lieu l’accouchement, elle prend le bébé dans sa chambre et le laisse crier sans chantonner, sans le bercer, ni le promener. les parents doivent avoir le courage d’agir de même. Après la toilette et la tétée du soir, on met le bébé, si c’est possible, dans une chambre éloignée et on le laisse crier. Il sera bientôt dressé pour le plus grand avantage de sa santé et de celle de sa mère. (Souligné dans le texte)
Empêchez-le de sucer son pouce. on peut lui attacher les poignets. Ne le bercez jamais. Ne le promenez pas dans vos bras. S’il pleure pendant la nuit, assurez-vous que rien ne le fait souffrir et laisser le crier.
Cette dernière remarque provient de Marie-Claire d’avril 1937, revue prolixe en conseils disciplinaires.
Tout contact physique, toute communication, tout plaisir sont interdits. L’allaitement maternel est ordonné plutôt que conseillé, et uniquement pour des raisons de santé : aucune mention n’est faite du rapprochement entre la mère et l’enfant ; au contraire, il faut peser le bébé, minuter les tétées désormais réduites à des corvées. C’est comme si le maillot de toile était doublé d’un maillot affectif, isolant plus effectivement encore le nourrisson.
Terminée l’alimentation à la demande de l’enfant qui a été la norme jusqu’à là ! Dès la naissance, on le fait manger, boire, uriner sur un pot à des heures précises et décidées par le médecin, qui infantilise la mère réduite à l’obéir.
On n’hésite pas à réveiller l’enfant le moment venu, ni à le faire attendre lorsqu’il crie où s’agite avant l’heure de la tétée. proclame le docteur Maillet (Le Nourrisson Paris 1941). L’intervalle entre les tétées est rallongé, pour atteindre le rythme de trois ou quatre heures, alors qu’au début du siècle, une tétée toutes les deux heures au moins était la norme. On a peur de suralimenter les bébés- il est vrai que dans les années vingt, la minceur est à la mode, et que les bébés sont tenus de suivre. En même temps, les mêmes ouvrages qui plaident pour le régime prescrivent des techniques effrayantes de gavage pour nourrissons récalcitrants à qui on n’hésite pas de verser le lait par un tuyau inséré dans la narine ! La science domine tout, jusqu’aux repas :
Pour faire le dosage, multipliez par 2 les premiers chiffres du poids et ajouter 10 recommande le docteur Planet-Renard. Ainsi bébé ne mangera que le jour, comme un grand. Peu importe s’il pleure de faim la nuit, le médecin rassure les mères anxieuses :
Il n’est pas mauvais que le nourrisson crie un peu ; cela facilite le développement de ses poumons. Si tout est dans l’ordre, laissez bébé crier. Le papa, malgré sa fatigue de la journée, supportera les quelques nuits du début. À part de très rares exceptions, bébé s’accoutumera très vite à être sage. Si vous tenez bon, il perdra au bout de quelques jours cette vilaine habitude.
La fatigue de la maman, notons-le au passage, n’est nullement considérée.
Faut-il s’étonner qu’en fin de compte, le bébé soit devenu un petit mécanisme incompréhensible ? Heureusement que les manuels comme celui de Mme Foulon-Lefranc, La Femme au Foyer, fournissent les repères :
Un bébé bien portant est potelé, il a la figure pleine et ronde, le teint frais et rosé, la peau lisse et tendue, l’air éveillé ; il est facilement gai, il a le sommeil calme, l’appétit robuste et le cri vigoureux. L’enfant souffrant est pâle et triste.
Cependant, d’autres attitudes sont déjà possibles. Dans les années trente, la psychanalyse a dépassé le stade purement expérimental, bien que sa pratique ne soit limitée qu’à des milieux privilégiés. Les théories de Sigmund Freud n’ont pas encore été banalisées par la grande presse, mais les travaux capitaux de sa fille Anna Freud et Mélanie Klein sur l’enfance sont connus. Les psychanalystes auraient pu aisément prévoir le résultat de cette puériculture si répressive, surtout dans le contexte très particulier de la politique familiale nazie [30]. La montée de Hitler a donné, dès 1934, le signal de départ pour l’École de Psychanalyse de Francfort (qui comprend Herbert Marcuse et Erich Fromm) et d’autres psychanalystes suivent rapidement. Ainsi, les recherches sur l’enfance se poursuivent davantage aux États-Unis qu’en Europe (à l’exception relative de l’Angleterre qui accueille Freud et sa fille Anna). En Allemagne, la psychologie nazie peut dominer sans entraves.
