La première fois, c’est arrivé à Lampedusa. Une île, certes, mais aussi un lieu qui se laisse percevoir comme privé d’espace concret, physique, puisque, depuis quelques années, elle est une sorte de point d’origine, de matrice et de concentration de tout ce qui advient autour des migrants et qui de là s’irradie dans d’autres directions pour "rarriver" ailleurs.
La première fois, donc, c’est arrivé à Lampedusa. Ce n’était pas le premier naufrage, auparavant, on en avait vu d’autres, là-bas, dans cette mer, ou dans des mers voisines ; auparavant, on avait parfois fait semblant de ne pas voir, comme pour le naufrage de Portopalo : quatre années de silence sur les corps entraînés par l’eau, quelquefois repêchés et rejetés à la mer par les pêcheurs.
Mais ce jour là, il y avait quelque chose de différent dont on ne pouvait détacher le regard. Une image insolite, trop surprenante, une entaille dans le regard, qui le laissait blessé et en urgence de soins.
Le 19 octobre 2003. Un enchevêtrement de corps, de vifs et de morts, là, dans les eaux proches de l’île. On secourt les vivants, que l’on fait monter sur la vedette de la Capitainerie du port, on laisse les morts sur la barque, transportée à la rive par une autre vedette. À terre, au petit port de l’île, on les place dans des sacs, et c’est seulement à ce moment que quelqu’un s’aperçoit de la respiration d’une femme. L’image ressemble trop à un passé de l’Europe pour ne pas la faire tressaillir. Les journaux italiens, qui depuis des années ne réagissaient plus désormais que par des entrefilets somnolents aux nouvelles des morts du Canal de Sicile, rapportent l’évènement en première page, les journaux télévisés du soir en parlent, tous continuent à en parler les jours suivants.
Face à ces morts, peut-être parce qu’enchevêtrés aux vivants, on se decouvre humains, fragile, blessés. Pareils à eux, trop pareils à eux ; les uns et les autres - l’Europe entière concentrée dans cette petite île et ces hommes et ces femmes provenant des mers africaines - victimes innocentes d’un fléau auquel personne ne semble savoir porter remède.
Victimes d’un côté, coupables de l’autre. Un cadre parfait, aux couleurs trop nettes pour qu’on ne l’utilise pas. Victimes, ces morts et l’Europe, l’Italie, la Sicile, Lampedusa ; coupables, les trafiquants d’êtres humains, immenses filières de criminels qui organisent d’en haut le mouvement des migrants. Au milieu, les migrants vivants, dans ce cas survivants, dont on ne se souvient que parce qu’enchevêtrés aux morts, aussitôt oubliés à leur sort de vivants : pour certains, un camp, pour d’autres un hôpital, puis, pour tous, un arrêté d’expulsion et après une vie de clandestin en Italie ou en Europe.
Le ministre de l’Intérieur Pisanu lui-même se découvre un bref instant humain et blessé devant la perfection de ce clivage. Il secoue le parlement italien quelques jours après, évoquant ce naufrage comme une partie d’"une grande tragédie ignorée, qui pèse comme une pierre sur la conscience civile de l’Europe, mais met en cause aussi la responsabilité des pays d’où partent ou transitent les migrants clandestins vers l’Europe".
Victimes et coupables, le cadre était clair, d’un côté les victimes, mortes, de l’autre les coupables à poursuivre, ennemis des victimes et ennemis de cette Europe, humaine au point de ressentir, en cette occasion, le poids d’une pierre sur sa conscience civile et à trouver jusqu’au Maire de la Ville Éternelle prêt à rendre publique cette humanité en consacrant une minute de silence et une place dans un cimetière romain aux victimes de cet évènement.
Peu importait, au fond, que dans toutes les autres occasions où les migrants ne se présentent pas comme morts, l’humanité de l’Europe soit oubliée. Et peu importait, du reste, de s’appesantir sur l’inhumanité du traitement réservé à l’autre partie de cet enchevêtrement de corps. Il suffisait de cet instant, bien bref pour l’ex-ministre de l’Intérieur, un peu moins pour les journalistes et leurs journaux et télévisions, pendant lequel tous se recueillaient pour évoquer leur humanité.
