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Soixante ans de départementalisation à La Réunion : une sociologie des mutations de l’organisation sociale et de la structure de classe en contexte postcolonial

Nicolas Roinsard
CRESPPA (UMR 7217), équipe GTM, CNRS Pouchet, Paris. Université Blaise Pascal, Clermont-Ferrand.

citation

Nicolas Roinsard, "Soixante ans de départementalisation à La Réunion : une sociologie des mutations de l’organisation sociale et de la structure de classe en contexte postcolonial ", REVUE Asylon(s), N°11, mai 2013

ISBN : 979-10-95908-15-9 9791095908159, Quel colonialisme dans la France d’outre-mer ? , url de référence: http://www.reseau-terra.eu/article1278.html

résumé

La départementalisation de La Réunion votée en 1946 annonce tout un ensemble de mesures politiques, économiques et sociales destinées à impulser le développement de l’île dans une logique de rattrapage et d’égalité avec la métropole. Si l’on s’attache à la description des progrès apportés sur le plan de la santé, de la couverture sociale, de la démographie, de l’instruction, de l’habitat et plus largement des infrastructures, nul doute que ce développement aura été aussi rapide qu’effectif. De même, si l’on observe les transformations du paysage sociologique local sous l’angle du passage d’une société traditionnelle et rurale à une société moderne dominée par une économie tertiaire, le constat d’une transformation radicale de l’organisation socioéconomique est sans appel. Mais si l’on s’intéresse, en revanche, à la structure sociale de la société réunionnaise, c’est-à-dire à la manière dont cette société organise la distribution des groupes ou classes dans l’espace social, force est de reconnaître que de réelles inerties subsistent de la société de plantation coloniale. Dans l’ensemble, malgré l’émergence d’une classe moyenne qui a eu pour effet d’affaiblir la structure binaire de la société antérieure, les groupes qui occupaient hier les positions sociales respectivement dominées et dominantes continuent très largement de les occuper aujourd’hui.

Mots clefs

« La compréhension de la société réunionnaise d’aujourd’hui doit toujours prendre en compte un certain nombre d’aspects qui se rapportent à l’histoire de sa constitution et à sa structure sociale. (…) Un point qui marque [cette société] se rapporte à la violence de son histoire, avec les stratifications sociales de la société de plantation et/ou d’habitation et leurs continuités à travers les positions d’autorité et de domination dans les structures sociales actuelles ; ces aspects historiques devant être conjugués avec l’évolution sociale et économique consécutive à la départementalisation et engendrant de nouvelles formes de précarisation » (Ghasarian, 2008b, p.13).

« Le principal symptôme répétitif de la société réunionnaise et peut-être de toute société “domienne”, est le contraste entre l’immobilité permanente de la structure profonde et les changements rapides des modes de vie en surface. Mais si les modes de vie changent rapidement, les mondes de vie des populations organisées en différents milieux socio-culturels, eux, restent cloisonnés et ce phénomène constitue l’essentiel d’une fracture sociale persistante sous l’apparence d’une assimilation rapide de la modernité » (Cambefort, 2008, p.74).

Peu de travaux, dans les sciences sociales contemporaines, interrogent le postcolonial dans l’Outre-Mer français. Que l’on se réfère en effet à la littérature des postcolonial studies, largement dominée depuis une trentaine d’années par la recherche anglo-américaine, ou aux travaux plus récents de chercheurs français autour du passé et du présent colonial en France, force est de reconnaître que cette question souffre d’un impensé sociologique. Ainsi, dans son ouvrage de synthèse sur les postcolonial studies, N. Lazarus ne mentionne tout simplement pas les départements et territoires français d’Outre-Mer (DOM-TOM) dans sa longue fresque chronologique retraçant, d’un côté, l’ensemble des événements historiques et géopolitiques du XXème siècle que l’on peut inclure dans le champ des recherches postcoloniales (classés selon une nomenclature en quatre temps : colonisation, anticolonialisme, décolonisation et postcolonial) et, de l’autre, la littérature postcoloniale (autobiographies, études postcoloniales, discours colonial, poésie, etc.) associée à ces événements (2006, pp.21-57) [1]. Les études postcoloniales ne traitent, pour l’essentiel, que des anciennes colonies devenues indépendantes au cours du XXème siècle. Partant, la situation postcoloniale se lit ici au travers de la mainmise des grandes nations de l’Occident sur les modes de représentation (Said, 1978 ; Spivak, 2009), de gestion politique et de développement économique des pays nouvellement indépendants [2].

Du côté de la recherche française, l’engouement récent de politistes et d’historiens autour de la question postcoloniale est très largement circonscrit à l’analyse des inégalités, des discriminations et des difficultés d’intégration que peuvent connaître, en France métropolitaine, les « enfants de l’immigration », rebaptisés dans cette perspective « les enfants de la colonisation » ou – pour reprendre la terminologie du mouvement né suite à l’appel du 18 janvier 2005 – les « Indigènes de la République ». « La “fracture sociale” qui traverse les sociétés développées, serait ainsi, dans les anciennes puissances coloniales, le produit lointain de la “fracture coloniale”, qui se trouverait par-là même réactualisée et réactivée » (Chevallier, 2007, p.370) [3]. À la lecture des nombreux ouvrages et articles parus en France ces dix dernières années, on peut penser que l’espace au sein duquel le postcolonial s’exerce dans la société française se limite très largement à l’ancienne métropole coloniale, et si peu dans l’Outre-Mer [4]. Une représentation qui semble d’autant plus faible dans la littérature française si l’on considère, avec F. Vergès (2009) et Y. Lacoste (2006), que l’on peut « dater les débuts du nouveau débat sur le colonialisme et ses diverses conséquences à 1998, année du cent cinquantième anniversaire de l’abolition de l’esclavage dans les colonies françaises de l’époque, c’est-à-dire en Guyane, Guadeloupe, Martinique et Réunion. Célébré à juste titre dans les actuels départements d’outre-mer, cet anniversaire y fut l’occasion de dénoncer les durables séquelles de la période esclavagiste, mais aussi d’évoquer la persistance d’une situation plus ou moins de type colonial par rapport à une lointaine métropole » (Lacoste, 2006).

Il faut donc, a contrario, se plonger dans la littérature antillaise et réunionnaise pour entrevoir la question postcoloniale appliquée à l’Outre-Mer. Entrevoir car, comme le soulignent P. Bruneteaux et U. Zander dans l’introduction de ce dossier, si « la science sociale “domienne” est de part en part traversée par les problématiques des effets persistants de l’esclavage et du colonialisme (…), rares sont les auteurs qui posent la question des propriétés du colonial dans un monde qui n’est plus entièrement colonial ». Cette question, que l’on peut légitimement poser à l’endroit des nations nouvellement indépendantes et des anciennes métropoles coloniales, semble pourtant d’autant plus pertinente s’agissant des quatre vieilles colonies françaises pour qui la décolonisation n’a pas pris la forme de l’indépendance mais, à l’inverse, celle de l’inclusion politique via la départementalisation votée le 19 mars 1946 [5]. Comme le souligne très justement S. Chane-Kune : « Mettre fin à une situation coloniale en resserrant les liens entre la colonie et la métropole, voilà un scénario inédit dont la logique intrigue plus d’un observateur depuis un demi-siècle » (1996, p.7). Ce scénario de « décolonisation intra-française » (Combeau, 2010) pose en effet très clairement la question de la continuité coloniale dans les relations politiques et économiques entre l’île et la métropole mais aussi, plus largement, sur le plan de la culture (la départementalisation étant largement assimilationniste) ainsi que sur celui de l’organisation sociale de la société locale, longtemps structurée selon une même et double division de classe et de « race » [6].

C’est très précisément au prisme d’une sociologie de l’organisation et de la stratification sociales que nous abordons ici le paradigme postcolonial à La Réunion – paradigme étudié sous l’angle des continuités davantage que des ruptures sociologiques avec le fait colonial. Notre propos se rapporte moins, en ce sens, à une science politique qui viserait à déterminer si ce qu’il reste de colonial dans le postcolonial serait délibérément le fruit de politiques néocoloniales, même si nous abordons cette question, en creux, en présentant les mesures politiques de la départementalisation ainsi que leurs effets sociaux. À partir d’un passage en revue (forcément partiel) de la littérature sociologique, anthropologique et économique qui a été produite sur la société réunionnaise au cours de ces dernières décennies – littérature dans laquelle j’inclus mes propres travaux engagés depuis une quinzaine d’années autour des questions de pauvreté, de travail, d’emploi et de protection sociale à La Réunion –, cet article vise à mettre en tension, d’un côté, les transformations de l’organisation sociale et, de l’autre, les lignes d’inertie relatives de la structure de classe. De la société traditionnelle et coloniale à la société moderne et démocratique, on observe en effet une inertie relative dans la distribution et la hiérarchisation des groupes sociaux et « culturels » [7], inertie particulièrement visible aux deux extrémités de l’échelle sociale et qui pèse de tout son poids sur les espaces et les possibles de la mobilité sociale. Il ne s’agit pas, dans notre esprit, d’ignorer les rapports de classe au profit des seuls rapports de « race » en réifiant ces derniers, mais plutôt de poser la question d’un continuum relatif de la stratification socio-raciale dans la société réunionnaise contemporaine, en le rapportant plus largement au contexte politique et économique de la départementalisation et aux changements sociaux à l’œuvre. Parmi ces changements, on note en particulier l’émergence d’une classe moyenne qui a justement eu pour effet d’atténuer la structure binaire de la société antérieure, ce qui, de fait, peut rendre aussi plus complexe l’objectivation des lignes d’inertie qui existent par ailleurs. Si, dans ce nouveau cadre sociologique, les rapports de classe prennent le pas, petit à petit, sur les rapports de « race » [8], ils ne les effacent pas totalement compte tenu, d’une part, des mécanismes de reproduction sociale particulièrement prégnants dans cette société historiquement très inégalitaire et, d’autre part, « de l’efficacité des processus mentaux et de leur contenu symbolique qui non seulement régissent les hiérarchies, comprises comme l’application d’un principe d’ordonnancement vertical des individus et des groupes, mais également gouvernent les séparations sociales qui peuvent être revendiquées de l’intérieur même des groupes ainsi constitués » (Bonniol, 2011, p.102).

Cette réflexion autour des mutations conjointes de l’organisation sociale et de la structure de classe en contexte postcolonial se présente en quatre parties. Agencée selon une logique argumentative qui nous fait passer du plus visible au moins visible, cette sociologie s’ouvre par une description des mesures et des mutations effectives et rapides impulsées par la départementalisation au nom d’une politique de rattrapage et d’égalité avec la métropole. Sont discutées, dans un second temps, les limites de ce développement [9] et la situation postcoloniale qui en résulte en partie à travers la persistance des inégalités internes et externes. Nous traitons, dans un troisième temps, de l’épineuse question de l’évolution de la structure de classe et de « race » à La Réunion, avant de conclure, dans une quatrième partie, sur les conditions de reproduction de la pauvreté et des rapports de dépendance dans les milieux créoles historiquement dominés.

