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Une urbanité dans l’épreuve : le mur de séparation à Jérusalem et ses bordures - Eléments pour une analyse des actions situées en milieu problématique

Sylvaine Bulle
Sylvaine Bulle est enseignante-chercheure.

citation

Sylvaine Bulle, "Une urbanité dans l’épreuve : le mur de séparation à Jérusalem et ses bordures - Eléments pour une analyse des actions situées en milieu problématique ", REVUE Asylon(s), N°5, septembre 2008

ISBN : 979-10-95908-09-8 9791095908098, Palestiniens en / hors camps., url de référence: http://www.reseau-terra.eu/article801.html

résumé

À Jérusalem, à moins de deux kilomètres de la vielle ville, une barrière de sécurité épaisse et compacte dessinée et construite par l’Etat d’Israël appelée aussi mur serpente tel un long ruban gris dans la ville et délimite deux territoires aux formes juridiques bien distinctes. La contrainte et l’épreuve rendent observables à l’échelle micrologique des situations où les individus agissent modestement sur leur destin, où les parcours prennent forme, ou l’enclave redevient un lieu probable d’expériences qui échappent à la fatalité historique et sociale.

À Jérusalem, à moins de deux kilomètres de la vielle ville, une barrière de sécurité épaisse et compacte dessinée et construite par l’Etat d’Israël appelée aussi mur serpente tel un long ruban gris dans la ville et délimite deux territoires aux formes juridiques bien distinctes. D’un côté du mur, les citadins palestiniens font partie de la Municipalité israélienne de Jérusalem. De l’autre, ils sont abandonnés à d’hypothétiques et chaotiques institutions palestiniennes. Par endroits, le mur clôture des établissements humains, des villes, bourgs ou camps de réfugiés devenus « parcs humains », et prive les deux « rives » d’éventuels contacts économiques, familiaux et sociaux. Devant cette situation, nombreux sont les militants qui insistent sur le caractère séparatiste voire discriminatoire de la politique d’Israël, décidant du droit de circulation et du quotidien des citoyens palestiniens. Nombreux sont les analystes qui dressent une cartographie de l’enclavement tout en se privant d’en étudier les formes réelles [1].

Une approche de cette situation locale, mais « symptomatique des sociétés post-modernes » [2] ne peut se contenter de regards ou de commentaires en surplomb, établissant la généalogie des mesures d’enfermement, figurant à coup d’images ou d’idées admises, le visage de ces établissements humains. La contrainte et l’épreuve rendent observables à l’échelle micrologique des situations où les individus agissent modestement sur leur destin, où les parcours prennent forme, ou l’enclave redevient un lieu probable d’expériences qui échappent à la fatalité historique et sociale. En remettant sur le métier les oppositions admises entre enclavement et circulation entre vie urbaine et confinement, en faisant une place à l’individu plutôt qu’à la société qui le constitue, on entend ici faire porter notre regard sur les formes d’expérience, les engagements personnels, voire les dynamiques incertaines des interactions que l’épreuve du confinement rend possibles. Une telle sociologie implique de regarder à la fois les normes, les espaces de la séparation (le mur, la clôture) et les conduites ou les actions sociales [3] que les premiers rendent lisibles. Celles-ci révisent alors les comportements attendus ou prévisibles des acteurs des deux parties, souvent réduits aux mêmes jeux de rôles : du côté israélien, le sens donné à l’intérêt national et sécuritaire, du côté palestinien, le sens des actes de résistance à l’ennemi et la valeur irréductible du patriotisme.

Au fond, il s’agit d’accepter de regarder la ville, ses bordures et ses marges non pas comme le simple diagramme d’un pouvoir, comme un tableau d’ombres, mais comme une scène qui ouvre sur des possibles, là où l’individu vulnérable ou dominé apparaît alors comme une sorte de mouvement microsocial, qui en appelle à sa subjectivité, résiste aux représentations.

