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Recueil Alexandries

< 61/79 >

Béatrice Mesini
Eleonora Canepari
Stéphane Mourlane

Mobil hom(m)es

Formes d’habitats et modes d’habiter la mobilité (XVI e-XXI e siècles)

| Les éditions de l’aube |

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Table des matières

Introduction
Eleonora Canepari, Béatrice Mésini, Stéphane Mourlane

Chapitre 14, « Vivre au "Grand Ghetto" : entre ségrégation sociospatiale et redéfinition des carrières migratoires des travailleurs agricoles sub-sahariens en Italie du Sud » de Romain Filhol

présentation de l'éditeur

L’ouvrage présente les résultats d’un questionnement collectif sur les formes d’habitat et modes d’habiter en contexte de circulation, voyage ou migration, en explorant les trajectoires habitantes, les pratiques quotidiennes, les techniques constructives et les modalités adaptatives de la mobilité résidentielle. Saisies dans une approche pluridisciplinaire et diachronique, les inscriptions sociales, spatiales et temporelles de l’habitat temporaire sont documentées dans des espaces situés, entre campagnes, villes, régions et pays. Les contributions dépeignent la furtivité des habitants, la fugacité des formes d’occupations, la frugalité des besoins et ressources, la fonctionnalité des lieux appropriés, le foisonnement des représentations et la force des réseaux mobilisés. En contrechamp, les formes plurielles de déplacements et la diversité des circulations révèlent aussi un système complexe d’ancrage et d’attachement aux lieux appropriés, de reliance entre ceux qui les ont façonnés, qui les abritent ou auxquels ils aspirent par la mobilité.


Les directeurs de l’ouvrage

Eleonora CANEPARI est chercheur en histoire moderne à l’Université d’Aix-Marseille. Béatrice MESINI est chercheur au CNRS en géographie, Stéphane MOURLANE est maître de conférences en histoire contemporaine à l’Université d’Aix-Marseille.


170 p., 20 euros ISBN 978-2-8159-1491-8

Mots clefs

Table des matières

Introduction, Eleonora Canepari, Béatrice Mésini, Stéphane Mourlane .. 7

1. L’enclos Peyssonnel, modèle de bidonville marseillais (années 1950-1960), Céline Régnard et Stéphane Mourlane .. 23

2. Du « refuge » au « camp » : habiter les territoires des centres pour demandeurs d’asile en Croatie, Morgane Dujmovic ......................................................... 35

3. La gjitonie perdue : le cas de Cerzeto, Eleonora Guadagno ......................................................... 45

4. Backpacking et working holiday visa en Australie : entre tourisme et salariat précaire, Anaïs Angéras .................... 55

5. Topiques de la mobilité comme subversion : figures, habitats, politiques, Marc Bernardot ............................... 65

6. Habiter la précarité . Cabanes, étables, grottes et leurs habitants XVIe-XVIIe siècles), Eleonora Canepari ... 75

7. Réseaux d’accès au logement des Italiens à Marseille après la Seconde Guerre mondiale : les différentes temporalités à l’épreuve, Francesca Sirna ......................... 83

8. Les marges et l’entre-deux. Petite histoire d’une porte et des migrants « roms » en condition précaire, Elisabetta Rosa ............................................................... 93

9. Construire l’habitat transitoire et temporaire chez les charbonniers marocains actuels : approche technique, Sylvain Burri et Aline Durand ........................................ 103

10. Évaluer la progression des habitats mobiles par les laveries automatiques de linge en France, Arnaud Le Marchand ...................................................... 115

11. La mobilité résidentielle des travailleurs agricoles. Une recherche sur les campagnes ferraraises au XIXe siècle, Michele Nani ............................................ 127

12. Maisons de campagne. Sociologie du logement des ouvriers agricoles étrangers sous contrats saisonniers OFII, Frédéric Décosse .................................. 135

13. Habiter la saisonnalité agricole dans les champs de Provence, entre précarité de jure et vulnérabilité de facto, Béatrice Mésini ............................................................... 145

14. Vivre au « Grand Ghetto » : entre ségrégation socio-spatiale et redé,nition des carrières migratoires des travailleurs agricoles sub-sahariens en Italie du Sud, Romain Filhol ................................................................ 157

Les auteurs ......................................................................... 169

Angéras Anaïs, anthropologue indépendante.

Bernardot Marc, professeur de sociologie, UMR 6266 IDEES, université du Havre.

Burri Sylvain, chargé de recherche en archéologie, CNRS, UMR 7298 LA3M, CNRS-Aix-Marseille université.

Canepari Eleonora, chercheur en histoire moderne, UMR 7303 TELEMME, CNRS-Aix Marseille Université, Fondation A*Midex.

Décosse Frédéric, chargé de recherche en sociologie du travail, CNRS, UMR 7317 LEST, CNRS-Aix Marseille Université.

Dujmovic Morgane, doctorante en géographie, UMR 7303 TELEMME, CNRS-Aix Marseille Université.

Durand Aline, professeur d’archéologie, UMR 6566 CReAAH, université du Maine.

Filhol Romain, doctorant en géographie, EA Lab’urba, université Paris-Est et Dipartimento di Sociologia, Università degli Studi di Napoli Federico II.

Guadagno Eleonora, docteur en géographie politique et sociale, Migrinter-CNRS, université de Poitiers.

Le Marchand Arnaud, maître de conférences en économie, UMR 6266 IDEES, université du Havre.

Mésini Béatrice, chargée de recherche en géographie, CNRS, UMR 7303 TELEMME, CNRS-Aix Marseille Université.

Mourlane Stéphane, maître de conférences en histoire contemporaine, UMR 7303 TELEMME, CNRS-Aix Marseille Université.