1. La Réunion sous la départementalisation ou la mise en œuvre d’une politique de rattrapage et d’égalité avec la métropole

Dès 1946, puis tout au long des décennies suivantes, la départementalisation est présentée par l’État comme une politique de développement, de rattrapage et d’égalité avec la métropole. Il s’agit, pour reprendre les mots de l’époque, de rompre avec l’ère coloniale et de « faire des DOM des départements comme les autres » en s’assurant que leurs indices économiques et sociaux se rapprochent progressivement de la moyenne nationale. Le chantier est énorme. En 1946, La Réunion est une société largement sous-développée marquée par trois siècles de colonisation qui auront contribué à maintenir la population dans des conditions de vie rudimentaires. Tous les indicateurs classiques de développement sont au rouge : habitat, santé, éducation, infrastructures collectives, démographie, droits (droits sociaux, droit du travail, droits civiques…), etc. L’étendue des progrès à apporter explique aussi les effets différés de la départementalisation, lesquels ne commenceront à être effectifs qu’à partir des années 1960 et 70.

Les mutations les plus significatives de la société réunionnaise au cours de ces premières années de départementalisation concernent l’habitat et la santé, suivis dans un deuxième temps des équipements collectifs (écoles, hôpitaux, routes, électrification, réseaux d’eau potable, etc.), la démographie, la scolarisation, la protection sociale, la transformation de l’appareil productif et la consommation de masse. Sans entrer dans une présentation exhaustive de tous ces progrès, quelques indicateurs méritent d’être soulignés pour prendre la mesure des changements sociaux à l’œuvre. Dans bien des domaines (démographie, éducation, économie, habitat et urbanisation, etc.), La Réunion a parcouru en moins de cinquante ans ce que bien des pays européens ont parcouru en un siècle et demi. C’est le cas, par exemple, de la transition démographique et, ce qui lui précède, de la révolution sanitaire. Dans les années 1950, le paludisme sévissait et l’on mourait encore couramment de fièvres. Avec les progrès apportés en matière d’hygiène et d’offre de soins, l’espérance de vie est passée de 50 ans en 1951 à 76,7 ans en 1990, et le taux de mortalité infantile de 164 ‰ à 8,1 ‰ sur la même période (Lopez, 1996). Ces progrès sanitaires ont permis à La Réunion de réaliser en un temps record sa transition démographique, avec une baisse sensible de la mortalité entre 1946 et 1967, et une baisse de la natalité réellement enregistrée qu’à partir des années 1990.

Les mutations de l’habitat et les progrès en matière de confort sont tout aussi spectaculaires. Jusque dans les années 1950, l’habitat dominant est composé de paillotes (habitat végétal) et de cases en bois, soit des constructions particulièrement vétustes, en grande partie détruites à chaque passage de cyclone. La loi « anti-bidonville » du 14 décembre 1964 consacre l’urbanisme de masse avec, en particulier, la construction de nombreux logements sociaux. Si le bâti s’améliore petit à petit, les ménages demeurent le plus souvent dans une situation de surpeuplement compte tenu du niveau soutenu de la croissance démographique. Au recensement de 1967, on compte en moyenne 5,1 personnes par logement contre 4,4 en 1954, les logements étant le plus souvent composés d’une ou de deux pièces, avec un niveau de confort assez sommaire (Pavageau, 1996). Ainsi, en 1954, 13 % des logements disposent de l’électricité et 17 % de l’eau courante, puis respectivement 28 % et 29 % en 1967, pour atteindre enfin 71 % et 82 % en 1982. Aujourd’hui, à quelques exceptions près, tous les ménages disposent de ces équipements.

Parallèlement à ces mutations des unités domestiques, c’est toute l’île qui est en mouvement : le réseau routier se développe (130 km en 1946, contre 1300 en 1994) et, avec lui, le parc automobile (56 000 véhicules en 1972, contre 234 600 en 1999) ; le commerce de quartier cède la place à la grande distribution (un supermarché recensé en 1981, pour 89 en 1988), annonçant par là-même l’avènement de la société de consommation de masse ; les transports aériens se développent et atténuent, de fait, l’isolement insulaire de La Réunion ; l’espace médiatique se renouvelle et se démocratise à partir des années 1980 ; la population, majoritairement analphabète dans les années 1960, accède de manière massive à la scolarisation ; etc. Avec la densification de l’habitat, le développement des équipements individuels et collectifs, la diffusion de nouveaux moyens d’information, d’éducation et de communication, la société réunionnaise devient résolument moderne, ouverte sur le monde, perméable à la diffusion de nouveaux modes de vie calqués sur les standards métropolitains, sans pour autant les épouser totalement – les dynamiques culturelles à l’œuvre devant être analysées sous l’angle d’un triple mouvement d’acculturation, de créolisation et de réinventions culturelles (Ghasarian, 2002).

Ce développement, qui ressemble en bien des points à celui observé dans les sociétés postindustrielles, reste largement atypique en ce sens qu’il s’inscrit résolument dans une politique de rattrapage orchestrée par la métropole, bien plus que dans une logique de développement économique. On ne peut, en effet, commenter le développement de l’île sans évoquer l’accroissement des transferts publics et, ce qui lui est en partie lié, la croissance des importations. Sur ce dernier point, quelques chiffres suffisent pour bien comprendre la nature exogène de ce développement. En 1955, le taux de couverture de l’île – c’est-à-dire le rapport de la valeur des exportations sur celle des importations – était de 98 %, contre à peine 8 % en 1996. Jusque dans les années 1950, la dynamique des échanges commerciaux est strictement coloniale : le principal partenaire commercial est la métropole, tandis que le niveau des importations est conditionné par les possibilités financières issues des exportations. La balance commerciale est certes équilibrée, mais la population réunionnaise souffre alors de graves pénuries. L’avènement de la société de consommation, largement médiatisée par les premiers fonctionnaires venus de la métropole et de ses Trente Glorieuses, ne se réalise qu’au prix d’un accroissement massif des transferts publics et des importations en provenance de métropole (biens de consommation, biens intermédiaires, matières premières, bien d’équipements, etc.). L’extension des prestations sociales à La Réunion a été, de fait, l’un des facteurs les plus déterminants de la croissance des revenus des ménages. Quasi inexistantes avant 1960, celles-ci ont été multipliées par 26 en francs constants de 1961 à 1995 (Le Cointre, 1996). La part des prestations sociales dans le revenu disponible brut des ménages passe ainsi de 15 % en 1961 (20 % en métropole) à 45 % en 1995 (36 % en métropole). En 25 ans, de 1970 à 1995 précisément, le revenu moyen par habitant a ainsi été multiplié par plus de 11 (Hautcoeur, 1996). Si cette progression importante a permis de combler une part du retard avec la métropole, on note encore une différence à l’époque d’environ 45 % à l’avantage des ménages métropolitains.

En représentant plus de la moitié des revenus totaux des ménages les plus pauvres, les revenus de transfert ont incontestablement favorisé l’accès d’une grande partie de la population à des biens de consommation dont elles étaient jusqu’alors exclues. Cette importance des transferts sociaux dans les économies familiales est d’autant plus significative que le niveau de cotisation à La Réunion est très inférieur à celui des prestations. Ceci s’explique, d’une part, par la jeunesse de la population réunionnaise qui pèse ainsi sur le nombre d’actifs cotisants (en 1990, 40 % de la population est âgée de moins de 20 ans) et, d’autre part, par la faiblesse historique du salariat. C’est, en quelque sorte, la face obscure du développement de l’île car si beaucoup d’indicateurs mentionnés ici dénotent avec force des progrès apportés par la départementalisation, une sociologie de l’emploi, du chômage et de la pauvreté montre à l’inverse combien ce développement reste, à ce jour, inégal et inachevé. Au-delà de la description de ces limites, il importe également, dans une perspective plus critique qui pose explicitement la question postcoloniale, de s’interroger sur les effets – directs et indirects – de la départementalisation dans la (re)production de ces inégalités.

2. Un développement inégal et inachevé

2.1. Du développement de l’agriculture au sous-développement du monde rural

Si la date du 19 mars 1946 signe, de facto, l’intégration politique de La Réunion dans la République française, l’intégration économique et sociale de l’ancienne colonie sera pour sa part beaucoup plus longue à être mise en œuvre, et reste à ce jour inachevée. Au lendemain de la départementalisation, l’île est toute entière orientée vers son économie d’exportation coloniale, à savoir la monoculture sucrière. Celle-ci intègre alors les deux tiers des travailleurs. Les premières mesures économiques de la départementalisation sont largement orientées vers le secteur sucrier au sein duquel de grandes inégalités subsistent de la société de plantation coloniale. Les terres sont inégalement distribuées et les grands propriétaires bénéficient d’un relatif monopole leur permettant, via le colonat partiaire qui est une forme dérivée de métayage, de reproduire une domination sur la masse des ouvriers agricoles et des colons journaliers. En affichant une volonté de rupture avec l’organisation sociale de la société coloniale, la politique agricole engagée à l’époque va susciter de nombreux espoirs dans le monde rural réunionnais.

En premier lieu, la pratique du colonage – coutumière depuis son développement vers la fin du XIXe siècle – prend un aspect légal en 1945, l’objectif étant de limiter les abus des propriétaires vis-à-vis des colons. Encore une fois – car les périodes postabolitionniste et postcolonialiste dans l’île sont marquées par des écarts entre règle de droit et pratiques de domination héritées du passé –, la coutume ne disparaîtra pas ici par la seule voie d’une ordonnance, et continuera largement de structurer les relations entre colons et propriétaires. Par exemple, le partage des récoltes se fera encore bien souvent selon la règle du tiers (un tiers de la récolte pour le bailleur et deux tiers pour le colon) et non du quart comme le stipule alors la loi. Quand on sait également que la moitié des colons sont à l’époque propriétaires de leur logement mais pas du sol qui appartient le plus souvent à leur bailleur (Lefèvre, 1989), on devine par conséquent la reproduction des inégalités et des relations de dépendance entre les deux parties. L’analyse que l’on peut faire du colonage est de ce fait ambivalente, « entre ceux qui y voient une continuation des plantations esclavagistes, considérant les colons comme exploités et totalement soumis au propriétaire, et ceux qui au contraire les considèrent comme disposant d’une certaine autonomie par rapport à un propriétaire qui établirait des relations paternalistes avec eux » (Faugère, 1993, p.15). On comprend, dans ces conditions, pourquoi le second temps de la politique agricole visera à favoriser l’accès des colons à la propriété foncière…

Une longue réforme agraire voit ainsi le jour en 1964 avec la création de la Société d’aménagement foncier et d’établissement rural (SAFER) [10]. Celle-ci se charge d’acheter des terres pour les revendre dans des conditions favorables à une multitude de colons des grandes propriétés. Et le travail est d’envergure quand on sait qu’en 1970, les grandes propriétés (50 hectares et plus) ne représentent que 0,7 % des exploitations agricoles mais possèdent en revanche 61 % de la Surface agricole utilisée. En privilégiant l’accès à la propriété (on recense un peu plus de 3500 « attributaires SAFER ») à l’accroissement des superficies exploitées, la réforme foncière a de ce fait exclu de son champ d’application les nombreux petits paysans qui, suite à une succession d’héritages familiaux, possédaient une terre certes, mais beaucoup trop petite pour en tirer le moindre profit. Si les colons qui ont vu leurs superficies d’exploitation augmenter ont pu profiter de cette réforme, la masse dominante ne sera pas en mesure, pour sa part, de produire à une économie d’échelle suffisante sur un marché (celui du sucre) de plus en plus concurrentiel. Beaucoup d’entre eux bénéficieront du Revenu minimum d’insertion (RMI) à la fin des années 1980. C’est pourquoi « le rôle ambigu de la SAFER dans le désengagement des grands propriétaires des activités agricoles a souvent fait l’objet de critiques : elle leur a permis de vendre leurs terres [et prioritairement les moins fertiles] dans des conditions très favorables et d’abandonner le secteur agricole au profit d’activités plus rentables » (Chane-Kune, 1996, p.52), en particulier les activités commerciales liées à l’import-distribution. Une dernière mesure enfin, largement financée par la France et l’Europe, aura à son tour des effets néfastes sur le monde agricole et plus particulièrement sur sa main d’œuvre. Le Plan de modernisation de l’économie sucrière conclu pour la période 1974-1982 encourage les investissements de productivité (concentration et modernisation des usines et des exploitations agricoles) lesquels entraînent, de fait, l’envol du chômage.

