Politiques et mouvements anti-immigrés aux Etats-Unis
Éditions du Croquant, Collection TERRA
ISBN : 978-2-36512013-5
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TEXTE INTÉGRAL EN ACCÈS LIBRE
TEXTE INTÉGRAL EN ACCÈS LIBREPrésentation de l'éditeur
Les États-Unis se flattent d’être un pays forgé par ses immigrés, mais depuis le deuxième mandat de George W. Bush le thème de l’immigration est devenu une source de forte polarisation politique. Face à la présence de plus de 10 millions d’immigrés en situation irrégulière, dont plus de la moitié sont mexicains et 80 % latino-américains, la droite militante s’oppose frontalement à toute mesure de régularisation et prône des politiques nationales ou locales de surveillance renforcée visant à intimider et à éloigner des populations jugées « inassimilables ». Au Congrès des États-Unis, la polarisation a mené à l’impasse : aucun projet de loi sur l’immigration, même favorable aux intérêts patronaux, n’a vu le jour depuis l’entrée en fonction de Bush. Démocrates et républicains ne se sont entendus que sur la construction d’un mur le long de la frontière mexicaine. En l’absence de toute loi susceptible de « réparer » un système que tous s’accordent à dénoncer comme « déréglé », certains territoires – l’État frontalier d’Arizona montrant la voie – adoptent leurs propres lois visant à faciliter la poursuite des immigrés en situation irrégulière, sans craindre de promouvoir une forme de profilage racial, de constitutionnalité suspecte, menaçant tous ceux qui « ressemblent » à un immigré irrégulier… Ce livre fournit le contexte sociologique et politique nécessaire pour comprendre les racines de cette crise, à l’échelle nationale mais aussi transnationale, les formes de répression et de stigmatisation qu’elle engendre et les résistances que suscitent les politiques en vigueur.
Mots clefs
Auteur :
James Cohen est professeur à l’Institut du monde anglophone à l’université de Paris 3. Il est l’auteur de Spanglish America. Les enjeux de la latinisation des États-Unis (Le Félin, 2005) et co-éditeur avec Andrew Diamond et Philippe Vervaecke de L’Atlantique multiracial. Discours, politiques, dénis (Karthala/CERI, 2012)..
Contact email : jim.cohen@libertysurf.fr
Introduction
Expulser 10 millions de « sans-papiers » ?
Note de terminologie
Chapitre 1. L’immigration comme enjeu international et transnational. Les États-Unis et leurs voisins du Sud
Le réalisme et son biais sécuritaire
Enjeux humains, acteurs multiples
L’immigration, enjeu « inter-mestic » ?
Pour une approche transnationale et systémique des politiques d’immigration
Production légale de l’illégalité et théâtre politique
Le contexte politique des mouvements nativistes
Le Mexique néolibéral exporte sa main-d’œuvre
L’ALENA, instrument de non-gouvernance
Nouvelles pistes transnationales : classe et État, race et colonialité
Chapitre 2. L’immigration irrégulière comme enjeu de politique intérieure : origines et logiques du tournant répressif
Acteurs d’État et acteurs de mouvements sociaux, une hypothèse
Genèse et genèses du tournant répressif
Le « système migratoire » post-1965
IRCA (Immigration Reform and Control Act, 1986) et ses contradictions
« Économie sans frontières, frontière barricadée »
L’orientation répressive s’accentue : la loi de 1996
La militarisation de la frontière
Après le 11 septembre 2001 : l’immigration prise en otage par la sécurité nationale
L’immigration comme enjeu politique après 2001
Le tournant répressif de 2006 : le rôle de la branche exécutive
Raids, arrestations, expulsions
Poursuites judiciaires et détention des « illégaux »
La vérification des numéros de Social Security à des fins
de contrôle d’identité
« Border enforcement » : le Secure Fence Act de 2006
La nouvelle collaboration entre échelons fédéral et local :
du programme « 287 (g) » à « Secure Communities »
Jurisprudence et déconstruction de la souveraineté
de l’État fédéral
Le patchwork des politiques de répression dans les États fédérés
Le nativisme comme politique locale
De Bush à Obama : changements à la marge et continuité
Récits d’exclusion et d’inclusion
