Existant officiellement en France depuis 1981, les centres de rétention administrative dévolus à l’enfermement des étrangers en instance d’éloignement du territoire constituent une institution déjà ancienne, située à l’intersection d’une double logique de mise à l’écart. Elle est à replacer en premier lieu dans la tradition des camps utilisés de longue date en France pour la gestion des migrants, et depuis les années 1930 pour l’internement des étrangers jugés « indésirables » sur le territoire [1]. Comme eux, les « CRA » visent à permettre depuis 26 ans la mise en œuvre concrète des politiques de contrôle et de répression des flux migratoires, leur objectif officiel étant de maintenir les « retenus » sous surveillance pour le temps « strictement nécessaire » à l’organisation de leur départ forcé, et de garantir ainsi « l’effectivité des mesures d’éloignement ». Sur une durée plus courte, la rétention administrative s’est progressivement insérée dans l’ensemble plus vaste formé par les camps d’étrangers qui quadrillent aujourd’hui le territoire de l’Union Européenne et son pourtour, y assurant la mise à l’écart différenciée et complémentaire des migrants [2].
Cette double inscription historique et géographique des centres de rétention français invite toutefois également à penser la position spécifique qu’ils occupent. Un retour sur la genèse de l’institution met alors en évidence un triple processus d’officialisation, de pérennisation, et de spécialisation des centres de rétention administrative depuis leur mise en place. De techniques provisoires de mise à l’écart des migrants, les « CRA » tendent ainsi désormais à constituer les instruments durables d’un gouvernement différencié des « flux migratoires ». Mais cette évolution suppose aussi que s’y déploient des formes de pouvoir et des rapports de forces particuliers, dont la description doit tenir compte de l’historicité propre de la rétention en France, autant que du contexte socio-politique dans lequel les centres ont été mis en place et fonctionnent encore actuellement.
Héritiers d’une « tradition française » du camp, les centres de rétention renvoient tout d’abord à une « manière spécifique à la police de s’inscrire dans l’espace national » [3], qu’il s’agit ici de quadriller pour en soustraire les étrangers « indésirables ». Mais ils intègrent également à leur fonctionnement les transformations plus récentes de l’action publique en matière de traitement des étrangers. L’espace national, de ce point de vue, est aussi un espace public, et un espace critique, marqué dans le contexte de l’après-68 par le développement des mobilisations en faveur des droits des étrangers – dont certaines visent particulièrement les pratiques policières d’enfermement des migrants [4]. Si ces mouvements n’empêchent pas l’officialisation de la rétention au début des années 1980, ils influent durablement, par la suite, sur son organisation. Bien que peu connus du grand public, les centres sont restés inscrits depuis 26 ans dans un espace critique plus restreint, impliquant de nouveaux acteurs – notamment les magistrats – ou des acteurs au rôle et à l’importance renouvelés – particulièrement les représentants d’associations de défense des étrangers [5]. Comme dans d’autres domaines, cette contrainte spécifique est progressivement intégrée à l’action publique lorsqu’il s’agit de concevoir et de réagencer les CRA [6].
Cette évolution ne s’oppose pas au durcissement, au cours des décennies qui suivent, de la répression visant les migrants : elle l’accompagne au contraire et s’y combine. La superposition d’une logique sécuritaire et des impératifs démocratiques admet ainsi la multiplication des espaces d’enfermement d’étrangers dans la France contemporaine, mais elle y favorise le déploiement de formes inédites de domination : le pouvoir ne s’y abolit pas plus qu’il ne s’adoucit, mais il se déplace dans ses points d’exercice.
C’est dans ce contexte général que doit se comprendre la spécialisation progressive des centres de rétention, et la combinaison originale qu’ils réalisent du binôme sécuritaire/humanitaire propre à l’ensemble des camps. Elle se traduit tout d’abord par la codification, finalement acquise au début des années 2000, d’un « statut » du retenu. Au-delà de sa formulation juridique, le régime d’enfermement spécifiquement reconnu à cette nouvelle figure affecte également le mouvement de pérennisation des centres de rétention : il tend à s’objectiver dans leur dispositif même, à la faveur de leur réagencement en « dur ». Là encore, le « statut » du retenu – et les « droits » qui lui sont reconnus en tant qu’étranger enfermé – constituent moins une limitation de la domination inhérente à l’enfermement, qu’un réagencement de ses formes et de ses objets autour de nouvelles techniques de gouvernement des retenus [7]. Il s’agit ici d’un mouvement progressif : cette réorganisation n’affecte pas également tous les centres – dont certains sont encore en travaux et d’autres en construction – leur aspect contemporain restant hétérogène [8]. Les mutations qui les affectent tous à des degrés divers témoignent pour autant des tendances qui travaillent actuellement l’institution.
Irréductibles aux logiques antérieures de l’internement, ces formes particulières de domination doivent s’analyser à partir d’une description empirique dont on ne proposera ici qu’une première esquisse [9]. Il s’agira ainsi d’étudier leur mise en place même, et les dispositifs matériels qui les font aujourd’hui fonctionner en rétention. On débutera donc l’analyse par un bref retour socio-historique sur l’officialisation du statut des centres de rétention – et du retenu – depuis les années 1980. On passera ensuite à l’analyse de la genèse et de la pratique concrètes d’un centre de rétention contemporain dans lequel les nouvelles formes de contrôle auxquelles sont soumis les retenus se rendent particulièrement observables [10].
L’invention du retenu : jalons pour la socio-histoire d’une spécialisation.
Sans isoler la rétention administrative dans une spécificité irréductible, il s’agit donc d’être attentif à l’historicité singulière de l’institution, et à la manière dont le classique binôme répression/prise en charge est ici travaillé par des logiques de pouvoir inédites. L’évolution de la rétention depuis 26 ans fournit en l’occurrence un terrain d’observation privilégié pour observer le déploiement de ces nouveaux schémas de régulation des populations.
La rétention à l’épreuve de la critique
La période voit certes rarement la rétention administrative susciter l’attention du grand public, hormis dans quelques situation scandaleuses qui éveillent momentanément l’intérêt [11]. Cette absence d’attention publique ne permet pourtant pas de conclure à la stricte immobilité de l’institution. Son fonctionnement est tout d’abord affecté par trois évolutions « officielles » – la première mise en place des centres au cours des années 1980, la parution du premier décret officialisant leur statut en 2001, et son remaniement par un nouveau décret en 2005. Dans les intervalles séparant ces trois moments de redéfinition de leur organisation, les centres de rétention ne constituent pas pour autant des espaces inertes, figés dans leur opacité. Comme la prison analysée par Michel Foucault, la faible visibilité publique des centres ne les empêche pas d’être continuellement constitués en objets d’une série de descriptions critiques et d’expertises [12]. Elles émanent de divers organismes d’inspection indépendants ou relevant des administrations [13], mais également des magistrats et des militants associatifs – ceux de la Cimade étant directement présents dans les centres même. Peu connus du grand public, les CRA n’ont donc jamais cessé d’être inscrits dans une arène critique aux dimensions plus restreintes, mais au poids décisif dans l’évolution progressive des rapports de forces.
Cette inscription débute, en l’occurrence, avant même l’officialisation de la rétention. L’enfermement des étrangers en instance d’éloignement constitue alors une simple pratique policière, dont le caractère « empirique » et improvisé renvoie directement à la tradition des camps [14]. L’histoire « officielle » des centres de rétention commence en l’occurrence avec la « découverte » en 1975 d’un entrepôt désaffecté situé sur le môle d’Arenc dans le port de Marseille, et utilisé à cette fin par la police depuis 1964. Les conditions d’enfermement des étrangers qui s’y trouvent alors font l’objet d’une dénonciation associative qui se poursuit jusqu’en 1980 [15]. Cette mobilisation intervient toutefois dans le contexte particulier des fortes mobilisation de l’après-68, alors que le renouvellement des thématiques et des répertoires d’action de la contestation militante cristallise particulièrement sur la défense des droits des étrangers, et plus encore sur les situations d’irrégularité ou d’expulsion [16].
On retrouve ainsi dans la dénonciation d’Arenc les thèmes généraux de la défense des étrangers à la même époque : volonté de rendre publique une pratique « invisible » et d’obtenir « l’ouverture » d’une arène opaque (Arenc est dénoncé comme « prison clandestine »), et recours stratégique à l’expertise – notamment juridique – dans la lutte [17]. La mobilisation du terrain juridique constitue en effet le point commun de bon nombre des associations réunies dans le collectif constitué à Marseille [18]. La référence à l’Etat de droit – largement reprise à l’époque [19] – alimente également la dénonciation d’Arenc comme « camp » et pratique « d’exception », et concentre l’action militante sur la saisine des tribunaux [20].