Aussi les analyses économiques et sociales de la politique agricole ultramarine sont-elles généralement assez dures. Si la monoculture sucrière a historiquement contribué au sous-développement de toute une partie du monde rural, les rapports de production capitalistes encouragés par la départementalisation n’ont fait que prolonger ce sous-développement (Lauret, 1978 ; Chane-Kune, 1996). Malgré une politique de redistribution des terres, les familles dynastiques ont conservé une position économique dominante en supportant bien mieux que les petits colons la nouvelle conjoncture sur le marché du sucre. Dans la prolongation de cette analyse critique, J.-P. Cambefort rappelle pour sa part combien l’on ne peut comprendre la place de choix que continue d’occuper l’économie sucrière dans les politiques économiques agricoles sans s’en référer, plus largement, à une analyse postcoloniale : « L’économie sucrière moribonde est totalement assistée et maintenue artificiellement pour conserver les intérêts des communautés endogames et dominantes directement connectées au pouvoir central. L’entêtement à promouvoir la filière canne-sucre-rhum est, par excellence, le signe d’une cécité des institutions à envisager une réforme complète de l’agriculture, maintenant en place les féodalités économiques et sociales. Les intérêts monopolistiques des dynasties sucrières réunionnaises sont entretenus par tout un système de dérogations fiscales et d’exceptions négociées par les réseaux politico-économiques que ces familles entretiennent avec les ministères parisiens et le parlement européen. Car l’économie de plantation, malgré ses adaptations modernes apparentes, représente bien plus qu’une simple économie. C’est la pérennité de certains modèles ancestraux de relation sociale fondées sur la dominance et le paternalisme des notables de la terre sur une population de colons et de travailleurs saisonniers maintenus dans la dépendance et l’absence d’initiatives » (2001, pp.252-253) [11].

2.2. Une économie divisée : tertiairisation des emplois et chômage de masse

À partir des années 1960, La Réunion connaît simultanément le déclin de sa société rurale, le développement d’un salariat fortement lié à la fonction publique et l’avènement d’un chômage de masse alimenté par une situation de sous-emploi. En l’espace de seulement une génération, l’agriculture est passée d’une position dominante dans l’emploi local, à une position tout à fait marginale. Les effectifs de main d’œuvre dans l’agriculture ont enregistré une chute très importante, en valeurs absolues et davantage encore en valeurs relatives : 38 100 personnes sont recensées en 1961 (soit 43,6 % de la population active), 24 800 en 1974 (22 %), et enfin 13 000 en 1990 (7 %). Parallèlement, l’économie locale se tertiairise sous l’effet de la mise en place de nombreux équipements publics et de services administratifs, lesquels ont généré de nombreux emplois. En permettant ensuite aux ménages de bénéficier de diverses prestations sociales, la départementalisation a impulsé dans l’île l’émergence de la société de consommation et, de ce fait, des activités commerciales autour de l’import-distribution. De nos jours, le secteur tertiaire occupe 83 % des salariés et regroupe à lui seul plus de 9 créations d’emploi sur 10 (INSEE, 2010). L’industrie et les BTP représentent pour leur part 15 % de l’emploi salarié. Ce passage d’une économie dominée par les emplois du secteur primaire à une économie dominée par les emplois du secteur tertiaire, sans phase intermédiaire caractérisée par un développement des emplois industriels, est relativement atypique. La Réunion, pour reprendre les termes de J. Benoist (1976), devient une « société pseudo-industrielle » dont les mutations de l’appareil productif ont pour effet de laisser toute une masse de travailleurs ruraux en marge de l’emploi salarié. En clair, les ouvriers agricoles d’hier seront rarement les employés de demain…

Le déclin des emplois agricoles a donc pour corollaire l’envol du chômage. En 1967, date à laquelle le chômage est mesuré pour la première fois dans l’île, le taux enregistré est de 11 %, taux ramené à 23 % si l’on inclut les 16 000 personnes considérées alors en sous-emploi. Il ne cessera de croître durant les décennies suivantes pour atteindre un niveau record de 36,5 % en 2000 au sens du BIT, 42 % au sens du recensement de la population. En 2011, le taux de chômage au sens du BIT est de 29,5 %. La pression démographique que connaît l’île depuis un demi-siècle est une première explication du niveau élevé du chômage. À titre d’exemple : dans les années 1970 et 80, la population active croît deux fois plus vite que le niveau de l’emploi. Les jeunes sont particulièrement touchés par cette relation entre démographie et emploi : le taux de chômage des 15-24 ans avoisine les 60 % depuis une dizaine d’années. Deux autres causes majeures expliquent le chômage de masse à La Réunion. On relève, en premier lieu, une forte corrélation entre la croissance du taux de chômage et celle du taux de l’activité féminine. Ce dernier a plus que doublé en l’espace de 30 ans, passant de 22,7 % en 1967 à 50,4 % en 1999. Ensuite, le niveau de qualification exigé au sein du secteur tertiaire a longtemps pénalisé – et, dans une moindre mesure, pénalise encore aujourd’hui – les chômeurs réunionnais, en grande majorité peu ou pas qualifiés.

2.3. Une politique éducative longtemps postcoloniale

La question de la scolarisation et de la qualification est centrale dans une analyse de la situation postcoloniale dans les départements d’Outre-Mer. Une sociologie de l’emploi, du chômage et des inégalités à La Réunion ne peut faire l’économie en effet d’une sociologie de l’éducation et des politiques éducatives. Le passage d’une économie rurale à une économie tertiairisée suppose de développer l’offre de formation. Or, dans les années 1960, alors que la majorité de la population réunionnaise est analphabète, les conditions ne semblent pas véritablement réunies pour que l’institution scolaire se développe à hauteur des besoins observés. Jusqu’en 1970, le développement de l’enseignement est principalement axé sur le primaire, l’enjeu étant avant tout d’accueillir de manière massive les plus jeunes enfants dans cette société qui n’a pas encore achevé sa transition démographique. Seules les élites accèdent de manière prolongée à l’enseignement secondaire. Ainsi, sont recensés parmi la population âgée de 15 ans et plus : 9 % de diplômés en 1954, 11 % en 1961 et 13 % en 1974, soit une légère augmentation de quatre points en l’espace de 20 ans. L’inertie du système scolaire participe ainsi à l’époque, de manière avouée ou non, de la reproduction et de la stabilité du système social. Aussi spectaculaire soit-elle avec le développement massif de l’enseignement secondaire et supérieur, la phase de rattrapage initiée dans les années 1970 et 80 ne permettra pas aux jeunes Réunionnais d’atteindre des niveaux de diplômes très élevés (Damaret, 1996 ; Tupin, 2008). En 1990, 70 % de la population de 15 ans et plus étaient encore dépourvus de diplômes, tandis que 20 % détenaient un niveau CEP, BEPC, CAP ou BEP.

Si elle s’observe, d’abord, par une offre de formation longtemps lacunaire qui aura ainsi justifié l’arrivée massive de Métropolitains dans l’île pour occuper les emplois privilégiés de la fonction publique et du secteur sanitaire (médecins, pharmaciens, etc.) [12] lesquels participent alors de l’émergence d’une classe moyenne, la situation postcoloniale de La Réunion s’explique également par la politique assimilationniste mise en œuvre dans le cadre de la départementalisation, particulièrement prégnante au sein de l’institution scolaire. La langue de l’école, et plus largement de l’administration, est le français, tandis que la langue dominante parlée quotidiennement par 80 % des Réunionnais est le créole. Si, aujourd’hui, les pratiques langagières créole/français s’inscrivent de plus en plus dans une forme de « bilinguisme égalitaire » où chaque langue répond à une fonction sociale précise (Vitale, 2004), elles ont longtemps été regardées sous l’angle de la diglossie. Ainsi, pour beaucoup d’intellectuels réunionnais, la supériorité symbolique de la langue française sur la langue vernaculaire explique pour une bonne part l’importance historique de l’échec scolaire à La Réunion. Lorsqu’un enfant âgé de 4 ans découvre l’école, il doit composer avec une autre langue que celle sur laquelle s’est appuyée sa socialisation primaire [13]. Comme le souligne l’anthropologue L. Pourchez sur la base de plusieurs années de formation dispensée aux enseignants du premier degré exerçant à La Réunion : « Cette méconnaissance (ou ce manque de prise de conscience) des conditions de la première socialisation des enfants amène les enseignants à émettre divers jugements de valeurs à l’égard de leurs élèves. Ceux-ci sont en permanence comparés à une population de référence de Français de métropole alors que les conduites favorisées par les familles dans une culture sont différentes de celles encouragées dans l’autre. Les résultats des enfants sont alors obligatoirement différents les uns des autres. Ici des élèves débrouillards, possédant un bon niveau de développement moteur mais un développement langagier relativement limité, là des enfants dont le développement moteur est moindre mais le développement langagier plus important. Enfin, il serait sans doute souhaitable (et l’expression est faible) que des élèves créolophones soient évalués au regard de leurs compétences dans leur langue maternelle et non selon des performances fournies dans une langue seconde » (2010, pp.91-92).

La thèse de P. Bourdieu et de J.-C. Passeron (1964 et 1970) selon laquelle l’école française ne garantit pas l’égalité des chances mais, au contraire, consacre les inégalités de capitaux culturels des enfants issus de différents milieux sociaux, trouve un écho particulièrement juste en société créole. L’enquête Famille (INSEE) de 1997 montre très bien par exemple combien la pratique du créole en famille diminue au fur et à mesure que l’on monte dans l’échelle sociale. Les enfants de milieux populaires arrivent donc à l’école avec une moindre aisance dans l’usage du français. La distorsion culturelle qui existe entre le cadre de la socialisation primaire et celui de l’institution scolaire se prolonge ainsi sur le marché du travail qui, à son tour, consacre les inégalités scolaires en reléguant les individus les moins qualifiés sur les emplois les moins protégés. Des emplois qui, par ailleurs, sont en nombre très important à La Réunion.