Nani Michele, chercheur en histoire, Istituto di Storia dell’Europa Mediterranea, CNR, Rome.

Régnard Céline, maître de conférences en histoire contemporaine, UMR 7303 TELEMME, CNRS-Aix Marseille Université.

Rosa Elisabetta, post-doctorante en géographie, Labexemd, UMR 7303 TELEMME, CNRS-Aix Marseille Université.

Sirna Francesca, chargée de recherche en sociologie, CNRS, UMR 8245 URMIS, université de Nice.

Introduction

Eleonora Canepari, Béatrice Mésini, Stéphane Mourlane

Cet ouvrage est issu de l’atelier de recherche interdisciplinaire Mobil Hom(m)es(2013-2014) [1], qui proposait une analyse diachronique et synchronique des figures archétypales de la mobilité : « vagabonds sans aveu », voyageurs, travellers, migrants, squatteurs, mariniers, camping-caristes, artisans-paysans forestiers [2]. L’atelier réunissait des chercheurs de disciplines différentes (géographes, historiens, anthropologues, ethnologues, archéologues, juristes) [3], avec pour défi de faire dialoguer des méthodes, des problématiques et des champs disciplinaires d’études sur l’habitat mobile et temporaire. Nous postulions que la mobilité géographique, constituée de circulations et d’itinéraires entre de multiples lieux, définissait de nouveaux modes et de nouveaux régimes d’habiter articulés aux pratiques des lieux (Stock, 2006) [4]. Les articles ici réunis rendent compte de ce questionnement collectif articulant les mémoires, les trajectoires habitantes, et leurs pratiques quotidiennes de l’habiter, en contexte de circulations résidentielles. L’analyse interdisciplinaire a mis au jour les variables discriminantes dans l’acte d’habiter, ainsi que le rôle central joué par le pluri-usage des espaces et des lieux parcourus. Ainsi, les contributions ci-réunies ouvrent le champ d’une réflexion épistémologique transversale et transdisciplinaire, autour de la relation entre habitat et logement d’un côté et les concepts de transit et transition de l’autre, entendus dans l’acception latine de transitio, qui indique à la fois le fait de passer par un lieu sans y séjourner longtemps, et le passage d’un ordre dans un autre.

En adoptant une approche résolument interdisciplinaire, l’ouvrage entend apporter un nouvel éclairage dans le champ d’étude sur l’habitat mobile et temporaire. Bidonville, logement de passage (Lévy-Vroelant, 2000), habitat temporaire (Jeanjean, Sénépart, 2011), habitats mobiles (Frediani, 2009 ; Le Marchand, 2011), incertaines demeures (Lion, 2015), l’inventivité des terminologies répertoriées dans le cadre d’observations empiriques et théoriques témoigne d’une recherche « en mouvement », renouvelée par des approches pluridisciplinaires qui décentrent leur objet et l’articulent sur l’habitat, l’habitant et l’habiter.

En regard de ces études, notre ouvrage s’attache plus spécifiquement à la question de la relation complémentaire entre circulations habitantes et construction des lieux. Les formes plurielles de déplacements (nomadisme, itinérance, parcours, migration, voyage, route, trajectoire) et la diversité de circulations entre lieux (stationnement, halte, bivouac, transit, séjour) ajourent des processus sociaux, économiques, culturels et environnementaux peu saisis par les concepts dominants de migration, de mobilité ou de transnationalisme.

À bien des égards, les notions de « trajet » et d’« itinéraire » restent insuffisantes pour rendre compte de la réalité territoriale des espaces parcourus. Comme le signale Alain Tarrius, « certains migrants s’arrêtent là pour quelques jours ou quelques mois pour des activités transitoires rémunérées et créent de multiples attaches locales, d’autres découvrent des habitats semi-permanents et collectifs, facilitant leurs haltes et leurs circulations, toujours leurs échanges (…), interactions contextualisées incluant rapidement des dimensions affectives avec les habitants sédentaires, et bien sûr entre eux, donc l’entrée dans la diversité des relations locales » (Tarrius, 2012).

Dans son ouvrage consacré à la sociologie des mobilités, John Urry met l’accent sur le fait que le « lieu » d’habitation, qu’il soit sédentaire ou nomade, répond à la nécessité d’établir des rapports sociaux en adéquation avec ce que ses « habitants » projettent en son sein. Ainsi, la création d’attaches locales et les interactions avec les habitants sédentaires s’inscrivent dans un processus de construction de l’espace et des lieux. De même, selon Marc Augé, les mouvements de populations, les cheminements d’itinéraires fluides sont fondateurs de « lieux » (Augé, 1992), avec lesquels les trajectoires, les circuits empruntés, les routes nouent des relations subsidiaires. Entrevus comme parcours et trajectoires, les mouvements et déplacements d’un logis à l’autre dévoilent et expriment des liens de complémentarité (Sénépart, 2011, Beeching, 2011), de relations à un centre, de disjonctions, de dimensions réticulaires, des éclatements (Jeanjean, 2011).

La dimension reliante de la mobilité est également soulignée par Georges Amar, lorsqu’il postule que, « dans une société où la mobilité devient le mode de vie standard, le mouvement fait les lieux autant que l’inverse » (Amar, 2010). Il propose la notion d’adhérence, ou « reliance territoriale », qui désigne la relation symbiotique entre les individus mobiles et les espaces traversés. Alors que « l’imaginaire de la société et la culture du trajet (social et spatial) sont devenus largement dominants, la rupture du monde sédentaire dominant avait commencé avant la société de la mobilité », considère Jean Viard (2006). L’existence de liens étroits entre sédentarité et mobilité est mise en évidence par le concept de néo-nomadisme (Abbas, 2011), emprunté au géographe Rémi Knafou (1998) pour caractériser les mutations des sociétés, qui (re)passent progressivement d’une sédentarité dominante à une hypermobilité (Bernardot, Le Marchand, Santana Bucio, 2014). Ainsi, Yasmine Abbas ausculte l’« identité de l’hybride entre deux mondes », qui évolue dans un espace transitionnel entre deux écosystèmes, et en produit un troisième particulier.

