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REVUE Asylon(s)

12| Expériences migratoires et transmissions
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Expériences migratoires : Sélections et transmissions mémorielles des territoires quittés - Une introduction

Alice Corbet
Jean-Baptiste Duez
Lila Belkacem
Alice Corbet est docteur en anthropologie, sa thèse s’intitule « Nés dans les camps : changements identitaires de la nouvelle génération de réfugiés sahraouis et transformation des camps » (2008, CEAf -EHESS). Ses recherchent portent sur le dispositif humanitaire, dans les camps sahraouis et en (...)
Jean-Baptiste Duez est docteur en anthropologie de l’EHESS. Sa thèse portait sur les alpinistes, il y étudiait, à partir de ces pratiques, les logiques qui se sont articulées autour de la constitution des Etats-Nations en Europe. Il s’intéressait aussi à leur contemporanéité et aux dimensions qui les composent, comme notamment l’engagement mis en avant (...)
Lila Belkacem est docteure en sociologie de l’Institut de recherche interdisciplinaire sur les enjeux sociaux (EHESS). Intitulée "L’enfant perdu et le pays d’origine. Construction des origines et expériences migratoires de descendants d’immigrants ouest-africains en région parisienne", sa thèse se fonde sur cinq terrains d’enquête en France et au (...)

citation

Alice Corbet, Jean-Baptiste Duez, Lila Belkacem, "Expériences migratoires : Sélections et transmissions mémorielles des territoires quittés - Une introduction ", REVUE Asylon(s), N°12, Juillet 2014

ISBN : 979-10-95908-16-6 9791095908166, Expériences migratoires et transmissions mémorielles, url de référence: http://www.reseau-terra.eu/article1315.html

À travers le temps comme à travers les espaces, les personnes se sont toujours déplacées, que ce soit pour des raisons familiales, économiques, environnementales, ou suite à des conflits ou des persécutions. Les expériences migratoires de ces personnes sont semées d’embûches, pendant le déplacement comme dans les lieux d’immigration : arrêt aux frontières, difficultés d’accès au travail et au logement, confrontation à des législations rigides et à des assignations juridiques contraignantes, etc. Le déplacement revêt également des dimensions plus intimes et intangibles, notamment celle du rapport mémoriel avec les lieux quittés. Ce rapport peut prendre des formes diverses, lesquelles évoluent au fil du temps. La personne qui s’est déplacée peut, ou non, entretenir des souvenirs (plus ou moins mythifiés) des lieux qu’elle a quittés, les transmettre par le biais d’instruments mémoriels, conserver des liens avec « ses origines », ou encore partager son expérience avec ceux qui souhaitent migrer à leur tour. Elle peut vivre sa relation au territoire quitté comme un exil provisoire, ou comme une fatalité constitutive de son parcours de vie.

En reflétant la pluralité et la disparité de ces expériences migratoires, les articles de ce numéro se concentrent sur la question de la mémoire et de la transmission des territoires quittés. Dans des contextes d’attachement à ces lieux, voire de lutte pour y retourner, il s’agit de montrer comment les expériences migratoires et les territoires quittés sont remémorés par les migrants, mais aussi transmis à – et réappropriés par – ceux qui ne les ont pas vécus ou connus. Interroger les parcours migratoires sous le prisme de la sélection et de la transmission mémorielle des territoires quittés, révèle les aspects intangibles qui lient le passé et les lieux d’émigration, à un retour qui y est éventuel, et à un futur qui est plus ou moins déterminé.

Comment le territoire devient-il un enjeu de mémoire selon les expériences migratoires vécues ? Quels instruments permettent de mettre en œuvre la transmission des territoires quittés ? La question de la mise en récit est ici essentielle. Celle-ci peut tout autant être le fait des migrants que de leurs descendants, d’institutions étatiques, ou encore de partis politiques. Ayant pour rôle de transmettre des messages, ces mises en récits induisent des effets de sélection, d’oublis et d’emphases, volontaires ou non. Leur enjeu est donc aussi bien individuel que collectif (familial, institutionnel, national, etc.).

Pour aborder ces questions, les cinq recherches présentées dans ce numéro mettent au jour des expériences migratoires hétérogènes (migrations économiques, politiques, « volontaires » ou « forcées »). Elles révèlent des rapports au territoire variés (« perdus », « imaginés », « pratiqués », « fantasmés », « à reconquérir »). Elles font apparaître des « porteurs de mémoire » divers (familles, parents migrants, descendants d’immigrants, représentants associatifs porteurs d’une parole publique, etc.). Les articles font ainsi voyager le lecteur sur des terrains épars et à travers des angles divers : le rapport à la « patrie perdue » pour trois générations de réfugiés politiques grecs en Bulgarie, l’effacement des traces de l’exil chez des descendants de réfugiés espagnols dans la Loire, l’héritage de mémoires migrantes anciennes entre la Savoie et le Mexique, la transmission de l’expérience migratoire de jeunes dakarois de retour au pays auprès de candidat au départ vers l’Europe, et enfin, l’enseignement de la mémoire par des organes nationaux dans des camps de réfugiés sahraouis.