2.4. Une intégration salariale inégale et lacunaire

Parallèlement à l’envol du chômage, le marché du travail local se caractérise en effet par une structure de l’emploi fortement inégalitaire avec, d’un côté, des emplois garantis (surreprésentés par les emplois de la fonction publique) et, de l’autre, des emplois non garantis dans la durée (avec, notamment, une part importante d’emplois saisonniers liés aux campagnes sucrières qui ont lieu deux fois par an). Ainsi, sur 79 600 salariés recensés en 1986, seule la moitié dispose d’un emploi permanent à temps complet (données INSEE). À cette discontinuité des trajectoires professionnelles – et donc de revenus du travail – s’ajoute à l’époque un faible niveau de protection sociale. L’histoire politique nous enseigne en effet comment la France a toujours oscillé entre une logique d’égalité sociale (égalité de traitement avec la métropole) et une logique de spécificité (principe de la parité sociale qui conduit le plus souvent à minorer les prestations sociales servies localement) pour légiférer sur les DOM. Cette ambiguïté transparaît dès la Constitution d’octobre 1946 puisque l’article 73 précise : « Le régime législatif des départements d’Outre-Mer est le même que celui des départements métropolitains, sauf exception déterminée par la loi ». Et des exceptions, il y en aura bon nombre, ce qui fera dire à A. Oraison (1985) dans un essai critique sur la politique Outre-Mer que la prise en considération des « spécificités » des DOM sera moins allée dans le sens d’une réduction des inégalités sociales que d’une simple reconnaissance de celles-ci [14].

Paradoxalement, ce sont les personnes les plus fragilisées dans leur situation d’emploi qui sont alors les moins bien couvertes par la protection sociale (Catteau et al., 1992). On comprend, dans ces conditions, pourquoi La Réunion deviendra quelques années plus tard le département record en nombre d’allocataires du RMI (lui même minoré de 20 % sur le niveau métropolitain) : alors qu’en 1989 la population réunionnaise représente 1 % de la population nationale, elle représente 10 % de l’ensemble des allocataires du RMI – chiffre auquel il faudrait encore ajouter le nombre élevé de chômeurs de moins de 25 ans, non éligibles au bénéfice du RMI. La situation ne s’améliorera pas au cours des vingt années suivantes. En 2008, 49 % des Réunionnais vivent sous le seuil de pauvreté national (contre 13 % des Métropolitains) et 36 % bénéficient de la Couverture Médicale Universelle (CMU) complémentaire, contre à peine 6 % en métropole. Par ailleurs – mais le phénomène a largement été observé également en métropole – la mise en œuvre des politiques d’insertion qui accompagnent le RMI participe à son tour de la précarisation de l’emploi. Les emplois atypiques (CDD, contrats aidés, contrats d’intérimaires, apprentissage, stages rémunérés) représentent ainsi 83 % des créations d’emplois entre 1990 et 1999, tandis que les contrats aidés permettent à eux seuls à plus de 50 000 personnes par an d’accéder à l’emploi salarié, soit environ un quart de la population active occupée.

Ce bref tableau de l’évolution économique et sociale de La Réunion au cours des soixante années de départementalisation laisse donc transparaître autant de changements spectaculaires et de progrès sociaux qui attestent du rattrapage en partie réalisé, que de limites inhérentes à ce type de développement exogène. Tout en voyant son niveau de vie sensiblement amélioré sous l’effet de l’économie de transfert, une grande partie de la population réunionnaise demeure exclue de la condition salariale et des protections attachées à cette condition (Roinsard, 2006). Du point de vue de la science politique, la manière dont les DOM sont gérés par la France relève ainsi en bien des points d’une politique postcoloniale : « L’ambition de la métropole est donc moins de nier la réalité des Dom que de ne pas en tenir compte dans la définition de sa politique. En ce sens, son action vise plus à maintenir dans une sorte de statu quo leur situation économique, sociale et politique, que de la transformer. Contrairement à ce qu’elle dit, son objectif principal n’est pas de chercher à assurer les conditions d’un développement économique auto-centré, ou de répondre aux besoins des Dom, puisque cela va à l’encontre d’un certain nombre d’intérêts, mais de les gérer au mieux, c’est-à-dire sans explosions sociales graves et sans contestations politiques locales » (Federini, 1996, p.131) [15]. Les analyses économiques qui expliquent les difficultés de développement des territoires ultramarins vont dans le même sens : « La structure actuelle des échanges commerciaux reste fortement marquée par l’histoire économique, notamment par le pacte colonial [16]. Les exportations sont composées majoritairement de produits issus du secteur primaire (agriculture, pêche, mines) et la France hexagonale est encore aujourd’hui le principal partenaire commercial de ces territoires, notamment des DOM où plus des deux tiers des échanges commerciaux sont franco-français » (Rivière, 2009, p.45). « Les économistes et les acteurs socioprofessionnels s’intéressant aux économies ultramarines s’accordent sur un point. Aujourd’hui, chacune d’entre elles doit trouver la voie de son modèle de développement (…). Un développement moins centré sur un axe ombilical avec la France continentale, et davantage orienté vers l’insertion de ces territoires dans leurs environnements géographiques respectifs reste à établir » (Ibid., p.54). Comme le résume encore J.-P. Cambefort dans un langage qui emprunte davantage à la psychanalyse, les relations – politiques, économiques, culturelles – entre l’île et la métropole demeurent ainsi caractérisées par des rapports de dépendance et d’inégalité avec, d’un côté, une « Mère-trop-(au)-pôle » (2001, p.258) et, de l’autre, une « île en sous-France » (Ibid., p.255).

Ainsi, une première forme de permanence sociologique qui nous est donnée à observer entre la société coloniale et la société de la départementalisation, réside dans la reproduction des inégalités, à la fois externes et internes. Externes dans la mesure où tous les indicateurs de vulnérabilité (seuil de pauvreté, taux de chômage, minima sociaux, CMU, etc.) montrent un écart important entre l’île et la métropole. Le constat est le même s’agissant de l’ensemble des DOM, ce qui fait dire à bien des observateurs que ces départements demeurent, au-delà d’une intégration politique formelle, des territoires français « à part », du point de vue économique d’abord, et politique ensuite avec une citoyenneté minorée [17] et une continuité territoriale inachevée [18]. Internes ensuite car La Réunion demeure une société fortement inégalitaire avec, d’un côté, des groupes sociaux stables et privilégiés, et de l’autre, des groupes instables et précarisés. Pour autant, cette seule observation ne nous permet pas de qualifier la situation de postcoloniale. Pour ce faire, il faut pouvoir mettre en valeur à la fois les lignes d’inertie de la division sociale et « raciale » dans cette société en mutation et les déterminations postcoloniales de ces inerties.

3. L’évolution de la structure de classe et de « race » dans l’organisation sociale : (petites) mobilités et (grande) inertie ?

3.1. Penser la reproduction sociale dans une société en mutation

Tout en pointant le caractère inégal et inachevé du développement mis en œuvre sous la départementalisation, les éléments présentés jusqu’à présent au sujet des mesures et des effets de la départementalisation laissent transparaître de profondes transformations dans le paysage sociologique et économique de la société locale. Dans un texte initialement paru en 2002 et traitant du changement social à La Réunion, M. Watin qualifie ainsi les mutations de la société réunionnaise au cours des quarante dernières années de rapides, profondes et généralisées : « rapides puisqu’elles se déroulent en à peine un tiers de siècle, profondes car elles entraînent une modification radicale de l’organisation sociale et généralisées car elles concernent pratiquement toutes les dimensions de la vie sociale, culturelle et économique » (2008, p.128). Bref, La Réunion est une société en mutation (Watin et Wolff, 2010) et il serait bien risqué de prétendre le contraire…

Pour autant, il nous semble tout autant risqué de ne voir la société réunionnaise qu’au travers de ses mutations, qui plus est lorsque l’on cherche à décrire les lignes de fracture de sa structure sociale. Nous rejoignons en cela les précautions épistémologiques d’un Pierre Bourdieu qui, à la veille de produire ses travaux sur la reproduction sociale, n’a pas voulu sacrifier à l’effet de mode d’une sociologie des mutations, très largement convoquée par ses collègues pour décrire la société française des années 1960. P. Bourdieu a eu cette intuition forte qu’il validera a posteriori : derrière les changements sociaux manifestes se cachaient aussi une certaine inertie sociologique, des stabilités, des constantes, particulièrement prégnantes s’agissant de la construction et de la distribution des inégalités dans l’espace social.

Si la rapidité et l’envergure des changements sociaux à l’œuvre à La Réunion ne fait pas ou peu débat, il nous semble nécessaire en revanche de nuancer le constat d’une « transformation radicale de l’organisation sociale » si l’on veut bien considérer que la division sociale est une composante à part entière de cette organisation, en qualité de principe structurant à la fois la position des groupes ou classes dans l’espace social, et les relations que ces groupes vont nouer ou non entre eux. L’anthropologie du changement social à La Réunion laisse d’ailleurs entrevoir cette question de la nouvelle division sociale, sans l’expliciter plus avant. C’est le cas, par exemple, des travaux récemment publiés par M. Watin et É. Wolff (2010) sous le titre, explicite, La Réunion, une société en mutation. Dans un texte introductif construit comme une invitation à la recherche sous la forme de dix grandes questions, les auteurs insistent de nouveau sur ces transformations « rapides, structurelles, massives et généralisées » mais ajoutent, cette fois-ci, une nuance en se référant à l’histoire douloureuse de l’île, laquelle « pèse encore de tout son poids sur la société locale et constitue le substrat sur lequel se développent les effets de la départementalisation » (Watin et Wolff, 2010, p.4). En particulier, après avoir souligné combien la massification scolaire et l’apparition d’une classe moyenne auront contribué à modifier sensiblement le paysage sociologique de l’île, les auteurs rappellent à juste titre que « pour autant, la société réunionnaise n’est pas plus égalitaire que celle qu’elle remplace : les inégalités produites par la période coloniale ne sont pas effacées et si la mobilité sociale est indéniable pour nombre de jeunes Réunionnais, d’autres supportent toujours le poids de l’histoire et restent en bas de l’échelle sociale, là où furent cantonnés leurs ascendants » (Ibid., p.8). Propos qui nuancent, à mon sens, l’observation précédemment soutenue d’une « modification radicale de l’organisation sociale ». Il importe en effet de bien distinguer ici le cadre sociologique au sein duquel les individus sont distribués, de leur distribution dans cet espace social. Si ce cadre a manifestement muté avec le passage d’une société agraire, paternaliste et repliée sur elle-même à une société moderne, ouverte sur le monde et dominée par une économie tertiaire, la distribution des individus dans ce cadre a pu connaître en revanche une certaine inertie pour les uns, un mouvement pour les autres… Inertie et mouvement qui, du reste, sont bien difficiles à mesurer à l’échelle de la société dans son ensemble…

3.2. Mesures et démesures de la mobilité sociale à La Réunion

Faute, en effet, de pouvoir recourir à des instruments de quantification appropriés à cette société « pluriculturelle » historiquement structurée selon des rapports sociaux de « race », la littérature traitant des transformations de la société réunionnaise abonde en observations et contre-observations au sujet de la mobilité sociale. Pour les uns, les limites et difficultés d’assimilation vécues par les milieux créoles dominés (Simonin et Wolff, 1996) – qui se traduisent en particulier par un faible investissement scolaire et, par voie de conséquence, par l’acquisition d’un faible capital culturel – participent de leur faible mobilité sociale : « L’identité française-européenne est vécue de manière ambigüe chez les communautés exogames et historiquement dominées, alors qu’elle se gère beaucoup mieux chez les communautés endogames et historiquement dominantes. En effet cette identité passe nécessairement par certains critères d’assimilation qui doivent être totalement acceptés sur le plan individuel :

- la maîtrise du français comme langue officielle et internationale ;

- la reconnaissance pleine et entière par la famille de la place et de la fonction de l’école » (Cambefort, 2001, p.128). « La “fracture sociale” constitutive des débuts persiste toujours, derrière l’apparence des politiques égalitaristes et démocratiques et divise toujours la population entre les communautés à fort et à faible capital symbolique. (…) Il existe toujours en effet une corrélation significative, mais officieuse, entre l’origine communautaire et l’occupation de postes à responsabilités, qu’il s’agisse de la haute fonction publique, des grandes entreprises ou de certaines professions libérales. » (Ibid., p.143). Pour les autres, cette mobilité est relativement importante depuis une trentaine d’années, ceci participant ainsi d’une « moyennisation » de la société : « L’augmentation très sensible du niveau de formation des jeunes Réunionnais va en effet modifier la structure sociale basée sur la ségrégation ethnique, au profit d’une nouvelle échelle sociale prenant en compte la position socio-économique des individus. Apparaissent ainsi une nouvelle segmentation en catégories socioprofessionnelles et une classe moyenne qui ne cesse de se développer et qui va être le meilleur diffuseur des valeurs de la modernité occidentale » (Watin et Wolff, 2010, p.8).

