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Réflexions sur le Multilocalisme et les Migrations Internationales au Sud du Sénégal et ailleurs

Micheal Lambert
Michael Lambert est le Directeur du Centre d’études africaines et maître de conférence en anthropologie et études africaines à l’Université de Caroline du Nord à Chapel Hill.

citation

Micheal Lambert, "Réflexions sur le Multilocalisme et les Migrations Internationales au Sud du Sénégal et ailleurs ", REVUE Asylon(s), N°3, mars 2008

ISBN : 979-10-95908-07-4 9791095908074, Migrations et Sénégal., url de référence: http://www.reseau-terra.eu/article711.html

résumé

Cet article explore les effets des processus de migrations sur les institutions sociales locales d’une communauté située au Sud du Sénégal. Au cours du siècle dernier, cette communauté à l’origine rurale est devenue multilocale, en étant implantée dans des zones aussi bien rurales qu’urbaines. La propension de cette communauté à devenir multilocale s’explique en partie par le faible contrôle exercé sur le mouvement des individus au Sénégal. Pour autant, de nombreux membres de cette communauté cherchent à quitter le Sénégal, un espoir que peu d’entre eux parviennent à réaliser. L’émergence de ces processus multilocaux est à lire à la lumière de l’ampleur de ce phénomène et du désir de migration vers l’international.

Introduction [1]

Dans son article récent « Migration as Discursive Space, » Hans Hahn soulève la question suivante : « Dès lors, qu’entend-on par migration ? » (Hahn, 2007, p. 161). Dans une veine différente, l’article de Vilém Flusser engage le débat autour d’une interrogation similaire dans son ouvrage provocateur The Freedom of the Migrant, dans lequel le philosophe s’interroge sur les sens à donner à « chez soi », et enjoignait à réfléchir sur la perception du migrant et à adopter le point de vue de ce dernier pour comprendre ce qu’est la migration (Flusser, 2003) [2]. Selon Flusser, la « liberté du migrant » participe entre autres du droit inhérent et inaliénable qu’a toute personne de déterminer elle-même si elle est un migrant. Ce qui ne signifie pas qu’est migrant celui ou celle qui a la maîtrise de la décision de partir (même si c’est souvent le cas), mais plutôt que c’est la perception qu’a la personne du lieu dans lequel elle se trouve qui fait d’elle, ou non, un migrant. Le fait que la personne se déplace n’a donc en soi aucune importance. Pour Flusser, seule compte la perception que l’on a du lieu dans lequel on se trouve.

Flusser bat ainsi en brèche la conception traditionnelle de la migration en ouvrant l’interrogation, pour paraphraser Hahn, « quand, dès lors, est-on un migrant ? » À première vue, cette question paraît simple - après tout, les migrants sont des personnes qui se déplacent. Mais, comme le rappelle Flusser, ce constat est relatif, ce qui soulève toute une série d’autres questions, qui sont trop souvent assorties de réponses considérées comme allant de soi : par rapport à quoi le migrant se déplace-t-il ? Quelle distance faut-il parcourir pour être considéré comme un migrant ? Combien de temps le migrant doit-il rester dans le lieu de destination ? Quels types de frontières les migrants doivent-ils franchir ? À quel moment une frontière devient-elle déterminante ? Surtout, lorsqu’ils sont amenés à répondre à ces interrogations, les chercheurs en sciences sociales devraient-ils imposer leurs définitions étiques (etic) de la mobilité et de l’espace ? Ou devrions-nous plutôt, comme le suggèrent Flusser et Hahn prendre en compte les définitions émiques (emic) qui sont employées par nos informateurs pour renvoyer à la mobilité et à l’espace, et les mobiliser à notre tour ? Et si l’on suit cette approche, ne devrait-on pas étudier la migration à l’aune de la perception qu’a un groupe donné par rapport au lieu dans lequel il se trouve, plutôt que comme un fait quantifiable ? Selon Flusser et Hahn est migrant celui qui se déclare comme tel. Un migrant est donc tout simplement une personne qui affirme que son « chez soi » est ailleurs.