Les textes ci-réunis intègrent ces divers apports théoriques et empiriques en questionnant les histoires singulières, les stratégies de haltes, d’ancrages et de circulations, tout comme les pratiques quotidiennes de l’habitat en situation de mobilité (Clifford, 1992). Qu’elles soient favorisées par l’attrait et le goût du voyage, contraintes par les nécessités de l’existence ou empêchées par des dispositifs coercitifs, les mobilités résidentielles décrites subjectivent les dimensions sociales, techniques, affectives et cognitives des modes d’habiter, tout en objectivant les cadres sociaux, spatiaux, politiques et économiques qui les contextualisent. Les auteurs examinent la fonction de la mobilité à différentes périodes de l’histoire, dans les espaces domestiques et collectifs, dans les territoires urbains, périurbains et ruraux que les habitants traversent et s’approprient avec des temporalités variables [5].

À travers une pluralité d’approches, l’ouvrage est centré sur les capacités et les stratégies adaptatives nécessaires pour habiter en contexte de mobilité, et sur les relations multiples entre les habitants et les lieux, avec une attention spécifique à la question des usages des ressources locales, des rapports à l’environnement socio-spatial et de la relation entre circulations et territoires productifs. Les contributions ouvrent in fine le champ d’une réflexion transdisciplinaire, autour des concepts de transit, translation, transmission, transition et transaction résidentielle, en considérant le caractère heuristique de leurs acceptions latines [6] Le terme trans qui exprime les passages d’un lieu, d’une temporalité, d’une société et d’un état à un autre, devient précieux pour croiser les observations empiriques des « modes d’habitat et d’habiter » en contexte de mobilité.

Du point de vue thématique, l’ouvrage s’articule en trois parties. La première partie se focalise sur les modes d’habiter en « transit » au travers de cinq chapitres, qui rendent compte de pratiques qui définissent et créent des territoires. On peut distinguer des lieux investis par le transit (logements temporaires, espaces publics comme les rues, les places, les gares), qui seraient donc des territoires du transit « pour soi », et certains lieux conçus pour le transit par les pouvoirs publics ou les acteurs sociaux (centres de rétention, camps, etc.), qui seraient des territoires du transit « en soi » (Vidal, Musset, 2015) [7]. La temporalité, constitue en outre un aspect déterminant du phénomène transitoire. Quelle que soit son épaisseur, elle est vécue et perçue dans le court terme. Cette échéance rend assurément plus acceptables des conditions de vie précaires et détermine la structuration des rapports sociaux, non seulement au sein du groupe concerné mais aussi entre le groupe et la société environnante. Migrants, habitants d’un bidonville ou hébergés dans un camp, villageois, déplacés pour cause de catastrophe naturelle, ou encore voyageurs en quête d’emploi saisonnier, chacun inscrit la mobilité à la fois dans son « espace d’expérience » et son « horizon d’attente » (Koselleck, 1990).

De fait, l’habitat est ici conçu comme celui d’une étape d’un itinéraire devant mener vers une installation et une condition faite de stabilité et de prospérité. Il faut donc que le transit soit à la fois spatial et temporel, autrement dit qu’un futur se conjugue à un ailleurs, quelle que soit l’échelle considérée. L’enclos Peyssonnel, exhumé des archives départementales de Marseille par Céline Regnard et Stéphane Mourlane, fait figure de modèle de bidonville qui assure à la fois la fonction de « passage transitoire entre deux mondes » pour les migrants (Pétonnet, 1979) et révèle l’organisation des rapports sociaux (Friedman, 1978). Ils sont ici pour la plupart algériens, espagnols, gitans, formant une société fortement structurée par des solidarités familiales. Devenu dès 1955 le symbole d’une misère insupportable aux portes de la ville, l’enclos Peyssonnel est alors voué à être résorbé rapidement, mais sa suppression n’intervient que neuf ans plus tard, traduisant les difficultés administratives et sociales du relogement. Morgane Dujmovic, qui étudie un « camp » pour demandeurs d’asile en Croatie, signale que l’encampement répond à des logiques gestionnaires relevant du contrôle des populations migrantes et questionne l’habitabilité de ces « espaces de transit ».

Examinant les processus de territorialisation qui y sont à l’œuvre, elle montre que le camp n’est pas un espace entièrement clos, mais que les processus d’ouverture et de fermeture conditionnent les interactions entre les migrants placés et le reste de la population. Dans son analyse de la communauté albanaise arbëreshë habitant le village de Cerzeto en Calabre depuis le xve siècle, déplacée et réinstallée à la suite d’un glissement de terrain survenu en 2005, Eleonora Guadagno observe les nouvelles formes d’habitat qui affectent les structures sociales et les rapports économiques, en creusant les clivages existants et en provoquant une forte désintégration sociale. L’espace géographique et social de résidence des Arbëreshë se distingue dès lors de la communauté de voisinage (la gjitonia) et de la structure urbanistique traditionnelle des villages albanais en Italie du Sud. Anaïs Angeras porte son attention sur les backpakers, jeunes voyageurs européens qui partagent des modes de vie, et dont les membres ont des liens d’affinité socioculturelle, sous forme d’une « communauté pratique » (Frediani, 2009). Elle dévoile les multiples facettes de la réalité vécue par les working holiday makers, qui découvrent l’Australie par des emplois de saisonniers agricoles, en alternant des périodes de travail et des activités de loisirs, au moyen d’un visa dénommé Working Holiday. Les auberges de jeunesse qui les hébergent en échange d’un loyer leur fournissent aussi les emplois qui leur permettront de financer leur séjour. Caressant l’espoir de rompre avec leur quotidien ou de saisir leur chance sur cette terre d’opportunité, ces « migrants temporaires » alimentent l’économie australienne, sans pour autant disposer de perspectives d’établissement à long terme.