Que nous disent, in fine, ces observations et contre-observations si ce n’est qu’il nous manque des outils d’objectivation ? Une sociologie de la division sociale à La Réunion qui cherche à mesurer ce qu’il reste de colonial dans le postcolonial se heurte en effet à un obstacle méthodologique de première importance. Dans le cadre de la société de plantation coloniale, la division sociale est caractérisée par la superposition d’une division de classe et de « race » avec, d’un côté, les familles dynastiques blanches qui contrôlent l’économie sucrière, les hauts-fonctionnaires et la classe politique locale (ce que J.-P. Cambefort nomme le triangle du pouvoir [2001, p.246]), et de l’autre, les Kaf et les Malbar, dont la position sociale dominée est inscrite dans l’organisation politique du régime colonial, et les Petits Blancs, libres depuis le début de la colonisation mais prolétaires du fait de leur exclusion de l’économie sucrière [19]. De nos jours, conformément à notre modèle universaliste républicain qui ignore les différences communautaires, la variable « origine ethnique » n’a pas droit de cité dans la statistique publique. Comment alors objectiver à l’échelle de la société réunionnaise dans son ensemble la part « raciale » de la division sociale ?

À défaut de pouvoir mobiliser pour cela une méthode quantitative [20], il ne reste donc aux chercheurs en sciences sociales que le recours aux monographies, entretiens, récits de vie, observations, etc. pour tenter d’objectiver à de petites échelles – qu’il s’agit alors de multiplier en plus grand nombre (en particulier dans le champ de l’intervention sanitaire et sociale, de la sociologie du travail et de l’emploi, de la sociologie de la déviance, etc.) – les mutations et/ou la permanence de la division sociale et « raciale ». Le recours aux monographies n’interdit pas par ailleurs la production de mesures (Peneff, 1995). Si la mention « origine ethnique » est interdite dans la statistique publique, elle fonctionne en revanche très bien dans l’observation des situations et des interactions en société créole. C’est aussi de la sorte que les Réunionnais se reconnaissent et interagissent. Comme le souligne P. Ottino : « dans une société créole du type de la société réunionnaise, une prise en considération “substantialiste” des typifications locales s’impose puisque, dans toute interaction, de telles typifications informent les connaissances et les actions » (1999, p.85) [21]. Sans être clairement annoncé et explicité du point de vue méthodologique, le recours à de telles typifications semble bel et bien être mis en œuvre dans un certain nombre de recherches qui, de fait, soulignent le poids des origines « culturelles » dans la division sociale contemporaine.

Se centrant sur les populations noires de La Réunion, L. Médéa observe par exemple que « le système socio-économique esclavagiste et colonial ainsi que son héritage sur le fonctionnement de l’économie actuelle ont créé une structure qui contribue à maintenir le groupe Kaf au bas de l’échelle sociale. En effet, bien qu’aucune étude statistique ne permette à ce jour de connaître exactement le profil socio-économique du groupe Kaf, il semble clair d’après un certain nombre de travaux et d’après les témoignages des professionnels du secteur social, juridique, éducatif, carcéral, etc. que ce groupe Kaf est largement surreprésenté dans les milieux sociaux défavorisés cumulant ainsi tous les fléaux sociaux » (2009, p.14). Il rejoint en cela les analyses de J.-P. Cambefort, formé en anthropologie et exerçant depuis 25 ans le métier de psychologue dans l’éducation spécialisée : « Héritière des blessures socio symboliques de la société coloniale, une grande partie du milieu créole cumule un certain nombre de symptômes sociaux qui font d’elle le principal vivier du travail social, des mesures judiciaires de suivi éducatif, des institutions de placement de l’enfant ou d’enfermement (prisons, hôpitaux psychiatriques) » (2008, p.73). Plus nuancées, par souci de prudence compte tenu de l’absence de moyens d’objectivation, les analyses de C. Ghasarian invitent tout autant à penser la part de reproduction d’une telle division socio-raciale : « Les hiérarchies et différences statutaires consécutives à la couleur de la peau et à l’activité ne sont plus déterminantes dans la société d’aujourd’hui, mais des formes de reproduction de modèles sont toujours présentes même si le contexte social a changé » (2008b, p.15). Enfin, dans une anthropologie qu’il a toujours voulue « généralisée », c’est-à-dire proche de la sociologie en général et de la sociologie de la stratification sociale en particulier, P. Ottino observe pour sa part les limites de la départementalisation vue comme une rupture avec l’organisation et la division sociales issues de l’ère coloniale : « Il reste les échecs de la normalisation avec la persistance des défavorisés et surtout des laissés-pour-compte d’aujourd’hui qui, bénéficiaires du RMI, n’en sont pas moins, pour la plupart, descendants des laissés-pour-compte du passé. (…) Dans leur grande majorité, et quelles que soient leurs origines, les laissés-pour-compte de la société de plantation n’ont pas retrouvé d’autres possibilités et ne se sont jamais réinsérés dans la société globale » (1999, p.86). Pour faire écho à cette observation, je confirmerai à partir de mes propres travaux sur les effets sociaux du RMI à La Réunion combien les allocataires appartiennent, dans leur très grande majorité, aux « milieux culturels » historiquement dominés (Roinsard, 2005).

Les observations menées auprès des populations défavorisées sont donc plutôt unanimes : les groupes sociaux et « culturels » qui occupent de nos jours les positions inférieures de l’échelle sociale ne sont autres que les descendants des populations qui occupaient ces mêmes positions dans la société coloniale. À l’inverse, une sociologie des classes moyennes – qui, à mon sens, reste à entreprendre à La Réunion – nous informerait sans nul doute qu’une partie de ces populations historiquement dominées a progressivement accédé à des positions supérieures. Si les exemples ne manquent pas (des Malbar qui ont fait fortune dans le commerce ou l’économie sucrière, des Kaf et Petits Blancs devenus fonctionnaires, etc.), les données chiffrées font quant à elles défaut. Celles, bien entendu, qui intégreraient la variable « origine ethnique », mais également celles relatives à la mobilité intergénérationnelle puisque l’enquête FQP (Formation Qualification Professionnelle) conduite par l’INSEE et qui demeure l’instrument essentiel de mesure de la mobilité sociale en France, n’est pas réalisée dans les DOM [22]. On devine juste, compte tenu de la répartition de la population selon la catégorie socioprofessionnelle (CSP), que des mobilités se sont produites sous l’effet de la baisse des emplois agricoles. Pour autant, la structure des CSP à La Réunion reste surreprésentée par des positions appartenant aux catégories populaires et à la petite classe moyenne (INSEE, 2009). Il y a, par exemple, deux fois moins de cadres à La Réunion (4 %) qu’en métropole (8,3 %), moins de professions intermédiaires (10,1 % contre 13,6 %), mais davantage d’employés (20,1 % contre 16,7 %) et quasiment autant d’ouvriers (14,6 % contre 14 %). La nomenclature des « familles professionnelles » laisse apparaître, pour sa part, une surreprésentation des métiers de services aux particuliers (agents d’entretien, employés de maison, assistantes maternelles, etc.) lesquels représentent un emploi sur cinq. Mais surtout, on recense près de la moitié de la population réunionnaise qui appartient à la catégorie des inactifs, en sachant que cette catégorie est plutôt composée de personnes disposant de faibles ressources. C’est le cas, en particulier, des retraités : 45 % des Réunionnais âgés de plus de 65 ans perçoivent l’allocation vieillesse en 2008, contre seulement 5,4 % des Métropolitains. Ajoutons enfin, pour avoir une vue complète de la structure des emplois et des CSP, le rôle encore important que joue de nos jours le recours aux activités non déclarées [béké la klé], vestige de l’économie traditionnelle et rurale fondée sur des rapports lignagers et amicaux (Maison, 1986), et qui se déploie de nos jours en contre-point d’une économie formelle productrice de surnuméraires. À partir de l’enquête Emploi de 1995, l’INSEE recensait ainsi un travailleur non déclaré pour six salariés enregistrés (Parain, 1996). Ce recours s’inscrit, pour l’essentiel, dans une économie de survie et concerne de fait les populations particulièrement exposées au chômage et au sous-emploi. Seules 11 % des activités informelles recensées constituent en effet une seconde activité.

La structure de classe de La Réunion est donc surreprésentée par des inactifs, employés et ouvriers (soit 81,7 % de l’ensemble de la population) parmi lesquels il faut compter aussi et surtout un nombre extrêmement important de chômeurs et de personnes en sous-emploi (soit, au total, environ un actif sur deux). Si cette nomenclature ne nous permet pas de mesurer la mobilité des groupes « culturels » qui composent historiquement les classes inférieures de la société réunionnaise, un groupe échappe étrangement à cette invisibilité statistique, à savoir les personnes originaires de métropole. Le recensement de la population renseigne en effet à la fois le lieu de naissance et le lieu de résidence déclaré cinq ans auparavant. À partir de ces données, on peut esquisser la position socioprofessionnelle des Métropolitains qui, en 2006, représentaient 10 % de la population résidant à La Réunion. Le portrait que l’INSEE dresse des Métropolitains les situe dans des positions socioprofessionnelles supérieures : 41,7 % d’entre eux possèdent un diplôme de premier cycle universitaire ou supérieur, soit deux fois plus que la moyenne en France et cinq fois plus que l’ensemble des Réunionnais. De même, on dénombre trois fois plus de chefs d’entreprise chez les Métropolitains que parmi les Réunionnais, et six à sept fois plus de professions libérales et de cadres de la fonction publique et du privé [23]. Depuis les débuts de la départementalisation, les Métropolitains sont surreprésentés dans les postes de la fonction publique, extrêmement avantageuse dans les DOM grâce à des salaires compris entre 132 et 152 % des salaires versés dans l’Hexagone [24]. Quand on sait, par ailleurs, que la fonction publique représente un tiers des emplois salariés à La Réunion (contre 23 % en métropole) et verse 43 % des rémunérations totales (Brasset et Fagnot, 2006), on devine la part importante des salaires qui revient ainsi aux Métropolitains dans l’île. Une étude plus fine de l’échelle de rémunération des fonctionnaires montre aussi que les emplois les plus qualifiés et les mieux rémunérés (en particulier dans les secteurs de l’éducation et de la santé) sont en proportion plus souvent occupés par des personnes originaires de métropole (Lardoux, 2002). On notera, pour conclure sur ce point, que ce que nous nous efforçons de démontrer ici à l’aide d’une batterie d’indicateurs statistiques, relève tout simplement du sens commun à La Réunion. C’est aussi en ce sens que les Métropolitains sont très convoités sur le marché matrimonial local : ils incarnent les nouveaux modèles de mobilité sociale fondés sur l’alliance (Picard, 2008 ; Duret et Thiann-Bo, 2010) [25].