1. Une urbanité dans l’épreuve.

Faire une sociologie urbaine du « mur » de Jérusalem et de ses espaces adjacents, peut être prise dans plusieurs sens. Au sens premier, traiter d’une possible urbanité de l’enclavement suppose d’abord de s’échapper des catégories d’analyse qui font appel aux systèmes de la domination et de la détermination pour privilégier les cadres de l’interactionnisme. Une sociologie du confinement ne doit pas consister à examiner les seules stratégies de résistance des acteurs faibles ou vulnérables, de leur capacité à transgresser ou intérioriser des contraintes politiques (en l’occurrence celle qu’exerce l’Etat d’Israël sur des populations considérées par lui comme hostiles ou résiduelles), les seules ressources et compétences qu’ils déploient. Celles-ci nous renverraient du côté d’une sociologie de l’acteur agissant en continuité d’un système de souveraineté qu’il subit et commandée par une série de rôles définis par l’emprise totale de la société sur sa subjectivité.

L’observation d’un système de contraintes ne se limite pas à constater les emboîtements de l’acteur vers le système de domination, mais consiste à savoir si des interactions entre des populations (israéliennes et palestiniennes) segmentées sont possibles, se stabilisent ou sont déstabilisées, sont publicisées, à différents endroits institutionnalisés ou informels : au « Mur », aux barrages, aux points de contrôle. On trouve ici les traces du programme interactionniste d’inspiration pragmatiste où le social prévaut comme forme d’adaptation et de flexibilité immanentes [4]. Autrement dit, chaque situation est sociale dès lors qu’elle engage des relations et associations entre individus d’une part et dès lors que les conduites prennent en compte leur reflet sur les autres en public d’autre part [5].

La mise en lumière du social du social peut apparaître dans une lecture rapprochée et dégénéralisée du monde dans l’attention portée aux circonstances fluctuantes et incertaines, où l’acteur a une multiplicité de points de vue, là où il est en connexion ou en interaction avec un cadre d’expérience [6]. De telles orientations qui font d’emblée primer les agencements sur les ordres référencés, l’individu sur la communauté et le collectif peuvent-elles se mesurer au cas palestinien et de Jérusalem ?

Il est remarquable que dans l’étude de la société palestinienne (mais également israélienne), les sciences sociales, jamais indépendantes des circonstances, du contexte politique et des enjeux de lutte évitent d’aborder l’individu, l’hypothèse de la pluralité de ses engagements : appartenir à plusieurs mondes, revendiquer un chez soi, ou la singularité de certaines conduites (avoir des relations personnelles avec l’ennemi israélien). Cette distance avec l’individu, et plus encore la personne est maintenue par tout un pan des sciences sociales et des commentateurs politiques, non pas à partir de distinctions de sens (par exemple l’inclusif ou l’exclusif), mais à partir de catégories et de représentations tendanciellement portées sur le régime de la domination. [7]

Dans la plupart des travaux de sociologie et de science politique, les acteurs et citadins palestiniens sont censés obéir aux schèmes irréductibles de la résistance, de l’unité nationale ou des allégeances politiques, ceux-ci tenant peu compte des fractures sociales internes [8]. De même, les très nombreuses enquêtes et questionnaires s’attachent à mesurer, au sein d’une statistique unifiante, année après année, la paupérisation accentuée depuis l’Intifada (2002) et par les restrictions de circulation fixées par Israël [9].

Peut-on rendre possible dans le contexte et « l’exceptionnalisme » palestiniens une sociologie pragmatique qui rende compte d’une société urbaine à Jérusalem-Est qui ne soit comprise ni comme la stricte agrégation d’individus « faibles » [10] en concurrence pour leur survie, ni comme réification de la patrie (palestinienne) souvent hors de portée de l’individu ? L’ordre des interactions ou des associations permet-il de penser ensemble vulnérabilité sociale et porosité urbaine, compte tenu des logiques de confinement que le mur entraîne ?