Dans une perspective élargie, le sociologue Marc Bernardot investit les champs sémantiques associés à la mobilité en tant que subversion, à partir d’enquêtes de terrain menées sous forme de maraudes et d’un corpus pluridisciplinaire. Il analyse les représentations de la mobilité tant du point de vue conceptuel que de celui des « figures » qui les incarnent (vagabond, nomade, itinérant, marron, passeur, clandestin, etc.). Il détaille les formes politiques et sociales qui les animent ainsi que leurs projections spatiales à la fois réelles, sous forme d’abris de fortune, d’autoconstruction, d’habitats mobiles et non ordinaires, mais aussi fictionnelles.

La deuxième partie de l’ouvrage est consacrée à la mobilité et aux usages pluriels des ressources locales. Le chapitre d’Eleonora Canepari s’intéresse aux modes d’habiter d’individus en situation de précarité à l’époque préindustrielle (Rome au xviie siècle) [8]. Pèlerins, gitans, vagabonds, travailleurs saisonniers : une variété de catégories d’habitants de la ville et de sa campagne ont recours à des logis de fortune en utilisant les ressources existantes dans le territoire. Poussés par le besoin de s’abriter, les individus transforment en lieux d’habitation les grottes mais aussi les étables, ou en créent de nouveaux (les cabanes) en se servant des matériaux disponibles. La question des matériaux et des techniques de construction est au centre de la contribution de Sylvain Burri et d’Aline Durand, qui se penchent sur les artisanats forestiers marocains à nos jours. Grâce à une approche qui associe l’archéologie aux méthodes de l’ethnographie (approche ethnoarchéologique), les auteurs retracent le processus de construction des cabanes des charbonniers, décrivant les savoir-faire techniques et pratiques d’une architecture des formes non pérennes liées aux artisanats forestiers. La translation résidentielle trouve ici tout son sens, par le déplacement, la réversibilité et le réemploi des matériaux de l’habitat. Un autre type de ressource locale fait l’objet de la contribution de l’économiste Arnaud Le Marchand : les services, considérés dans leur rapport révélateur à l’habitat temporaire. Pour contourner la difficulté à dénombrer les habitats mobiles, l’auteur utilise la présence des laveries automatiques de linge comme un indicateur de leur progression en France. L’analyse fait ressortir la participation de l’habitat mobile au développement des équipements collectifs locaux (les laveries) utilisés aussi bien par les habitants temporaires que par les résidents permanents. Cela permet ainsi de souligner le lien qui peut se nouer entre l’habitat temporaire et les autres modes d’habiter. Dans l’article d’Elisabetta Rosa sur les Roms à Marseille, la notion de ressource est mise en relation avec le concept de marge urbaine. À partir des espaces de l’« entre-deux » et les lieux de transit, terrains vagues, friches industrielles, bâtiments abandonnés, situés dans les marges de la ville et définis non seulement par leur dimension spatiale mais aussi temporaire, se déploient les pratiques spatiales des migrants roms. Pour eux, comme l’auteure le montre, l’errance et l’« entre-deux » peuvent (se) révéler des ressources d’ancrage dans la ville. Dernier type de ressource, les relations socio-culturelles sont recontextualisées par la sociologue Francesca Sirna, qui observe leur rôle dans les dynamiques d’accès au logement des Italiens à Marseille après la Seconde Guerre mondiale. L’auteure décrit la mobilisation des ressources, symboliques et matérielles, pour accéder au logement, les contraintes subies ainsi que les marges de manœuvre possibles dans un contexte de pénurie. Ce faisant, elle examine le rôle des différents habitats dans la trajectoire résidentielle et professionnelle des migrants.