L’approche de Flusser et Hahn est séduisante, mais on ne saurait la faire notre au point de vider de toute pertinence les approches que les observateurs extérieurs ont des processus migratoires, dans la mesure où cela conduirait à occulter la tension inhérente et extrêmement importante entre migration (et espace) tels que définis par l’observateur extérieur, et espace (et migration) tels qu’appréhendés par les intéressés (i.e. les personnes qui se déplacent). En effet, c’est en considérant la migration comme le produit d’une dialectique entre ces deux perspectives que l’on peut percevoir ce qui fait de ce phénomène cet acte par nature politique décrit par Flusser. Le sous-titre de son article - « Oppositions au nationalisme » - ouvre de fait sur une telle perspective et révèle clairement la dimension politique de son approche des processus migratoires. Cette perception subjective de la migration permet selon cet auteur de comprendre comment les migrants internationaux s’approprient leur nouveau lieu de vie. Cette approche vise à contrecarrer la xénophobie de ceux qui manquent de reconnaissance, de compassion et de sympathie à l’égard des migrants internationaux (Flusser, 1991 : 15).

De fait, ceux qui observent les processus migratoires de l’extérieur ; ceux qui les définissent, les qualifient ; ceux qui déterminent ce que sont les processus migratoires et qui y participent (dont d’ailleurs l’auteur du présent article) sont amenés implicitement à un double processus d’objectivation, tant de l’espace que d’un groupe donné par rapport un lieu. Par exemple, les analyses des flux migratoires des zones rurales vers les zones urbaines sont basées, implicitement, sur des postulats profondément ancrés quant aux attitudes, aux aspirations, à l’éducation (entre autres) des individus vivant dans des zones rurales. Le village rural est cette « catégorie » à laquelle les individus sont sensés appartenir. Il y aurait donc phénomène migratoire dès lors que les individus refusent de se conformer à cette « catégorie » et quittent leur habitat « naturel » (quel qu’il soit défini) pour se rendre dans un lieu considéré par beaucoup comme ne leur étant pas « naturel ». Comment pourrait-on sinon comprendre la littérature prolifique consacrée à la façon dont les migrants s’adaptent et s’intègrent à leur nouveau lieu de vie ? Ne serait-il pas aussi, voire plus, pertinent de supposer plutôt qu’ils se sont déplacés parce qu’ils ne parvenaient pas à « s’intégrer » à la communauté qu’ils ont quittée ? [3]

Les individus qui migrent remettent en cause cette vision objectivée du monde, en bouleversant par leurs déplacements un ordre statique. Les migrants quittent des lieux auxquels ils sont sensés appartenir, pour se rendre dans des lieux perçus comme leur étant étrangers. Du fait de leurs déplacements, les migrants bousculent nos préjugés quant aux rapports entre individus et espace, ce qui nous pousse à questionner nos présupposés en matière de géographie sociale.

Lorsque j’ai commencé à étudier les processus migratoires au Sénégal, il y a maintenant bien longtemps, j’ai abordé le phénomène migratoire en partant de l’hypothèse selon laquelle la question de savoir qui et quand on est un migrant ressortirait de l’évidence. Les individus auprès desquels je travaillais m’ont bien vite démontré le contraire. Dans la partie qui suit, je vais montrer comment ma perception des processus migratoires et des frontières a été remise en cause au cours de ma recherche sur les flux migratoires des zones rurales vers les zones urbaines des Diolas au Sénégal. Si, en ce qui concerne les flux internes, les conclusions de cette recherche sont d’un intérêt plutôt théorique, il en va tout autrement pour d’autres types de migrations, en particulier les migrations internationales. L’analyse se clôt sur des considérations quant à la façon dont ces perspectives locales des phénomènes migratoires et des frontières peuvent être lues comme autant de prises de position par rapport aux politiques internationales en matière de migrations.

