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« Little Sénégal » contre la renaissance de Harlem : Les immigrés sénégalais et la gentrification de Harlem

Victoria Ebin
Victoria Ebin est anthropologue. Elle a écrit des articles sur la migrants sénégalais et réalisé un film sur les Murids en France, en Belgique et au Sénégal avec Jean-Paul Colleyn pour Arte. Elle vit actuellement à New York, où elle vient de démarrer une recherche de terrain sur les migrants sénégalais à Harlem. Elle donne un cours au City College de New (...)

citation

Victoria Ebin, "« Little Sénégal » contre la renaissance de Harlem : Les immigrés sénégalais et la gentrification de Harlem ", REVUE Asylon(s), N°3, mars 2008

ISBN : 979-10-95908-07-4 9791095908074, Migrations et Sénégal., url de référence: http://www.reseau-terra.eu/article712.html

résumé

Cet article issu de ma recherche cherche à donner un premier aperçu des importantes transformations que connaît Little Senegal, à un moment précis de son histoire, de décembre à février 2008, au moment où ses résidents se trouvent confrontés à un phénomène de gentrification. Les immigrants sénégalais de New York, généralement caractérisés par la fluidité de circuits transnationaux qu’ils créent, sont installés dans cette ville depuis les années 1980, et bien qu’ils n’aient jamais eu l’intention d’y demeurer indéfiniment, leur communauté est aujourd’hui établie dans un quartier de Harlem autrefois dévasté. Néanmoins, la gentrification touche Harlem de plein fouet et il est fort probable que les Sénégalais perdent leurs habitations, ainsi que les commerces qu’ils avaient créés dans le quartier. Ils sont confrontés au dilemme suivant : malgré leur appartenance à une communauté, ils n’ont pas su accéder à la propriété privée. Ces réflexions issues de ma recherche examinent les stratégies dont les membres de cette communauté s’inspirent pour tenter de sauver leurs commerces et leur mode de vie sur la 116ème rue.

Espace =/= Territoire [1]

Les études menées sur les premières migrations sénégalaises vers les Etats-Unis et l’Europe se sont concentrées sur les aspects transnationaux de la confrérie murid et sur la fluidité des commerçants murids voyageant de lieu en lieu, jonglant entre les différents contextes, langages et communautés tandis qu’ils négociaient leur place au sein des différents pays d’accueil [2]. Ces études notaientl’habileté des Murids à mettre en réseau des sites de migration éloignés avec la ville sacrée de Touba au Sénégal, en mettant en relief certains aspects de leur organisation sociale qui favorisaient la puissante cohésion interne de la communauté murid, malgré la nature itinérante de leurs existences (Diouf 2000 ; Ebin 1992 ; Salem 1981) [3].

D’autres études portant sur les migrations sénégalaises vers l’Italie et New York ont remarqué à leur tour les liens forts et persistants que les migrants maintenaient avec le Sénégal, mais ont également noté les façons dont ils créaient des « niches distinctes » (Perry 1997 :229) et réclamaient un accès à l’espace public (Salzbrunn 2004). Riccio, dans son étude sur les Sénégalais en Italie, a souligné la dynamique continue entre le Sénégal et les nouveaux sites de migration, décrivant ce qu’il a nommé « une combinaison particulière de sédentarité et de mobilité », qui s’applique aussi aux migrants Sénégalais de New York (2004 :930).

Cet article se concentre aussi sur le revirement brutal qui s’opère lorsque les immigrés sénégalais se mettent à formuler des revendications. Que se passe-t-il quand, en lieu et place de mobilité, les stratégies des Sénégalais sont motivées par la « sédentarité », pour reprendre l’expression de Riccio ? Le dilemme examiné ici porte sur le fait que les Murids, aux côtés des Sénégalais et d’immigrés d’autres pays d’Afrique francophone, ont créé un espace, appelé « Little Sénégal » ou « Little Africa », mais qu’ils n’ont pas réellement de droits sur cet espace qu’ils occupent.

Les immigrés sont des locataires précaires au sein de la communauté animée dans laquelle ils vivent maintenant depuis plusieurs années (pour certains depuis deux décennies). L’espace qu’ils occupent est désormais soumis à des forces qui les dépassent, dans le cas présent le marché immobilier de Manhattan. Cette situation est une illustration parlante de l’extrême vulnérabilité des migrants face aux bouleversements économiques telle que décrite par Aldrich (2006). Je vais maintenant examiner les démarches qu’ils ont entreprises pour faire valoir leurs droits sur leur quartier.

Qui sont les migrants sénégalais à New York ?

On sait à quel point il est difficile d’obtenir des chiffres précis sur les immigrants aux Etats-Unis, du fait notamment qu’une large part d’entre eux n’a pas de papiers. En 2005, le nombre d’immigrés nés en Afrique était d’environs 925 000 personnes. Bien que ce chiffre soit modeste, il faut noter que 41% d’entre eux sont arrivés entre 2000 et 2005 (Kent, 2007 :4). La tendance esquissée au début des années 1980 avec la première vague des immigrés sénégalais se reflète dans les chiffres cités par Diouf (1997) montrant que le nombre de Sénégalais à New York a triplé entre 1978 et 1981, atteignant un total de 3000 personnes. Elle souligne toutefois que seuls 10% d’entre eux avaient le droit de travailler.

Cette première migration était majoritairement composée d’hommes Murids venus à New York avec des visas d’étudiants ou de touristes. Parmi ces premiers arrivés, seule une minorité bénéficiait de niveaux avancés d’éducation formelle. Parlant peu l’anglais et n’ayant pas de papiers, ils n’avaient pas d’autre choix que de travailler comme vendeurs de rue. Les longues journées de travail et la fréquente confiscation de leurs marchandises par la police rendaient la vie à New York pénible ; malgré ces conditions difficiles, au début des années 1990 les Murids contrôlaient la grande majorité du commerce de rue de la ville [4].