La mobilisation d’Arenc n’empêche finalement pas l’officialisation des centres de rétention, finalement légalisés par la voie législative, de manière embryonnaire par les lois des 10 janvier 1980 et 2 février 1981, puis définitivement par le texte – voté sous le premier gouvernement socialiste de P. Mauroy – du 29 octobre 1981. Les thèmes et les répertoires d’action mobilisés dans « l’affaire » d’Arenc continuent toutefois à influer sur la forme même que prend cette institutionnalisation, tout comme dans ses évolutions ultérieures.
La mise en place du régime de la rétention dans les années 1980, et sa réévaluation au tournant des années 1990, ne se réduisent pas en effet à la simple officialisation des pratiques en vigueur entre 1964 et 1975. Ses concepteurs doivent désormais compter avec l’existence d’un contrôle juridictionnel et d’une vigilance associative sur leur action. Là aussi, les décennies 1970-80 sont marquées par un renouvellement plus général des modes de régulation politique, qui ne s’arrête pas à la porte des centres de rétention [21]. A travers le développement de l’expertise notamment, le rapport entre contestation militante et action publique ne met pas en présence deux adversaires irréductibles, mais laisse au contraire se déployer entre les associations et l’institution étatique une relation complexe de coopération critique plus ou moins instituée [22].
Cette nouvelle inflexion dans le gouvernement des populations – y compris des populations marginalisées ou déviantes – est à rapprocher de la « gouvernementalité libérale » analysée par le dernier Foucault [23]. La mise à l’écart même des déviants – volontiers requalifiés en « populations à risque » – suppose alors simultanément un travail d’expertise et de régulation indépendants, dont la mise en œuvre implique l’intégration à l’action publique des contre-pouvoirs – associatifs, syndicaux – traditionnellement opposés à l’Etat [24]. Comme toujours chez Foucault, il ne s’agit pas d’une évolution linéaire substituant radicalement une forme de pouvoir à une autre, mais d’un ensemble de tendances qui travaillent aujourd’hui y compris les institutions répressives [25]. Dans le cas de la rétention, le recours à la forme camp et à une logique de mise à l’écart conforme « aux intérêts fondamentaux de la classe dominante » [26] passe simultanément par la mise en œuvre d’une expertise associative et d’une forme de gestion spécifique qui n’atténue pas la domination, mais la transforme ses points d’appui et les résistances qu’elle suscite. C’est dans cette optique que peuvent se lire l’objectivation progressive d’un « statut du retenu » depuis 1981, ainsi que la spécialisation du fonctionnement concret des centres de rétention autour d’une organisation spécifique du contrôle des étrangers enfermés.
Qu’est-ce qu’un retenu ? Retour sur une institutionnalisation
La courte existence des centres de rétention peut se décrire toute entière comme une « période critique », au cours de laquelle des épreuves périodiques mobilisant élus, hauts fonctionnaires, magistrats et militants associatifs débouchent sur une rediscussion et une transformation de leur fonctionnement [27]. On peut schématiquement distinguer trois moments dans cette problématisation continue.
La première phase de négociation correspond à la période de mise en place effective des centres, entre 1984 et 1988. Le « tournant répressif » de l’été 1983 débouche sur l’implantation effective des centres, mais sous une forme « décloisonnée » : elle s’effectue au sein d’une arène élargie où le ministère de l’intérieur voit ses initiatives tempérées par le ministère de la justice, et surtout par le ministère de la solidarité. Les contacts noués avec la Cimade à partir du printemps 1984 amènent également les représentants de l’association à prendre directement part à cette phase initiale de problématisation des centres, qui inclut plus généralement dans la discussion la contrainte publique, liée notamment au contrôle associatif [28].
In fine, les centres conservent pourtant tous les attributs de l’enfermement d’urgence : alors même que de nombreux locaux de police continuent à être ponctuellement utilisés pour la rétention hors de tout cadre légal, les 13 centres « officiels » restent dépourvus de nom, et sont installés pour la plupart dans des locaux de récupération dont l’organisation est improvisée [29]. Leur fonctionnement inclut déjà, pour autant, une double régulation : juridictionnelle – un magistrat doit intervenir au bout de 24 heures de rétention pour évaluer la légitimité de l’enfermement – et surtout la présence d’intervenants de la Cimade, dont la mission d’accompagnement social se double d’un travail plus spécifique d’expertise, les représentants de l’association adressant chaque année un rapport au ministère de la Solidarité sur le fonctionnement des centres [30].
L’inscription publique des centres se confirme, mais leur organisation reste faiblement définie. C’est début des années 2000 qu’un pas décisif est franchi dans leur spécialisation. Suite au retour de la gauche aux affaires en 1997, la préparation par le ministère de l’intérieur d’un statut réglementaire officiel pour la rétention débouche sur une nouvelle épreuve et de nouvelles transformations. Après avoir été évincée dans les premières versions du décret, la présence associative au sein des centres est confirmée, au prix de l’intervention successive de la Commission Nationale Consultative des Droits de l’Homme et du Conseil d’Etat. Ce sont en l’occurrence les conseillers qui ajoutent au texte initial une première référence aux « droits des retenus » et à la présence associative comme opérateur de leur « effectivité ». Cette première phase officieuse est suivie, à l’automne 2000, par une mobilisation inter-associative en soutien à la Cimade [31].
Les effets ambivalents de cette mobilisation méritent une attention particulière. Les centres de rétention sont tout d’abord dotés d’un statut administratif officiel par un décret du 19 mars 2001, complété par une série de textes réglementaires [32]. Ces derniers établissent un double statut pour la rétention. Les « locaux de rétention administrative » d’une part, héritent de la précarité évoquée précédemment : créés et supprimés ponctuellement par décision préfectorale, ils peuvent être installés dans tout espace clos – de la cellule de garde à vue à la chambre d’hôtel. A ce caractère improvisé s’ajoute l’absence de règlement intérieur et la faiblesse du contrôle extra-policier des locaux ; la présence des militants Cimade, théoriquement prévue, s’avérant souvent impossible dans des lieux dont l’apparition est aussi peu « traçable » que la disparition [33].
Pour les centres de rétention « statutaires » au contraire, la spécialisation se confirme. Les textes de 2001 prévoient ainsi un règlement-type unifié, évoquant pour la première fois le statut et les « droits des personnes retenues ». Autour de ce « retenu », les interventions se diversifient et se spécialisent. Outre la présence d’un service médical dans chaque centre, l’accompagnement social des retenus est transféré aux agents de l’Agence Nationale de l’Accueil des Etrangers et des Migrations (Anaem, ex-Office des Migrations Internationales). Les intervenants Cimade se concentrent désormais sur la mission d’assurer « l’effectivité des droits des personnes retenues », par un double travail d’expertise et de vigilance sur les conditions de rétention, et d’assistance juridique aux étrangers. Cette évolution coïncide plus que jamais avec la dynamique de professionnalisation interne à l’association et le changement de profil de ses militants [34]. Leur expertise se mue, in fine, en contre-expertise institutionnalisée, par la publication d’un rapport annuel sur la rétention depuis 2001 [35].
Les « droits du retenu » ne doivent pas faire illusion : ils continuent à s’inscrire dans un statut dérogatoire au droit commun, droits paradoxaux reconnus à l’étranger irrégulier à la seule condition qu’il soit préalablement enfermé et neutralisé. S’ils nous intéressent ici, ce n’est pas parce qu’ils atténueraient la domination qui s’exerce dans les centres, mais parce qu’ils correspondent à une manière spécifique d’objectiver le retenu, et d’organiser autour de lui des rapports de force particuliers. La distinction entre centres et locaux de rétention est éclairante : tels que nous les avons décrits, les locaux renvoient aux « arènes policières » opaques décrites par F. Jobard : mettant le plus souvent exclusivement en présence les policiers et les retenus, ils constituent des zones franches où les gardiens sont finalement les « seuls juges de la situation » et de l’opportunité d’observer les règlements [36]. Les centres combinent quant à eux l’existence d’un règlement spécifique, une présence extra-policière permanente, et une solidification de l’arène autour de la prise en charge des retenus. On a déjà indiqué que cette logique d’officialisation s’effectue en tendance. La mise en œuvre effective des textes de 2001, supposant des travaux conséquents dans une bonne partie des centres, s’est ainsi trouvée reportée à plusieurs reprises. L’effectivité des normes n’a donc rien d’automatique et de linéaire – mais elle n’en comporte pas moins des effets concrets. Alors qu’au milieu des années 1990, quelques centres avaient déjà été reconstruits en « dur », cette implantation des CRA dans des locaux définitifs et spécifiquement conçus pour cet usage s’est ainsi trouvée relancée – elle est, en l’occurrence, toujours en cours.