2. Observer l’enclave, traverser la ville

Explorer la ville consiste à penser, à partir des formes non-cristallisées du social qui émergent et du travail de communication des acteurs, les « contiguïtés », les porosités des mondes et qui font du « phénomène urbain « un mode de vie » (Wirth, 2004) [11]. La sociologie interactionniste privilégiant les modes relationnels ou supra subjectifs a fait de la ville une figure possible de la sociation et applique en partie à celle-ci la « théorie des modalités concrètes d’organisation sociale des rencontres et l’analyse des compétences que déploie un participant ordinaire pour confirmer, redéfinir, modaliser ou manipuler le lien social qui se construit de cette rencontre » (Joseph, 1984, p.94). Dans cette acception, la métropole rend possible des « archipels de mondes contigus » qui dispersent de multiples engagements. Ce sont là des pistes que l’on trouve chez les sociologues ou ethnologues de l’Ecole de Chicago de W. Thomas ou de Wirth à Park [12] pour lesquels le citadin est vu comme celui qui peut communiquer, distribuer son attention et vivre en même temps dans plusieurs mondes, entre plusieurs appartenances [13].

Les territoires urbains sont des sociétés d’interconnaissances basées sur des qualités ou des compétences à communiquer à différents moments et endroits contrastés. Cette option contredit ici doublement les catégories urbaines et sociales considérant la ville comme strict système de croyances ou de valeurs. D’une part, une sociologie de l’urbanité est défiante à l’égard d’une sociologie urbaine où la ville est vue comme un monde objectivé, stricte surface et miroir des inégalités, des logiques institutionnelles ou politiques. D’autre part, elle est suspecte à l’idée de toute authenticité et territorialisation du lien communautaire assurant la tradition, l’unité d’une collectivité et de ses espaces. : « Aucun groupe particulier n’a l’allégeance exclusive de l’individu » (Wirth, 2004, p.272). Penser la ville comme « intervalle » ou comme univers de passage et d’échange, c’est donc admettre qu’elle est tout sauf « le lieu où prend corps la communauté » (Joseph, 1998, p. 273). Au contraire, une sociologie des contiguïtés doit imposer, contre la structure communautaire ou de classe, la notion d’instabilité : celle des situations, des associations multiples et par extension celle des cultures urbaines. En même temps nous retenons de l’héritage de l’école de Chicago et de son programme relationnel une défiance à l’égard de toute vision intégratrice et universaliste. L’urbain et la circulation n’émancipent pas. Le jeu des agencements et des rencontres ne débouche pas sur un espace public universel « gommé des différences et des singularités » [14]. De même qu’il n’efface pas les murs.

Le mur : théâtre de la vulnérabilité

La tâche d’une sociologie des interactions consisterait donc à partir de la description du mur de séparation de Jérusalem à travailler à rebours du niveau discursif qui prévaut et de penser ces marges comme des lieux de mise en tension des identités et des individus, d’interactions infimes ou des passages entre des mondes sociaux. Dans cette option, le travail d’observabilité se situe à différentes échelles : celles des espaces souvent micrologiques et celles des individus.

Qu’est ce que le mur de Jérusalem ? Il s’agit d’un espace fermé délimitant une frontière étanche entre Israël et les territoires palestiniens, entre les limites de la Municipalité de Jérusalem (fixées par l’Etat hébreu où une partie des citadins arabes sont admis) et son extérieur : une zone grise palestinienne où s’agrègent des individus au statut et au devenir incertains. Durant la construction du mur, de 2004 à 2006, des points ou couloirs de passages informels avaient été ménagés par les citadins : échelles, grues, aménagement d’escaliers permettaient d’aller et de venir, de franchir le mur [15]. Des chemins clandestins étaient aménagés subrepticement pour contourner l’obstacle, passer d’un quartier, d’un village à un autre et échapper aux contrôles d’identités des citadins entrant à Jérusalem. Découverts par l’armée peu de temps après leur aménagement, ils réapparaissaient furtivement à un autre endroit. Désormais le mur est achevé, à l’exception de quelques tronçons. Aucun passage n’est possible en dehors de check points régulés et contrôlés par l’administration militaire israélienne, celle-ci effectuant des patrouilles minutieuses et régulières sur des chemins de ronde aménagés le long du mur.