Dans les années 1990, le profil des migrants venant du Sénégal s’est diversifié. Il ne s’agissait plus majoritairement d’hommes issus de la confrérie murid, mais également d’autres communautés , et de femmes qui commencèrent à arriver en plus grand nombre pour rejoindre leurs maris ou travailler de leur côté. Ces derniers arrivants étaient d’un niveau éducation plus élevé, et beaucoup venaient aux Etats-Unis pour étudier. Contrairement à la première vague d’immigrants, ils bénéficiaient souvent de bourses ou de fonds personnels leur permettant d’obtenir des diplômes aux Etats-Unis. Bien qu’il n’existe pas de données disponibles portant spécifiquement sur l’éducation des immigrés sénégalais, il apparaît que les immigrés Africains sont le groupe dont le niveau d’instruction scolaire et universitaire est le plus élevé aux Etats-Unis [5]. Parmi les Sénégalais vivant à New York aujourd’hui, on retrouve un nombre croissant de ceux bénéficiant d’un diplôme universitaire au sein de tous les corps de métier [6]. Cette distinction entre première et deuxième vague d’immigrants du Sénégal vaut également pour les Murids. Les plus jeunes d’entre eux, arrivés plus récemment, sont généralement plus instruits, et bien représentés dans une variété de professions, particulièrement dans le secteur des nouvelles technologies de l’information.

Une autre caractéristique distinguant la communauté d’immigrants sénégalais des années 1980 de la communauté actuelle tient à l’effacement de certaines différences, notamment la distinction entre Murids et non-Murids qui revêt désormais moins d’importance. Alors que dans les années 1980 les Murids à New York vivaient dans un univers essentiellement Murid, créant des réseaux sociaux et économiques composés de frères Murids, il existe aujourd’hui une meilleure coopération et une plus grande collaboration entre les Sénégalais indépendamment de leur affiliation, comme l’ont fait remarquer plusieurs études sur la migration sénégalaise (Perry 1997 :243 ; Riccio 2004 :934).

Coup d’œil sur Little Senegal

Le quartier connu sous le nom de « Little Senegal » autour de la 116ème rue dans Harlem, est une communauté foisonnante et le cœur de la vie sénégalaise à Manhattan depuis les années 1990 [7]. Elle bénéficie d’un emplacement unique dans Harlem, avec à sa frontière ouest le boulevard Frederick Douglass où se situe la « Mosquée Africaine » (Masjid Aqsa), et s’étend vers l’est en direction de la Cinquième avenue, juste après le Marché Africain en plein air [8]. Des hommes et des femmes d’Afrique de l’Ouest francophone, souvent habillés de boubous colorés et accompagnés de leurs enfants, saluent leurs proches, font leurs courses, tout cela au rythme des xassaids de Cheikh Amadou Bamba ou de Youssou N’Dour, qu’émettent des hauts parleurs le long des rues.

Bien qu’on le connaisse sous le nom de « Little Senegal », le quartier héberge également des Guinéens, des Maliens, des Ivoiriens, des Nigériens et des Burkinabés. En dépit de cette diversité, les Sénégalais, et particulièrement les Murids, semblent dominer, du moins visuellement [9]. De nombreux magasins situés entre le boulevard Frederick Douglass et l’avenue Lenox ont pour nom Cheikh Amadou Bamba, le saint des Murids, ou Touba, la ville sacrée des Murids, rappelant ainsi que la plupart des premiers habitants et commerçants sur la 116ème rue étaient Murids.

La majorité des commerces tenus par des Africains (les compagnies de fret utilisées par les grossistes africains, les taxis informels ou les services de limousine, les tresseurs de cheveux, les tailleurs, les conseillers financiers qui remplissent les déclarations d’impôts et offrent des services de traduction) cible les communautés d’immigrants africains, qui font le déplacement non seulement de Harlem, mais aussi d’autres quartiers de New York et des Etats environnants.

Etant donné leurs liaisons commerciales internationales établies de longue date, il n’est pas surprenant de trouver les Murids bien représentés parmi les propriétaires de magasins situés sur la 116ème avenue. Au départ, un certain nombre d’entre eux ouvrirent des boutiques qui leur servaient aussi de dépôts pour les biens en gros qu’ils accumulaient par le biais de leurs réseaux commerciaux. Ces biens étaient ensuite vendus aux vendeurs de rue Africains qui les revendaient au détail. Au fur et à mesure des années, certaines de ces boutiques ont disparu, ou se sont transformées en boutiques classiques vendant des articles au détail. Dans les deux cas, le commerce Murid, d’une importance fondamentale pour les migrations dans les années 1980, était indispensable à l’établissement des magasins [10].

Ces boutiques proposent aujourd’hui des articles de toutes sortes, des produits de beauté, CD et DVD d’évènements et de musique Murid, jusqu’aux inévitables cartes de téléphone internationales [11]. Les épiceries sénégalaises proposent les produits d’usage au Sénégal, tels que le millet, du thé et des épices traditionnels et toute une gamme de produits destinés à la diaspora sénégalaise [12].

La demi-douzaine de restaurants Africains sur la 116ème rue sont remplis jusqu’à tard dans la soirée, et servent principalement de la nourriture africaine. Plus à l’est sur la 116ème rue se trouve le Marché Africain qui vend principalement de l’artisanat, des vêtements et des bijoux aux touristes [13]. En bref, comme Diouf l’a noté à propos du quartier, « un équilibre s’est créé entre la promotion des créations culturelles africaines (…), le commerce des biens indispensables à la vie new-yorkaise, et les outils modernes liant l’Afrique des origines et le lieu de résidence » www.inmotionaame.org).