La rétention associe donc des locaux précaires, d’usage souple et peu coûteux, et des centres pérennisés, spécialisés et sous contrôle : cette évolution n’apparaît pas contradictoire avec le durcissement contemporain de la répression des migrants. Elle s’insère au contraire dans la logique contemporaine d’investissement systématique des « territoires » propices à la détection des étrangers – des guichets des préfectures aux « quartiers connus pour abriter des personnes en situation irrégulière » [37]. Celle-ci se prolonge dans l’explosion du nombre de locaux de rétention, dont la souplesse d’usage convient particulièrement au quadrillage mis œuvre [38]. L’adaptation des centres à cette systématisation des éloignements se traduit quant à elle par l’allongement de la durée de rétention, qui passe à 32 jours fin 2003, et par l’admission récente de l’enfermement des mineurs en rétention [39]. Parallèlement toutefois, la dynamique de pérennisation et de spécialisation se poursuit. Le décret du 30 mai 2005 précise ainsi les normes d’hébergement et les installations spécifiques devant être incluses dans les centres, en confirmant les rôles des différents intervenants. L’ensemble du dispositif de rétention intègre également significativement à son fonctionnement de nouveaux acteurs privés, par la généralisation de la logique de la convention. C’est notamment le cas des « prestations » « relatives à l’hébergement et à la restauration », mais aussi le transport des retenus vers le lieu d’embarquement [40]. Le terme de « prestations » s’applique d’ailleurs également désormais, à l’assistance juridique assurée par les intervenants de la Cimade, tandis que la rétention elle-même est requalifiée en « séjour en rétention », organisé par un règlement intérieur articulé notamment sur les « droits et devoirs des étrangers retenus » [41].
Cette redéfinition de l’enfermement et du retenu n’est pas une simple affaire de termes, qui masquerait la persistance d’une domination inchangée dans ses formes. Dans la perspective d’une accélération du rythme et du nombre des éloignements, les centres sont d’autant plus efficaces qu’ils sont spécialisés et pérennisés. Les effets concrets de cette dynamique peuvent être présentés à partir de l’étude empirique d’un centre.
Techniques de contrôle et dispositifs de sécurité : une logique originale de gouvernement.
On vient de le voir, la rétention administrative agrège un ensemble complexe de dynamiques contradictoires : la répression sécuritaire des migrants s’y combine à un statut spécifique de la population « retenue », et à une diversification des formes spécialisées de prise en charge auxquelles les « retenus » ont accès. L’originalité des formes de contrôle des retenus résultant de cet agencement particulier se rend particulièrement observables dans le cas du centre du Sernans, sur lequel nous avons travaillé [42]. On peut ainsi en esquisser la genèse et revenir sur son organisation présente, mais aussi en examiner les limites.
Le contrôle par la « liberté » : genèse d’un dispositif d’enfermement spécifique
Le centre de rétention du Sernans constitue aujourd’hui l’un des 23 centres de rétention « statutaires » en service sur le territoire métropolitain. Relevant de la Gendarmerie nationale, il regroupe aujourd’hui l’ensemble des intervenants prévus par la réglementation : la gestion administrative y est assurée par des militaires de la Gendarmerie départementale, le maintien de l’ordre revenant à ceux de la Gendarmerie mobile. La tâche d’hébergement au sens strict est assurée par une équipe de 9 agents de l’Administration pénitentiaire. Quant à la prise en charge, elle se divise entre une équipe médicale composée de 4 infirmières (et deux médecins à mi-temps), 4 agents de l’Anaem assurant « l’accompagnement social » des retenus, et enfin une équipe de 5 intervenants Cimade assurant l’assistance juridique.
L’aspect contemporain du centre est toutefois l’héritage de ses transformations successives, depuis son ouverture à la fin des années 1980. Le Sernans présente ainsi l’intérêt d’avoir intégré successivement les transformations qui viennent d’être présentées, dans son agencement matériel comme dans son organisation. Son histoire concrétise ainsi le passage progressif d’une logique de précarité propre à tous les lieux d’internement, à un espace d’enfermement durable où se déploient de nouvelles formes de contrôle.
Le centre du Sernans a connu deux sites successifs sur un même espace géographique. Si le « second » Sernans – le centre actuel – est un site définitif construit en « dur », le « premier » centre était une construction précaire présentant toutes les caractéristiques du camp d’urgence. Son implantation entre 1984 et 1988 est d’autant plus problématique qu’il doit s’agir d’un centre de grande capacité, ayant vocation à regrouper les étrangers éloignés à l’échelon interrégional, dans un site situé à proximité de l’aéroport international d’une grande ville. Se posent alors les problèmes classiquement rencontrés dans la création d’espaces d’internement. Le site du Sernans est finalement retenu pour le faible coût de son implantation « en personnel et en matériel » [43]. La construction effective du centre se heurte alors à des réactions locales de type « Nimby » [44], motivées par sa précarité d’ensemble : sa construction improvisée se double d’une faible définition officielle, et d’une surveillance rudimentaire.
L’implantation finale du centre en 1988 se fait dans l’urgence, ses locaux étant installés dans des bâtiments de chantier de type « ALGECO », récupérés sur un site de construction et installées à la hâte. La précarité de ces logements, dont les caractéristiques renvoient directement à la « baraque » du camp, inquiète le contrôleur des armées qui visite le centre en 1989, et note leur vulnérabilité au froid et aux intempéries [45]. Les ALGECO sont également difficiles à surveiller, la faiblesse de leur budget initial ayant au surplus obligé les gendarmes à limiter la hauteur des grilles d’enceinte, dont l’éclairage est insuffisant de nuit [46]. Enfin les tâches respectives des intervenants et leurs responsabilités, en l’absence de règlement intérieur à l’époque, restent insuffisamment définies.
De l’avis même de ses gardiens, la première version du Sernans s’apparente donc aux camps d’urgence qui jalonnent l’histoire du contrôle des populations migrantes en France. De par sa conception même, le centre s’apparente à une configuration « fluide », dans laquelle l’absence de repère matériels et organisationnels rend difficile le maintien sous contrôle de la population enfermée, en privant les gardiens des « prises » dont ils voudraient disposer sur les retenus [47].
Cette forte « malléabilité » du bâti n’épuise pourtant pas le tableau du premier site du Sernans. Tout en renvoyant clairement au modèle classique du camp, le centre de rétention est d’emblée l’objet d’un effort original d’organisation. Il émane des fonctionnaires de l’administration pénitentiaire déjà chargés à l’époque de l’hébergement des étrangers. Ces derniers investissent le schéma classique du camp pour le requalifier, et tenter d’élaborer localement à partir de l’espace indéfini « ne relevant pas de l’administration pénitentiaire » l’esquisse d’un gouvernement positif des retenus [48].
Ils tirent ainsi parti du plan même du centre, qui reprend pourtant le schéma type du camp d’internement. Le premier Sernans, comme le second, se divise en deux espaces principaux : une « zone gendarmes » située à l’entrée du centre et réservée aux « gardiens », et une « zone retenus » dévolue à l’hébergement et gérée par les fonctionnaires de l’administration pénitentiaire [49]. Celle-ci, où les gendarmes ne pénètrent pas d’ordinaire, regroupe le réfectoire, et un bâtiment « Gestion » réservé aux différents « services » présents au centre à l’époque : outre les agents de l’administration pénitentiaire, un local infirmerie rudimentaire, et enfin deux bureaux attribués à la Cimade, auxquels s’ajoutent six bâtiments pour le logement des étrangers, et un bâtiment d’isolement. Cet agencement laisse toutefois s’instaurer une libre circulation des étrangers au sein de la « zone retenus », dont les gestionnaires font le « principe » d’une organisation matérielle adaptée du centre de rétention :
« Le principe de libre circulation des retenus implique la prise en charge et l’organisation de la vie collective par le service gestion. […] Ce principe de libre circulation a des implications à différents niveaux : A. l’autonomie du service gestion B. l’accueil C. la vie collective D. les droits des retenus » [50].
L’enjeu est donc cette fois de faire émerger et d’organiser une « vie » propre au centre comme espace d’enfermement. Les quatre points énoncés dans cet extrait indiquent précisément le programme de ce gouvernement spécifique au centre. S’ils relèvent ici d’une initiative locale, ils ne constituent pourtant pas une proposition isolée. Il fait écho aux conclusions finales de la première réunion nationale des gestionnaires de centres de rétention organisée quelques mois auparavant, qui réclamait déjà l’instauration d’une « charte des droits des retenus » fixant « les règles a minima qui puissent être adoptées en [leur] faveur » [51]. Refusant les « seuls critères de sécurité » qui prévalent encore dans l’organisation des centres, les rédacteurs concluent que « c’est en effet par rapport aux droits reconnus aux étrangers retenus qu’il convient de déterminer l’étendue des mesures de sécurité » [52].