Chapitre 3. Le nativisme contemporain comme forme de racisme et comme mouvement politique
La désignation des immigrés en situation irrégulière
Restrictionnisme et « principes » selon P. Schuck
Le nativisme contre le « compromis culturel » selon A.Zolberg
Le racisme, les racismes
Racialisation des Mexicains et colonialité
Le nativisme contemporain : indifférence à la race et « réalisme racial »
Le nativisme, du discours au mouvement organisé
Pistes de recherche sur le nativisme politique contemporain
Chapitre 4. Enquête de terrain en Arizona, épicentre et laboratoire des politiques nativistes
Un été en Arizona (2008)
Tucson, ville (quasi) frontalière
Brady McCombs, reporter de la frontière
Celestino Fernández, mexicain de naissance et sociologue en Arizona
Au service de la première conseillère municipale d’origine mexicaine jamais élue à Tucson
Phoenix/Maricopa County, zone des dangers
Gabriella Sánchez, rescapée de la vie clandestine, doctorante, spécialiste des trafics humains
Sal Reza, organisateur et porte-parole des travailleurs immigrés journaliers
Héctor, travailleur au centre de journaliers Macehualli à Phoenix
Déchiffrer les relations immigrés-autochtones à Mesa, ville voisine de Phoenix
George Gascón, chef de police, adversaire de l’enforcement indiscriminé
Todd Landfried, militant démocrate en campagne contre la droite anti-immigrés
Les paradoxes du système migratoire selon un juge fédéral
Résistances et oppositions aux politiques discriminatoires
Conclusion. « Illégaux », nativistes, gouvernants et chercheurs. Quelques pistes de recherche
en guise de conclusion
Comment justifier le « droit de rester » ?
Système de migration et colonialité
Pour une sociologie des nativistes en chair et en os
Annexes
Expulser 10 millions de « sans-papiers » ?
En arrivant à la présidence des États-Unis en janvier 2001, George W. Bush connaissait peu le monde en dehors des frontières nationales de son pays, mais il prétendait au moins connaître le Mexique. L’un des principaux projets dont il se sentait porteur relevait de politique intérieure et extérieure à la fois : l’idée d’une « réforme intégrale de l’immigration » (« comprehensive immigration reform »), débouchant sur un système de recrutement de « travailleurs invités » (guest workers), si possible négociée bilatéralement, pour la plus grande satisfaction des nombreux employeurs étasuniens avides de main-d’œuvre étrangère peu qualifiée et bon marché. Mais pour arriver à une telle fin, il fallait inévitablement régler en même temps un autre problème difficile, dont les proportions devenaient gigantesques : la présence sur le territoire étasunien de plus de 8 millions d’immigrés irréguliers – devenus 11-12 millions en 2006 – dont la majorité étaient mexicains. Désignés de façon stigmatisante comme « illegal aliens » à la fois par les militants anti-immigrés et par certains acteurs d’État, leur grand nombre est non seulement le principal point d’achoppement qui empêche toute « réforme intégrale » de voir le jour, mais plus généralement l’une des grandes sources de polarisation politique aux États-Unis à l’époque contemporaine, où les vecteurs de polarisation ne manquent pas [1].
Dès son entrée en fonction en janvier 2001,l’administration Bush a lancé une série de discussions bilatérales, conduites dans le cadre d’un « High Level Working Group » avec le Mexique sous la présidence de Vicente Fox, homme d’affaires de carrière et premier président issu d’élections pluralistes au Mexique après une longue période d’hégémonie du Partido Revolucionario Institucional (PRI), parti-État. L’objectif proclamé était de mettre en place un système bilatéral de gestion de la main-d’œuvre immigrée – le guest-worker program à grande échelle que Bush appelait de ses vœux. La bonne entente personnelle et politique entre les deux chefs d’État semblait être de bon augure pour le succès des pourparlers. Cependant, comme on le sait, ce début de dialogue entre les deux États voisins n’a pas survécu aux attentats du 11 septembre 2001, qui ont provoqué la suspension sine die des discussions et écarté le thème de l’immigration de l’ordre du jour politique étasunien pendant quelques années.