Communautés Multilocales [4] au Sud du Sénégal

Dans l’ouvrage Longing for Exile (Lambert, 2002), j’étudie la façon dont les migrants se ré-approprient l’espace, non pas tant en termes d’adaptation à un nouveau lieu (même si cette question est abordée), mais plutôt comment la communauté elle-même s’élargit pour englober de nouveaux lieux. J’ai mené ces recherches dans le village de Mandégane. Ce village est situé au Sud de la rivière Gambie [5] au Sénégal. Historiquement, les membres de cette communauté se sont toujours déplacés et on pourrait même dire qu’elle n’a jamais été « implantée ». Et de fait, on peut considérer qu’historiquement la mobilité géographique a été la norme sur la plus majeure partie du continent africain [6]. Au début du vingtième siècle, les membres de la communauté de Mandégane se déplaçaient vers d’autres zones rurales. L’objectif de certains de ces flux était d’avoir accès à des terres pour cultiver le riz ou les cacahuètes. Pour autant, alors que ces déplacements hors du lieu d’origine avaient un caractère permanent, les migrants continuaient de maintenir des liens importants avec la communauté de Mandégane, et ce sur plusieurs générations, comme en témoignent les rites d’initiation de leurs enfants dans la forêt sacrée de Mandégane - symbole clé de l’appartenance à la communauté (de Jong, 1999a). Depuis la moitié du vingtième siècle, et ce jusqu’à aujourd’hui, les déplacements des membres de cette communauté (et de bien d’autres à travers le continent africain) se font en majorité vers les zones urbaines.

Peu après avoir commencé ma recherche sur les flux migratoires des zones rurales vers les zones urbaines à Mandégane, j’ai été amené à prendre conscience du fait que les décisions prises par les migrants étaient déterminées par les transformations affectant plus globalement les frontières de leur communauté. De fait, je me suis rendu compte que l’histoire de la migration à Mandégane était davantage celle de l’histoire de la transformation de ses frontières, plutôt que l’histoire du déplacement d’individus en particulier.

Depuis les cinquante dernières années, des membres de cette communauté se sont installés dans des zones urbaines et ils ont créé des réseaux sociaux multilocaux qui permettent les processus actuels de migrations vers les zones urbaines. À partir du début des années 1980, il est devenu courant pour tous les membres de cette communauté de se déplacer au gré de ces réseaux sociaux entre zones urbaines et rurales à de nombreuses reprises au cours de leur vie. Par exemple, des jeunes filles du village, certaines toutes jeunes, passent leur été à travailler à Dakar, où elles logent chez des parents basés dans cette zone urbaine. Le reste de l’année, elles se rendent à l’école au village. Par la suite, après avoir quitté l’école, un grand nombre de ces jeunes filles continuent de travailler à Dakar, et passent l’été au village. Après avoir fini leurs études, la plupart des garçons se rendent à la ville pour chercher du travail. Certains d’entre eux ne parviennent pas à trouver un emploi permanent et finissent par rentrer au village. À Mandégane, la migration est donc la norme, un fait de la vie compris comme tel et se passant d’explication. C’est plutôt la personne qui n’est pas ou n’a jamais été un migrant qui fait figure d’exception.

Ces nombreux types de déplacements entre le village et des zones urbaines m’ont amené à comprendre que la distinction, simple, entre zones rurales et zones urbaines, sur laquelle j’avais basé mon projet, était insuffisante pour rendre compte totalement de la dynamique des processus migratoires dans cette communauté. De fait, Mandégane ne saurait être qualifié de rural ou urbain. Ce village est devenu ce que j’appelle une communauté multilocale, c’est-à-dire une communauté qui s’étend sur différents types de lieux.