La recherche d’un gouvernement spécifique de la rétention travaille donc les centres dès l’origine, et débouche localement sur des expériences dont la gestion de la « vie » du Sernans est à l’époque une avant-garde. C’est le sens qu’il faut donner, dans l’extrait précédent, à la logique de « liberté de circulation » organisée au cœur même de l’enfermement : à l’évidence, elle ne signifie pas un retrait de toute forme de domination hors du centre. Elle constitue au contraire la base même d’un régime spécifique de contrôle et de gestion biopolitique des étrangers enfermés. Tout comme la « liberté » du libéralisme analysée par le dernier Foucault, elle n’est pas à lire comme une libération, mais comme le ressort d’une forme particulière de gouvernement des populations, suscitant elle-même de nouvelles pratiques de résistances [53].
Ce qui se rend observable au Sernans n’est d’ailleurs jamais la « liberté » elle-même, mais bien plutôt la manière de l’organiser : la liberté de circulation est une manière particulière de quadriller les retenus, de les mettre en visibilité, et de canaliser leurs mouvements à l’intérieur de l’espace d’hébergement sans pour autant les enfermer. Les gestionnaires du Sernans multiplient ainsi les exemples de techniques élaborées ad hoc pour garantir une distribution contrôlée du flux des retenus se déplaçant « librement » : ainsi, de la « sonorisation des bâtiments permettant [au personnel de service] d’entrer en contact à tout moment », et de l’« institution d’une carte de contrôle pour les retenus afin de mieux les identifier (à l’occasion des repas, des visites, des départs) » [54]. La mise en visibilité des parties communes du centre et l’identification individuelle des retenus qui s’y déplacent, peuvent ainsi s’organiser sans remettre en cause la circulation « libre ». Il en va de même pour l’accès à l’infirmier de permanence et aux intervenants Cimade. Leurs bureaux, situés au cœur de la « zone retenus », sont librement accessibles mais dotés par un sas d’attente permettant de filtrer les allées et venues [55].
Le centre contemporain : les ressorts d’un contrôle à distance.
Au début des années 1990, le centre du Sernans objective donc une combinaison particulière entre surveillance policière et assistance aux retenus, mais reste caractérisé par sa précarité. A l’automne 1995, ce « premier » site est toutefois démonté et remplacé par une structure définitive, installée dans des bâtiments de béton à quelques centaines de mètres du site précédent. La distribution de ces bâtiments « en dur » reprend en l’occurrence le plan d’organisation du centre précédent, et s’inspire directement de l’agencement matériel qui vient d’être décrit, mais il progresse toutefois en spécialisation.
L’intérêt du centre du Sernans en la matière, est d’avoir anticipé dans son agencement matériel la mise en œuvre du « statut » du retenu dont a déjà évoqué la genèse. Plusieurs années avant la publication du décret de 2001, le régime d’enfermement « non carcéral » de 1988 est pérennisé dans une architecture et une instrumentation spécifiquement destinés au gardiennage des « retenus » – au point que l’adoption des textes de 2001 ne supposera presque aucune modification de l’organisation du centre. Ceci n’empêche pas le Sernans de subir immédiatement, à partir de 2003-2004, les effets de l’augmentation spectaculaire du nombre des retenus liée à la « loi Sarkozy » et à ses textes d’application. Pas plus que les autres centres, le Sernans n’échappe sur ce plan à la logique « industrielle » qui marque aujourd’hui la gestion de l’éloignement. Mais cette logique s’y rend précisément d’autant plus observable, qu’elle s’est insérée dans un dispositif matériel et organisationnel a priori spécialisé pour la rétention des étrangers.
Le dispositif contemporain du Sernans
Délimité par une clôture extérieure surmontée de barbelés, le site contemporain du Sernans s’articule sur la division entre une « zone gendarmes » et une « zone retenus » déjà en place dans le centre précédent. La première zone regroupe comme précédemment les logements des gendarmes mobiles (« GM ») assurant la garde du centre, et le local administratif des gendarmes départementaux (« GD ») assurant quant à eux le suivi administratif des procédures d’éloignement. Là encore, ces fonctionnaires n’ont pas, en temps normal, à quitter la zone qui leur est ainsi assignée pour pénétrer dans la « zone retenus », qui forme au cœur du centre un quadrilatère isolé par une double clôture grillagée. La surveillance des gendarmes mobiles, lorsqu’elle s’exerce directement, suppose avant tout de veiller à préserver l’intégrité de cette clôture intérieure : la bande de cinq à six mètres qui la sépare de la clôture extérieure dégage ainsi un chemin de ronde régulièrement parcouru par un ou plusieurs gardiens, et dont les quatre coins sont pourvus de guérites vitrées permettant de le surveiller sur toute sa longueur. L’entrée collective des gendarmes n’est prévue qu’en cas de troubles graves : dans ce cas, l’accès groupé est possible via un portail à deux battants ouvrant directement sur l’espace d’hébergement, mais qui reste fermé en temps normal.
En dehors de ce cas particulier, il n’est possible de passer de la « zone gendarmes » à la « zone retenus » qu’en traversant le couloir central du bâtiment administratif de la gendarmerie : il débouche directement sur deux portails successifs permettant d’en franchir les clôtures. La zone d’hébergement dans laquelle on pénètre alors est elle-même divisée en trois espaces. Faisant immédiatement face au « bureau GD », et lui aussi entouré d’un grillage, se trouve le bâtiment « Gestion » regroupant les bureaux des gestionnaires de l’administration pénitentiaire, celui des équipiers de la Cimade, du service médical présent en permanence depuis 1998, et, depuis octobre 2001, les deux bureaux des agents de l’Agence Nationale de l’Accueil des Etrangers et des Migrations (Anaem, ex-Office des Migrations Internationales) [56]. Ce premier enclos, dont l’accès est toujours possible aux retenus dans la journée, ouvre sur une partie « commune », elle aussi ouverte aux retenus jusqu’à 19 heures 15, et qui regroupe le réfectoire-salle de détente, la buanderie du centre, et un terrain de sport. L’unique local d’hébergement présent dans cette zone est un bâtiment provisoire réservé aux femmes – nous y reviendrons.
L’espace d’hébergement proprement dit se situe à l’écart de cette partie en libre accès. Il consiste en six bâtiments, là aussi spécifiquement construits pour la rétention, juxtaposés sur toute la largeur du centre mais tous implantés dans un enclos particulier, dont la grille est fermée durant la nuit. Chaque bâtiment regroupe lui-même dix chambres de deux lits chacun et distribuées de part et d’autre d’un couloir central, des installations sanitaires, et une salle équipée d’un poste de télévision [57]. Le premier de ces bâtiments, divisé en son milieu par une clôture supplémentaire, n’est dévolu que pour moitié à l’hébergement des retenus, l’autre aile constituant un « local d’isolement », destiné à l’enfermement permanent des retenus violents ou responsables de troubles.
Le centre de rétention est donc conçu pour permettre un investissement le plus efficace par les forces de l’ordre en cas de troubles, tout comme le retranchement des retenus « dangereux » hors de la population enfermée. Ces techniques immédiatement répressives, qui ne sont pas mises en œuvre en permanence, ne résument pourtant pas les rapports de pouvoir tels qu’ils s’exercent au Sernans. Le centres est plus que jamais traversé par des formes diffuses et non directement coercitives de domination. En l’occurrence, la séparation entre « zone gendarmes » et « zone retenus » fournit la trame fondamentale sur laquelle viennent se greffer un ensemble de dispositifs de contrôle souples, mais qui n’en sont pas moins redoutablement efficaces.
Déposséder pour contrôler : la machine à fabriquer les retenus
Le principe même de la rétention repose à l’évidence sur la dépossession inhérente à l’enfermement du retenu, et à sa condition d’étranger en instance d’éloignement forcé. L’intérêt du centre du Sernans est toutefois de donner à voir la manière dont s’exerce au concret ce travail de dépossession, les procédures qu’il suit, et les dispositifs matériels sur lesquels il s’appuie. C’est au sein du bâtiment administratif de la gendarmerie départementale, situé à la charnière entre la « zone gendarmes » et la « zone retenus » du centre, que s’accomplit en l’occurrence ce travail de transformation d’un étranger en retenu : l’articulation spatiale et organisationnelle entre ces deux espaces, marque donc simultanément le passage de l’étranger dans un régime de domination spécifique.