Il a fallu attendre 2005 pour qu’un projet de loi en vue d’une « réforme intégrale » voie le jour, cette fois sans la dimension bilatérale. Sur ce dossier, Bush avait plus d’alliés chez les démocrates qu’au sein de son propre parti. Il n’a jamais pu, en huit années de présidence, obtenir la loi qu’il souhaitait parce que ni son administration ni le courant libéral/patronal du parti républicain qu’il représentait n’ont pu vaincre l’opposition du camp restrictionniste. Celui-ci s’était considérablement renforcé depuis la fondation en 1999 de l’Immigration Reform Caucus, regroupement d’élus présidé à son origine par le représentant Tom Tancredo (républicain du Colorado). Ce bloc a été en mesure d’opposer à la « réforme intégrale » un contre-projet, voté par la Chambre des représentants en décembre 2005, qui non seulement refusait aux entreprises tout programme de recrutement de la main-d’œuvre et aux immigrés irréguliers toute mesure de régularisation, mais proposait aussi de criminaliser le séjour irrégulier – violation, en principe, du droit civil et non du droit pénal. Cette mesure, dit projet Sensenbrenner ou « H.R. 4437 », proposait aussi de poursuivre pénalement tout fonctionnaire et tout citoyen pour des « délits de solidarité » envers les immigrés irréguliers. Le Sénat pour sa part défendait un projet plus proche de la vision patronale. En l’absence de tout accord possible entre les deux chambres du Congrès, l’administration a fini par renoncer à son objectif, laissant l’initiative à ceux qui érigeaient la répression de l’immigration irrégulière en priorité absolue. À partir de 2006, les seules initiatives suivies d’effet à l’échelon fédéral étaient celles qui allaient dans le sens de la répression – ou « enforcement » (application ou mise en œuvre de la loi), pour dire la même chose de façon plus pudique et officielle. Le mot crackdown – autre terme peu traduisible que j’ai rendu par « tournant répressif » – a souvent été employé par des commentateurs pour décrire la situation dont il sera question dans ce livre.
L’impasse législative à l’échelon fédéral et le tournant répressif se sont traduits, pour la population irrégulière elle-même, par une répression sélective mais largement suffisante pour instaurer une ambiance de peur : raids policiers dans les entreprises soupçonnées d’abriter des « illégaux », multiplication des contrôles à l’échelon local, etc., 300 000 expulsions en moyenne par an. La répression accrue a alimenté un climat public d’hostilité envers les immigrés en général et envers les Latinos en particulier – situation lourde de dangers pour les immigrés. Le National Network for Immigrant and Refugee Rights (NNIRR) a résumé ainsi la situation, exprimant un point de vue qui fait consensus au sein d’un mouvement large et divers de défense des droits des immigrés :
…le contrôle policier de l’immigration engendre une logique d’abus et de violation des droits – logique qui affecte sévèrement le bien-être matériel et la sécurité de familles entières, de travailleurs et de communautés locales dans toutes les régions des États-Unis… le département de Homeland Security et d’autres entités publiques et forces de police ont systématiquement bafoué les droits civils et les protections constitutionnelles des personnes afin de les interroger, détenir ou emprisonner sur la seule base de leur statut migratoire réel ou perçu [2].
Le travail de terrain que j’effectue en Californie et en Arizona depuis 2005, et plus récemment en Virginie, m’a fourni une ample matière permettant d’illustrer les pratiques et discours dénoncés et faisant l’objet d’une opposition active par une large gamme d’organisations telles que le NNIRR. Cependant, je n’ai pas cherché dans ce travail à privilégier le rôle du mouvement des droits des immigrés, ou, plus exactement, j’ai préféré me concentrer, en matière d’action collective, sur la mobilisation de leurs adversaires de diverses catégories : restrictionnistes (qui s’opposent aux flux migratoires), nativistes (adversaires des flux qui manifestent aussi leur hostilité envers les immigrés eux-mêmes) et partisans néolibéraux de la fermeté (qui ne sont pas nécessairement restrictionnistes en matière de flux). Je n’ai pas non plus cherché à multiplier les récits individuels de situations souvent tragiques que vivent aujourd’hui de nombreux immigrés, car l’objectif principal de la recherche est plutôt de comprendre et, dans la mesure du possible, d’expliquer le tournant répressif lui-même, tant dans son contexte national que transnational et systémique/mondial.