Puis le silence et la cécité coutumière. De nouveau des naufrages, de nouveau des entrefilets somnolents et juste une lueur : 20 jours de premières pages et d’informations télévisées, joints à une intense activité diplomatique, pendant l’été 2004. Mais cette fois, comme il n’y avait pas des morts parmi les naufragés parce quelqu’un avait osé les secourir encore vivants au milieu de la mer, cette lueur était accompagnée d’une suspicion : peut-être cette immense et invisible filière capable d’organiser d’en haut le trafic des êtres humains, comprenait-elle aussi ces sauveteurs ; peut-être, les migrants étaient-t-ils d’accord avec eux, peut-être en somme, étaient-ils à leur tour complices de cette filière.
C’est le Cap Anamur. 20 jours pour attendre l’autorisation d’accoster, armateur et commandant du navire mis en examen pour délit de facilitation de l’immigration clandestine à peine après avoir touché terre, les immigrés dispersés dans divers camps avant d’être expédiés dans un pays différent de celui d’où ils disaient provenir.
Le cadre, avec le Cap Anamur, a commencé à se brouiller : non plus une clarté, non plus des migrants morts et victimes, mais des naufragés peut-être coupables, en tout cas vivants et encombrants, des migrants, donc, dont se défaire sans trop de problèmes d’humanité.
Ceuta et Melilla, un an après, aggravent la confusion. Ou mieux, d’un côté de la division binaire il n’y a maintenant que l’Europe, avec un allié, le Maroc, qui livre une guerre défensive contre les ennemis, tous, migrants vivants et migrants morts, migrants tués parce qu’assaillants, de toutes façons, tout comme les vivants, des murs, des grillages, des barrières avec lesquelles l’Europe imagine et construit, mur après mur, grillage après grillage, radar après radar, l’espace de "liberté, sécurité et justice" de l’Union Européenne. Les filières organisatrices de leur mouvement, dans ce cas, pouvaient être aussi oubliées : face à la capacité d’auto-organisation des migrants, en attente de l’"assaut" dans les forêts marocaines, puis "assaillants" des barrières durant ces deux nuits de Ceuta et Melilla, comprendre grâce à quelle organisation ils en étaient arrivés là, passait au second plan. Il n’importait pas que ces assaillants de l’Europe fussent des groupes d’hommes et de femmes qui l’assaillaient, avec des troncs d’arbres, il fallait tirer. Coupables, les morts, assassinés, coupables, les vivants ; innocents les Gardes Civils, les armées des États attaqués et de leur allié, placé en première ligne pour les défendre.
Encore quelques mois et nous sommes presque au présent. La scène s’est évidemment déplacée plus au sud. Après avoir bloqué le Maroc et le détroit de Gibraltar, l’Europe parle, maintenant, à travers les mots de l’Espagne, véhéments et offensifs vis à vis des arrivées dans l’archipel des Canaries, et pour quelques mois de nouveau humains, comme cela s’était produit après ce jour d’octobre 2003 à Lampedusa.
En effet, ils meurent nombreux, dans ce cas à vrai dire trop nombreux, avant d’arriver. Et de novembre 2005, après les premières arrivées, à mai 2006, s’élève un concert de propos et de chiffres : combien sont-ils ? Un véritable ballet macabre, avec un appel à l’humanité et un oeil sur les accords de rapatriement, les patrouilles et les autres obstacles infinis disposés pour contrecarrer l’arrivée de l’"avalanche humaine", prend son essor sur ces morts, peut-être pour les commémorer.