L’Association des Sénégalais d’Amérique, également située sur la 116ème rue, sert d’intermédiaire entre les migrants et NewYork, et entre les migrants et leur pays d’origine. A travers ses fêtes et ses réunions, des officiels et des politiciens new-yorkais se retrouvent au coeur de la communauté sénégalaise, qui, comme certains l’ont remarqué, ont appris à utiliser les mêmes stratégies qui ont aidé d’autres groupes de migrants et des minorités à se faire une place dans la cité (Riccio 2004 :938 ; Salzbrunn 2004 : 475). L’ASA offre de nombreux services à la communauté : un programme radiophonique régulier en Wolof, Pulaar et Français, des cours d’anglais et d’informatique, et des activités extrascolaires. Le président actuel affirmait avoir développé des liens avec, entre autres institutions, des hôpitaux locaux qui autorisent des membres de l’ASA à bénéficier de soins médicaux et du planning familial. L’ASA sert occasionnellement de point d’entrée au gouvernement sénégalais lorsqu’il souhaite entrer en contact avec la communauté d’immigrés à New York [14].

Le principal centre murid dans le quartier, la Maison de l’Islam, fait partie de MICA (Murid Islamic Community in North America) (Babou 2001:30-31). Situés à quelques rues au nord de la 116ème rue, cet immeuble à étages garantit aux Murids une présence permanente dans Harlem. Suivant ainsi l’ordre d’un des petit-fils du Cheikh Amadou Bamba, les Murids auraient récolté presque un demi-million de dollars pour finaliser l’achat de l’immeuble. Celui-ci, tout en attestant de la volonté des Murids de s’assurer une base permanente dans New York, est également le reflet des pratiques des cheikhs murids depuis la naissance de la confrérie pour établir des avant-postes pionniers (Ebin and Lake 1992 ; Salem 1981).

Un groupe de jeunes murids a aussi ouvert récemment un centre commercial et éducatif, Sopey Cheikhoul Khadim, Inc., sur la 116ème rue, à la demande de la MICA. Bien que les Musulmans d’Afrique de l’Ouest soient familiers des Murids, les potentialités commerciales et éducatives de la Daara, comme on l’appelle, sont en mesure d’attirer considérablement plus de passants, comme nous en discuterons d’avantage en avant [15].

Histoire de Little Senegal

Les immigrants francophones d’Afrique de l’Ouest ont commencé à s’installer dans Harlem au début des années 1990, à un moment critique pour le quartier, en proie à la violence et à la drogue. Les résultats des recensements effectués pendant les années 1980 montrent que, contrairement au reste de Manhattan, le niveau de vie dans Central Harlem a fortement chuté pendant cette période (Shaffer et Smith 1986 :353).

Les résidents installés depuis longtemps expliquent qu’ils ont commencé à s’installer dans Harlem au début des années 1990 parce que les loyers étaient bas, et parce que, comme l’a noté Beck, les programmes d’assistance gouvernementale leur fournissaient des appartements dont les loyers étaient bloqués (2006 :20). Ce quartier abrite aujourd’hui un grand nombre de familles africaines et des groupes de célibataires, hommes et femmes, qui vivent dans des appartements souvent spacieux (pour Manhattan), mais généralement surpeuplés dans des immeubles délabrés ou des « villages à la verticale » dans le quartier (Ndiaye et Ndiaye 2006). A mesure que les familles africaines s’installaient, les structures informelles et les activités se sont développées pour répondre à leurs besoins particuliers. Comme l’expliquait un homme d’affaires sénégalais, « les enfants qui ont grandi ici parlent Wolof et connaissent notre pays ». Il ajouta en un commentaire poignant : « ils veulent retourner au Sénégal même quand ils n’y ont jamais été. »

L’assainissement des rues

Les Sénégalais mettent en avant leur rôle dans la sécurisation du quartier, une revendication confirmée par la police et les élus locaux qui participent occasionnellement aux évènements organisés par l’ASA [16]. Cette forme de reconnaissance souligne le succès des Sénégalais à accéder à l’espace public, illustré également par l’autorisation officielle qui leur a été donnée d’ajouter au calendrier de la ville le jour Cheikh Amadou Bamba (Salzbrunn 2004 :472).

Bien que ce ne soit pas un paradis (les rues sont souvent sales et encombrées de déchets, des rats courent sous les amoncellements d’ordures, et les explosions de violence qui avaient valu au quartier sa notoriété à une autre époque se produisent encore occasionnellement), Little Senegal n’en demeure pas moins une sorte de havre de paix pour les immigrés africains. Ils y vivent dans des « villages à la verticale » entourés de leur famille et d’amis. Ils peuvent obtenir des objets qui leur rappellent leur lieu d’origine, prient de la même manière qu’au Sénégal, maintiennent le contact avec les structures familiales et politiques du pays ; ils peuvent appeler chez eux tous les jours grâce aux cartes téléphoniques bon marché, voir leurs amis, se rendre au centre murid fondé par un petit fils du Cheikh Amadou Bamba, Serigne Mortalla, et faire partie des mêmes associations qu’au Sénégal. Un vieillard murid installé depuis vingt ans à New York se rappelait ses premiers jours dans cette ville. Dans les années 1980, lorsqu’il se rendait à la da’ira (lieu de rencontre) murid, qui se trouvait alors au cœur de Brooklyn, « il était tellement dangereux (…) de marcher dans la rue en boubou ». Puis, en montrant du doigt la 116ème rue, il ajouta : « Aujourd’hui, tout le monde le fait. »

Cette rapide description donne une idée du quartier qui est devenu le cœur de la communauté sénégalaise à New York. Malgré les difficultés inhérentes à la vie new-yorkaise, ce quartier leur a offert un point d’entrée dans la vie aux Etats-Unis. Il représente un endroit sûr à partir duquel ils ont appris des leçons clefs sur la vie aux Etats-Unis et ont même développé les connaissances et les capacités leur permettant d’agir au sein du contexte politique local [17]. Pour ceux qui y vivent ou y travaillent, ou même pour ceux qui ne s’y rendent que pour y retrouver des amis, faire des courses ou aller au restaurant, c’est le centre d’un univers que ses habitants créent jour après jour. C’est le noyau autour duquel ils construisent leurs vies en Amérique tout en maintenant un lien puissant avec leur pays d’origine.