Tout en ne disposant que de trop peu de données sur la composition de cette nouvelle classe moyenne – si ce n’est que les Métropolitains y sont surreprésentés –, il semble bien, pour revenir à une description de la structure de classe dans son ensemble, que nous avons davantage affaire, d’un côté, à de petites mobilités sociales et, de l’autre, à une certaine inertie. Ces petites mobilités observées dans l’espace social intermédiaire se rapprochent en bien des points des « petits déplacements sociaux » observés en France métropolitaine des années 1960 (Thélot, 1982) à aujourd’hui (Cartier et al., 2008) et qui sont caractéristiques de l’accès des catégories populaires, de plus en plus scolarisées, aux emplois du tertiaire (en majorité des postes d’employés du public et du privé). L’économie réunionnaise étant dominée par des emplois du tertiaire, il n’est pas surprenant d’y observer ce même phénomène, mais dans une proportion moindre compte tenu de la concurrence que constitue localement la population métropolitaine sur ce segment de l’emploi. La seconde caractéristique de l’économie réunionnaise étant un niveau de chômage et de sous-emploi très élevé, il n’est pas plus surprenant d’observer le statu quo social vécu par une grande partie de la population originaire des groupes historiquement défavorisés, peu ou pas qualifiés.

À la lueur de ces quelques observations, il semble donc que la nouvelle division sociale fondée sur des positions socioprofessionnelles et des niveaux de qualification ne supplante pas totalement l’ancienne segmentation « raciale » caractéristique de l’organisation sociale coloniale, même si elle s’en détache en partie du fait de l’avènement d’une classe moyenne qui, pour se développer, va puiser tout à la fois dans les classes supérieures et inférieures. C’est aussi ce qui ressort de la seule enquête statistique (n = 700) qui, à ma connaissance, existe à ce jour au sujet de la stratification « raciale » et sociale de la société réunionnaise contemporaine (Médéa, 2004). Si, selon les interprétations de son auteur [26], une partie des Kaf, Malbar, Métis et Petits Blancs interrogés dans le cadre de cette enquête a en effet accédé à des emplois du tertiaire (mais plus souvent employés que cadres ; et plus souvent les Malbar que les autres groupes [27]), la grande majorité d’entre eux reste confinée en bas de l’échelle sociale. Pour autant que ces enseignements nourrissent nos questionnements, on peut être plus sceptique en revanche à la lecture des conclusions de son auteur – formé aux cultural studies en Grande-Bretagne et militant affirmé de la « question Kaf  » à La Réunion – quand il affirme sans autre nuance que « la structure socio-économique à La Réunion est toujours coloniale » (2009, p.165), affirmation qui tend à réifier ici une stricte articulation entre « race » et classe. Partant du principe qu’une sociologie du postcolonial vise à « distinguer ce qui est continuité, importation ou rupture [avec le fait colonial] » (Weil, 2010, p.116), il semble difficile de parler ici d’une structure coloniale sui generis. On peut, au mieux, parler d’une structure sociale qui porte encore, et en partie seulement, les legs sociaux de l’ère coloniale sous l’effet des mécanismes de reproduction sociale. C’est très précisément ce qui différencie le colonial du postcolonial : le second n’étant qu’une transfiguration du premier, transfiguration que seule une sociologie à la fois des mutations et de la reproduction permet d’objectiver.

L’élément majeur qui distingue ici la structure sociale coloniale de la structure postcoloniale est l’apparition d’une classe moyenne qui, d’abord occupée pour l’essentiel par des Métropolitains, va s’ouvrir petit à petit, à partir des années 1980 et 90, à la frange la plus qualifiée de la population réunionnaise, laquelle tire ainsi profit d’une politique éducative de masse qui aura été relativement longue à se mettre en place dans le cadre de la départementalisation [28]. L’accès aux emplois de la fonction publique constitue, sur ce point, la stratégie de mobilité la plus recherchée, la plus observée, et la plus payante (Ottino, 1999). Cette conjoncture propice à la mobilité sociale ascendante est cependant datée, comme le montre S. Guillon (2010) dans son étude sur l’accroissement du chômage et du déclassement des diplômés du supérieur à La Réunion. Ces mutations de la structure sociale ne doivent pas masquer par ailleurs certaines formes de permanence. Dans les relations de pouvoir entre groupes dominants et groupes dominés d’abord car « en dépit de ce renouvellement des élites, l’ancienne coupure entre une minorité active, persuadée qu’elle est légitimée à parler au nom de l’ensemble de la population, et une masse plus ou moins passive, qui n’est plus celle des Ti Moun [Petites gens], persiste » (Ottino, 1999, p.86). Dans la production des inégalités ensuite, puisque les strates inférieures de la structure sociale se sont largement reproduites malgré les transformations de l’organisation socioéconomique locale. Si ce statu quo social s’explique par des contraintes objectives (chômage de masse, structure de l’emploi, pression démographique, structure des diplômes et déclassement, etc.), il s’explique aussi par l’intériorisation durable, chez toute une partie des dominés, de rapports de pauvreté et de dépendance hérités de l’organisation sociale de la Plantation intégrée.

4. Des « sans terre » aux « sans travail » ou la reproduction des rapports de pauvreté et de dépendance dans les milieux créoles dominés

Dans la prolongation de l’analyse de la structure de classe de la société réunionnaise contemporaine, arrêtons-nous, pour conclure, sur les strates inférieures de l’échelle sociale et plus précisément sur la masse des « sans travail » – figure renouvelée des « sans terre » [29] d’hier – composée de chômeurs et autres bénéficiaires de minima sociaux dont le seul recours (intermittent) à l’emploi salarié se limite le plus souvent aux contrats aidés distribués en grand nombre au cours des années 1990 et 2000. Nous nous appuyons pour cela sur les enseignements d’une enquête ethnographique réalisée entre 2000 et 2005 et dont l’objectif était d’analyser les effets sociaux du RMI dans l’île (Roinsard, 2005, 2007). Il s’agissait en particulier de dépasser les analyses métropolitaines du RMI à La Réunion – lesquelles insistaient largement sur l’échec des politiques d’insertion et le développement des trappes de pauvreté – pour rendre compte de la construction sociale de l’impact de cette nouvelle prestation dans l’île [30]. Un impact dont on pouvait deviner l’extrême importance à la lecture des statistiques administratives d’une part (un ménage sur deux fera une demande de RMI, un sur quatre en sera bénéficiaire), mais aussi en observant la transformation soudaine des rapports de travail dans la société créole, comme semblaient le signifier de manière exemplaire les pénuries de main d’œuvre observées à l’époque dans les plantations de canne à sucre – lieu symbolique, s’il en est, de la violence historique des rapports sociaux et de production qui ont longtemps prévalu dans l’île.

On ne peut comprendre en effet la nature et la mécanique des effets sociaux du RMI à La Réunion sans avoir à l’esprit la construction sociohistorique des inégalités sociales, des relations de dépendance, des rapports de travail et des modes d’intégration dans les sociétés de plantation coloniales qui, par essence, fonctionnent à la manière d’un « fait social total » (Balandier, 1951). Fondées sur un rapport social profondément inégal mais inscrit dans l’organisation même de l’économie, du social et du politique, ces sociétés sont de ce fait emblématiques des conditions par lesquelles se cristallise, et ce de manière durable, une pauvreté intégrée et massive, une représentation fataliste du destin, une intériorisation de la position de subalterne. Dans la prolongation des écrits pionniers de F. Fanon (1952), d’A. Césaire (1955) ou encore d’A. Memmi (1957) sur les legs psychosociaux du colonialisme, J. Benoist – lui-même pionnier d’une sociologie de la stratification sociale aux Antilles françaises et à La Réunion – rappelle combien l’on ne peut dissocier, dans ces sociétés, les structures sociales des structures mentales : « par-delà les implications sociologiques, la dévalorisation des caractères somatiques a des retentissements beaucoup plus graves sur la psychologie et sur la construction de l’image de soi. [Sur la base de] l’observation quotidienne de l’étroite corrélation entre statut social et race, on a abouti à l’intériorisation de ces valeurs, aussi bien chez les plus défavorisés que dans l’aristocratie blanche. Le passage d’une organisation sociale à une superstructure intégrée est ici particulièrement net, et cette dernière contribue à son tour à la pérennité de l’organisation qu’elle cautionne » (1972, pp.28-29). Par conséquent – et pour le citer de nouveau – il faut rappeler combien dans ce type de société « les efforts des individus pour leur promotion pour leur “mobilité sociale ascendante” dépendent plus de leur croyance en une mobilité possible que de la possibilité réelle de celle-ci » (Benoist, 1983, p.98).

Les travaux anthropologiques réalisés à La Réunion dans les années 1970 et 1980 attesteront très largement de la pérennité de ces représentations sociales dans le réseau hiérarchique inférieur de la société créole [31]. Des travaux plus récents, menés en Guadeloupe (Attias-Donfut et Lapierre, 1997) et en Martinique (Daniel et al., 2007), soulignent à leur tour combien la pauvreté intégrée a en partie survécu aux transformations à la fois de ces sociétés et des représentations que les acteurs se font de ces sociétés et des mécanismes de domination qui y président. Comme le souligne P. Ottino, « si les présupposés d’une société inégalitaire fondés sur la conviction profonde de l’inégalité intrinsèque des hommes (…) commencent à être perçus, non plus par des “faits de la vie” ou des “phénomènes naturels et inévitables”, mais bien comme des phénomènes contingents, produits d’une histoire ou, selon les termes de Bourdieu, “historiquement constitués” (Bourdieu, 1994 : 62-63) et, par voie de conséquence, politiquement modifiables, il reste que cette réalisation procède lentement » (1999, pp.91-92). Et elle procède d’autant plus lentement qu’entre temps, les conditions sociales de production des inégalités ont changé de nature, ce qui peut rendre difficile l’identification de la cause des nouvelles formes de domination et de pauvreté (Roinsard, 2007).

Les enquêtes réalisées auprès des allocataires du RMI démontrent à leur tour combien la pauvreté demeure chez ces populations (en particulier les plus âgées d’entre elles, mais également beaucoup de jeunes et notamment de jeunes mères de famille) une condition sociale largement intériorisée. Elle n’est autre qu’un mode de vie, transmis de génération en génération, où l’on adapte sans cesse les fins aux moyens et les moyens aux fins. C’est précisément sur la base de cette incessante adaptation, de la structuration de l’économie des pauvres autour du temps présent puis, en dernier lieu, d’une certaine résignation du groupe face à l’immobilité sociale dont il est sujet que certains traits de la pauvreté intégrée ont pu se reproduire sur fond de profondes mutations de la société réunionnaise. Parmi ces mutations, l’accroissement des revenus de transfert a particulièrement participé de cette transfiguration de la pauvreté intégrée, en la rendant en quelque sorte plus supportable. Il en est de même de la reproduction des rapports de dépendance.