Combien sont-ils ? Beaucoup, évidemment, puisque, qu’ils partent de la Mauritanie ou du Sénégal, et quelques-uns jusque de la Gambie, la distance est véritablement immense. En Espagne, une note interne de la Guardia Civil, datée du 21 décembre 2005, affirme qu’au cours des 45 jours précédents, entre 2000 et 2500 personnes s’étaient embarquées en Mauritanie, que seulement 800 ou 900 étaient arrivées sur l’archipel, et propose donc le chiffre de 1200/1700 morts. Nous sommes en mars 2006, car de cette note interne, peut-être inexistante, les mass-media ne commencent à parler qu’avec quelques mois de retard. Par contre, le directeur de la Croix-Rouge mauritanienne, interviewé le 7 mars, parle de 1200/1300 morts depuis le mois de novembre, et estime en tout cas que 40% des embarcations font naufrage. Les porte-parole de la Croi-Rouge canarie font écho à leurs collègues : des milliers de morts depuis le début de l’année. Les chiffres clamés par les représentant du Gouvernement local des îles se rapprochent aussi des données de la Guardia Civil. Lors du débat qui a fait suite au discours à la nation, prononcé par Zapatero le 30 mai, Paulino Rivero, député de Santa Cruz de Ténériffe pour la Coalición Canaria, repropose le même chiffre de la Guardia Civil, l’attribuant cependant au CNI, le Centro Nacional de Inteligencia, alors que Zapatero l’invite à être plus prudent en l’absence de données sûres, peut-être oublieux des informations des services secrets espagnols. Consuelo Rumí (Secrétaire d’État à l’émigration de l’Espagne) se fonde, évidemment, sur les positions du Gouvernement pour lequel elle travaille ; les 1200 morts, pour elle, ne sont que "pure spéculation", et elle poursuit, s’autorisant de la saine logique de Saint Thomas : on ne peut fournir de chiffres si on ne trouve pas les cadavres. Mais du Sénégal aussi arrivent des paroles alarmées : représentants gouvernementaux, imams, mais aussi mères en deuil et parents plus éloignés, sont tous traversés par la même préoccupation : sensibiliser, dire aux jeunes ce qu’ils risquent, comme si cela suffirait à les retenir.
En sourdine, cependant, et après le tapage des premiers rapatriements, quelque chose se produit. Une synthèse que l’Europe, alarmée par un "assaut" de pirogues colorées laisse faire au Sénégal, désormais principal lieu de départ depuis le printemps 2006. Tous les éléments étaient là, depuis longtemps préparés et rodés dans les années où les arrivées survenaient ailleurs et où c’était d’autres États d’Afrique que l’on partait. Il y avait les mots, les phrases, la sensibilité humaine et les pratiques inhumaines, il y avait même les éléments juridiques déjà expérimentés dans certains États du Maghreb, comme le Maroc, par exemple, avec sa loi du 11 novembre 2003, “relative à l’entrée et au séjour des étrangers, à l’emigration et l’immigration irrégulières”. Comment ? le Royaume du Maroc n’aurait peut-être pas reconnu la Déclaration universelle des Droits de l’Homme ? "Toute personne a le droit de quitter tout pays, y compris le sien, et de revenir dans son pays". Que signifiait donc le mot "irrégulière", associé à l’émigration ?
Une subtilité, vis à vis de laquelle tous avaient déjà fermé plus d’un oeil, la laissant légiférer. Partir, désormais, abandonner son propre pays, dans le cas où ce serait un État du continent africain, était déjà devenu un délit. Tant pis pour l’image avec laquelle les États occidentaux de l’Europe s’étaient pensés pendant toutes les années de la guerre froide, à partir de ce lointain 10 décembre 1948, encore bouleversé dans les ruines d’une autre guerre.
Mais une synthèse aussi rapide, pas même une synthèse, une simple rupture par rapport à des déclarations et des concepts universels, le Sénégal ne pouvait pas la faire, et pour proposer à l’Europe ce qu’elle lui demandait en lui imposant le Frontex, il doit encore se débrouiller entre des subterfuges et des chuchotements, d’étranges jeux de paroles par lesquels tous font référence à tout et avec une bizarre capacité inventive, proclament la nécessité d’une pratique désormais habituelle et dissimulent finalement jusqu’à eux-mêmes le corollaire : victimes/coupables.