Comment en est-on arrivé aux États-Unis à une telle impasse, une telle incapacité du système politique à définir une politique stable et « intégrale » en matière de gestion des flux migratoires et de traitement des immigrés installés sur le territoire ? Quel rapport entre cette crise et les politiques d’immigration du passé ? Comment expliquer historiquement et sociologiquement la formation d’une population d’immigrés irréguliers dépassant les 10 millions ? Quel rapport entre les mouvements anti-immigrés et les politiques répressives mises en place par des acteurs d’État aux différents échelons du système fédéral ? Ces mouvements sont-ils de fait des mouvements sociaux, animés par une forte base sociale, ou sont-ils plutôt des constructions politiques de noyaux réduits de militants tentant de donner l’impression d’exprimer la volonté populaire ? Comment inscrire dans une histoire déjà longue de mouvements nativistes ces formes organisées contemporaines de stigmatisation publique des immigrés ? Voici quelques-unes des questions qui ont orienté la recherche.
Pour comprendre la conjoncture politique de ces dernières années dans le domaine de l’immigration, il est naturellement indispensable de la situer dans son contexte historique et sociologique. Avant de comprendre pourquoi la dynamique des politiques répressives a pris une telle ampleur notamment à partir de 2006, il faut d’abord se demander pourquoi les immigrés irréguliers étaient devenus si nombreux. L’analyse des logiques des flux migratoires et des politiques de gestion de ces flux, notamment en provenance du Mexique depuis le début du XXe siècle, permettra de comprendre à quel point la situation contemporaine plonge ses racines dans toute une histoire de « production légale de l’“illégalité” », pour reprendre l’expression de Nicholas de Genova [3].
Le travail s’organise en quatre chapitres. Le premier aborde la crise de la politique d’immigration d’aujourd’hui dans un contexte à la fois international (notamment à partir de la relation bilatérale Mexique/États-Unis), mais aussi transnational et systémique. Je passe en revue plusieurs approches théoriques en relations internationales et en sociologie de la mondialisation afin de mesurer leur portée et leurs limites pour l’interprétation des enjeux des politiques d’immigration en général et de la crise actuelle aux États-Unis en particulier. Il s’agit ici de rompre d’emblée avec le « nationalisme méthodologique [4] » en démontrant que l’analyse de l’immigration comme question internationale complète utilement l’analyse des mêmes enjeux vus de l’intérieur de l’espace national étasunien.
Au chapitre 2, le tournant répressif est examiné dans sa dimension plus strictement nationale. Il s’agit non seulement de dresser un tableau descriptif des politiques répressives menées, mais aussi de comprendre la genèse, ou plutôt les multiples étapes de la genèse, de ce tournant, en examinant le rapport complexe entre les différents courants et catégories d’acteurs qui prônent et/ou mettent en œuvre des politiques d’enforcement intensifié à l’encon-tre des immigrés irréguliers. Je m’interroge en particulier dans ce chapitre sur le rapport entre nativistes et acteurs du sommet de l’État fédéral, sous Bush et encore sous Obama, qui assument des politiques de répression sans pour autant envisager pour une seconde une restriction drastique des flux migratoires globaux. À la fin du chapitre, je tente un bilan de l’expérience Obama en cours qui démontre qu’il y a autant d’éléments de continuité que de discontinuité. Quelques pronostics sont modestement formulés à propos d’une situation hautement contradictoire, où l’effet « patchwork » du système fédéral joue un rôle non négligeable.
Ces deux chapitres sont accompagnés d’annexes statistiques (voir les Annexes 1 et 2) qui permettent de mesurer et de concrétiser le portrait des immigrés irréguliers, en majorité mexicains, ainsi que l’ampleur de certaines formes de répression étudiées en particulier au chapitre 2.
Au chapitre 3, je pose la question du nativisme des mouvements anti-immigrés contemporains, dans le cadre d’une réflexion plus générale sur les formes contemporaines du racisme. Je m’efforce ainsi de dépasser, du moins partiellement, la « logique du procès » comme nous y incite Loïc Wacquant, c’est-à-dire la dénonciation morale abstraite du racisme et des acteurs racistes [5], sans renoncer toutefois à l’emploi du terme « racisme » que Wacquant considère pour sa part comme trop marqué par ses usages instrumentaux. Je m’efforce de comprendre les mécanismes historiquement spécifiques de la stigmatisation des immigrés – notamment des Mexicains et autres Latino-Américains – qui permettent de parler en effet d’un courant nativiste contemporain ou de néo-nativisme aux États-Unis.