La troisième partie explore l’habitat saisonnier des migrants embauchés dans le secteur agricole en France et en Italie, et plus précisément dans ses dimensions de précarité et vulnérabilité. En contexte de mal-logement, le regard sur la vulnérabilité résidentielle a constamment évolué, en s’attachant d’abord à l’étude des lieux (dès la loi de 1850 sur l’insalubrité), puis aux populations et aux contextes (Fijalkov, 2013). Figures de la précarité, les saisonniers agricoles migrants apparaissent à la fois comme une rémanence du passé et comme un problème contemporain saillant des formes et modes d’habiter d’une population mobile, en transit et sans droits (Fondation Abbé-Pierre, 2002). Caractérisée par l’incertitude, la précarité, qui n’offre aucune garantie de durée, est définie par ce qui est incertain, sans base assurée, révocable. Les situations sont dès lors aléatoires et les conditions de vie et de ressources fragiles et réversibles. La « mobilité de résidence » est au centre de la nature locale des mouvements migratoires, postule Michele Nani, en contrepoint de la mobilité quotidienne, périodique ou saisonnière qui ne remet pas en question le domicile précédent. Étudier cette mobilité résidentielle rurale au xixe siècle replace dans un contexte adéquat la centralité présumée des mouvements internationaux et globaux à l’époque contemporaine, selon l’idée réifiée d’une mobilité « modernisante ». Les registres migratoires lui permettent de délimiter une première géographie des flux d’entrées, ainsi que d’évoquer les parcours de rapprochement par étapes (step migration), dont le dernier et court mouvement ne serait qu’une étape d’un périple au long cours. L’enquête menée par Frédéric Décosse sous forme d’entretiens semi-directifs et d’observations participantes examine le logement comme dimension intime de la condition ouvrière migrante des campagnes françaises, en s’attachant aux différentes caractéristiques du logement des saisonniers sous contrat de l’Office français de l’immigration et de l’intégration. L’article met au jour les traits distinctifs de l’habitat et de l’habiter, inscrits au coeur des logiques productives et reproductives à l’œuvre dans le secteur agricole, mais également au sein du jeu d’acteurs qui négocient l’(in)effectivité d’une réglementation qui en garantit pourtant la salubrité. L’approche de Béatrice Mésini complète cette analyse en envisageant comment le logement, souvent inclus dans le « contrat d’introduction » des saisonniers ou le « contrat de mission » des détachés extra-communautaires, s’affirme de jure comme garantie d’un droit au logement et, de facto, comme facteur de vulnérabilité des habitants. L’habitat des saisonniers fait l’objet de transactions permanentes entre les travailleurs agricoles étrangers et leurs employeurs/logeurs, tout comme d’une « régulation » contrastée par les autorités politiques, administratives et judiciaires. Romain Filhol souligne pour sa part la plurifonctionnalité des campements informels d’ouvriers agricoles migrants dans le sud de l’Italie, tant sur le marché du travail agricole local que dans les carrières migratoires des résidents. Il s’attache à mettre en lumière l’historicité et la permanence de ces formes d’inscription socio-spatiale, généralement considérée sous l’angle unique de l’insertion « temporaire » et du déclassement. En contrepoint, il montre que résider au « ghetto » favorise aussi l’obtention d’un travail, autorise l’accès aux ressources localisées, permet l’inscription dans des réseaux d’interconnaissance et de sociabilité, capitalisables dans une perspective d’ascension sociale ou de redéploiement spatial.

Bibliographie

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Chapitre 14 Vivre au « Grand Ghetto » : entre ségrégation sociospatiale et redéfinition des carrières migratoires des travailleurs agricoles sub-sahariens en Italie du Sud
Romain Filhol

Depuis quelques années, la dénonciation des conditions de vie des travailleurs agricoles migrants du sud de l’Italie est devenue un thème récurrent des médias transalpins. Accordant beaucoup d’importance aux récits de vie et aux supports graphiques, ces articles ont largement contribué à la spectacularisation des campements informels des travailleurs agricoles migrants du Mezzogiorno, légitimant les politiques de « l’urgence » tout en soulignant le caractère exceptionnel de ces espaces de relégation.

À l’encontre de ces interprétations, nous chercherons ici à souligner la profondeur historique et le caractère structurel de ces espaces d’insertion précaire des travailleurs agricoles migrants du sud de l’Italie, à travers l’analyse de l’un de ses symboles : le « Grand Ghetto » [9]. Situé sur la commune de San Severo, au milieu de la plaine agricole du « Tavoliere delle Puglie » (fig. 1), le « Grand Ghetto » tire son nom d’un « euphémisme que les migrants mobilisent comme un prêt à parler pour signifier leur installation dans une précarité durable et invisible » (Hazard, 2007). Double expression d’une contrainte exercée par les groupes dominants et d’une organisation volontaire, il s’agit d’un espace qui, tout en étant entretenu par les politiques migratoires restrictives de l’Union européenne, reste intimement lié au contexte et au marché du travail local.

Figure 1 Localisation du « Grand Ghetto » dans la plaine, Source : élaboration de l’auteur

Produit de la saisonnalité du travail et de la précarité statutaire des travailleurs agricoles migrants (Filhol, 2013), le « Grand Ghetto » peut être interprété à la fois comme matérialisation spatiale d’un système productif fondé sur la marginalisation d’une partie de ses forces vives, et comme fenêtre d’opportunité pour des migrants à la carrière migratoire entravée.

Filière de la tomate et travail agricole migrant dans le Sud de l’Italie

La filière de la tomate à industrie est un secteur majeur de l’économie italienne. Premier producteur européen [10], l’Italie en est surtout le deuxième transformateur mondial [11], avec un chiffre d’affaires d’environ 3 milliards d’euros en 2014 pour 4,9 millions de tonnes de tomate transformées. Tandis qu’au Nord, production et transformation se concentrent en Émilie-Romagne sous l’égide d’un nombre restreint d’entreprises et d’organisations de producteurs, la filière de la tomate à industrie en Italie méridionale est caractérisée par une double fragmentation : spatiale d’abord, avec une distance de plusieurs centaines de kilomètres entre sa principale zone de production (le « Tavoliere ») et de transformation (l’« Agro-nocerino-sarnese », entre Salernes et Naples) ; entrepreneuriale ensuite, avec plus de quatre-vingts établissements industriels en concurrence les uns avec les autres. Elle y revêt enfin une importance sociale accrue dans un contexte de chômage de masse, offrant l’une des rares possibilités, notamment pour les femmes, d’accéder à un travail salarié et convenablement rétribué.

Aussi rémunérateur soit-il, le secteur repose pourtant sur la présence dans les champs d’une main-d’œuvre précaire, nombreuse et sous-payée, pour un ensemble de raisons, liées :
– au facteur saisonnier, puisque les besoins en main-d’œuvre se concentrent durant la récolte, entre mi-août et début septembre ;
– à la part compressible des coûts de production, puisque, tout en étant l’un des principaux postes de dépense de l’agriculteur [12], la main-d’œuvre est aussi son unique « variable d’ajustement ». Ainsi, c’est d’abord la main-d’œuvre féminine des régions les plus reculées qui assure ce rôle, avant d’être progressivement remplacée durant les années 1980 par une main-d’œuvre étrangère sous l’effet de l’exode rural et du développement d’une immigration de masse en Italie du Sud (Pugliese, 2006). Au fil des années, la récolte de la tomate s’affirme alors comme véritable « niche ethnique » à base raciale pour migrants d’origine africaine ou est-européenne.