La création de ces quartiers d’immigrés parfois appelés « enclaves ethniques » fait partie intégrante de la construction et de l’identité de New York. Définies comme « des réseaux de commerces regroupés spatialement qui emploient et sont tenus par des membres d’une même minorité », ces enclaves ont été le refuge de millions d’immigrants arrivés à New York tout au long de son histoire (Foner 2001 :13) [18].

La gentrification de Harlem

La question de la gentrification de Harlem est posée maintenant depuis plus de vingt ans. Au milieu des années 1980, le New York Times publiait déjà des articles qui faisaient de Harlem le futur quartier de prédilection des classes moyennes. Un article de 1986 expliquait que les habitants de Harlem se préparaient à faire face à cette éventualité, et que leur principale arme était d’acheter un logement(Foderero 1987).

A cette situation s’ajoute la politique expansionniste de l’Université Columbia, qui renforce la pression immobilière exercée sur Harlem. Bien que les rues destinées à accueillir les nouveaux bâtiments universitaires se situent à l’Ouest de Little Senegal, les plans de construction pour un nouveau campus impliquent que suffisamment d’employés et d’étudiants de l’établissement se mettront à la recherche de logements abordables à proximité pour crisper fortement le marché immobilier. Rien que cette année, le nombre d’étudiants de Columbia habitant Little Senegal a fortement augmenté. Ils s’installent dans les immeubles récemment rénovés et dans les « villages à la verticale » qui étaient, jusqu’à très récemment, habités exclusivement par des Africains. D’après un habitant sénégalais, les propriétaires augmentent le loyer, les Africains sont contraints de déménager et les étudiants prennent leur place.

Le Département du Logement, de la Conservation et du Développement de la ville contribue également à la diminution du nombre de logements bon marché en construisant de nouveaux immeubles d’habitation dans Little Senegal. L’argument avancé par la municipalité, selon lequel ces nouveaux logements seront accessibles aux résidents locaux est fortement contesté par les associations de Harlem [19].

Quel est aujourd’hui le montant des pertes ?

Les changements sont désormais patents le long de la 116ème rue. Des devantures vides commencent à réapparaître, mais si pendant les années 1980 cela signifiait que personne ne souhaitait utiliser ces espaces, aujourd’hui les magasins vides et les immeubles aux fenêtres clouées de planches témoignent de l’expulsion de l’ancien propriétaire. Des rénovations sont en cours et conduiront à une forte hausse des loyers.

La perte la plus significative à ce jour, du moins pour les Murids, demeure celle du Touba Khassayites, un des premiers magasins sénégalais (appartenant à un Murid) dans le quartier, et le seul qui était spécialisé dans les textes, les vidéos, puis un peu plus tard les CD et les DVD d’évènements et de musique murid. Plus qu’un simple magasin, c’était une espèce de club murid. Chaque soir, il était le lieu de rencontre et de discussion entre des cheikhs murids de passage et d’autres Murids.

Une masjiid, ou mosquée, a également fermé sur la 116ème rue. Le propriétaire du lieu possède aussi un immeuble qui abrite un restaurant sénégalais très populaire, et a prévenu le propriétaire du restaurant que le bail ne serait pas renouvelé. Un autre restaurant prisé, La Marmite, a fermé et rouvert plus au nord, ce qui n’est certainement qu’une alternative temporaire, ce quartier étant en passe de devenir inabordable. Une succursale de « Dunkin’ Donuts » occupe désormais l’emplacement de l’ancien restaurant.

La nouvelle Afrique dans Harlem

Les nouveaux habitants de Harlem empruntent le style des Africains auquel le quartier est identifié. Un restaurant haut de gamme appelé « The Native » est frequenté par les « yuppies » Américains, noirs et blancs. Le menu est « méditerranéen » ; le décor est en bois sombre et brillant, dont se détachent des portraits en noir et blancs d’animaux d’Afrique de l‘Est, et le fond sonore discret est assuré par le musicien sénégalais Baaba Maal.

Une autre illustration notable de l’influence africaine sur le quartier est offerte par l’immeuble d’habitation appelé le Kalahari qui « [se dresse] fièrement à la frontière entre l’ancienne Harlem et la nouvelle Harlem. » Les motifs rayés aux couleurs vives inspirés des Ndebele d’Afrique du Sud, les panneaux de motifs adinkra du Ghana, un masque africain, des planchers en bambou et le plantes vertes d’intérieur contribuent à renforcer le thème africain [20].

Pas de baby-sitters »

Comme il a été noté précédemment, les pratiques et le savoir-faire des immigrants Murids leur ont été d’une aide précieuse pour mettre en place des réseaux qui se sont ensuite mués en circuits bénéfiques aux migrations et au commerce. Ce processus a constitué une étape cruciale dans la migration des Murids vers les Etats-Unis et dans la création de Little Senegal. Mais ces talents ne leur ont pas été de la même utilité pour accéder à la propriété privée dans New York. Ils ne leur ont même été d’aucun secours face au boom immobilier qu’a connu Harlem.

Selon plusieurs Sénégalais vivant aujourd’hui à Harlem, il leur aurait été possible d’acquérir un immeuble sur la 116ème rue avant qu’ils ne deviennent hors de prix s’ils avaient été mieux organisés et avaient agi collectivement. Mais à l’époque où les immeubles étaient plus accessibles, les Sénégalais mettaient de l’argent de côté pour l’envoyer chez eux ; ils ne comptaient pas rester à New York et n’ont pas imaginé les gains financiers qu’aurait engendrés l’acquisition de biens immobiliers dans le quartier. Il n’est d’ailleurs pas surprenant que les Sénégalais arrivés dans les années 1980 n’aient pu envisager que ces rues deviendraient un jour des biens immobiliers convoités. Mes notes prises lors d’une visite effectuée dans ce coin de Harlem en 1987 décrivent des policiers stationnés au coin des rues, demandant aux non-résidents de ne pas s’arreter , tandis que des immeubles abandonnés s’échappait la fumée d’incendies qu’on mettait plusieurs jours à éteindre.