Le bébé de l’époque, façonné sournoisement par la montée du totalitarisme n’est qu’un être conditionné à la soumission. Le terrain d’essai du fascisme, c’est toute cette nouvelle orientation de la puériculture qui vise à la fabrication systématique de petits citoyens éduqués sur un modèle relationnel sado-masochiste. Disciplinez-le (bébé) car c’est la personnalité d’un homme ou d’une femme de demain dont vous modelez la tendre argile. conclut l’article de Marie-Claire cité plus haut. Pour peupler son Reich de 1 000 ans :
Je veux une jeunesse violente, virile, sans peur, cruelle. sans la moindre faiblesse ni tendresse [31], déclare Hitler. La puériculture de l’époque est sans doute considérée comme un outil précieux pour atteindre ce but.
L’image des petits enfants est exploitée par tous les côtés durant la Deuxième Guerre mondiale. Chacun prétend s’insurger contre le massacre plus ou moins imminent de ses plus jeunes concitoyens, tout en dénonçant l’ennemi qui s’autorise le même type de propagande. Une revue allemande (XX Jahrhundert de mars 1941) reproduit une affiche américaine montrant un bébé en robe à smocks assise dans l’herbe, les pieds nus avec le commentaire suivant :
Une image typique tirée d’un journal américain : le visage du petit enfant est exploité au profit de la politique. La légende dit que ce bébé trouve la paix dans un pré au Massachusetts. Visiblement une tactique typiquement financée par le capital juif pour gagner les femmes de leur côté.
Par ailleurs, la revue critique la sentimentalité de ces procédés. Les Allemands n’hésitent pas à recourir à une iconographie identique, force bébés blonds et costauds, coiffés ici de la casquette militaire de Vatti, et de fillettes aux nattes claires jouant à la Mutti. Le gouvernement de Vichy produit des affiches d’une semblable inspiration pour inciter le peuple à faire confiance aux soldats allemands, montrant un soldat souriant en casque tenant des petits enfants bienheureux dans les bras. Staline, Franco, Pétain, Hitler, Salazar, Mussolini et, pendant la guerre, Roosevelt et Churchill se font tous photographier en embrassant des bébés joufflus sous le regard attendri de leurs génitrices. C’est le cas pour Edda Goering, la filleule de Hitler, issue du remariage du Maréchal Goering. Avec ses boucles blondes peignées en boudin sur le haut du crâne, elle devient la mascotte médiatisée du Troisième Reich, sorte de Shirley Temple et faire-valoir allemand de la bienveillance d’Allemagne nazie.
La politique nazie ne laisse pas le moindre doute planer concernant les enfants à sauvegarder et ceux à éliminer. Comme l’explique le Reichsführer Himmler lors d’un discours à ses officiers supérieurs à Poznan en Pologne :
La question suivante nous a été posée : « Que fait-on des femmes et des enfants ? » - Je me suis décidé et j’ai là aussi trouvé une solution évidente. Je ne me sentais en effet pas le droit d’exterminer les hommes - dites, si vous voulez, de les tuer ou de les faire tuer - et de laisser grandir les enfants qui se vengeraient sur nos enfants et nos descendants. Il a fallu prendre la grave décision de faire disparaître ce peuple de la terre [32].
Au nom d’une histoire dans le devenir, les femmes en tant que génitrices de la vengeance, ces enfants en tant que vengeurs potentiels sont donc ciblés par une sinistre ‘solution’ dont la finalité ne peut être assurée que par cette politique implacable.
NOTES
[1] Mindy Jane Rosenmaun : “The Great War and Modern Motherhood” in Nicole Ann Dombrowki (ed) : Women and War in the Twentieth Century enlisted with or without consent, New York/London, Routledge, 2004.
[2] Alice Miller : C’est pour ton bien, Aubier, Paris, 1985, en particulier le chapitre consacré à l’enfance d’Adolf Hitler.
[3] Un travail ethnographique de première importance sur la puériculture populaire avait été entrepris par Geneviève Delaisi de Parseval et Suzanne Lallemand : L’art d’accommoder les bébés, Paris, Seuil, 1980.
[4] Cité par Claudia Koontz : Les Mères-Patrie du IIIème Reich, les femmes et le nazisme, Paris, Lieu Commun/Histoire, 1989, p. 56.