La « prise en compte » du retenu à son entrée au centre se traduit en effet par une série d’opérations d’enregistrement et de « quadrillage » du nouvel arrivant, distribuées de part et d’autre du couloir central qui traverse le bâtiment de gendarmerie. Entre le moment où il y pénètre – du coté « gendarmes » – et le moment où, atteignant la fin du corridor, il débouche finalement en « zone retenus », l’étranger y subit une double dépossession, à la fois corporelle et administrative. Au début de cette « chaîne » policière, le retenu en devenir est en effet confié aux gendarmes du Sernans par les fonctionnaires qui l’ont escorté jusqu’au centre. Il est tout d’abord dirigé sur la droite, vers les locaux de fouille, et y subit une « cérémonie de dégradation » à l’occasion de laquelle il est dépouillé de ses effets personnels et introduit à sa nouvelle condition d’étranger enfermé [58]. Au retrait des bagages consignés dans un local spécifique [59] s’ajoute une « palpation de sécurité », suivie de l’inscription du retenu sur le registre du centre par un fonctionnaire qui lui remet un document lui notifiant ses droits.
Ce dépouillement et cette « neutralisation » du corps s’achèvent donc par la requalification de l’étranger comme « retenu », et par son transfert dans l’espace d’hébergement. Rendant l’étranger « inoffensif », ils assurent également sa disponibilité pour le traitement administratif de son éloignement. Ce dernier s’effectue en continu dans l’aile gauche du bâtiment, au sein du « bureau GD » où sont centralisés les dossiers d’éloignement des retenus. Le dossier y entre en même temps que l’étranger : transmis aux gendarmes par les fonctionnaires de l’escorte, il est archivé pour la durée de la rétention. Mais il fait également l’objet d’un traitement informatisé dans lequel se concrétise l’objectif même du centre ; assurer « l’effectivité de l’éloignement ». Chacune des pièces qu’il rassemble (arrêté de reconduite à la frontière, décision du juge administratif, décision judiciaire sur la prolongation de la rétention, passeport, billet d’avion) est répertoriée au sein d’un logiciel informatique, et reportée sur deux tableaux muraux affichés au sein du local. Ces différents « artefacts cognitifs » [60] ne font pas que retracer la situation administrative de chaque retenu : ils enregistrent également son évolution à mesure qu’elle se déroule. Les étapes de l’organisation de l’éloignement – convocation au tribunal, mais aussi obtention d’un laissez-passer consulaire et d’un billet d’avion – s’y rendent ainsi immédiatement visibles pour les fonctionnaires chargés ensuite de les traduire matériellement : constituer les escortes de gendarmerie, convoquer l’étranger, se saisir de lui.
Les deux opérations sont donc complémentaires. Le traitement administratif du retenu vise à organiser techniquement la traduction efficace du contenu d’un dossier en coercition physique. La « chaîne de traduction » [61] qui relie les pièces écrites à leur reprise sous forme de tableau mural ou sous forme informatique, se prolonge ainsi au sein de la « zone retenus » par un réseau de haut-parleurs permettant de convoquer à tout moment un retenu pour lui notifier une convocation – ou l’extraire manu militari du centre. Ce dispositif technique accomplit in fine l’essentiel de la rétention, qui est aussi le vieux rêve de tout fonctionnaire : maintenir l’individu sous contrôle, et suffisamment visible pour qu’il soit possible à tout moment de convertir un changement de son dossier administratif en une transformation de sa condition matérielle.
Au final, le « retenu » est donc renvoyé à une double privation, de sa liberté d’aller et venir, ainsi que de toute maîtrise de son destin, décidé au sein d’arènes extérieures – des préfectures au Bureau des Eloignements chargé de négocier son titre de transport – sur lesquelles il n’a pas immédiatement prise. C’est à la lumière de cette dépossession multiple que doit se comprendre le régime particulier de contrôle qui s’exerce ensuite au sein de la « zone retenus ». Comme pour le premier site du Sernans, il s’organise autour de la « liberté de circulation » des étrangers. Mais il suppose aussi, comme dans le centre précédent, une organisation et un quadrillage de cette « liberté », d’autant plus précis qu’ils s’appuient désormais sur une construction durable et conçue ad hoc.
L’espace d’hébergement : le contrôle souple et l’organisation du tri
L’organisation de la « zone retenus », telle qu’on l’a brièvement présentée, reconduit ainsi la logique de « liberté de circulation » déjà mise en œuvre sur le premier site. De logique improvisée, on a vu qu’elle est désormais inscrite dans l’organisation même de l’espace d’hébergement. Là encore, il ne s’agit pas d’une logique isolée : lors de la publication du décret du 19 mars 2001, les rédacteurs du premier rapport public de la Cimade l’évoquent comme l’un des principes même de l’organisation de la rétention – significativement notée en un seul mot : « libre-circulation » – et réclament sa généralisation [62]. Comme dans la « version » précédente du Sernans toutefois, cette « liberté » libère en l’occurrence bien peu le retenu, mais constitue le ressort d’une forme spécifique de domination et d’un nouveau régime de contrôle. A l’intérieur de la « zone retenus », les « parties communes » au sein desquelles les retenus peuvent se déplacer dans la journée font ainsi plus que jamais l’objet d’un contrôle et d’un quadrillage multiples, visant à constituer la libre circulation en un régime particulier de « gouvernement » de la population retenue.
Il s’agit tout d’abord d’un quadrillage à distance des gendarmes : chacune des allées séparant les bâtiments de la « zone » est ainsi balayée par un réseau de caméras de surveillance contrôlé depuis le poste de garde des gendarmes mobiles, à l’entrée du centre. Conformément au schéma panoptique de Foucault, cette forme de surveillance fait l’économie d’une présence permanente des gardiens au cœur de la zone [63]. Elle évite également les obstacles matériels à l’accès des retenus aux différents locaux et services communs, tout en permettant le repérage des comportements collectifs « à risque » (rassemblements de retenus, altercations ou rixes), et une intervention rapide de la part des gendarmes [64]. Comme dans les prisons « privées » décrites par M. Callon et M. Akrich, il s’agit de « réaliser un quadrillage électronique non pour enfermer mais pour réduire et qualifier l’infinie diversité des trajectoires » [65].
Ce premier quadrillage se prolonge dans la reprise de techniques de contrôle déjà élaborées au sein du premier site du centre, mais pérennisées ici : d’une part, les « cartes de contrôle », paradoxales cartes d’identité de cet Etat des sans-Etats qu’est le centre de rétention, toujours utilisées par les gestionnaires pour organiser rationnellement les repas et la lessive des retenus [66].
A ce dispositif de gestion rationnelle des déplacements, s’ajoute toutefois la gestion de l’accès aux formes d’assistance assurées en rétention. Là encore, le Sernans contemporain systématise les innovations locales des gestionnaires du premier centre. Au sein du local « Gestion », l’accès aux bureaux des intervenants de la Cimade, des agents de l’Anaem, et du personnel médical est simultanément permis et contrôlé par trois sas distincts. Leur porte extérieure, donnant sur la partie commune de la « zone retenus », reste ouverte en permanence, tandis que l’ouverture de la porte intérieure qui donne accès aux bureaux est uniquement contrôlée par les intervenants. Un œilleton permet au passage de vérifier la présence d’un retenu – mais aussi de le reconnaître ou d’anticiper les éventuels problèmes que sa réception pourrait causer [67].
Loin de se réduire à de simples salles d’attentes, les sas constituent donc l’outil d’une gestion différenciée des entretiens individuels qui se déroulent ensuite avec les retenus dans chaque bureau. Inséparables de la liberté de circulation, ils contribuent à l’organiser en canalisant la foule des retenus, en sérialisant et en individualisant ses composantes pour en neutraliser le caractère potentiellement incontrôlable, voire la capacité qu’auront ses membres à organiser un mouvement collectif [68]. Ainsi encadrés et pacifiés, les mouvements « libres » des retenus sont également qualifiés en valeur – le passage par un sas représentant simultanément, en l’occurrence, l’accès à un « droit » reconnu au retenu, et contribuant un peu plus, en ce sens, à l’objectiver comme tel.
Sur fond de dépossession radicale de l’étranger enfermé au centre, se déploie donc dans la « zone retenus » une logique de domination particulière. Elle se fonde sur une logique de quadrillage « souple », visant à qualifier et orienter les déplacements des retenus sans les interdire, et qui rappelle ce « pouvoir-contrôle » dont Gilles Deleuze indiquait justement qu’il travaille aujourd’hui les vieilles machines disciplinaires [69]. On pourrait ici multiplier les exemples de ces techniques de surveillance combinées à l’enfermement, mais articulées sur la liberté de circulation interne au centre, et destinées à objectiver le « retenu » sous divers angles pour le maintenir en visibilité [70].