Interrogé sur les raisons pour lesquelles les Sénégalais n’ont jamais pensé à acheter des propriétés quand cela était encore accessible, un représentant de l’ASA expliquait que « ces Africains anglais (les Nigérians et les Ghanéens) auraient dû nous servir de baby-sitter. Personne n’a servi de baby-sitter aux Africaines-américains donc ils ne savaient pas quoi faire et ne pouvaient pas nous dire ce qu’il fallait faire. Les Sénégalais ont dû se débrouiller seuls. Nous avons appris aux Américains et aux autres l’art du tressage de cheveux mais eux ne nous ont rien appris sur la propriété. »

S’installer définitivement aux Etats-Unis n’avait jamais fait partie des plans des immigrés sénégalais. Ceux que j’ai rencontré en 1986 à New York m’expliquaient à l’époque qu’ils comptaient rester quelques années, le temps de mettre assez d’argent de côté pour faire construire une maison au Sénégal et démarrer une entreprise là–bas, puis s’en aller. Pourtant nombre d’entre eux sont encore à New York, où ils ont fondé une famille. Ils affirment toujours vouloir retourner au Sénégal, et, de fait, beaucoup ont créé des entreprises qui leur permettent de faire des aller retour. Comme Riccio l’a fait remarquer, un mode de vie transnational reste leur idéal (2004 :993). Même si les Sénégalais immigrés à New York comptent « prendre leur retraite » au Sénégal, ils disent qu’ils continueront à aller et venir parce que leurs enfants resteront ici.

Mais quelque soient leurs perspectives à long terme à New York, ils craignent de ne pouvoir demeurer dans Little Senegal bien longtemps. Malgré le dynamisme qui émane des rues et les vingt ans de présence dans le quartier, les Sénégalais qui travaillent dans les entreprises détenues par des Africains et vivent dans les « villages à la verticale » risquent l’expulsion. Une question qui revient fréquemment dans les boutiques sénégalaises ces jours-ci est « Dans dix ans, restera-t-il une trace de Little Senegal ? »

La crise.

Pour résumer, on peut dire que les habitants et les commerçants doivent faire face à une très forte montée des loyers. Si les habitants déménagent, les commerçants perdent la base de leur clientèle. Ils ne peuvent acheter leurs locaux, et continueront donc à subir l’augmentation des loyers décidée par leurs propriétaires. Ou bien ils seront expulsés parce que les propriétaires comptent rénover leur bien. Une conversation au sein de l’Association des Commerçants de la 116ème rue (créée récemment) soulignait ainsi que leur seul espoir est d’augmenter leur chiffre d’affaires en attirant une clientèle plus nombreuse, africaine ou non. La prochaine partie examinera les stratégies commerciales en œuvre aujourd’hui et les réponses apportées à la crise.

Les commerces africains destinés à un marché africain

Les caractéristiques principales des épiceries, des boutiques de cosmétiques et des magasins de vidéos sont les suivantes :

(1) Leur clientèle est très largement, mais pas exclusivement africaine. Par conséquent, les marques africaines ou européennes qui sont commercialisées sont connues des Africains francophones, mais pas des Américains. Pour des raisons plus subtiles, ces boutiques découragent généralement la clientèle américaine. La gestion de l’espace, comme le faisait remarquer une femme sénégalaise, se base sur le modèle des boutiques du marché Sandaga de Dakar, le plus grand marché de la ville où la plupart des Murids installés à New York ont commencé à faire du commerce. Comme au marché Sandaga, les magasins ne sont pas particulièrement accueillants, Par exemple, les boutiques de produits cosmétiques sont souvent tenues par des hommes, qui restent assis à regarder des vidéos de football africain et à boire du thé. Même les femmes employées dans ces boutiques accueillent souvent les clients inconnus avec suspicion.

(2) Les marchandises disponibles sont souvent très éclectiques. Bien que tous se spécialisent dans une certaine mesure, un magasin vendant de la musique et des films propose également des chaussures pour femmes. Les magasins de perruques offrent de l’huile de cuisine, et les épiceries disposent de produits de soins cutanés. Cette diversité s’explique par les stratégies des commerçants, basées sur la contingence (tout ce qu’ils peuvent obtenir à bas coût), une pratique critiquée par un des gérants et comparée une fois de plus à Sandaga. Cette tendance à la non spécialisation implique que le propriétaire de la boutique n’a pas en stock des gammes complètes de produits.

(3) Des gérants en charge de deux magasins situés à proximité vendront les mêmes produits dans les deux magasins. La raison invoquée pour justifier ces pratiques apparemment improductives est qu’il est plus facile d’importer en quantité deux fois plus importante un même produit que de diversifier la marchandise.D’après un autre commerçant sénégalais, ces gérants se rendent aussi compte que les Africains sont des copieurs, et que si eux-mêmes ne dupliquent pas leur propre magasin, quelqu’un d’autre le fera. Posséder deux boutiques proposant les mêmes produits dans la même rue leur donne de meilleures chances de se trouver en position de monopole au niveau local.

(4) Les propriétaires de commerces, à l’exception des restaurants, embauchent seulement les employés sénégalaises, le plus souvent des parents et amis. (5) De fortes pressions pèsent sur les commerçants pour qu’ils vendent à crédit et souvent ils ont les difficultés à collecter les dettes, ce qui peuvent être un obstacle à leur survie économique.

Les réactions face à la crise

Les commerçants sénégalais développent des réponses à cette crise. L’un d’entre eux, arrivé comme de nombreux autres dans les années 1980, a demandé l’organisation d’une réunion en décembre 2007 pour discuter de la création d’une association. L’objectif était de développer des stratégies pour préserver leur situation dans Harlem. Pour justifier de la nécessité d’une association, il a expliqué que « c’est la méthode américaine. On doit faire les choses en groupe. Les individus n’arrivent à rien » (voir également Beck 2006 :28).