Loin de proposer une méthode empirique ou un cadre théorique unique pour appréhender ces questions, les articles reflètent au contraire une pluralité d’approches – parfois même antagoniques. A chaque perspective disciplinaire des auteurs, des procédés différents permettent de souligner le caractère à la fois insaisissable et performatif des discours mémoriels (archives, entretiens biographiques, correspondances écrites, observations directes, etc.). En proposant chacun un fil de recherche propre, les textes analysent les enjeux liés à la mémoire et à la transmission des territoires quittés par le jeu de croisements qu’ils représentent.

L’article de Maria Kokkinou part de la guerre civile grecque (1946-1949), au fondement de l’émigration forcée de nombreux combattants communistes. L’ambition de ce sujet recoupe sa complexité historique. La situation analysée concerne en effet plusieurs générations, plusieurs pays et plusieurs types de mémoires et de rapports au territoire quitté. En revenant sur le parcours de quatre réfugiés en Bulgarie, le rapport entre une « idéologie des vainqueurs » et la mémoire de la « patrie perdue » s’articule autour d’une dynamique qui éclaire les clivages de la société grecque comme ceux du « pays d’accueil », et qui permet à l’auteure de proposer une analyse révélatrice de la situation actuelle de la Grèce.

L’absence de traces quant à l’histoire des républicains espagnols sédentarisés dans la Loire est au cœur de la réflexion de Pascale Moiron. À la fin de la Guerre d’Espagne, ce département accueille pour diverses raisons des réfugiés espagnols. Ils constituent alors différents groupes producteurs de mémoire. Ces mémoires collectives, dans leur construction, reposent sur une ritualisation, une « événementialisation » et une historisation, ainsi que sur des mémoires familiales. Néanmoins, la transmission à la seconde génération semble être mise en échec par la forte politisation de ces groupes et par leur érosion progressive. Enfin, l’oubli s’explique également par le besoin d’autonomie des enfants par rapport à l’histoire familiale.

C’est à une trajectoire d’émigration ancienne que Jean-François Campario consacre son article : celle des Savoyards au Mexique à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle. Pour les descendants de ces migrants, comme pour les descendants de ceux qui sont restés « au pays », la mémoire constitue le moyen de rétablir une continuité entre « ici » et « là-bas ». De Thônes au golfe du Mexique, les parcours de vie ont été marqués par les réalités de leur temps, comme la fièvre jaune et la révolution. Depuis, la colonie installée dans le Golfe du Mexique continue de dominer économiquement cette région, et l’auteur interroge le sens de cette migration où se lient l’imaginaire et le réel, le départ et le retour, et où se nouent des liens familiaux par-delà des océans.

Kelly Poulet, quant à elle, interroge les enjeux de la transmission de l’expérience migratoire qui s’opère entre deux fractions d’une même génération de jeunes Dakarois. Son texte met en lumière deux chemins parallèles : celui du vécu et celui du récit. Comment les récits de ceux qui ont fait l’expérience de la migration en Europe sont-ils transmis à – et réappropriés par – ceux qui les reçoivent, potentiels candidats au départ ? La réalité économique d’une vie plus chère en Europe, ou encore les obligations envers les proches « au pays », constituent autant de désillusions vécues par les migrants. Énoncées par les personnes de retour à Dakar, elles ont une incidence sur les comportements collectifs comme sur les imaginaires.

Alice Corbet, enfin, examine les dimensions politiques de la mémoire et de sa transmission dans le contexte du conflit au Sahara occidental, à partir d’une recherche auprès de réfugiés sahraouis depuis 1975. Elle analyse les processus de construction d’une « communauté morale » construite autour de l’ « identité sahraouie », laquelle repose sur différents critères idéalisés. L’exil subi est présenté comme une condition d’appartenance au « groupe d’origine », et la transmission de cette identité du territoire perdu se poursuit jusque dans les trajectoires de réussite sociale. Si « l’ailleurs possible » est resté celui du Sahara indépendant du Front Polisario, l’auteure montre finalement que l’identité sahraouie est devenue une « identité narrative ».

Le « territoire perdu », celui qu’on a quitté et qui est au cœur des souvenirs et des enjeux de la transmission mémorielle, peut donc appartenir à un passé oublié (Pascale Moiron), être celui dont on est rejeté (Maria Kokkinou et Alice Corbet), ou celui d’avant la migration (Kelly Poulet et Jean-François Campario). En interrogeant ces mémoires à partir d’expériences migratoires diverses, ce numéro aborde différentes formes de transmission mémorielle, qu’elles soient objectivées, reconstruites, imaginées, ou encore manipulées, contrôlées, voire instrumentalisées quand elles assignent des personnes à un parcours de vie enfermant. En analysant les enjeux de la transmission mémorielle et des expériences migratoires, ce numéro incite donc à réfléchir à la question du « rapport au territoire » dans des mondes contemporains traversés par les déplacements de population.

Note : Ce numéro est issu d’un travail collectif. Il a donné lieu à plusieurs séances de travail dans le cadre de l’Atelier migrations (dirigé par Lila Belkacem à l’EHESS), en 2011 et 2012. Les articles ont été travaillés et corrigés par Rime Ateya, Muriel Champy, Mélanie Duclos, Delphine Loupsans, Anna Perraudin, Alicia Rinaldy, Hilary Sanders et Anne Unterreiner, que l’on tient à remercier ici.