Une ségrégation socio-spatiale fonctionnelle à la filière

Loin d’être spécifique à la tomate, le besoin de travailleurs exogènes au sein des systèmes productifs méditerranéens a des racines anciennes. Permettant aux sociétés agricoles de se prémunir contre des protestations qui pourraient en quelques jours ruiner les investissements d’une année entière, la mise en concurrence entre groupes de travailleurs est à la base du « mécanisme social sûr » permettant de garantir une récolte à des coûts en
adéquation avec ceux du marché (Berlan, 1986).

C’est dans cette optique qu’il nous faut considérer la question de la ségrégation socio-spatiale des travailleurs agricoles migrants. La mise à l’écart dans des espaces comme le « Grand Ghetto », loin des centres habités (fig. 1) et à distance de la société locale, diminue la probabilité de voir les travailleurs de différents milieux sociaux et nationaux s’organiser, éloignant par là le risque d’une surenchère des coûts de la main-d’œuvre. La relégation des manœuvres durant la récolte n’est pas un fait nouveau dans les espaces agricoles du Mezzogiorno. Renée Rochefort, dans les années 1960, évoque déjà les travailleurs agricoles siciliens qui, offrant leurs bras d’une région à l’autre, dorment en rase campagne ou sur les places principales des bourgs dans lesquels ils se font embaucher (Rochefort, 1961). Il faut cependant attendre les années 1980 pour voir apparaître, autour de Naples, les premiers campements informels de travailleurs agricoles migrants (Hazard, 2007). Les migrants les plus âgés racontent ainsi que le premier « Grand Ghetto » a vu le jour lorsqu’un propriétaire terrien de Villa Literno a proposé à une équipe de travailleurs burkinabés d’occuper l’un des bâtiments abandonnés sur son terrain, et que d’autres manœuvres ont afflué, construisant des baraques de fortune comme celles que nous pouvons observer dans l’actuel « Grand Ghetto » (fig. 2 et photos hors texte, p. VIII).

Figure 2 Vue du « Grand Ghetto » Crédit : Romain Filhol, septembre 2014.

Les années 1990 vont alors voir le « Grand Ghetto » se déplacer de la Campanie vers les Pouilles. Si c’est un incendie – probablement d’origine criminelle [13] – qui marque la fin du campement de Villa Literno en 1994, les raisons de son déplacement sont plutôt à chercher dans la migration de la production des sols appauvris de la Plaine campanienne vers ceux, encore fertiles, du « Tavoliere delle Puglie ». Tandis que les hommes « suivent » la tomate, on assiste à l’émergence d’une migration saisonnière de main-d’œuvre interne au Mezzogiorno, s’articulant à la fois sur l’agglomération napolitaine, qui s’affirme en tant qu’espace refuge pour les migrants sans papiers ou sans emploi (Caruso, 2013 ; Filhol, à paraître), et sur une multitude de « ghettos » dans les espaces agricoles du Sud. Construit à partir de matériel glané dans les environs (poutres de bois, branchages, cartons, bâches en plastique et tuyaux d’arrosage usagés), l’emplacement précis du « Grand Ghetto » n’a donc qu’une importance relative. Tout en étant capable d’accueillir jusqu’à deux mille cinq cents habitants provenant de toute l’Afrique de l’Ouest, le lieu étudié est ainsi considéré comme le quatrième « Grand Ghetto » du Mezzogiorno, après l’incendie du premier et la destruction des deux autres par les autorités [14]. En somme, pour reprendre les mots d’une commerçante recueillis sur place : « Tant qu’il y aura du travail dans les campagnes, il y aura le ghetto [15]. »

figure 3 Travailleur agricole migrant remplissant un « cassone » (caisse) de tomates, Crédit : Romain Filhol, septembre 2014.

Ce rapide extrait d’entretien nous permet de comprendre comment, à l’image des autres « ghettos » de la région, le « Grand Ghetto » est un espace dans lequel s’organise le lien entre l’offre et la demande de travail agricole, qui s’incarne dans une figure précise : celle du caponero. Contraction de caporale et de nero (noir), les capineri sont les hommes de confiance des exploitants agricoles au sein des communautés migrantes, chargés de recruter et d’amener dans les champs le nombre d’ouvriers nécessaire à la récolte. La thématique du caporalato a récemment fait l’objet de nombreuses études (par exemple Brovia, 2008 ; Perrotta, 2014), tout en entrant largement dans le débat public italien. Il est néanmoins difficile de faire du caponero une figure homogène. Si certains ne se font payer que 5 euros pour le transport dans les champs, la plupart fondent leurs profits sur la paie des ouvriers agricoles migrants, prélevant en moyenne 50 centimes d’euros par caisse de tomates (de 300 kg) récoltée, ce qui laisse entre 3 et 3,50 euros à l’ouvrier (fig. 3). Dans tous les cas, ils représentent la principale voie d’accès au travail pour les habitants du ghetto.
C’est pourquoi le « Grand Ghetto » fonctionne sur un ensemble de relations de clientèles captives, valables dans l’espace productif mais aussi dans l’espace reproductif. Le fait que la majorité des capineri vivent au milieu des ouvriers qu’ils emmènent au travail et fassent partie des mêmes communautés qu’eux (nationales, régionales, voire villageoises et familiales) contribue largement à l’efficacité des dynamiques d’intermédiation de travail. Le contrôle social capillaire à l’œuvre dans le « Grand Ghetto » est ainsi vecteur d’une (re)production du « parfait ouvrier agricole migrant » qui n’hésitera pas à accepter les tâches les plus ingrates dans l’espoir de retravailler le lendemain.