Il y avait douze participants à la première réunion de l’association à la mi-janvier 2008, parmi lesquels une seule femme. Bien que le groupe soit composé de Murids et de non Murids, les questions d’appartenance et de filiation n’ont pas semblé influer sur les réactions individuelles des participants aux différentes propositions. S’ils voulaient au départ restreindre l’accès à l’association aux seuls Sénégalais, les critères d’admission se sont finalement élargis pour inclure tout commerçant situé sur, ou aux alentours de la 116ème rue, indépendamment de sa nationalité. Ce repositionnement en faveur de critères plus inclusifs semble refléter leur perception de la nécessité de trouver des stratégies collectives pour faire face à la crise.

Parmi les non sénégalais persiste néanmoins l’impression que les Sénégalais dirige ce projet. On ne sait toujours pas avec certitude si les commerçants qui ne sont pas originaires du Sénégal y participeront. Lors d’une réunion tenue récemment, seuls deux non Sénégalais étaient présents (un Malien et un Guinéen), et ils n’ont pas assisté à la réunion suivante. Lorsque j’ai demandé à un groupe de Maliens s’ils pensaient devenir membre de l’association, ils se sont contentés de hausser les épaules en disant que cela n’en valait pas la peine. Ils ont expliqué qu’ils n’auraient qu’à déménager à Brooklyn lorsqu’ils ne pourraient plus payer les loyers de Harlem. Un homme ajouta : « Nous n’avons pas d’attachement sentimental à ce quartier. Pour nous, c’est juste un lieu de travail. »

Comme en attestent certaines études, les liens entre les immigrés ouest africains issus de différents pays ne sont pas particulièrement forts, bien qu’au fil des années leur expérience aux Etats-Unis les ait rapprochés. Les Sénégalais sont souvent critiqués pour leur empressement à occuper le devant de la scène et à profiter du labeur d’autrui [21]. De leur côté, les Sénégalais ne sont pas très optimistes quant à la probabilité d’être rejoints au sein de leur association par des immigrés d’autres pays. Un homme expliquait ainsi qu’au cours d’une tentative antérieure menée par les Sénégalais pour former une association inclusive, les Maliens n’avaient pas payé pas la contribution mensuelle de vingt dollars, et que dans le cas présent le montant de la cotisation serait beaucoup plus élevé.

Actuellement, les objectifs de l’association couvrent une variété de préoccupations, allant de demandes faites auprès de la municipalité pour améliorer la propreté et la sécurité sur la 116ème rue à la proposition de donner un nom à la rue pour commémorer la communauté sénégalaise. L’association a aussi proposé de recruter, un avocat dont la mission est de les aider à acquérir un immeuble, en profitant par exemple des aides offertes par la ville pour encourager le développement de Harlem.

Les innovations commerciales

Les commerçants réfléchissent également aux moyens d’adapter leurs stratégies pour attirer davantage de clients qui ne soient pas africains. Lors d’une récente réunion, quelqu’un mentionna l’ingéniosité du premier Asiatique à s’être installé sur la 116ème rue, qui ouvrit un élégant magasin de fleurs quelques jours avant la Saint Valentin en 2008. Cet exemple a été le point de départ d’une réflexion sur la nécessité de répondre aux besoins des habitants non africains, de plus en plus nombreux à s’installer dans le quartier.

Des conversations avec une femme tenant une boutique dont une partie de la clientèle fidèle est non africaine se sont concentrées sur les stratégies de vente qu’elle a développées pour attirer le marché américain. Cette commerçante s’est spécialisée dans la vente des produits de beauté, et insiste sur le côté américain du magasin, qui comprend « des allées », contrairement aux autres boutiques de la 116ème qui tendent à être plus ouvertes. Toutefois, la différence la plus significative réside dans le fait que cette boutique vend exclusivement des produits de beauté, alors que les marchandises vendues dans les magasins environnants sont plus variées. Interrogée sur sa stratégie commerciale, cette femme expliquait que « quand on s’installe dans un pays développé, on ne veut pas ‘faire africaine’. »

D’autres commerçants commencent aussi à changer de tactique. Un homme qui possède deux magasins sur la 116ème, qui vendent principalement des produits alimentaires destinés aux clients Africains, élargit son stock pour y inclure des produits américains trouvés dans les drugstores. De même, le propriétaire d’un magasin de produits cosmétiques prévoit de diversifier davantage les marques de ses produits, d’ouvrir des boutiques dans Brooklyn et Atlanta, et, pour la première fois, d’y embaucher des femmes.

Les commerçants de la 116ème rue font également appel à des conseillers financiers pour les aider à agrandir leur entreprise. Un comptable sénégalais, ayant étudié aux Etats-Unis a récemment déménagé de Brooklyn vers Little Senegal parce qu’il voulait « être au cœur de l’action ». Son but, expliquait-il, est d’aider les Sénégalais à « faire passer leurs commerces à la vitesse supérieure ». Cela peut impliquer de fournir à certains de ses clients des informations relatives aux questions de crédit et de comptabilité [22].

D’après ses dires, il n’a jamais été autant sollicité par des Sénégalais avides de conseils. Il cite comme exemples de cette nouvelle clientèle deux hommes d’affaires Sénégalais installés de longue date, qui ont une clientèle solide composée des Sénégalais à NewYork, mais dont les entreprises ne croissent pas comme elles le devraient. Selon lui, ils pourraient aisément attirer des clients des états voisins, au lieu de quoi ils continuent à gérer leur affaire « à la petite semaine ». Les propriétaires répondent eux-mêmes au téléphone et refusent d’engager du personnel pour les aider, parce qu’ils veulent garder les détails de leur activité professionnelle confidentiels. Il essaie par conséquent de les convaincre de se développer en-dehors de Harlem et d’engager du personnel.