Pour illustrer cette approche, j’ai étudié les caractéristiques de certains des membres de la communauté de Mandégane qui sont bien implantés dans différentes zones de la Sénégambie. J’ai opté pour une approche mettant en lumière le caractère diasporique de cette communauté, en adoptant une perception locale de l’appartenance à la communauté. Ont été considérés comme membres de la communauté tous ceux qui appartenaient à l’un des groupes patrilinéaux du village. Une étude que j’ai menée sur la base de ce critère révèle ainsi, selon une symétrie remarquable, que 23 p. cent des membres de la communauté vivent dans le village rural de Mandégane, 23 p. cent à Dakar (la capitale du Sénégal), 23 p. cent dans d’autres zones rurales, et 30 p. cent dans d’autres zones urbaines. Les liens sociaux entre les différents membres de cette communauté, et ce quel que soit le lieu où ils résident, sont extrêmement denses. La proportion de mariages intra-communautaires est importante - environ 75 p. cent des membres de la communauté de Mandégane se marient avec des membres de la communauté. En outre, il existe un grand nombre d’associations urbaines, rurales et pan-Mandéganes qui sont restreintes aux membres de la communauté. À Dakar, la communauté a créé son propre club de football. Chaque année, les jeunes de cette communauté multilocale se rendent au village pour une semaine de festivités culturelles. De fait, la plupart des jeunes de cette communauté, quel que soit leur lieu de résidence, sont membres de l’Union de la Jeunesse de Mandégane. Alors qu’au moins 75 p. cent des membres de cette communauté ne résident plus dans le village de Mandégane, ils continuent à se considérer comme membres de cette communauté. Je connais même certains individus qui ne se sont jamais rendus au village. Au vu de ces conclusions, et à la lumière des travaux de Flusser et Hahn sur les processus migratoires, il m’est apparu que « chez soi » n’a pas besoin de renvoyer à un lieu : et c’est une condition qui est plus courante que ce que l’on pourrait croire.

Le fait remarquable sur la dimension multilocale de Mandégane tient non pas au caractère exceptionnel de cette communauté, mais bien plutôt au fait qu’elle est typique des communautés du Sénégal, voire de l’ensemble de l’Afrique de l’Ouest. En témoigne cette recherche que j’ai effectuée dans la région de Saint-Louis, qui est extrêmement différente, tant d’un point de vue géographique que culturel [7]. Pour répondre à l’interrogation « où est Mandégane ? » - question qui n’aurait pas été problématisée en tant que telle en adoptant la méthodologie ethnographique traditionnelle - il fallait donc chercher à localiser la communauté, plutôt que d’étudier les individus habitant un lieu donné, et cela s’est avéré assez difficile. La seule conclusion à laquelle je suis parvenue est que Mandégane se trouve là où se situent les membres de cette communauté, une perspective qui en rendait la compréhension d’autant plus complexe, comme en 1996, lorsqu’un avion empli de migrants originaires de Mandégane qui résidaient en France, a atterri à Dakar, au Sénégal.

J’ai entamé ce projet armé d’un certain nombre de présupposés sur la distinction entre zones rurales et urbaines. Les recherches effectuées à Mandégane montrent que l’idée même d’une distinction significative entre zones rurales et zones urbaines est problématique, compte tenu de la façon dont cette communauté a modifié ses frontières au gré des flux migratoires. Il en va de même pour d’autres dichotomies que nous avons souvent tendance à projeter sur la géographie sociale - entre autres, traditionnel et moderne, capitaliste et pré-capitaliste. J’ai donc été contraint de renouveler ma réflexion sur le sens de ces distinctions, en prenant en compte la signification qu’ont ces termes pour les membres de la communauté de Mandégane. Même si c’est à une petite échelle, la mobilité des membres de cette communauté bouleverse les présupposés sur lesquels repose notre perception du rapport entre individus et lieu, et c’est en cela que leur mobilité dérange.

Inutile de dire que ce n’est pas la raison pour laquelle ils se déplacent. La question de « frontières » entre le rural et l’urbain n’a absolument aucune importance pour eux. En plus de nombreuses dynamiques culturelles et sociales, ils ont des raisons économiques sérieuses de changer de lieu de résidence. Les conditions économiques au village sont difficiles, et, même si les perspectives de travail à la ville sont minces, ils sont convaincus que c’est un risque à prendre. Pour autant, le fait d’avoir réussi à s’approprier des zones urbaines au Sénégal a sans doute de l’importance pour eux. De fait, le processus d’appropriation de l’espace est au cœur de la plupart des luttes politiques entourant le phénomène migratoire. Alors que les hommes n’ont pas à surmonter d’obstacles importants pour se déplacer à l’intérieur du Sénégal, il en va tout autrement pour les femmes célibataires. Il leur faut faire front aux hommes de leur propre communauté (qui sont parfois encouragés en ce sens par les représentants de l’État) pour avoir le droit de se déplacer et revendiquer une place dans le Sénégal urbain [8]. Pour autant, comparativement, l’appropriation de zones urbaines par les membres de la communauté de Mandégane (hommes et femmes confondus) s’est faite sans grande difficulté.

