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Serge D’Ignazio

"On est là !"

On est là !

Serge D’Ignazio

PDF - 1.4 Mo

Présentation sur le site des Editions Adespote : https://www.adespote.com/on-est-la-...


"En ces temps où l’État, pour défendre un capitalisme sans-pitié, a laissé sa milice éborgner, en quelques mois, des dizaines de manifestants inoffensifs, profanant sciemment leur humanité, Serge D’Ignazio n’a cessé d’aligner sa conscience, son œil et son cœur."

Antoine Peillon

Serge D’Ignazio a photographié tous les cortèges parisiens des gilets jaunes depuis le premier rassemblement, le 17 novembre 2018. Son travail, par sa qualité photographique et son humanisme, est un document sans équivalent. Serge D’Ignazio fait ce que font les grands photographes selon Henri Cartier-Bresson : « Mettre sur la même ligne de mire la tête, l’œil et le cœur. »

Ce livre rassemble cent cinquante de ses photos en noir et blanc. Elles sont accompagnées d’une dizaine de textes - récits ou commentaires - d’acteurs et d’actrices de ce mouvement historique.

"Prises au plus près des femmes et des hommes mobilisé.es, ces photos disent l’expérience sensible du politique : la joie de prendre part à l’événement et toutes les émotions qui s’y mêlent, indignation, colère et rage, bonheur, enthousiasme et espoir. Les photos de Serge D’Ignazio sont un témoignage rare sur cette prise de parole immense."

Ludivine Bantigny


Serge D’Ignazio a photographié tous les cortèges parisiens des gilets jaunes depuis le premier rassemblement. Son travail alliant l’art de la photographie et l’humanisme est accompagné de récits d’acteurs et d’actrices du mouvement. Les pages 92 à 95 rééditées ci-dessous sont publiée avec l’autorisation de l’auteur et de l’éditeur pour Terra-HN.


21 septembre 2019. Acte 46.

Lever 6 h. Comme chaque samedi j’ai refusé les invitations à un vernissage ou à l’apéro, les séances de cinéma, les promenades en forêt ou les concerts. J’embrasse ma famille. Je leur dis que oui, je vais faire attention, que je ne sais pas à quelle heure je vais rentrer. Cette fois le rendez-vous avec les copains est à Saint Lazare. Je les ai tous rencontrés sur le pavé. 45 samedis ensemble. Cela nous a soudés. C’est le 21. C’est la convergence. On attend ça depuis tellement longtemps. On file à Madeleine, lieu de rassemblement donné la veille sur Démosphère. Plus on avance, plus on croise des gilets jaunes en civil qui partent dans l’autre sens. «  Ne montez pas, ils embarquent direct ». CRS par centaines. Voltigeurs partout. Un cortège se forme malgré tout. On est là. Nous sommes repoussés par l’arrière par des sommations. Chants à tue-tête. On se dirige gare Saint-Lazare. Course de CRS derrière et à côté de nous. Ils nous nassent devant la gare. Gaz. Gaz partout.

Il y avait eu ce samedi sur les Champs-Elysées. Celui où le Fouquet’s avait brûlé. Quatre grenades lacrymogènes avaient explosé sur mes pieds. Je m’étouffais. Je sentais chaque vaisseau de mes poumons brûler. Mes yeux débordaient de larmes et de douleur. J’étais tombée au sol et ne pouvais plus bouger. Je pensais être en train de mourir. Je lâchais la lutte. Un street medic a surgi. Il m’a maintenue sous l’épaule et trainée en toussant dans la panique générale jusqu’à un coin de rue épargné. Il m’a aspergé le visage pour soulager les brûlures. Plus tard, lorsque nous nous sommes tous retrouvés, nous ressemblions à des zombies, le visage et les vêtements blancs des traces de Maalox. Alors ce matin-là, devant Saint-Lazare, nous avons couru. Alors que l’on se dit toujours en manif lorsque les CRS chargent : « On ne court pas. On ne court pas. » Nous nous sommes réfugiés dans la gare. Gaz dans la gare. On descend vers les métros. Le gaz descend jusque-là. Les passagers sur le quai toussent et pleurent. On entre dans la première rame qui passe. On rejoint le point de ralliement manif pour le climat et gilets jaunes.

Place Rostand. Enfants, ados, adultes, personnes âgées, familles. Écolos, antinucléaires, antispécistes, giletsjaunes, des milliers de personnes sous le soleil. Magnifique convergence. Liesse du nombre et de la diversité. Chants fanfares slogans. Gaz. Nous nous appuyons les uns sur les autres et respirons le moins possible dans nos foulards. La foule est compacte. J’entends la fanfare qui continue de jouer malgré les gaz, les notes se perdent, s’étouffent, crachent en une lamentation. Le cortège est obligé de repartir en sens inverse. Nasse. Les CRS renvoient tout le monde dans l’autre sens. Nouvelle nasse arrivés sur Gobelins. On tente de sortir par le haut. Gaz. On se réfugie dans un hall d’immeuble. Une quinzaine de personnes. Surtout des femmes. Certaines beaucoup plus âgées que moi. On doit en sortir les mains en l’air face à une ligne de baqueux qui nous tiennent en joue avec des LBD. Le carrefour est complètement nassé. Charge ultra violente. Matraquage. La panique dans les yeux rougis de ma soeur de manif. Ultime vision de cauchemar avant de fondre en larmes de stress et de peur : un homme seul, calme et les mains en l’air devant un cordon de CRS. On lui vide une bouteille de lacrymo à quelques centimètres du visage. Il hurle et tombe.

C’était la manif pour le climat et contre les injustices sociales.

Le soir je me sens vide. J’ai honte de mon pays et ressens de la fatigue. Une grande fatigue. Les jours qui suivent j’erre dans mon emploi du temps comme un zombie sans faim.

Lydie