L’expansion murid

Pendant que les commerces Sénégalais tentent d’accrocher une nouvelle clientèle composée de non Africains, l’organisation religieuse locale murid fait un pas dans la même direction, avec l’ouverture l’année dernière de Sopey Cheikhoul Khadim, Inc., connu aussi sous le nom de la Daara de la 116ème rue. Ce nouveau centre prévoit de tirer ses revenus de la vente d’objets religieux et de services. Il a ouvert peu de temps avant la fermeture de l’autre magasin murid, Touba Khassayites, et bien qu’une grande partie des objets qu’il propose soient les mêmes que ceux vendus dans le magasin précédent, la Daara est le symbole d’un secteur murid rajeuni, comme en témoigne l’une de ses activités commerciales principales : le téléchargement de chansons murids sur les téléphones portables et l’installation d’images de Touba comme fond d’écran [23].

L’ancien magasin s’était également spécialisé dans les cassettes et les livres murids, mais c’était un lieu peu susceptible d’attirer des étrangers, même si les Murids plus âgés qui s’y retrouvaient considéraient l’endroit particulièrement accueillant avec le café de Touba et les chaises offerts par le propriétaire, au son de la musique murid. La Daara au contraire présente une grande et chaleureuse vitrine, à travers laquelle les passants peuvent contempler des accessoires de prières musulmans, et des centaines de CD et DVD murids. Comme son nom l’indique, la Daara est également un lieu d’instruction. Les cours sur le Coran ont attiré des étudiants Africains et Américains ; ils bénéficient d’un espace vaste pour les prières quotidiennes, qui abrite également des conférences tenues par des intellectuels murids. C’est un lieu vivant et dynamique grâce auquel les enseignements de Cheikh Amadou Bamba atteignent une audience plus vaste dans Harlem, et il fait partie intégrante de l’expansion plus globale constatée parmi les commerces de Little Senegal.

Conclusion

Cette recherche préliminaire menée dans Little Senegal montre une communauté en transition à plusieurs niveaux. Ainsi, face à la gentrification, les Sénégalais orientent actuellement leurs efforts vers la « sédentarisation » davantage que vers la « mobilité », et sont contraints de développer des stratégies pour préserver leur espace (Riccio 2004 :930). (Ceci ne signifiant en aucun cas qu’ils aient renoncé à retourner au Sénégal). Autre exemple de ce processus de transition, d’anciens clivages, tels que celui entre Murids et non Murids tendent à disparaître à mesure que les gens travaillent ensemble et coopèrent au sein d’activités communautaires.

Toutefois, la transition majeure à laquelle les commerçants Sénégalais de Harlem doivent faire face réside dans la nécessaire expansion de leurs activités. Discutant de la manière dont les entreprises des immigrants accèdent à un marché plus large, Aldrich et al (2006 :126) décrivent la situation où une communauté d’immigrants devient assez importante pour développer des entreprises « co-ethniques » qui subviennent à leurs propres besoins. C’est ce qu’on a pu observer quand les commerces sénégalais ont commencé à se regrouper le long de la 116ème rue et que Little Senegal a développé en parallèle ses dimensions commerciale et résidentielle. Le défi actuel que doivent relever les commerçants et homme d’affaires sénégalais réside dans leur capacité à se développer au-delà des besoins de la clientèle africaine traditionnelle, pour aller au devant des attentes d’une population de Harlem qui augmente et se diversifie rapidement.

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NOTES

[1] Texte traduit de l’anglais pour Asylon(s) par Dorothée Barberon avec le soutien du Programme ASILES

[2] La tariqa murid a été fondée par un Saint sénégalais, Cheikh Amadou Bamba (1853-1927) dans les régions productrices d’arachide du Sénégal au début du 20ème siècle. A l’origine, la plupart des disciples étaient des peuples Wolofs dont l’organisation sociale avait été perturbée par la colonisation française et des luttes de pouvoir internes. La confrérie est connue pour sa résilience, et il existe une importante documentation comment cette organisation principalement rurale, centrée sur la production d’arachide, a su se transformer et intégrer le paysage urbain à mesure que ces membres développaient des réseaux commerciaux , d’abord au Sénégal et dans les pays voisins, puis à une échelle internationale. Dans les années 1990, les commerçants murids de Sandaga, la principal marché de Dakar, contrôlaient fermement plusieurs secteurs commerciaux. Bien que la France ait été leur première base majeure au niveau international, leur attention s’est rapidement portée vers les Etats-Unis, où ils ont développé des communautés, d’abord à New York, puis dans les autres grandes villes des Etats-Unis. Pour consulter une bibliographie extensive et à jour sur les Murids, voir Babou 2007.

[3] Comme l’explique Diouf : « Ils ont tissé un réseau énorme autour de deux pôles, le spirituel (Touba) et l’économique (Sandaga). » Dans un sens, c’est ce noyau solide au centre de l’univers murid qui a permis leur expansion et leurs migrations (2000 : 692,698). Une illustration des pratiques sociales murids renforçant la cohésion des communautés de la diaspora est offerte par la réunion régulière murid appelée da’ira (de l’arabe dawa’ir, cercle, association), qui est l’occasion pour les Murids de chanter les poèmes de Cheikh Amadou Bamba et de partager un repas. La daara, ou école coranique, est une autre institution murid créant des relations de confiance indispensables aux relations commerciales longue distance (Babou 2002, 2007 :105-108 ; Cruise O’Brien 1971 :2 : Diop 1981 ; Diouf 2000 :686 ; Ebin 1996 :95 ; Riccio 2004 :935).

[4] J’ai pu observer une scène au pied de l’Empire State Building en 1994, où une femme sénégalaise se moquait d’un homme qui pleurait après qu’un policier lui ait confisqué sa marchandise. Au lieu d’exprimer de la colère ou de la honte, comme je m’y attendais, l’homme lui répondit : « Qui n’a jamais pleuré dans les rues de New York ? »

[5] Près de 50% des Africains aux Etats-Unis possèdent un diplôme universitaire de premier ou de second cycle, étant en cela bien en avance sur les Américains, qui ne sont que 23% à posséder un niveau d’instruction identique (http://www.inmotionaame.org).