Le mur matérialise une séparation sociale et juridique au-delà du strict objectif sécuritaire [16]. Depuis 2005, aucun permis d’entrée, aucune carte d’identité de la Municipalité de Jérusalem ne peuvent être accordé aux résidents situés et « restés » de « l’autre côté du mur ». Jérusalem-Est (ou arabe) constituée de multiples bourgs épars et débridés est désormais coupée en deux sous parties. Les résidents de la périphérie très immédiate de la vieille ville, c’est-à-dire des plus anciens villages arabes (Shu’afat, Silwan, Ras-Al-‘Amud, At-Tur, Al-Sawana) sont séparés de ceux des bourgs plus récents apparus dans les années 80 (Ar-Ram au nord, Abu Dis au sud, Sawahira, Hizma). L’arbitraire du tracé du mur a décidé du devenir des familles et des citadins : être « du bon côté » du mur dans le périmètre de la Municipalité de Jérusalem signifie l’octroi de droits sociaux israéliens avantageux en matière d’éducation, d’assurance maladie [17]. De l’autre côté du mur s’étendent désormais des zones de non-droit : les riverains Palestiniens dépouillés du statut avantageux de résidents de Jérusalem dépendent désormais d’institutions palestiniennes défaillantes, laissant vacants des pans entiers de la vie urbaine et sociale [18]. Désormais, tous les Palestiniens résidents de l’autre côté du mur sont « égaux » devant leur territoire. Le mur est la limite interne qui fixe les modalités de l’appartenance territoriale et les droits civiques. Les privilèges accordés par le passé par l’administration militaire israélienne, à certains des cadres dirigeants Palestiniens ont été supprimés [19]. Et les droits différentiels de circulation qui existaient entre Palestiniens ont été effacés [20].

En fixant un dehors et un dedans, le mur de séparation a redéfini les rapports sociaux, effacé des avantages ou des privilèges ou des droits différentiels, affaibli les des capacités des individus à se mouvoir. Il a mis à jour des fractures internes. À certains endroits, le mur tranche des propriétés foncières, traverse des jardins et des demeures, coupe une partie du village ou de la ville (comme à Abus Dis) et divise les familles. Les relations se tendent, les foyers se jalousent, s’envient, au fur et à mesure des situations qui découlent de l’arbitraire du tracé (perte de droits, de terre). À d’autres, des périmètres protégés ont été créés au motif d’un critère de qualité du voisinage. Ainsi à la sortie de Jérusalem, le petit hameau diffus de As-Sawahira est équipé d’un check point spécifique et réservé à quelques riverains entrepreneurs. La voie de desserte du hameau a été dessinée, aménagée, plané et éclairée par les ingénieurs militaires, pour quelques familles privilégiées et protégées qui peuvent continuer leurs allées et venue, leurs activités économiques. Le mur, théâtre de la vulnérabilité a fixé une frontière sociale que l’on peut lire avec Simmel comme la limite interne à la société « qui tient à la différence de degré de participation à la société des membres de collectivités ou de groupes ». Le terme d’hétéronomie qu’il faut préférer ici à celui « d’exception » [21] convient à la situation de Jérusalem : où « les membres de plein droit participant pleinement à la société sont séparés des membres qui ne le sont qu’à moitié ou au quart par une frontière », où les membres sont isolés d’un ensemble dont ils font pourtant partie (Simmel, 1999b) .

Ville-mur : une urbanité des bordures

Ainsi, en bordure du mur, la ville n’est pas figée. Une urbanité née des contraintes se construit dans ces zones physiques d’indétermination que sont les quartiers situés en « limite » ou en « bordure » du mur et des check points ou dans des intervalles laissés vacants. De nouveaux bourgs et villes informelles ont émergé autour des barrages et sont devenus des zones de peuplement, d’activités qui inversent les hiérarchies entre centre et périphérie, lieux et non-lieux.