Cette logique de « liberté » fournit également le ressort des différentes formes de prise en charge qui viennent d’être décrites au sein du « local Gestion ». Sans en détailler ici la mise en œuvre concrète, on s’accordera avec d’autres analyses de la rétention, pour voir s’y développer une logique de « tri » des étrangers en fonction de leur situation, tri particulièrement développé et accéléré depuis l’augmentation du nombre d’étrangers éloignés et retenus [71]. Alors que les effectifs du centre de rétention dépassent fréquemment les 140 qui constituent le maximum légal, cette logique s’incarne matériellement dans le fonctionnement même du système des sas tel qu’on vient de le décrire. La première « distribution » est en effet celle qui s’effectue de bureau à bureau, les réorientations des retenus vers l’un ou l’autre des groupes d’intervenants constituant en elles-mêmes une forme de gestion immanente de l’éloignement du territoire, résumée dans cette phrase plusieurs fois entendue sur place : « Ceux qui veulent partir c’est l’Anaem, ceux qui ne veulent pas partir c’est la Cimade… » [72]. La prise en charge différenciée des retenus, entre assistance juridique (Cimade) et accompagnement social (Anaem) notamment, est ainsi recodée en gestion différentielle des possibilités pour le retenu de faire obstacle légalement à son éloignement, ou au contraire, d’en admettre la perspective et de l’organiser [73].
La spécialisation de la rétention autour du statut spécifique du retenu, et des « droits » qui lui sont reconnus, trouve donc à s’incarner concrètement au sein du centre. On vient également de voir combien cette objectivation n’atténue pas la domination dont les retenus font l’objet, mais tend bien plutôt à la réorganiser autour de nouvelles formes de contrôle. Partant de la dépossession initiale des retenus, le centre combine l’enfermement à une série de techniques visant à agir sur la population retenue, à la fluidifier pour la maintenir sous contrôle, et in fine à y opérer un tri. Au final, les « droits » même du retenu ne limitent pas le pouvoir, mais en déplacent les coordonnées.
Reste pourtant à éprouver la solidité de ce nouveau régime de contrôle. La présence d’une association dans les CRA est notamment décisive dans le maintien effectif de cette organisation particulière de la rétention. Mais ce régime de contrôle spécifique admet simultanément de sérieuses limites, notamment depuis l’accélération, en 2003, du rythme et du volume des éloignements du territoire.
L’épreuve de l’urgence : forces et limites d’une nouvelle logique de pouvoir
On a déjà fait état de l’augmentation des tentions en rétention depuis l’adoption de la loi puis des « circulaires Sarkozy » entre 2003 et 2006. Conçu comme un centre de rétention à « grande capacité », le Sernans subit immédiatement les effets de l’augmentation du nombre de retenus et de l’accélération du rythme des éloignements. Les tensions qui en résultent sont l’occasion de mettre à l’épreuve le dispositif du centre tel qu’il vient d’être présenté : elles mettent en évidence la « résistance » du régime de contrôle spécifique de la « zone retenus », mais aussi ses limites concrètes. Ces deux figures apparaîtront dans les deux épreuves que nous allons évoquer.
Préserver l’organisation « ordinaire » du centre : l’impact du contre-pouvoir associatif
La première « crise » que nous allons retracer rappelle, s’il en est besoin, que le centre de rétention, même quadrillé, n’est pas pour autant un espace pacifié [74] : il constitue le lieu de déploiement de pratiques de résistance diversifiées, et articulées sur les formes mêmes de contrôle que le dispositif du centre prétend mettre en œuvre. Leur gestion par les intervenants du centre permet d’éprouver la solidité des rapports de forces institués autour du statut du retenu.
« L’affaire » dont nous parlons donne en effet à voir deux régimes distincts d’intervention des gendarmes dans la « zone retenus », dotés d’une légitimité différente au regard du régime d’enfermement officiel qui vient d’être décrit. Elle commence par la tentative d’évasion nocturne d’un groupe de retenus du Sernans, accompagnée de l’incendie volontaire de plusieurs bâtiments du CRA [75]. Lorsque Sonia et Camille [76], les deux intervenantes de la Cimade, arrivent au centre le lendemain matin, une tension inhabituelle est directement palpable : plusieurs groupes de gendarmes mobiles stationnent à l’entrée de la « zone retenus », prêts à intervenir, tandis que en différents points du centre, des retenus se sont groupés et s’entretiennent à voix basse. La gestionnaire du centre leur fournir des précisions sur les évènements de la nuit : un premier groupe de retenus a tenté de gagner l’extérieur en cisaillant les grillages. Leur détection et l’intervention des gendarmes mobiles a ensuite « donné le signal » de plusieurs départs de feu simultanés dans trois bâtiments d’habitation. Au final, les candidats à l’évasion ont été repris par les gendarmes, mais plusieurs bâtiments sont très dégradés. Il n’y a aucune victime, et les retenus hébergés dans les bâtiments endommagés sont relogés dans des chambres laissées vacantes dans d’autres bâtiments [77].
Les deux intervenantes sont également informées de la réaction des gendarmes départementaux : « par punition », ils ont confisqué aux retenus leurs briquets, mais aussi leurs téléphones portables. Si la première mesure s’explique par la volonté de réprimer l’incendie volontaire, la seconde renvoie au modus operandi des retenus : c’est en utilisant leurs téléphones portables qu’ils ont coordonné la tentative d’évasion avec les départs de feu destinés à faire diversion. Un gradé a déjà indiqué que, en conséquence, « il faut que la Cimade et l’Anaem se divisent le travail, pour permettre aux retenus qui veulent téléphoner de pouvoir appeler leurs familles ».
La « crise » dont il est question ici trouve donc son origine dans une perte de contrôle des gendarmes sur la population retenue. La résistance ne s’y limite pas à une contestation ponctuelle, mais consiste en une opération fortement coordonnée : ce qui devait rester une foule quadrillée et différenciée se constitue en groupe organisé [78]. Libres de se concerter sans surveillance directe, les retenus ont également pu bénéficier de la souplesse d’utilisation des téléphones individuels qui leur ont été laissés [79].
De ce point de vue, la première phase de la réaction des gendarmes ne suscite aucun commentaire de la part des autres intervenants : il s’agit pour les gardiens de démanteler cette « contre-organisation ». Ils interviennent doublement dans la « zone retenus » pour y empêcher la tentative d’évasion, et, conjointement avec les pompiers, pour évacuer les bâtiments et sauver des flammes les retenus qui s’y trouvent [80]. La « punition » qui suit pose problème en revanche : les gendarmes investissent directement la « zone retenus » et la quadrillent selon leur logique propre, en bouleversant l’économie même de son fonctionnement. Alors que la communication libre avec l’extérieur est normalement garantie, la confiscation des portables transmet ici aux intervenants Cimade une tâche indue. S’ajoutant à l’assistance juridique individualisée qu’ils assurent habituellement, elle est immédiatement refusée [81].
Cette perturbation de l’ordre ordinaire de « gestion » des retenus se rend directement visible lorsque les deux équipières Cimade débutent leur travail d’assistance : des dizaines de retenus se massent dans le sas d’accès au bureau associatif ou patientent devant son seuil. A chaque ouverture de la porte intérieure, ils multiplient les interpellations et les questions. La gestion des entretiens individuels se poursuit, mais dans la confusion. A la pause de midi, l’une des intervenantes proteste auprès du chef de centre, et téléphone ensuite au responsable régional de la Cimade pour lui rapporter le contenu de l’entretien :
- « Bon, alors, la confiscation des portables, c’est maintenu, il en démord pas, il dit que les portables ont servi à coordonner les départs de feu… J’ai dit : les briquets, je comprends, les portables, je vois pas le rapport… Mais non, il dit ça. Mais bon nous, il est pas question qu’on fasse ce boulot-là… C’est clair… je lui ai dit : on n’est pas une cabine publique, la Cimade c’est pas son boulot… Alors bon moi j’ai dit, soit vous distribuez des cartes [de téléphone] gratuites, soit vous rendez les portables. Ils ont un droit à la communication, c’est un droit, on n’est pas dans un établissement pénitentiaire, donc ils n’ont pas à retirer les téléphones comme ça… Mais bon, il m’a fait son numéro, classique. Il me dit « Oui, vous arrivez avec vos trucs terre à terre, votre histoire terre à terre, votre militantisme… ». Donc voilà, nous c’est terre à terre… Et puis bon, ils veulent réprimer, je leur ai dit, ça attise la tension… Ils me disent, « c’est important de punir », j’ai dit « et l’ordre public ? » Il me dit « mais y’a pas de problème d’ordre public, ils sont hyper zen ». […] Et là-dessus C* [82] arrive et nous dit : « Ben là, ils sont tous massés devant les distributeurs à cigarettes, et ils réclament des cigarettes… ». C’est super… […] OK, on fait un résumé et on le met sur DER Forum [83]. O.K. » [84].