Le ghetto comme espace fonctionnel à la migration

Le fonctionnement et l’existence du « Grand Ghetto » reposent également sur un ensemble de « solidarités négociées ». Fondés sur les origines géographiques, les réseaux de parentèle ou les rapports d’amitié, ces mécanismes d’entraide et de coopération viennent contrebalancer les mécanismes de concurrence ou de clientèle décrits plus haut. Ainsi, l’arrivée d’un migrant au « Grand Ghetto » est souvent liée à la connaissance de l’un de ses habitants, voire d’un caponero, qui jouera le rôle de médiateur entre le nouvel arrivant et l’espace du « Ghetto ». Comme l’explique M., migrant ivoirien :

« Au ghetto je suis parti avec un ami burkinabé, et quand nous sommes arrivés, lui avait déjà des amis ; il leur a dit : “Bon, lui c’est l’un de mes amis, il n’est pas mauvais, on va travailler ensemble.” Tu
vois la confiance qu’il a placée en moi. Là, on a pris une chambre qu’on partageait à cinq. Comme lui connaissait déjà un caponero, il a commencé le lendemain à travailler, et m’a dit qu’il me brancherait aussi. Donc après trois jours je suis allé travailler avec lui et là il m’a dit : “Voici les lois.” [16]. »

L’interconnaissance ne joue donc pas seulement un rôle déterminant dans l’arrivée au ghetto mais aussi, comme on le voit, dans la subsistance quotidienne et l’accès à l’emploi. Mais il faut pour cela adopter un comportement conforme au « bon fonctionnement » du lieu, acceptant les règles et les hiérarchies existantes. Si, pour une grande majorité de migrants, « l’installation durable dans ses marges a constitué le principal attrait de l’Italie » (Hazard, 2007), on peut alors se demander en quoi le « Grand Ghetto » peut faire office d’interface avec la société italienne. En effet, sa persistance a conduit à l’implication de plusieurs associations durant les mois d’été, permettant ainsi aux travailleurs migrants d’entrer en contact avec des Italien(ne)s pouvant ultérieurement se révéler une ressource précieuse en termes d’insertion sociale.
Cet apport est pourtant à relativiser, d’une part car il est souvent peu en lien avec le contexte local (se fondant par exemple sur des financements ou des « volontaires » d’autres régions), et d’autre part car l’investissement se limite généralement aux mois d’été. Pour autant, le développement récent d’une série d’actions collectives, visant à l’obtention de permis de séjour et au respect des contrats de travail, a impliqué à la fois des habitants du « Grand Ghetto » et des militants antiracistes italiens (pour beaucoup liés au squat « Scurià » occupé à Foggia en 2014), laissant entrevoir aux migrants du « Tavoliere » la possibilité d’entrer dans des réseaux locaux de solidarité et de sociabilité.

Enfin, une analyse du lien entre « Grand Ghetto » et carrières migratoires met en évidence deux types de stratégies permettant d’expliquer la permanence des travailleurs agricoles migrants au « Grand Ghetto ». La première est l’accès aux ressources socioéconomiques nécessaires à ceux qui souhaitent poursuivre leur carrière migratoire. Devant la difficulté d’obtenir un emploi déclaré et bien rémunéré en Italie du Sud, l’évolution de leur carrière va passer par l’accumulation d’un pécule, des connaissances, voire l’obtention d’un permis de séjour qui leur permettra de circuler dans les régions du nord de l’Italie ou de l’Europe à la recherche d’un meilleur travail. Cette stratégie concerne avant tout les migrants récemment sortis des centres « d’accueil », mais aussi ceux présents de longue date qui, après la crise de 2008, se sont retrouvés contraints d’abandonner les villes et espaces industriels du Nord pour chercher un travail dans les campagnes méridionales. La permanence au « Ghetto » peut également être le signe d’une « professionnalisation » de certains migrants dans le secteur agricole. Bien qu’elle relève de la stratégie individuelle, cette professionnalisation concerne souvent les migrants déjà habitués au travail de la terre, ou insérés dès leur arrivée dans les réseaux du travail agricole. Elle est aussi l’étape à travers laquelle est passée la majorité des capineri, dont la fonction d’intermédiaire traduit une mise à profit (dans le sens propre du terme) de leur expérience de la migration et du monde agricole, tout en démontrant une capacité à dépasser la situation de relégation dont ils ont été, au moins à leur arrivée, victimes.

En participant à la (re)production du « parfait ouvrier agricole », le « Grand Ghetto » s’impose donc comme élément clé du bon fonctionnement de la filière de la tomate à industrie dans le sud de l’Italie. Dans le même temps, intégré aux circuits migratoires européens, il apparaît aussi à la fois comme un espace de repli permettant l’acquisition des ressources nécessaires à la mobilité, de la périphérie vers le centre, et comme un espace organisateur de mobilités saisonnières permettant l’accomplissement d’une carrière ascendante dans le secteur agricole.

Pourtant, un rapide examen de ces deux alternatives en montre les limites. Tandis que la filière de la tomate enregistre une croissance record [17], l’afflux de travailleurs agricoles migrants au « Grand Ghetto » provoque une baisse de leur rémunération et un accès encore plus concurrentiel au marché du travail. Les coûts liés à la présence au ghetto (location d’un lit, repas, retenues du caponero) contraignent même certains migrants à ne travailler que pour rembourser les dettes qu’ils y contractent sur place.