Un oxymore plus qu’une synthèse, mais la seule logique contradictoire et extrêmement inventive grâce à laquelle cette pratique a pu s’affirmer : les migrants auxquels les patrouilles conjointes du Frontex - désormais opérationnelles presque en permanence depuis le mois de septembre 2006 -imposent de faire demi-tour, une fois qu’ils sont de nouveau au Sénégal, souvent leur pays d’origine, sont jugés coupables et emprisonnés pour quelques jours ou quelques mois dans les prisons de l’État dont ils sont citoyens.
Il n’en est pas ainsi pour les rapatriés, désormais plus de 6000, qui depuis les îles de l’archipel espagnol se trouvent ramenés en arrière sans qu’il y ait aucun accord de rapatriement. Ils étaient partis et ont été contraints de revenir, c’est pour cela qu’ils sont rapatriés. Avant le retour, pourtant, ils étaient arrivés ; pour cela, suggère quelqu’un, ils sont et restent seulement des rapatriés. Un peu victimes, pas coupables, car dans le cas où ils auraient été jugés et condamnés comme tels, étant aussi victimes d’un rapatriement il y aurait eu un soulèvement général contre le gouvernement sénégalais pour sa coopération avec l’Espagne dans la réalisation des rapatriements. Ce n’est pas pareil pour les migrants repérés par le Frontex. Ils étaient partis et eux aussi sont retournés. Mais ils ne sont pas rapatriés ; avant le retour, en effet, ils n’étaient pas encore arrivés. Retournés, pas rapatriés, et donc coupables.
Mais coupables de quoi ? D’être victimes, comme je le déduis à la fin d’une longue enquête dans laquelle les personnes interviewées inventaient les lois les plus diverses et parfois inexistantes pour trouver une réponse. "Parce qu’ils ont pris un moyen de transport non régulier", répond le porte-parole du gouvernement sénégalais pour les opérations du Frontex. "Parce que sortir illégalement d’un pays est un délit", répond une autre autorité du gouvernement sénégalais. Non, objectai-je, puisque le délit d’émigration clandestine n’est pas prévu. "D’accord, mais on ne pouvait pas tout prévoir", telle est sa justification, qui en arrive à imaginer un autre article 13 de la Déclaration des droits de l’Homme : "tout individu a le droit de quitter son propre pays, s’il le fait légalement », enterrant ainsi définitivement l’universalité de cette Déclaration.
Il n’y avait pas de loi et il ne pouvait pas y en avoir, mais il y avait tous les mots, et ce cadre net de séparation - les victimes, les migrants morts ; les coupables, les trafiquants d’êtres humains - que l’Europe avait déjà rendu confus, en déportant des naufragés vivants et coupables pendant l’été du Cap Anamur. Ce sont ces mots et la première ébauche de leur confusion qui ont permis le reste. Il n’y avait pas de loi, et il y avait - malheureusement - cet article solennel d’une déclaration universelle ; mais au fond, on pouvait remédier aux deux : et si on jugeait les migrants comme coupables de traite ? Au fond, ils transportent quelqu’un, oui, d’accord eux-mêmes, leur propre corps, mais c’est bien toujours une personne et sur la “traite des personnes et l’exploitation de la mendicité d’autrui”, le Sénégal avait déjà légiféré le 29 avril 2005, bien avant que les pirogues aient commencé à partir.
Et nous voici donc devant la scène actuelle : on fait entrer aux tribunaux les migrants interceptés en tant qu’on les considère comme des victimes de la traite, et on les fait sortir comme coupables, en tant qu’acteurs d’une "auto-traite". L’État protège la victime et condamne le coupable, peu importe que victime et coupable soient la même personne. La loi est égale pour tous, même au Sénégal qui remet à ses geoliers ces individus schizophréniques, coupables d’attenter à leur propre dignité d’êtres humains en s’"auto-traitant", et que l’Europe lui avait demandé de bloquer.
Humain, trop humain avait déjà écrit Nietzsche en 1886. Un livre pour esprits libres dont il s’imaginait compagnon, ignorant certainement la déclinaison qu’une telle expression aurait trouvée à plus d’un siècle de distance, contre les esprits libres d’un autre continent.
Federica SOSSI