[6] Voir le réseau des professionnels sénégalais sur http://www.senpronet.com

[7] Le film « Little Senegal », réalisé par Rachid Bouchareb, rend hommage au quartier. Il raconte le voyage d’un Sénégalais venu à New York pour essayer de retrouver des descendants de ses ancetres. .

[8] Sur l’histoire de ce marché africain, voir Stoller 1998, 2002. Pour une réflexion sur son influence sur les représentations de l’Afrique auprès de la clientèle du marché, voir Abdullah 2006.

[9] Presque la moitié de la quarantaine de commerces situés entre le boulevard Frederick Douglass et l’avenue Saint Nicholas, sur le tronçon le plus africanisé de la 116ème rue, est tenue par des Sénégalais.

[10] Les mêmes caractéristiques ont été observées chez les immigrants d’Asie du Sud installés au Royaume-Uni : travaillant d’abord comme vendeurs de rue, ils ont ensuite ouvert des magasins pour répondre aux besoins de leurs compatriotes, arrivés en nombre dans les années 1950 (Waldinger, Mc Evoy et al. 2006 :123).

[11] Un jeune Guinéen ne manquant pas d’astuce possède une petite boutique sur la 116ème rue jouxtant un restaurant sénégalais très populaire. Sa stratégie commerciale se base sur des pratiques classiques chez les migrants : des prix inférieurs à ceux du marché (ses cartes coûtent 50 cents de moins que partout ailleurs en ville) ; du personnel non rémunéré ou sous-payé ; des horaires d’ouverture élargis, et une situation aussi centrale que possible (malgré le manque criant de confort). Ses assistants et lui sont présents à toute heure, et une personne sert de « runner » pour les chauffeurs de taxis informels, qui viennent chercher de la nourriture à emporter, mais refusent de laisser leur véhicule de crainte de recevoir une amende pour stationnement interdit. Le « runner » va chercher leur nourriture et peut éventuellement leur vendre une carte de téléphone.

[12] Une illustration supplémentaire de cet esprit d’entrepreneur est offerte par le développement, à Dakar, d’une économie spécifiquement destinée à répondre aux besoins des migrants. Des fournisseurs basés à Dakar produisent maintenant des aliments déjà préparés, tels que des fruits en conserve (madd), ou du bouye (le fruit du baobab) en poudre, alors que ces aliments sont traditionnellement vendus frais dans les rues de Dakar.

[13] Le Marché Africain actuel qui se tient sur la 116ème rue est beaucoup plus petit qu’au moment de son apogée, au début des années 1990, lorsqu’il était installé sur la 125ème rue. A l’époque, c’était un endroit bondé et chaotique, qui attirait des vendeurs et des clients venus des quatre coins de la ville, et faisait partie du circuit emprunté par les bus de touristes. Stoller (1998 :776-788) fait une description approfondie du marché et de l’expulsion des vendeurs vers le site actuel par le maire d’alors, Rudolph Giuliani. Ses politiques » et l’appropriation de l’espace public de la ville ont été soigneusement décrites comme étant à la fois « réactionnaires et revenchardes » (Smith 1999 :98)

[14] Des immigrés d’autres pays habitant le quartier ont également créé des associations, mais aucune d’entre elles ne possède un siège permanent. Comme Riccio (2004 :938) le note pour les associations de Sénégalais créées en Italie, les leaders de l’association basée à New York sont dotés d’un niveau d’instruction plus élevé, qui gèrent plus habilement leurs relations avec les institutions de leur société hôte et les nombreux autres immigrés.

[15] Entretien avec l’un des membres fondateurs de Sopey Cheikhoul Khadim, le 5 janvier 2008

[16] Entretien avec l’officier James Hughes de la 128ème Unité, le 17 janvier 2008

[17] Ainsi, une femme sénégalaise s’est rendue à Albany, la capitale de l’état new yorkais, pour demander une dérogation particulière pour les tresseuses de cheveux sénégalaises pour qu’elles puissent pratiquer leur activité légalement sans qu’il ne soit exigé qu’elles obtiennent la licence esthétique classique, qui demande des années d’études.

[18] Pour une explication détaillée de l’usage du terme « enclave », voir Waldinger et Der-Mtirosian 2001.

[19] Lockwood, Sara « Les résidents se divisent sur la question du développement du boulevard Frederick Douglass » article paru dans le Columbia Daily Spectator le vendredi 8 février 2008.

[20] Julian, Kate « La tribu Ndebele d’Afrique du Sud influence le développement de Harlem », article paru dans le New York Sun le 8 mars 2008

[21] Ainsi Stoller (1998) dans son compte-rendu des évènements survenus autour de la fermeture du marché de la 125ème rue en 1994 note que les Nigériens étaient convaincus que les Murids avaient encouragé son transfert vers la 116ème rue parce que cela leur était financièrement profitable.

[22] Une explication qui revient fréquemment dans la bouche des commerçants sénégalais pour justifier leur refus de profiter des offres d’emprunts est qu’en tant que Musulmans ils ne veulent pas faire d’emprunts qui exigeraient qu’ils paient des intérêts.

[23] Cette distinction entre Murids plus âgés et « étudiants » murids suit une tendance également observée auprès des Murids immigrés en France dans les années 1970 et 1980, que Diop (1985) décrit comme l’ « introversion » des migrants murids plus âgés par rapport à la faction étudiante, plus extravertie et plus prosélyte (Diop 1985 ; Cruise O’Brien 1988). Bien que cette distinction soit quelque peu affaiblie par les années passées à New York, il n’en demeure pas moins que les migrants plus anciennement établis ont tendance à s’intéresser moins auxactivités de conversionque les « étudiants » murids qui considèrent la diffusion de la parole de Cheikh Amadou Bamba comme un objectif.