L’enjeu de la controverse devient, in fine, la redéfinition du statut même du centre de rétention. Au-delà du « droit à la communication » et du respect de la tâche qui revient officiellement à la Cimade, c’est la qualification même du centre comme local non pénitentiaire, possédant ses règles et ses logiques de contrôle propres, qui est ici mise en question. Considéré par les gendarmes comme un instrument de subversion, le téléphone portable est ici thématisé au contraire comme le support matériel d’un « droit », autorisant le discours de l’intervenante à monter en généralité : l’absence du portable, c’est une atteinte au statut des retenus – montée en généralité que le chef de centre tente, au contraire, de disqualifier en la réduisant, littéralement, à un souci « terre à terre » [85]. Mais l’extrait indique simultanément ce qui se joue, au final dans cette mobilisation des « droits des retenus » : si l’action coercitive des gendarmes, jugée illégitime, doit ici être contenue, c’est en l’occurrence pour apaiser « les tensions », et restaurer l’ordre du contrôle ordinaire des retenus. La résistance opposée par l’intervenante Cimade ne se réduit donc pas à invoquer des droits contre le pouvoir des gendarmes, mais bien plutôt à jouer une logique de pouvoir contre une autre : contre l’arbitraire des gendarmes, le pouvoir-contrôle inscrit dans l’ordinaire du centre, et articulé sur la surveillance spécifique des retenus [86].
Cette forme particulière de contestation se prolonge dans la suite de l’affaire. Comme le sous-entend la fin de l’extrait précédent, la « tension » au centre est alimentée par un autre élément : la « panne », le même jour, des distributeurs automatiques assurant la délivrance des cigarettes, mais aussi des cartes téléphoniques payantes – qui sont en l’occurrence devenues l’unique moyen de communiquer avec l’extérieur depuis la confiscation des portables [87]. Il s’avère toutefois au cours de la journée que la « panne » n’en est pas une : le blocage des distributeurs fait apparemment partie de la « punition » des gendarmes, qui cherchent à faire pression sur les retenus pour obtenir des informations sur les auteurs de l’incendie.
Les deux intervenantes de la Cimade décident en conséquence d’inspecter l’état des distributeurs, situés à l’entrée du réfectoire du centre. Les deux premiers automates, proposant des friandises et des boissons, sont sous tension. Quand au dernier, il est approvisionné en cigarettes et en cartes téléphoniques, mais il a été débranché. Sonia constate : « Bon, y’a des choses, mais c’est pas branché – donc ils l’ont débranché. Bon, ben on va appeler [l’antenne régionale de la Cimade]… ». Elle appelle effectivement dès son retour au bâtiment Gestion : « Bon, alors on vient d’aller vérifier les distributeurs ; ce qui se passe, c’est qu’il y a bien des cigarettes, mais les distributeurs sont débranchés… Ouais, non mais c’est eux qui l’ont fait… D’autant qu’à ce que me disent les retenus qu’on a vus, là […] ils sont passés ce matin, et ils ont pris toutes les cigarettes que les retenus avaient sur eux. Plus les briquets et les portables. Ouais, non mais ils sont dingues, c’est n’importe quoi hein… D’autant que, attends, parce que le distributeur qu’ils ont débranché, celui qui donne les cigarettes, c’est aussi celui qui donne les cartes de téléphone… donc le problème, c’est que maintenant ils n’ont plus non plus de possibilité d’avoir des cartes. On en est là. Ouais, ben ouais, on va le noter, parce que là ils nous prennent pour des idiots… » [88].
Les intervenantes Cimade enregistrent ici successivement les critiques formulées par les retenus puis l’état du distributeur automatique, mettant littéralement en œuvre leur propre quadrillage de la « zone retenus ». Les rôles semblent paradoxalement inversés : ce sont les gendarmes qui se livrent en l’occurrence à une action informelle et font l’objet d’une surveillance, associative cette fois. L’inscription du statut du retenu dans l’agencement même du centre lui permet alors de servir de relais : c’est cette fois de visu que l’arbitraire des gendarmes se constate, et peut être « noté », pour ensuite remonter vers la permanence locale de la Cimade.
L’agencement matériel et l’organisation du centre, solidifiés autour du « statut du retenu » et de « son » régime de contrôle propre, fournissent donc des prises à la surveillance policière et répressive qui s’exerce à leur encontre, mais servent également de support potentiel à la contestation associative, dès lors que le régime de surveillance et de répression s’écarte de la logique instituée. Le quotidien du Sernans est ainsi fait d’innombrables négociations entres les gendarmes, les différents intervenants, et enfin les retenus eux-mêmes – mais ces disputes ont pour relais et « équipement » un dispositif d’enfermement dont la forme spécifique est, quant à elle, solidifiée [89].
L’effectivité de ce dispositif original de gestion et de quadrillage des retenus est pourtant loin d’être totale. Y compris dans un centre aussi spécifiquement conçu pour la prise en charge des retenus que le Sernans, l’augmentation spectaculaire de la population retenue après 2003 en a déjoué – durablement là aussi – le régime particulier de surveillance. Dans le contexte général du centre, ces failles du contrôle sont d’autant plus nettement observables.
Les femmes au centre du Sernans : où le camp fait un retour inattendu
Le centre du Sernans a certes été conçu spécifiquement pour la rétention, mais il devait accueillir comme tel exclusivement des hommes. Des femmes y sont pourtant admises à partir de 2003, dans un climat d’improvisation qui tranche avec l’organisation du dispositif du centre. Cette arrivée de « retenues » est en effet directement liée à la saturation des locaux et centres de la région : c’est le constat empirique de leur « engorgement » qui amène à leur prise en charge au Sernans, sans réelle préparation de leur accueil. La forme prise par leur hébergement signe à elle seule cette résurgence de l’improvisation au centre : faute de bâtiments disponibles, les femmes sont installées dans un bâtiment ALGECO placé à l’écart des logements en dur réservés aux hommes.
L’évolution est saisissante : on a vu que le premier site du centre du Sernans était précisément entièrement constitué par des ALGECO, remplacés par la suite par des constructions définitives. Comme les logements précaires des années 1988-1995, le bâtiment réservé aux femmes présente les caractéristiques classiques de la « baraque » du camp : rapidement construit ou démonté, il réinstalle au cœur du centre la logique du logement précaire, tout en constituant une solution durable pour la prise en charge imprévue d’une population [90]. De fait, le chef de centre évoque dès 2003 une série d’aménagements devant permettre au Sernans d’admettre à moyen terme, non seulement des femmes, mais aussi des mineurs – aménagements jamais effectués, les retenues étant encore à l’heure actuelle hébergées dans leur bâtiment de chantier [91].
Il ne s’agit pas pour autant d’un « retour » aux conditions antérieures de précarité, mais plutôt de la superposition de deux logiques de contrôle des populations : le régime de prise en charge des retenus et le contrôle souple mais multiple que nous avons décrit reste en vigueur. L’improvisation durable qui marque la présence des femmes au centre depuis 4 ans ne l’abolit pas, mais il en déjoue par contre le fonctionnement. A leur entrée au centre, les femmes retenues font l’objet de la même « double dépossession » que les hommes. De même, elles sont remises au sein de la « zone retenus » au même régime de « libre circulation » sous contrôle, et ne sont consignées dans leur bâtiment que durant la nuit. Pour autant, comme l’indique l’une des intervenantes Cimade du centre, cette relative liberté de déplacement, et les techniques qui permettent de la canaliser, demeurent sans effet dans leur cas :
Il y a des femmes maintenant, et après il y aura des mineurs… quand ils auront aménagé le centre pour 240 places, il y aura des familles. Des mineurs, il y en a déjà à T*** par exemple. Ils en ont mis.
Mais c’est officiel, c’est prévu où c’est juste un truc de fait ?
C’est complètement du fait, c’était pas du tout prévu. Ils sont pas du tout équipés, ils ont rien, pas les locaux, la nourriture, pas de jouets, rien. C’est le bordel complet.
Et les femmes, ici, on les voit jamais aux bureaux de la Cimade ?
Normalement, elles peuvent venir, mais elles ne viennent pas, parce que, dans la salle d’attente, avec uniquement des hommes… Normalement, on est sensés aller les voir dans leur quartier, mais on n’a pas le temps… [92].