[5] Alexandra Kollontaï : La famille et l’état communiste, Bruxelles, Les Éditions Communistes, 1920 p. 23.
[6] Shirley Mangini : Memories of Resistance, Women’s voices from the Spanish Civil War, New Haven, Yale U.P., 1995, p. 103.
[7] Anne-Marie Sohn : “Les rôles féminins en France et en Angleterre”, in F. Thébaud (dir) : Histoire des Femmes en Occident XXe siècle p. 178.
[8] Karin Windaus-Walser : “La grâce de la naissance féminine” in Féminismes et Nazisme, sous la direction de Liliane Kandel, Paris VII, CEDREF, 1997, p. 225 et suivantes.
[9] Jardin des Modes, Supplément Enfants, 1938.
[10] Cité par Yvonne Knibielher et Catherine Fouquet : Histoire des Mères du Moyen-Age jusqu’à nos jours, Paris, Éditions Montalba, 1980, p. 311.
[11] Jean-Yves Le Naour et Catherine Valenti : Histoire de l’avortement XIXe-XXe siècles, Paris, Seuil, 2003, p. 168.
[12] J.Y. Le Naour et C. Valenti op. cit. p. 176.
[13] Fernand Boverat : L’Effondrement de la natalité, Paris,, Éditions de l’ Alliance Nationale, 1936, p. 50, cité par J.-Y. Le Naour et C. Valenti, op. cit p. 184.
[14] Paul Hazard, : Le Visage de l’Enfance, Paris, Horizons de France, 1937, tome I, p. 98.
[15] Ibid., p. 130.
[16] Dr Bourguin : La protection sociale de l’enfance en France, Paris, 1938.
[17] Francine Muel-Dreyfus : Vichy et l’éternel féminin, Contribution à une sociologie politique des corps, Paris, Seuil, 1996, p. 89.
[18] Celle-ci déshérita son propre fils parce qu’il avait épousé une femme hypermétrope, donc porteuse d’une tare, selon elle, héréditaire et condamnable.
[19] Gisela Bock : “Politiques sexuées et vies des femmes en Allemagne” in F. Thébaud (dir), op. cit., p. 239.
[20] Fania Fénélon évoque le cas de plusieurs compagnes d’Auschwitz-Birkenau, mariées à des non-Juifs, parfois dénoncées par une belle-mère antisémite qui encourage le remariage de leur fils, ce qu’elles apprennent en revenant. « Bienheureuse ignorance ! Si elle l’avait su, je suis persuadée qu’elle n’aurait pas trouvé le courage de vivre, notre grande Irène se serait laissée mourir de faim, c’était si facile » F. Fénélon, Sursis pour l’orchestre Paris, Stock, 1976, p. 124.
[21] Ceux qui gravitent autour de la Ligue pour la protection de la maternité et la réforme sexuelle, dirigée par Hélène Stocker, une des associations de femmes interdites par Hitler à son accession au pouvoir.
[22] Liliane Crips : ”Biologisme et national féminisme, le cas d’Agnès Bluhm” (1862-1943) in L. Kandel (dir) : Féminisme et nazisme, Paris 7, CEDREF 1997.
[23] Voir l’étude Paul Weindling : L’Hygiène de la race et eugénisme médical en Allemagne 1870-1933, Paris, La Découverte, 1998.
[24] cité par Gisela Bock, op. cit., in F. Thébaud (ed) op. cit., p. 239.
[25] L’Allemagne nazi ne reconnaissait ni ne pénalisait pas l’homosexualité féminine.
[26] Par exemple Erich Thieme : Vererbung, Rasse, Volk, Leipzig, Teubner, 1938 comprend 58 illustrations détaillées.
[27] Bruno Bettleheim : Le Cœur conscient, Laffont, Paris, 1972.
[28] Bruno Bettleheim : “Comportement dans les situations extrêmes” (1943) in Survivre, Paris, R. Laffont, 1979 p. 101.
[29] Bruno Bettleheim : ibid.
[30] Denise Riley : War in the Nursery London, Virago, 1983 p. 60.
[31] cité dans Karlsruher Kinder im dritten Reich, catalogue de l’exposition du même nom, Staatlische Kunsthalle Karlsruhe 1982, p. 57.
[32] Discours du Reichführer-SS Himmler devant des officiers supérieurs SS à Poznan, les 4 et 6 octobre 1943, Trials of War Criminals Before the Nurnberg Military Tribunals , Washington, U. S Govt. Print. Off., 1949-1953, Vol. XIII, p. 323.