Le chapitre 4 se veut une première approche des données et des propos recueillis lors d’un séjour de terrain en été 2008 en Arizona. Cet État est devenu à partir de 2006 l’épicentre et le symbole national de la dynamique de polarisation politique à propos de l’immigration. Dès avant le tournant répressif à l’échelon fédéral, l’Arizona était déjà un laboratoire des initiatives législatives et policières visant à réduire les libertés, déjà très circonscrites, des immigrés irréguliers. Je livre notamment dans ce chapitre, sous forme de résumés synthétiques, le contenu de dix entretiens enregistrés avec des acteurs divers, dont un organisateur de centre de travailleurs journaliers, un travailleur immigré journalier, un journaliste spécialiste de la frontière, un professeur de sociologie né au Mexique, un militant du Parti démocrate spécialiste de l’immi-gration, une ancienne immigrée irrégulière devenue citoyenne et spécialiste des réseaux de trafic humain, et un chef de police d’une ville au centre des controverses à propos du contrôle local des immigrés irréguliers. Ces entretiens montrent que le problème qui se pose en Arizona n’est pas circonscrit au domaine de l’immigration, car les mesures prises à l’encontre des immigrés menacent aussi ceux qui « ressemblent » à des immigrés par leurs origines et leur phénotype. Le danger du profilage racial (racial profiling) est posé pleinement en Arizona, mais aussi dans d’autres États dont les gouvernants se sont inspirés des lois – de constitutionnalité discutable – adoptées dans cet État depuis 2007.
Certains lecteurs qui suivent l’actualité aux États-Unis seront tentés d’objecter que les immigrés irréguliers ne sont pas toujours et partout traités avec autant d’hostilité. Il existe en effet de nombreuses municipalités, comtés et États fédérés dont les autorités évitent de susciter la peur parmi les immigrés et préfèrent s’afficher comme des territoires « immigrant-friendly », qui valorisent la présence des étrangers. La logique de ces politiques est en général très pragmatique : il s’agit de maintenir la confiance des immigrés, en évitant de multiplier les prétextes pour vérifier leurs papiers, dans l’intérêt de la paix publique, c’est-à-dire afin de s’assurer de la coopération des immigrés avec la police. Ou bien il s’agit de promouvoir l’image d’une ville ouverte à la « diversité », cosmopolite, apte à jouer un rôle dans l’économie mondiale (voir les cas de New York, Chicago, Los Angeles, San Francisco).
Cependant, ces gestes d’inclusion signifient seulement que la marginalisation radicale des « illégaux » continue dans des conditions un peu moins dramatiques. Après cinq années de tarissement progressif de l’immigration en provenance du Mexique, et en dépit des 300 000 à 400 000 expulsions annuelles, on estime toujours à plus de 10 millions le nombre d’immigrés irréguliers aux États-Unis, dont plus de 6 millions de Mexicains [6]. La mesure de régularisation décidée par l’administration Obama en juin 2012 devrait permettre à plus d’un million de jeunes, enfants d’immigrés irréguliers, d’étudier et de travailler, mais elle est provisoire et le statut des parents des bénéficiaires restera fragile pour l’avenir prévisible. En l’absence de mesures beaucoup plus inclusives encore – dont les conditions politiques sont singulièrement difficiles à réunir (voir chapitre 2), le danger existe de la formation d’une « caste » de non-citoyens dépourvus de droits [7], originaires pour l’essentiel du Mexique et de l’Amérique centrale. Situation qui n’est pas sans susciter de fortes résistances, dont il sera également question ici et là (voir chapitres 2 et 4 en particulier).
Il m’a paru impossible d’approcher les problèmes examinés dans ce livre sans faire un saut dans l’utopie, ou, du moins, dans cette semi-utopie où devient pensable dans le nord des Amériques, une forme d’inclusion qui reconnaisse des droits civils et sociaux à des ressortissants étrangers des pays voisins du Sud et leur permette de sortir de la précarité et la subalternité imposées de leur statut [8]. Le problème est loin de se réduire à sa dimension politico-juridique. Pour que la société étasunienne devienne plus inclusive envers ses sujets les plus marginalisés, il faudrait, pour certains chercheurs dont l’analyse plonge ses racines dans l’histoire du système-monde moderne dans la longue durée, une nouvelle décolonisation [9]. D’autres parleraient d’une nouvelle « politique de civilisation », voire d’une « refondation anthropologico-politique » [10]. Quel que soit le vocabulaire adopté, je reconnais volontiers que de telles idées sous-tendent ma démarche. Je n’ai pas voulu cependant que dans cet ouvrage, elles la dominent, car l’objectif ici est d’examiner des dynamiques socio-politiques contemporaines telles qu’elles se donnent à voir et non telles qu’on pourrait les imaginer dans une perspective résolument transnationaliste, cosmopolitique et « décoloniale ». Il ne s’agit sûrement pas de rejeter une telle démarche critique, mais seulement de l’arrimer à un travail d’analyse plus « froide » portant sur des dynamiques concrètes.