C’est le cas de Ar-Ram, situé à mi-chemin entre Jérusalem et Ramallah, où « l’apparition » du mur (qui marque ici l’entrée dans les territoires Palestiniens et la limite de la Municipalité de Jérusalem et coupe la ville en deux ) a créé un véritable événement urbain. Depuis qu’une partie des résidents palestiniens est assignée à résidence du mauvais côté du mur, la texture de la ville s’est transformée [22]. Des travailleurs migrants journaliers ou hebdomadaires originaires des villes palestiniennes du Nord et du Sud (Naplouse, Bethléem) empêchés désormais de se déplacer et de rejoindre leurs foyers et leurs résidences devenues inaccessibles se sont installés à « demeure », ont construit leurs logements et ont rapatriés leurs familles. Les prix fonciers ont augmenté et défient aujourd’hui le prix des résidences de Jérusalem. Les marges et les bordures du mur (villes-mur) deviennent ainsi les nouveaux points d’attractivité urbaine d’un territoire où la locomotion est réduite et brouillent le rapport entre centralité et marge, entre extérieur et intérieur.

La périphérie débridée et hybride de Ar-Ram qui compte 80.000 habitants subvertit la valeur de centralité urbaine de Jérusalem, celle-ci n’apparaissent plus que comme un décor lointain et inaccessible. A Ar-Ram, les taxis collectifs, diffusent leurs voyageurs en direction des villes palestiniennes et toutes sortes de trafics ont fait leur apparition. « Ram accueille tout ce qui y a de mauvais, aucune règle n’existe, puisque les gens ne se connaissent pas » déclarent les commerçants. Car les nouvelles migrations et installations forcées de travailleurs ou de ménages palestiniens ont brisé les mosaïques d’appartenance et les hiérarchies familiales et communautaires.

En Palestine, être de Gaza et de Bethléem, de Naplouse, être de telle hamula (ou de tel clan) avait son importance. Mais les cercles des relations jusqu’ici constitués sur la base de l’interconnaissance, de l’appartenance familiale ou géographique se diluent et se dispersent dans la densité des populations, celles-ci étant le résultat d’une mobilité forcée. L’étrangeté et l’anonymat se substituent à la familiarité. On peut évidemment retrouver une certaine idée de la société urbaine portée par l’Ecole de Chicago et selon laquelle la ville se caractérise par des combinaisons illimitées de rencontre et d’allégeance qui suivent l’hétérogénéité de ses populations constituées d’êtres indiscernables et non familiers, ouverts à la rencontre ou à la superficialité des échanges [23]. Cette orientation nous autorise à lire le mur et ses bordures comme des espaces d’échanges et d’incertitude, où la construction de l’urbanité est processuelle. Il est également possible de considérer ces espaces comme des scènes ouvertes au public, où chaque acte est offert à la visibilité d’autrui.

« Aller au Mahsoum » : le check point : une arène publique de visibilité

Le check point majeur de Qalandiya au Nord de Jérusalem et à l’entrée de Ramallah n’a rien d’un point de passage informel. Il est un véritable espace tampon avec Israël particulièrement contraignant pour les personnes se rendant à Jérusalem depuis le Nord ou entrant en Cisjordanie (où se trouvent des colonies d’implantations israéliennes). Tous les passages automobiles et piétons y sont contrôlés [24]. Les camions sont déchargés et une discipline sévère est imposée aux piétons originaires de Jérusalem ou d’Israël « passant » d’un territoire à l’autre. Des parcs de stationnements ont été aménagés et réservés d’un côté aux véhicules « étrangers » immatriculés en Israël, interdits d’entrer en Cisjordanie et de l’autre aux véhicules des autochtones palestiniens empêchés eux d’entrer en Israël.