On ne saurait comprendre pourquoi la dépendance aux minima sociaux ne fait pas ou peu l’objet de stigmatisation dans la société créole sans s’en référer, de nouveau, à l’histoire et à la fonction sociale du travail à La Réunion. Que l’on soit travailleur pauvre ou pauvre et assisté, la pauvreté renvoie pour beaucoup à un ordre social sur lequel on n’a bien peu d’emprise, et au sein duquel les stratégies de survie dépendent des solidarités horizontales (famille, quartier, etc.) sur lesquelles se développe notamment toute l’économie informelle, mais aussi et surtout de la solidarité verticale et, dans ce cadre, du bon vouloir d’une autorité supérieure. Les « sans terre » dépendaient hier des grands propriétaires terriens, les « sans travail » dépendent aujourd’hui de l’État providence et de ses relais locaux, en particulier les élus qui ont en charge la distribution d’un grand nombre d’emplois aidés et autres aides ponctuelles qui participent du maintien d’une paix sociale, fragile mais effective. Ce qui commençait à être observé à la fin des années 1970 (Ottino, 1977 ; Pelletier, 1983 ; Benoist, 1983) s’est très largement poursuivi avec la mise en œuvre du RMI : dans les milieux créoles défavorisés, les relations de dépendance et les conditions sociales de production des inégalités se sont progressivement déplacées de la Plantation vers l’économie de transfert. Autrement dit, si le cadre organisationnel de la société locale a largement muté, on observe en revanche une certaine filiation fonctionnelle des statuts et des positions dans l’espace social. Au final, l’intégration verticale par la grande propriété – déjà fragilisée depuis quelques décennies par le déclin de la société rurale et l’accroissement du chômage – cède définitivement la place à une nouvelle intégration verticale qui repose cette fois-ci sur les dispositifs publics d’assistance et qui a l’avantage sur la première d’être plus sécurisante sur le plan de la régularité des revenus, et socialement moins violente du point de vue des rapports sociaux de production. Cette transfiguration des rapports de pauvreté et de dépendance dans la société de transfert participe ainsi, à son tour, de la reproduction sociale observée dans le réseau hiérarchique inférieur de la société créole.

Conclusion

Les mesures de la départementalisation auront contribué, directement ou indirectement, à la reproduction partielle des inégalités internes et externes caractéristiques de l’organisation sociale de la société coloniale. Malgré l’émergence d’une classe moyenne qui symbolise, par excellence, l’apparition objective d’un espace de mobilité sociale dans une société longtemps structurée selon des barrières de classe infranchissables, on observe encore de nos jours de fortes inerties dans les strates supérieures et inférieures de l’espace social. À la question qui nous a animée ici de savoir si ces inégalités traduisent stricto sensu une situation postcoloniale, la réponse ne peut être univoque. Elle nécessite, a minima, de séparer différentes périodes historiques au sein de la départementalisation, et différents groupes sociaux au sein de la population réunionnaise. Il est clair, comme nous l’avons montré, que les trois à quatre premières décennies de la départementalisation – marquées en particulier par des politiques agricoles et éducatives postcoloniales – ont largement participé de la reproduction d’une structure sociale marquée par de faibles perspectives de mobilité. Par ailleurs, si la structure de classe conserve objectivement certaines de ses caractéristiques originelles, c’est aussi en partie parce qu’elle est durablement inscrite dans les habitus de toute une partie des dominés, et des dominants. En niant ces propriétés sociales et historiques au nom de l’égalité et de l’assimilation, la politique réformatrice mise en œuvre dans le cadre de la départementalisation a, de fait, participé d’une situation postcoloniale. La seule politique d’égalité sociale avec la métropole telle qu’elle a été (partiellement) mise en œuvre ne peut suffire en effet à créer l’égalité. La complexité de la société réunionnaise contemporaine et les inégalités qui la traversent exigent plus que jamais de porter une attention aux principes sociaux qui président – autant que les principes politiques, sinon plus – à la gouvernance de la société ; des principes sociaux qui puisent largement, encore aujourd’hui, dans l’histoire de cette ancienne société de plantation.

En même temps, les conditions de production des inégalités ont en partie changé de nature sous l’effet, en particulier, du déclin de la société rurale et de la massification scolaire mise en œuvre à partir des années 1980 et 90. Les positions de classe, qui se diversifient en même temps que se développe une classe moyenne salariée, traduisent alors davantage des différences de capitaux culturels que des inégalités intrinsèques aux groupes sociaux et « culturels » même si, bien entendu, l’école n’efface pas totalement ces inégalités et participe pour partie de la reproduction sociale. Dans ce contexte, les rapports de « race » cèdent la place à des rapports de classe, sans pour autant que les seconds atomisent totalement les premiers du fait des mécanismes de reproduction particulièrement prégnants dans le cadre des anciennes sociétés plantationnaires. Un troisième moment historique, enfin, semble se dessiner aujourd’hui avec l’accroissement du chômage et du déclassement des nouvelles générations diplômées du supérieur qui connaissent ainsi les mêmes difficultés de mobilité sociale que leurs homologues métropolitains (Roinsard, 2008). Une situation nouvelle qui, du point de vue des intéressés, peut faire passer des inégalités pour des inéquités. Si l’immobilité sociale d’hier s’inscrivait dans un ordre social postcolonial inégalitaire et intégré, elle s’inscrit aujourd’hui dans un cadre social favorisant, en apparence, la mobilité sociale à travers la possibilité nouvelle d’accéder à des niveaux de formation supérieurs et aux positions socioprofessionnelles correspondantes. Si, comme l’indique L. Chauvel pour le cas métropolitain, « la façon dont cette banalisation des déclassements sociaux sera vécue par leurs victimes pourrait être la question cruciale du XXIème siècle » (2002, p.228), cette question prend une teneur particulière en contexte postcolonial où la tentation peut être grande de ne voir ici qu’un continuum des inégalités issues de l’ère coloniale. Les mouvements sociaux observés aux Antilles courant 2009 ou ceux qui se sont déroulés à Mayotte à l’automne 2011 – mouvements qui, au-delà de leur genèse et de leurs caractéristiques propres, ont soulevé en pointillé la question des inégalités sociales et raciales en contexte postcolonial [32] – constituent, sur ce point, un indicateur éclairant de la conflictualité sociale Outre-Mer telle qu’elle pourrait se développer dans les années à venir, et des schèmes interprétatifs de cette conflictualité…

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Résumé : La départementalisation de La Réunion votée en 1946 annonce tout un ensemble de mesures politiques, économiques et sociales destinées à impulser le développement de l’île dans une logique de rattrapage et d’égalité avec la métropole. Si l’on s’attache à la description des progrès apportés sur le plan de la santé, de la couverture sociale, de la démographie, de l’instruction, de l’habitat et plus largement des infrastructures, nul doute que ce développement aura été aussi rapide qu’effectif. De même, si l’on observe les transformations du paysage sociologique local sous l’angle du passage d’une société traditionnelle et rurale à une société moderne dominée par une économie tertiaire, le constat d’une transformation radicale de l’organisation socioéconomique est sans appel. Mais si l’on s’intéresse, en revanche, à la structure sociale de la société réunionnaise, c’est-à-dire à la manière dont cette société organise la distribution des groupes ou classes dans l’espace social, force est de reconnaître que de réelles inerties subsistent de la société de plantation coloniale. Dans l’ensemble, malgré l’émergence d’une classe moyenne qui a eu pour effet d’affaiblir la structure binaire de la société antérieure, les groupes qui occupaient hier les positions sociales respectivement dominées et dominantes continuent très largement de les occuper aujourd’hui.

Mots clefs (auteur) : France, Réunion, départementalisation, postcolonial, organisation sociale, structure de classe.

NOTES

[1] Les seules références à l’Outre-Mer français se situent du côté de la littérature antillaise avec, en particulier, les écrits d’A. Césaire, F. Fanon, É. Glissant, P. Chamoiseau, J. Bernabé et R. Confiant. Les événements politiques de la départementalisation et de la territorialisation des anciennes colonies françaises sont, quant à eux, totalement absents de la chronologie proposée par l’auteur.

[2] Les États-Unis (qui, pour le coup, n’ont pas été par le passé une puissance coloniale mais impérialiste) jouant, sur ce point, un rôle central en contrôlant les grandes institutions financières mondiales (Fonds monétaire international, Banque mondiale, Programme d’ajustements structurels, etc.) et en infléchissant, avec le concours de la C.I.A., un grand nombre de révolutions et de contre-révolutions politiques en fonction de leurs propres intérêts économiques et d’une certaine philosophie politique qui, à l’instar de leur présence en Irak et en Afghanistan, continue d’être largement convoquée de nos jours dans leur politique étrangère (Lazarus, 2006).

[3] Sans entrer dans le vif débat qui anime les chercheurs français autour de la question postcoloniale, notons que cette lecture associant la fracture sociale à une fracture coloniale est portée majoritairement par des historiens qui veulent ainsi dépasser ce qu’A. L. Stoler (2010) nomme l’aphasie coloniale française en reconnaissant la part d’historicité des processus sociaux actuels (voir notamment : Bancel et al., 2005 ; Bancel et al., 2010 ; Stora, 2007), et réfutée essentiellement par des politistes et géopolitistes qui – entre autre – contestent une lecture « ethnicisante » du social qui ignore les rapports de classe et porte en soi le germe d’une atomisation de l’unité républicaine, insistent – contre une analyse substantialiste de l’héritage colonial – sur les ruptures coloniales (par exemple l’inclusion des immigrés dans le droit commun) et la multidimensionnalité des legs historiques (Bayart et Bertrand, 2006 ; Bayart, 2010 ; Lacoste, 2006), tandis que d’autres encore fustigent, de manière plus frontale, le vent de repentance qui souffle sur la France (Lefeuvre, 2006).

[4] À titre d’illustration, on recense pas moins de sept revues françaises qui ont consacré en 2006 et 2007 des dossiers thématiques sur le postcolonial (Hérodote, Labyrinthe, Multitudes, Contretemps, Esprit, Mouvements, Cultures Sud) pour, au total, plus de 70 articles... dont quatre seulement traitent de cette question pour la France d’Outre-Mer.

[5] Une question qui se pose également avec acuité pour Mayotte (Blanchard, 2007 ; Roinsard, 2012) qui est devenue, le 31 mars 2011, le cinquième département français d’Outre-Mer, après avoir été une collectivité départementale (2001-2011), une collectivité territoriale (1976-2001), un territoire d’outre-mer (1946-1975) et une colonie de l’empire français (1841-1946).

[6] La notion de classe sociale est entendue ici au sens wébérien du terme, davantage qu’au sens marxiste : il s’agit de considérer avant tout les positions sociales objectives (ou situations de classe) des différents groupes dans un espace social caractérisé par l’existence d’un marché, que ces positions fassent l’objet ou non d’une conscience de classe et d’une action historique par les acteurs qui les occupent. L’usage de la catégorie raciale est conservé ici pour rendre compte, à la fois, de l’organisation sociale coloniale fondée sur des rapports nommément « raciaux », des résurgences de cette stratification « socio-raciale » dans la structure de classe contemporaine, et des critères mentaux qui fondent et alimentent une telle division sociale.