De fait, les retenues fréquentent peu les sas d’attente des différents intervenants. Lorsqu’elles s’y déplacent, c’est le plus souvent en groupe de même nationalité – ce qui amène d’ailleurs les militants Cimade à les recevoir par groupes de deux lorsque ces dernières le demandent. Au-delà même de l’impréparation notée ici – et qui associe la prise en charge des femmes et des mineurs dans une commune improvisation – la présence des femmes paraît difficilement compatible avec le principe même de la libre circulation et du contrôle à distance. Dans le cas présent, ses effets s’inversent : l’espace de libre circulation devient pour les femmes un espace risqué, où les déplacements sont potentiellement dangereux. Loin d’organiser l’accès à l’assistance juridique, le système des sas impose une promiscuité hasardeuse avec les hommes retenus au centre.
C’est donc le principe même du contrôle des retenus, tel qu’il s’incarne dans l’architecture et le fonctionnement quotidien du centre, qui se trouve ici remis en cause. In fine, l’immunité corporelle même des retenues n’est plus garantie : leur présence quotidienne dans un espace d’hébergement conçu pour une population uniquement masculine les expose en permanence à des atteintes à leur intégrité physique. Le rapport partiel dressé par les membres de l’équipe Cimade du Sernans pour l’année 2004 note ainsi que malgré « l’assurance d’une plus grande vigilance de la part de la gendarmerie mobile », les différents intervenants ont noté « l’apparition de phénomènes de prostitution ». « Nous avons alerté le chef de centre sur les risques encourus par les femmes prostituées ou non. Plusieurs femmes nous ont dit avoir été tracassées et même avoir reçu des menaces de la part des hommes retenus, mais aucune femme n’a souhaité porter plainte. Rien n’a évolué » [93].
La présence des femmes engendre une nouvelle forme de risque qu’aucun dispositif technique ni aucune procédure organisée ne sont à même de gérer au centre. En l’absence de tout isolement entre hommes et femmes, la vigilance « renforcée » des gendarmes lors des fouilles, où dans leur surveillance quotidienne, ne leur suffit plus à conserver le contrôle que leur conférait initialement leur quadrillage de l’espace. L’individualisation et la sérialisation des individus au moment de leur admission fait ici place au mélange incontrôlé des corps, tarifé et peut-être forcé.
Le risque lié à la présence des femmes réintroduit donc au centre l’incertitude (quant à la possibilité de maintenir la « zone retenus » et son ordre public sous contrôle), et renvoie significativement à des phénomènes « invisibles » pour lesquels, comme le souligne une gestionnaire du centre, « on peut rien prouver » [94]. Jamais constituées en plaintes officielles, les allégations de violence se dérobent aux prises des gardiens et des intervenants, comme à tous les dispositifs visant justement à mettre le centre en visibilité et à inscrire ce qui s’y produit. Les pratiques incriminées, cantonnées aux bâtiments d’habitation – c’est-à-dire à l’espace de la « zone retenus » le moins directement contrôlé – peuvent se déployer au cœur du centre sans être repérées, précisément parce qu’elles n’affectent pas visiblement le fonctionnement ordinaire du centre. La prostitution est, en l’occurrence, régulièrement évoquée lors des pauses au local gestion : si les différents intervenants notent effectivement la récurrence de la pratique, ils indiquent également combien cette dernière se dérobe à toute visibilité qui permettrait de l’attester auprès des gendarmes. Comme en témoigne cet échange entre Camille, de l’équipe Cimade, et la gestionnaire du centre (G) :
G :« […] Alors, les gendarmes, ils nous disent « mais non, c’est pas possible, on les surveille tout le temps ».
C : Mais elles font ça où ?
G : Ça, je sais pas… mais en tout cas elles le font… tu sais la Rousse là, celle dont je te parlais, elle y va direct hein… elle va voir les mecs, bien arrangée tout, comme ça… […] mais quand elle est venue chercher des préservatifs l’autre jour, je lui ai dit : « Vous savez, la prostitution est interdite au centre ». Elle m’a regardé, elle a fait [geste coquet] « Oui oui… ». Laisse tomber… » [95] .
L’organisation générale du Sernans et son agencement matériel restent donc en place, mais l’absence de séparation entre hommes et femmes y fait surgir des angles morts : jamais totalement admises par les retenues, les pratiques de prostitution peuvent se développer à la faveur de l’organisation du centre, tout en restant indétectées par les gendarmes. Les intervenants du local « Gestion » ne disposent eux-mêmes d’aucune preuve tangible des phénomènes de prostitution, mis à part les propos qu’ils rapportent, et l’importante « consommation » des préservatifs proposés gratuitement au sein du local. Au final, cette faillite des dispositifs de contrôle du centre à « saisir » le développement de la prostitution ne fait plus dépendre sa détection que de l’occurrence d’un trouble grave – et donc directement visible :
… Là-dessus [le chef de centre] il veut rien savoir, je lui en ai reparlé, l’autre jour, mais, heuh, comment il dit déjà… ah oui, il dit, « Vous fantasmez », c’est ça, « Vous fantasmez ». Pour lui y’a rien, y’a pas de problème… […] Mais en même temps, un jour on va avoir un problème… Soit, des rapports, heu, contraints, soit des proxénètes quoi, tu vois, pas forcément le même proxénète qu’à l’extérieur, mais un type, qui mettra les filles en coupe réglée… C’est pas possible que ça arrive pas un jour, ça… Il va y avoir une grosse connerie, un de ces jours… [96].
La prise en charge « ordinaire » des étrangers, appuyée quant à elle sur l’organisation durable du centre, reste exposé au risque d’un événement grave – passant là encore, par la résurgence d’une organisation « clandestine » au cœur de la « zone retenus » – que les dispositifs habituels de gestion des retenus ne peuvent efficacement prévoir ou empêcher.
Cette description de quelques aspects du fonctionnement empirique du centre du Sernans est loin d’en épuiser la richesse. Elle souligne pourtant déjà la diversité des formes de pouvoir, parfois contradictoires, dont le centre de rétention est traversé au quotidien. Cette complexité des rapports de forces se double de la grande diversité des situations contemporaines d’un centre à l’autre. Le cas du Sernans est pour autant révélateur des logiques de pouvoir qui travaillent aujourd’hui l’institution. La tendance à la pérennisation des centres de rétention, constituant désormais des institutions définitives, est un premier trait caractéristique. Les centres sont également entrés dans une dynamique progressive de spécialisation qui appelle plusieurs remarques.
Dans le cas du centre du Sernans, où cette spécialisation se rend particulièrement observable, on a vu que l’objectivation même dans le dispositif et l’organisation du centre, du statut et des « droits » propres du retenu (mais aussi de ses caractéristiques psychologiques et de ses besoins supposés en assistance) y « solidifie » un régime de contrôle spécifique. Les « droits » eux-mêmes, plus qu’une limite au contrôle des retenus, marquent une nouvelle inflexion dans la manière de les gouverner [97]. La domination qui s’exerce sur les retenus n’est alors ni escamotée, ni atténuée, mais avant tout déplacée dans ses points d’exercice et dans les résistances mêmes qu’elle suscite.
Les rapports de force inédits qui se déploient ainsi au centre ne dépassent pas pour autant l’improvisation dans l’enfermement, comme l’illustre l’accueil des femmes au Sernans suite à l’explosion du nombre des reconduites à la frontière. Il ne s’agit nullement ici d’un « dysfonctionnement » ponctuel de l’institution : instrument visant à rendre matériellement effective la politique d’éloignement, le centre demeure structurellement tributaire de ses changements « empiriques » de rythme ou d’échelle. La résurgence de l’improvisation constitue en ce sens une ligne de fuite irréductible des centres : quelle que soit leur spécialisation, l’éventualité d’avoir à y organiser dans l’urgence la « prise en charge » imprévue d’une population n’est jamais abolie, et demeure une source constante de désorganisation potentielle du contrôle qui s’y déploie.
L’enjeu de l’analyse est ailleurs : dans la manière dont cette « résurgence » est aujourd’hui gérée. La logique classique du camp fait de sa précarité un atout dans le gouvernement des populations : la « malléabilité » du camp, aisément construit ou démonté, constitue in fine une ressource dans la gestion, provisoire et au moindre coût, d’une population. La banalisation contemporaine, notamment de la rétention des mineurs relance quant à elle la logique de pérennisation des centres : les nouveaux projets de construction de CRA « à grande capacité » incluent pour une bonne partie d’entre eux des installations permettant « l’accueil » de familles [98]. Chaque retour de l’urgence, en raison des critiques associatives, mais surtout de la nécessité de rationaliser le « tri différentiel » des étrangers en situation irrégulière et de les maintenir efficacement sous contrôle, renforce le caractère durable et spécialisé des institutions d’enfermement : elles constituent les instruments spécifiques du gouvernement contemporain de l’éloignement.