Migrations internationales

Cependant, un grand nombre des membres de la communauté de Mandégane, en particulier les hommes, essaient de quitter le Sénégal pour chercher du travail en Europe ou sur le continent américain. Contrairement à leurs déplacements internes, il leur faut alors surmonter des obstacles importants, aussi bien financiers que juridiques pour atteindre ce but. Pour cette communauté, Dakar est de fait devenue un goulot d’étranglement où de nombreux migrants s’installent, non pas par choix, mais faute de pouvoir partir ailleurs. Au cours de cette recherche, il a fallu me rendre à l’évidence que la difficulté la plus grande pour adopter une perspective émique sur les processus migratoires tenait non à la différence de langue ou de culture, mais plutôt au fait que je possédais ce qu’un grand nombre des membres de cette communauté recherchaient désespérément : un passeport et un billet d’avion.

Les difficultés auxquelles les membres de la communauté de Mandégane doivent faire face pour traverser les frontières nationales sont illustrées par des histoires tragiques. Un homme cherchant à migrer, rapatrié au Sénégal après s’être fait interdire l’entrée en Allemagne parce qu’il était muni d’un visa illégal, a dû s’enfuir vers le Bénin parce qu’il avait dérobé l’argent pour payer son billet d’avion vers l’Allemagne ; un autre a disparu dans le désert entre la Tunisie et la Libye, il serait tombé malade et aurait été laissé pour mort par son guide ; un autre encore, qui était parvenu à s’établir en France, est retourné au Sénégal (à la demande de responsables de l’émigration en France) pour légaliser sa résidence en France après son mariage avec une femme française. L’Ambassade de France au Sénégal a ensuite rejeté sa demande de visa. Lorsque je l’ai rencontré, il était séparé de sa femme et de son fils depuis cinq ans [9].

De tels récits sont, tristement, courants. Je me souviens avoir entendu, il y a quelques années, l’histoire de Bouna Wade, un jeune Sénégalais, qui avait grimpé dans le train d’atterrissage d’un avion, pour tenter de partir à Bruxelles. Ayant miraculeusement survécu, il a cependant été retenu à Bruxelles puis rapatrié au Sénégal. Il est mort par la suite, après avoir tenté de renouveler l’expérience. À l’époque, la presse a décrit un individu qui ne pouvait être qu’instable : comment sinon expliquer un acte aussi irrationnel ? A posteriori, et au vu de l’évolution des processus de migrations internationales au Sénégal, aujourd’hui il semble avoir été en avance sur son époque. À l’époque, il était plus courant pour les migrants illégaux d’Afrique Sub-Saharienne d’arriver en Europe par les voies conventionnelles, et de dépasser la durée de leur visa ou d’entrer munis d’un visa illégal. Actuellement, un grand nombre de migrants tentent de faire un périple de près de 1500 km à bord de petites embarcations surchargées. En 2006, on estimait à 31 000 le nombre de migrants (dont un grand nombre étaient Sénégalais) entrés illégalement en Espagne. Durant la même année, environ 6000 individus cherchant à émigrer (soit près d’un quart) ont péri dans l’océan Atlantique alors qu’ils tentaient de faire le périple (Gueye et al., 2007). Il va sans dire que les frontières politiques (et physiques) séparant le Sénégal de l’Europe sont extrêmement différentes des frontières qui séparent le village de Mandégane du reste du Sénégal. Les premières sont non seulement marquées par une distance physique, mais sont également activement surveillées et contrôlées pour empêcher la libre circulation des personnes.