[7] Si le mot « race » exige des précautions d’emploi, certaines des catégories utilisées en lieu et place de ce mot en exigent tout autant… La Réunion est couramment décrite comme une société « multiculturelle » ou « pluriethnique » en référence aux différents groupes qui la composent, groupes qui se distinguent entre eux par leurs origines géographiques et les conditions par lesquelles ils sont arrivés dans l’île (colons, esclaves, engagés, commerçants, fonctionnaires, etc.), leur couleur de peau, leur(s) religion(s), leurs systèmes de parenté, etc. Si la terminologie de « groupes ethniques » est encore couramment mobilisée pour décrire ces divers groupes en présence qui, au mieux, n’ont que des origines ethniques en commun, je préfère parler ici de « groupes » ou « milieux culturels », notion qui a l’avantage sur la première de ne pas essentialiser ces groupes en restant attentifs à leurs frontières constamment redéfinies en situation d’interaction (Barth, 1995), frontières particulièrement dynamiques en société créole (Benoist, 1983 ; Ghasarian, 2008a). Aussi, je me dois de faire amende honorable pour avoir également utilisé la catégorie « ethnique » dans des travaux précédents (Roinsard, 2005, 2007), catégorie que je reliais certes au processus de créolisation de la société réunionnaise, mais qui demeure ici anthropologiquement impropre du fait de sa dimension excessivement fonctionnaliste.

[8] Si les rapports de « race » sont, par définition, des rapports de classe, la réciproque n’a aucune valeur a priori.

[9] Les notions de développement, sous-développement, progrès, etc. utilisées pour décrire les décennies de départementalisation de la société réunionnaise renvoient explicitement à des conceptions politiques, économiques et démographiques euro centrées du dit développement que nous ne partageons pas a priori. Les indicateurs statistiques et autres nomenclatures de l’INSEE cités ici (indicateurs de pauvreté, de chômage, d’emploi, de CSP, etc.) doivent être entendus de la même manière : construits et conçus pour décrire la société salariale métropolitaine, ils ne sont pas toujours appropriés pour décrire la société postcoloniale réunionnaise, et nécessitent le plus souvent des approches complémentaires qualitatives et compréhensives visant à restituer les caractéristiques propres de la société locale.

[10] Ayant comme objectif « l’accroissement de certaines exploitations trop petites », la loi dite « d’orientation agricole » du 5 août 1960 est étendue dans les DOM par un décret du 20 août 1964.

[11] Sur la relation privilégiée qu’entretiennent les familles dynastiques blanches avec les élites politiques nationales et européennes, voir également le documentaire de R. Bolzinger (2009) appliqué au cas martiniquais.

[12] La population métropolitaine est passée de 3200 personnes en 1961 à 37 400 en 1990. Au dernier recensement (2006), ils étaient 80 000 à vivre à La Réunion.

[13] Pendant longtemps, la langue créole était non seulement ignorée par l’école, mais elle était aussi fortement stigmatisée via des punitions infligées aux élèves qui laissaient s’échapper un mot créole dans l’enceinte de l’école. Certaines de ces pratiques punitives étaient encore observées dans les années 1990 (Pourchez, 2010).

[14] Citons, à titre d’exemple, quelques-unes des prestations minorées ou non distribuées tout au long de la seconde moitié du XXème siècle : les allocations familiales, l’allocation logement, le complément familial, l’assurance chômage, l’Allocation parent isolé, le RMI, etc. Dans le même ordre d’idées, le SMIC ne sera aligné sur le niveau métropolitain qu’en 1996.

[15] Cette remarque mériterait d’être au moins nuancée sur un point au jour d’aujourd’hui puisque la loi constitutionnelle du 28 mars 2003 relative à l’organisation décentralisée de la République permet aux collectivités d’Outre-Mer d’évoluer, si elles le souhaitent, vers des statuts différenciés (Constant, 2009). Pour autant, cette perspective d’évolution statutaire propre à chaque DOM – initiée par les élus antillais dès décembre 2003 mais sans emporter l’adhésion de leurs concitoyens – paraît actuellement grippée du fait de son rattachement à la réforme des collectivités territoriales mise en œuvre à l’échelon national.

[16] Le pacte colonial consistait à interdire aux colonies toute relation commerciale avec l’étranger, d’une part, et de développer des activités susceptibles de concurrencer celles de la métropole, d’autre part.

[17] Voir, sur ce point, l’article de synthèse de B. Waldis (2008) au sujet des différentes approches anthropologiques de la citoyenneté à La Réunion lesquelles distinguent toutes, d’une manière ou d’une autre, la citoyenneté nationale française de la citoyenneté réunionnaise. En s’appuyant sur ces différents travaux, l’auteure insiste en particulier sur la « tension conceptuelle entre l’état de postcolonialité multiculturelle de La Réunion et le principe universaliste idéal de la citoyenneté républicaine » (Ibid., p.138). Pour F. Vergès, cette tension prend la forme, à La Réunion et dans les autres DOM, d’une citoyenneté « paradoxale », « colorée » et minorée : « La citoyenneté, l’égalité et la fraternité sont infléchies : citoyens mais colonisés, égaux mais pas complètement, frères mais petits frères » (2009, p.75).

[18] De manière quelque peu anecdotique, l’épidémie du chikungunya survenue à La Réunion en 2006 nous en dit beaucoup sur la perception locale d’une situation postcoloniale. La lecture de la presse locale montre en effet combien, face au retard pris dans l’intervention sanitaire, les Réunionnais se sont sentis abandonnés par la République, suggérant que la situation aurait été toute autre si le chik avait frappé la métropole…

[19] Les Kaf sont les descendants des esclaves africains et malgaches ; les Malbar, originaires du sud de l’Inde, sont les descendants des travailleurs « libres » et engagés à la suite de l’abolition de l’esclavage (1848) ; les Petits Blancs – comme les Gros Blancs – sont les descendants des premiers colons mais les premiers, à l’inverse des seconds, ont été prolétarisés dès la fin du XVIIème siècle. Ces trois « milieux culturels » composent historiquement le réseau hiérarchique inférieur de la société réunionnaise, tandis que les Gros Blancs occupent le réseau supérieur. On retrouve, dans une position intermédiaire, deux groupes arrivés dans l’île à la fin du XIXème siècle pour des raisons commerciales : les Zarab, indo-musulmans provenant du Gujarat, et les Sinoi (Chinois), pour l’essentiel des Cantonnais et des Hakkas. Arrivées plus récemment, pour l’essentiel au cours de la seconde moitié du XXème siècle, les populations originaires de métropole (Zoreil) et de l’archipel des Comores (Komor) occupent respectivement des positions moyennes/supérieures et inférieures dans l’échelle sociale.

[20] Une exception est cependant à noter avec une enquête statistique réalisée dans le cadre d’un doctorat soutenu dans une université anglaise (Médéa, 2004), et qui a intégré la variable « origine ethnique » dans ses nomenclatures (cf. infra).

[21] Sur la « racialisation » des relations sociales en société créole, voir également Bonniol (1992) et Giraud (1979) pour le cas des Antilles françaises.

[22] Ainsi, lorsque l’on parle de mobilité à La Réunion et dans les DOM, il s’agit presque toujours de la migration, et en particulier celle vers la métropole. De manière tacite, cette mobilité physique est pensée en revanche comme un moyen privilégié de la mobilité sociale via la poursuite d’études et/ou l’accès à un marché du travail moins tendu que celui de La Réunion.

[23] L’enquête « Migrations Famille Vieillissement » réalisée en 2009 dans les quatre DOM par l’INED et l’INSEE (n = 16 000) montre, à l’inverse, que la métropole retient les domiens les plus qualifiés en emploi. Ainsi, 43 % des natifs de La Réunion résidant en métropole sont diplômés du supérieur (résultats à paraître) (Marie et Temporal, 2011).

[24] Historiquement, le développement de la fonction publique s’est très largement appuyé sur l’arrivée de Métropolitains dans l’île, en moyenne plus qualifiés que la population réunionnaise, et attirés par les salaires, primes et autres avantages consentis localement. Ainsi, au recensement de 1982, les Métropolitains représentaient 4,1 % de la population réunionnaise et 53,4 % des cadres de la fonction publique. Si, de nos jours, de nombreux Réunionnais accèdent à la fonction publique et plus particulièrement à la fonction publique territoriale, les Métropolitains n’ont pas pour autant perdu leur place de choix. À titre d’exemple, ils obtenaient encore en 2001 et 2002 près de la moitié des postes de fonctionnaires créés localement.

[25] En créole, on dit couramment du conjoint métropolitain qu’il est un « pied de riz », c’est-à-dire celui qui rapporte l’argent.

[26] Interprétations que nous reproduisons en l’état, et avec réserve, faute d’accès aux données statistiques.

[27] Et en ce sens, la nouvelle division sociale s’inspire belle et bien de celle de la société de plantation au sein de laquelle les Malbar occupaient déjà des positions légèrement supérieures à celles des Kaf (Pongerard, 2011).

[28] Un chiffre, à lui seul, illustre cette politique de rattrapage : en 2007, 30 % des étudiants accédant à une licence universitaire ont des parents illettrés (Tupin, 2008).

[29] Nous parlons des « sans terre », en écho notamment à la « soif de terre » (Ottino, 1999) sur laquelle s’appuyait la mobilité sociale des travailleurs agricoles, pour opposer l’ensemble des travailleurs pauvres du monde rural – propriétaires de leur seule force de travail – aux grands propriétaires terriens, dotés pour leur part d’un important capital économique et symbolique. Si, pour être plus précis, les colons disposaient d’une terre (exploitée sous la forme d’un bail ou en « accession SAFER ») et les Petits Blancs étaient propriétaires d’un lopin, ces travailleurs ont rarement vécu dans des conditions décentes, ce qui les séparait, de fait, des Gros Blancs.

[30] Comprendre l’impact du RMI à La Réunion nécessite en effet d’opérer une véritable rupture avec les catégories d’analyse de la pauvreté, du travail et de l’intégration sociale qui prévalent dans la société métropolitaine et dont, justement, le RMI rend tout à fait compte en qualité de réceptacle des mutations de la société salariale, de la fragilisation du modèle d’intégration par le travail salarié caractéristique des Trente Glorieuses en France (Castel, 1995). La Réunion, pour sa part, n’a pas connu de Trente Glorieuses… Les activités productives – très souvent non salariées et polyvalentes – relèvent historiquement dans les milieux défavorisés d’une logique collective et rationnelle de survie économique et non de conquête d’un statut social.

[31] Voir notamment : Ottino, 1977 ; Pelletier, 1983 ; Benoist, 1983 et 1984 ; Wolff, 1991.

[32] À propos du mouvement antillais « contre la profitation », C. Chivallon rappelle à juste titre combien ce mouvement a interrogé, dans les termes d’une histoire et d’un débat renouvelés, les promesses égalitaires et républicaines de la départementalisation : « Difficile à décrier dans les aspects de “parité” et “d’égalité” qu’il a mis en place, le statut de département a cependant laissé irrésolue la question de la reconduction des positions dominantes, des clivages raciaux et celle de la création de nouveaux déséquilibres profonds » (2009, p.19). Le Secrétaire d’État à l’Outre-mer lui-même, Yves Jégo, dira de cette cette crise qu’ « elle traduit autre chose qu’une crise sociale. La structuration de l’économie est complètement archaïque, c’est un héritage des comptoirs coloniaux (…). Le conflit entre les colons et les esclaves nous remonte à la figure » (cité in Chivallon, op. cit.). Pour une lecture rétrospective de ces événements, de leur genèse et des enjeux qu’ils soulèvent : voir également, pour le cas des Antilles, les numéros 662-663 des Temps Modernes et plus particulièrement les contributions de J. Bourgault (2011) et J.-L. Bonniol (2011), et pour le cas de Mayotte, les articles d’A. Math (2012) parus dans la Chronique internationale de l’IRES.