* * *
Note de terminologie
Le terme « immigré irrégulier » me paraît le plus approprié pour désigner les immigrés qu’on décrit couramment en anglais non stigmatisant comme undocumented ou unauthorized. J’ai renoncé à l’usage du terme « sans-papiers » parce que, comme l’explique Sébastien Chauvin, sociologue qui a effectué un long travail de terrain en milieu immigré aux États-Unis, « les immigrés irréguliers sont rarement “sans papiers” à proprement parler. Ce qui sépare les habitants “légaux” des habitants “illégaux” d’un pays est moins aujourd’hui la possession de papiers que la qualité et la légitimité inégales de ces derniers. » (Voir Sébastien Chauvin, « En attendant les papiers. L’affiliation bridée des migrants irréguliers aux États-Unis », Politix, vol. 22, n° 87, 2009, p. 59-60.) Les notions d’« immigré illégal » et de « clandestin » ne me satisfont pas, puisqu’elles peuvent contribuer elles aussi, qu’on le veuille ou non, à l’image stigmatisante de l’immigré perçu comme criminel. Je m’explique plus longuement sur ces questions de terminologie au chapitre 3, sous la rubrique « La désignation des immigrés en situation irrégulière ».
NOTES
[1] . Voir Alan I. Abramowitz, The Disappearing Center : Engaged Citizens, Polarization and American Democracy, Yale University Press, 2010.
[2] . Human Rights Immigrant Community Action Network (une initiative du National Network for Immigrant and Refugee Rights), « Guilty by immigration status. À report on U.S. violation of the rights of immigrant families, workers and communities in 2008 », septembre 2009, p. i : http://www.nnirr.org/hurricane/Guil...
[3] . Nicholas De Genova, « The Legal Production of Mexican/Migrant “Illegality” », Working the Boundaries. Race, Space and « Illegality » in Mexican Chicago, Duke University Press, 2005, p. 213-249.
[4] . Voir Andreas Wimmer et Nina Glick Schiller, « Methodological Nationalism, the Social Sciences, and the Study of Migration : An Essay in Historical Epistemology », International Migration Review, vol. 37, n° 3, automne 2003, p. 576-610.
[5] . Cf. Loïc J.D. Wacquant, « For an Analytic of Racial Domination », Political Power and Social Theory, vol. 11, 1997, p. 221-234.
[6] . Voir Jeffrey S. Passel, D’Vera Cohn et Ana González-Barrera, Net Migration from Mexico Falls to Zero – and Perhaps Less, Pew Hispanic Center, 23 avril 2012.
[7] . Voir, sur ce problème, les travaux de la philosophe Linda Bosniak, notamment The Citizen and the Alien : Dilemmas of Contemporary Membership, Princeton University Press, 2006.
[8] . Jennifer Gordon, juriste proche de l’AFL-CIO, s’est ingéniée à élaborer un régime juridique de reconnaissance obligatoire des droits sociaux des travailleurs qui traversent des frontières au sein des Amériques. Voir « Transnational Labor Citizenship », Southern California Law Review, vol. 80, n° 3, 2007. La démarche est à la fois semi-utopique et étonnamment concrète.
[9] . Voir, par exemple, Ramón Grosfoguel, Nelson Maldonado-Torres, José David Saldívar, « Latin@s and the “Euro-American Menace” : The Decolonization of the U.S. Empire in the Twenty-First Century » dans R. Grosfoguel, N. Maldonado-Torres, J. D. Saldívar (éds.), Latin@s in the World System, Paradigm Publishers, 2005, p. 3-27.
[10] . Cf. Edgar Morin et Sami Naïr, Une politique de civilisation, éd. Arléa, 1997.