Les efforts actuels pour restreindre et contrôler les migrations internationales à partir du continent africain ne sont pas sans rappeler l’époque coloniale, où, dans certaines colonies, le droit d’aller et venir librement était un privilège réservé aux Européens. Les exemples sont nombreux, pour n’en citer que quelques-uns : les réserves indigènes dans le Kenya de l’époque coloniale, le système de travail des migrants en Rhodésie du Sud et les « bantoustans » en Afrique du Sud. Même dans une colonie comme le Sénégal, où la mobilité de la population locale n’était pas restreinte, des politiques avaient été mises en œuvre pour séparer les lieux de résidence des Français de ceux de la population africaine. D’où cette interrogation quant à la définition des nations dans un monde de migrations, introduite par James Ferguson dans son article « Paradoxes of Sovereignty and Independence » (Ferguson, 2006a). D’après Ferguson, au Lesotho, un petit État enclavé au sein de l’Afrique du Sud, et pourtant une nation à bien des égards indissociable des Bantoustans d’Afrique australe, l’indépendance a provoqué une « démoralisation » du fait des conditions économiques difficiles. Contrairement aux Bantoustans, où l’on a considéré qu’il suffisait d’abolir les politiques discriminatoires de l’apartheid pour améliorer les conditions économiques, au Lésotho, c’est le progrès technique qui a été privilégié. Ferguson ouvre la question de savoir si l’une des fonctions de l’État-nation contemporain ne serait pas de légitimer le confinement des peuples dans des conditions de pauvreté.

Fait souvent oublié de l’émergence du nationalisme dans des pays non-occidentaux, en général les germes des sentiments nationalistes ne naissent pas du terreau atavique d’un retour à une identité primordiale. Au contraire, ils sont souvent pétris dans le terreau amer du rejet. On pourrait ainsi arguer que le nationalisme sénégalais s’est nourri du refus de la France de poursuivre les réformes politiques mises en place après la seconde guerre mondiale jusqu’au terme logique qu’aurait été l’égalité politique complète avec les citoyens de la France métropolitaine. Au final, les Africains des colonies françaises ouest-africaines ont été contraints de vivre dans des cadres qu’ils n’avaient pas choisis, ceux issus de l’ordre Westphalien - un système de nations qui légitime la souveraineté territoriale et objectivise, sur la base de la citoyenneté, le lien entre un peuple et un territoire donnés. Les limites ainsi fixées sont les frontières étiques que les migrants tentent de franchir et qui font des flux migratoires internationaux l’une des questions politiques centrales de l’époque actuelle.

J’ai suggéré plus haut, dans mon étude de la mobilité à Mandégane, que les migrants, du fait même de leurs mouvements, contribuent indirectement à bousculer le rapport objectivé qu’il y aurait entre individus et lieux. Pour les membres de la communauté de Mandégane, la dimension politique de ces déplacements entre le village et la ville est tout à fait indirecte. Il en va de même des migrants qui entreprennent le périple long et dangereux en mer pour atteindre les côtes espagnoles, ou en tout cas leur but n’est pas d’envoyer un message politique, même si ces migrations ont été rendues visibles et amplement débattues [10]. Tel n’est pas le cas, au contraire, de deux enfants qui ont cherché délibérément à « parler avec leurs pieds » : Koita Yanguiné et Tounkara Fodé [11]. En 1999, ces deux garçons guinéens sont montés dans le train d’atterrissage d’un Airbus à Conakry, dans l’espoir d’arriver sains et saufs en Belgique. Quels qu’aient été leurs espoirs, il est clair que ces garçons savaient qu’ils risquaient de mourir. Ils ont voyagé avec une lettre ouverte épinglée à leurs vêtements, exhortant les dirigeants des nations Européennes à agir en faveur des enfants africains. Si ces deux garçons avaient attaché cette note sur leur poitrine pour mourir sans bruit dans un bidonville guinéen, ils auraient sans doute été oubliés. Mais ces deux enfants ont manifestement compris que leur mobilité, en bousculant les frontières et en les emmenant dans des lieux auxquels ils n’appartenaient pas emporterait une force de conviction qui permettrait à leur lettre d’être lue. Ils savaient que leur mobilité dérangerait, soulèverait des questions et remettrait en cause les frontières qui représentent souvent les limites de notre responsabilité morale.

Bibliographie

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NOTES

[1] Article traduit de l’anglais pour Asylon(s) par Sara Dezalay avec le soutien du Programme ASILES

[2] J’ai été amené à connaître le travail et la pensée de Vilém Flusser grâce à l’analyse approfondie qu’en a faite Hahn dans son article « Migration as Discursive Space » (Hahn, 2007).

