Réseau scientifique de recherche et de publication

[TERRA- Quotidien]

Reflets

Recueil Alexandries

< 1/21 >

mars 2005

Jean-Michel Belorgey

Exils

auteur

Jean-Michel Belorgey est notamment l’auteur de : « Du récit de persécution (et de la manière de les lire ou de les entendre) ou Nouvelles réflexions sur le contentieux du droit d’asile » (G.I.S.T.I., mars 2005)

résumé

L’exil, pas plus que le deuil, n’est seulement privation -des paysages, des affections, des nourritures, des odeurs, des sonorités, en particulier celle de la langue, où l’on puisait ses repères, une facilité d’être, sans effort, à laquelle il vous force à renoncer- ; l’exil, comme le deuil, est aussi encombrement, de l’âme, de l’esprit et du corps, par la nostalgie des liens distendus ou détruits, la honte des batailles perdues, la peur des violences subies, et dont, pour peu que rien ne garantisse la pérennité de l’asile ou de l’accueil qui vous est concédé, pour peu que les frontières soient poreuses, on n’arrive pas à se persuader qu’on n’est, pour de bon, plus menacé.

citation

Jean-Michel Belorgey, "Exils", Recueil Alexandries, Collections Reflets, mars 2005, url de référence: http://www.reseau-terra.eu/article300.html

L’exil, pas plus que le deuil, n’est seulement privation -des paysages, des affections, des nourritures, des odeurs, des sonorités, en particulier celle de la langue, où l’on puisait ses repères, une facilité d’être, sans effort, à laquelle il vous force à renoncer- ; l’exil, comme le deuil, est aussi encombrement, de l’âme, de l’esprit et du corps, par la nostalgie des liens distendus ou détruits, la honte des batailles perdues, la peur des violences subies, et dont, pour peu que rien ne garantisse la pérennité de l’asile ou de l’accueil qui vous est concédé, pour peu que les frontières soient poreuses, on n’arrive pas à se persuader qu’on n’est, pour de bon, plus menacé. Si l’exilé peine à se sentir vivant, c’est qu’une fraction de lui-même est déjà morte ; mais que quelque chose comme une ou plusieurs sorte(s) de menaces sont encore là, à guetter ce qui a survécu, a, au prix de l’exil, cette part du feu, parié sur la vie.

Aussi bien est-il rare, même quand, au premier jour il a plus attendri qu’inquiété, quand on ne l’a pas, d’emblée, soupçonné du pire –mensonge, lâcheté, implication dans différentes sortes de crimes ou de délits- que l’exilé trouve durablement grâce auprès du tout-venant des habitants de la terre d’exil, des autorités de celle-ci, des préposés qu’elles délèguent au filtrage, à la prise en charge, à la surveillance de ses pareils. Les proscrits des cités antiques, les émigrés français de 1789, ceux venant de Russie pendant et après la Révolution de 1917, ou d’Allemagne pour échapper aux persécutions hitlériennes, les rapatriés des Empires, français ou britannique, même quand ils n’étaient pas, comme les Indiens d’Afrique orientale, allogènes, ont tous, peu ou prou connu cela. Et, un peu plus tard, les Cambodgiens, les Tamouls. Et les Bosniaques, et les Kossovars. Et les noirs mauritaniens refoulés par les Maures. Et les Rwandais. Et les Algériens en butte à la guerre civile.

Il est à l’honneur de la société internationale, au lendemain des deux guerres mondiales, surtout la seconde, d’avoir, par remords peut-être de n’avoir su, ou voulu, mieux faire plus tôt, tenté de rendre moins impraticables les parcours d’exil en donnant naissance à des instruments propres à abaisser quelques barrières, à procurer quelques garanties. Ces instruments sont, hélas, menacés par le rétrécissement de la planète, la multiplication en tous ses points des convulsions politiques, auxquelles ceux qui en sont victimes n’imaginent pas d’autre façon d’échapper que la fuite vers d’autres terres, et pas l’effroyable égoïsme à courte vue des pays nantis qui n’imaginent, eux, d’autre protection contre la submersion qu’ils redoutent, que des formes primitives de retranchement obsidional, assorties, pour préserver leur image, d’une disqualification des candidats à l’asile qu’ils se sont imprudemment engagés à prodiguer.

Exilés, alors, voilà des hommes, des femmes, des enfants, qui le sont doublement, ou plus. De leur terre. De leur identité. Des droits qu’ils croyaient avoir. De toute possibilité de lente guérison de leur privation et de leur excès de passé. Quand tout n’est pas, ce qui arrive, il faut le savoir, de plus en plus fréquemment, à la racine, rapidement tranché par la balle d’un quelconque trafiquant, ou d’une quelconque police, le verdict d’une juridiction spécialisée, voire de droit commun, la première et la seconde ne se distinguant que par la célérité du terme.

L’exil serait-il en passe de devenir un privilège ? Ce n’est pas exclu. Ni que le prix qu’il faut payer pour s’en montrer digne ne soit pas à la portée de ceux que submerge le trop de détresse qui les a mis en route. Il faut, pour prendre la mesure de cela, aller voir les avortons d’exilés ou de réfugiés en cage aux postes frontières, ou dans les centres de rétention, ou tout simplement assis, en attente, peut-être, de rejoindre les précédents, à moins qu’ils ne fassent preuve, à défaut de décence, d’une combativité hors de pair, aux marches des juridictions, y compris de la Cour européenne des droits de l’homme à Strasbourg, et dont l’institution (elle, n’est ni totalement coupable, ni totalement innocente), pas plus que les services de la ville ou du département n’arrivent décidément à parler le langage.

Car l’exil c’est aussi un autre rapport à la langue : la sienne, et celle des autres. Qu’il en aille ainsi ne fait pas, contrairement à ce que certains ont tort de soutenir, des demandeurs d’asile à bout de force un gibier de psychiatrie. Cela devrait, en revanche, obliger les juristes à être moins sûr de leur propre langue, et de leurs propres modes de raisonnement (1) .

Jean-Michel BELORGEY 23 mars 2005

(1) Voir Jean-Michel Belorgey : « Du récit de persécution (et de la manière de les lire ou de les entendre) ou Nouvelles réflexions sur le contentieux du droit d’asile » (G.I.S.T.I., mars 2005)