En somme, le « Grand Ghetto » s’offre comme un « cul-de- sac » matérialisant les entraves à la mobilité spatiale et sociale des travailleurs migrants, tout en questionnant la capacité de
la société italienne à proposer d’autres modèles de consommation et de production agricole. Tandis que les reportages se multiplient et que les décideurs politiques s’interrogent sur le bien-fondé de démanteler à nouveau le « ghetto » – ce qui, en l’absence d’alternatives, n’entraînerait qu’une marginalisation accrue des travailleurs migrants contraints de s’éparpiller dans les campagnes –, la question pertinente semble être celle de l’introduction de nouveaux modèles productifs au sein desquels les manœuvres agricoles, quelle qu’en soit l’origine, ne seraient pas que de simples « variables d’ajustement ».

Bibliographie

Berlan Jean-Pierre, « Agriculture et migrations », Revue européenne des migrations internationales, vol. 2, n° 3, 1986, p. 9-32.

Brovia Cristina, « Sous la férule des caporali. Les saisonniers de la tomate dans les Pouilles », Études rurales, n° 182, 2008, p. 153-168.

Caruso Francesco, « La porta socchiusa tra l’Africa Nera e la Fortezza Europa : l’hub rururbano di Castel Volturno », in Carlo Colloca, Alessandra Corrado (dir.), La Globalizzazione delle campagne, Franco Angeli, Milan, 2013, p. 141-157.

Filhol Romain, « Les travailleurs agricoles migrants en Italie du Sud », Hommes & Migrations, n° 1301, 2013, p. 139-147.

Filhol Romain, « The Caserta Ex-Canapificio between Illegality, Migration and Rurality », Antipode, à paraître.

Hazard Benoît, L’Aventure des Bisa dans les ghettos de « l’Or rouge  » (Burkina Faso-Italie) : trajectoire historique et recomposition des réseaux migratoires burkinabés dans la région des Pouilles, thèse de doctorat en anthropologie sociale et ethnologie, EHESS, Paris, 2007, 1360 p.

Perrotta Domenico, « Vecchi e nuovi mediatori. Storia, geografia ed etnografia del caporalato in agricoltura », Meridiana, n° 79, 2014, p. 193-220.

Pugliese Enrico, L’Italia tra migrazioni internazionali e migrazioni interne, Il Mulino, Bologna, 2006, 195 p.

Rochefort Renée, Le Travail en Sicile : étude de géographie sociale, Presses universitaires de France, Paris, 1961, 362 p.

NOTES

[1] Atelier thématique de recherche interdisciplinaire « Mobilhom(m)es. Habiter la mobilité en Méditerranée, formes, techniques, usages, normes, conflits, vulnérabilités », dirigé par Béatrice Mésini et Anne Cadoret, financé par le laboratoire d’excellence LabexMed : « Les sciences humaines et sociales au coeur de l’interdisciplinarité pour la Méditerranée », ANR-11-IDEX-0001-02.

[2] Sur ces figures, voir respectivement Délorme, 2001 ; Loiseau,2012 ; Frediani, 2012 ; Bouillon, 2013 ; Le Marchand, 2011 ;Burri-Durand-Alilou, 2013 ; Lion, 2015 (bibliographies en fin de chapitres)

[3] Issus de neuf laboratoires de recherche : Telemme, Centre Norbert Elias, LA3M, Idemec, Urmis, Lapcos, Cirta, Desmid, ESO.

[4] La fugacité des habitats (lieux de passage, temporaires, éphémères et réversibles), la furtivité des habitants (en transit, translation et transition), le foisonnement des représentations et des identités, la frugalité des besoins et des ressources mobilisées

[5] Les concepts théoriques d’hétérotopie et d’hétérochronie, empruntés à Michel Foucault, inscrivent les mobilités résidentielles dans des espaces-temps situés, en juxtaposant en un seul lieu plusieurs espaces incompatibles dans l’espace réel caractérisés par une rupture avec le temps réel (Foucault, 1966).

[6] Transitio (fait de passer par un lieu sans y séjourner longtemps ; passage d’un ordre dans un autre), translatio (action de transporter, de transférer ; action de faire passer un objet ou une personne d’un lieu dans un autre), transmitto (action d’envoyer, de faire passer d’un lieu dans un autre ; remettre, transmettre ; passer sous silence, négliger), transitio (action de passer de l’autre côté ; moment passage ; passage ménagé d’une chose, d’une idée, ou d’un état à un autre), transactio (action de passer, de finir ; transaction, accord, arrangement ; intermédiaire, entremetteur).

[7] Sur ce thème, Céline Regnard développe un projet de recherche (« Marseille New York, des villes de transit migratoire 1855-1914 ») comme membre junior de l’Institut universitaire de France (promotion 2015).

[8] La recherche d’Eleonora Canepari est développée dans le cadre du projet « Settling in motion. Mobility and the Making of the Early Modern Cities  », labellisé « Étoile montante » par la Fondation universitaire A*Midex (AMU).

[9] Fruit d’une longue présence dans les espaces de production et de transformation de la tomate, ce travail repose sur un ensemble d’observations et d’entretiens réalisés dans le « Grand Ghetto » entre l’été 2014 et l’été 2015, grâce notamment au soutien de l’École française de Rome

[10] Données Food and Agriculture Organization, disponibles en ligne sur le site

[11] World Processing Tomato Council, « World Production Estimate », 18 février 2015

[12] e coût de la main-d’œuvre représente environ la moitié des 8 000 euros nécessaires à la production et à la récolte d’un hectare de tomates.

[13] Il Corriere Della Sera, 18 septembre 1994 : (consulté le 7 octobre 2015).

[14] Entretien A., Foggia, 30 août 2015.

[15] Entretien S., Foggia, 8 septembre 2015.

[16] Entretien M., Caserta, 31 mars 2015

[17] Il Sole 24 Ore, 6 octobre 2015 : (consulté le 7 octobre 2015).