[3] Pour un exemple d’étude des processus migratoires montrant la façon dont les individus se voient transformés transformés de telle sorte qu’ils n’appartiennent plus à leur communauté d’origine, voir Sally Falk Moore, « Inflicting Harm Righteously : Turning a Relative into a Stranger : An African Case », in Marie Theres Fögen (dir.), Fremde der Gesellschaft : Historische und Sozialwissenschafltiche Untersuchungen zur Differenzierung von Normalität und Fremdheit, Francfort, Vittorio Klostermann, 1991, pp. 115-146.

[4] Si dans des publications antérieures, j’ai utilisé les termes « multilocal » et « translocal » de manière interchangeable, je considère dorénavant qu’ils recouvrent des phénomènes sociaux et politiques distincts. Dans Nations Unbound, Basch, Schiller, et Szanton définissent le transnationalisme comme « le processus permettant aux immigrants de forger et de maintenir un réseau social extrêmement dense reliant leur communauté d’origine à leur communauté d’implantation » (Basch et al., 1997, p. 7). On met ici l’accent sur le fait que les migrants s’impliquent dans les affaires de deux arènes politiques distinctes géographiquement - la communauté d’origine, et la communauté. Par extension, le terme « translocal » renvoie aux migrants et aux communautés de migrants qui continuent à s’impliquer dans deux arènes sociales et politiques distinctes géographiquement. Le terme « multilocal » quant à lui qualifie une arène sociale ou politique, en général construite au gré de processus migratoires, et qui s’étend sur plusieurs lieux distincts géographiquement.

[5] Le village de Mandégane est situé dans la région de Ziguinchor. Cette région forme avec celle de Kolda ce qu’on appelle couramment la Casamance.

[6] Voir par exmple, Igor Kpoytoff, The African Frontier : The Reproduction of African Traditional Societies, Bloomington, University of Indiana Press, 1987.

[7] Abdoulaye Kane a étudié les modalités de constitution par les communautés du Nord du Sénégal, dans la région de la rivière Sénégal, d’institutions apparemment multilocales (Kane, 2006). Ferdinand de Jong a également montré la dimension multilocale de Thionck Essyl, un autre village de la région de Ziguinchor, dans son article « The Production of Translocality » (de Jong, 1999a).

[8] Pour une analyse exhaustive des processus migratoires des femmes à Mandégane, voir Michael Lambert, « Politics, Patriarchy and New Traditions : Understanding Female Migration among the Jola (Senegal, West Africa) », in Hans Peter Hahn et George Klute (dir.), Cultures of Migrations : African Perspectives, Berlin, Lit Verlag Dr. W. Hopf, 2007, pp. 129-148. Pour d’autres approches sur les contraintes imposées localement pour contrôler la mobilité des femmes au sein des communautés Jola, voir Ferdinand de Jong, « Trajectories of a Mask Performance : The Case of the Senegalese Kumpo », Cahiers d’études africaines, 1999b, n°153, pp. 49-71 ; et Vincent Foucher, « Les relations femmes-hommes et la formation d’identité casamançaise », Cahiers d’études africaines, 2005, n° 178, pp. 431-455.

[9] Je ne dispose pas de données précises en la matière, mais de nombreux membres de la communauté de Mandégane vivent en dehors du Sénégal, dont un grand nombre en France et en Espagne. Ces migrants internationaux ne sont pas tous sans papiers, et non pas non plus dans tous les cas été confrontés à des difficultés semblables à celles décrites ici.

[10] Il convient de noter que cette question a fait l’objet de discussions entre les gouvernements de l’Espagne et du Sénégal, qui sont parvenus à un nouvel accord de migration, permettant entre autres à un plus grand nombre de migrants sénégalais légaux d’entrer sur le territoire espagnol (Burnett, 2007).

[11] J’évoque cet incident brièvement, ainsi que le périple malheureux de Bouna Wade, mentionné plus haut, dans mes observations « The Middle Passage, 1999 » (Lambert, 1999). James Ferguson a étudié cet incident de manière plus exhaustive dans son article « Of Mimicry and Membership : Africans in the ‘New World Society’ », in Global Shadows : Africa in the Neoliberal World Order, Durham, NC, Duke University Press, 2006b, pp. 155-175.