Le check point ou Mahsoum (du terme hébreu « hosam » mais arabisé désignant le fait de barrer la route) n’est pas seulement une frontière. Il fabrique des faubourgs. Il sépare et en même temps relie. Il révèle un monde social intermédiaire à la frontière du dehors et du dedans, de la locomotion et de la fixité, où se recréent des formes spécifiques de vie sociale et urbaine. Le check point est d’abord un réservoir de petits métiers et marchands : cafetiers et porteurs d’eau, paysannes venant vendre leurs produits, laveurs de vitres et porteurs de bagages, vendeurs de babioles, aide aux journalistes et même vendeurs de place dans les files d’attente. Tous rivalisent pour délivrer leurs services, faciliter un passage, gérer le flux des véhicules en transit, réserver une place au parking, en l’échange d’un pourboire et finalement faciliter l’épreuve du passage. Chaque jour, des jeunes hommes déscolarisés de Ramallah viennent « travailler » et « prendre place » au check point qui leur procure leur revenu quotidien [25].

À la différence du mur, le check point n’est pas une clôture tangible mais un point d’échanges, de rassemblement. Dans les files d’attente parfois très longues, toujours très animées, sur les parkings, le lien humain se constitue dans le quotidien de l’attente. Services rendus, échanges de marchandise, conversations : l’expérience ordinaire quotidienne du passage devient une aventure ou une routine ouvrant sur de nouvelles activités, voire des horizons de rencontres et de projets. L’hostilité du contexte ou la pénibilité du transit rendent possible des ressources communicationnelles et appelle une mise en scène des épreuves. Dans les couloirs de contrôle, des conversations jaillissent entre des êtres non familiers et les conducteurs ou piétons s’aident mutuellement pour la décharge des bagages. Des informations circulent sur l’humeur des militaires traquant les citadins qui cherchent à entrer sans autorisation à Jérusalem. Dans l’épreuve du passage apparaissent de nouvelles routines pour échanger, se contacter, saluer, parler, se rebeller mais également être en empathie ou en solidarité. L’expérience du contrôle est donc l’expérience d’autrui. Elle est même une procédure interactionniste qui oblige à la publicisation de soi-même avec un autrui non familier et qui dissout les identités.

L’épreuve du check point articule ou rend possible des scènes où le citadin se montre et se cache. On peut ainsi, dans un premier sens, accepter de lire le check point comme l’espace organisé des tensions entre militaires et Palestiniens, de la mise en scène de la rébellion ou de la discipline. Le mahsoum apparaît comme une arène où chaque acte antagoniste est publicisé, selon un jeu de rôles. Les jeunes lanceurs de pierre « montent au check point », règlent à la perfection leur chorégraphie de jets de pierre devant les militaires, prennent la pose pour les photographes. À leur tour, les policiers sont ostensiblement armés et arrogants. Dans les files de contrôle des militants pacifistes affichant les brassards de leurs Organisations non Gouvernementales [26] et occupent les points stratégiques de la zone selon la densité de leur mouvement et tiennent leurs promesses de veiller aux droits de l’homme. Les médias, elles (BBC, Al Jazeera, MTV) ont planté leur décor permanent au check-point et diffusent leur journal « en direct de Qalandiya, Ramallah, Palestine ».

Au sein de cette arène de visibilité, les stratégies du maintien de soi et les rôles individuels varient. Au check point, les chebab (jeunes) endossent spontanément et naturellement pour les médias, le costume du Palestinien en révolte prennent la pose, pierre à la main devant les caméras. On les retrouve un peu plus tard, à la tombée du soir, occupés à leurs devoirs, soucieux de respecter le code familial. De même le citoyen palestinien interviewé par la Télévision se montre devant la caméra, préoccupé par le devenir de son image. Il offrira au journaliste superficiel, le discours attendu sur l’unité et la résistance nationales. Avec l’informateur aguerri et à l’écart de toute publicisation, la conversation sera moins conforme et plus personnelle, le jugement sur les institutions et les dirigeants palestiniens sera sévère. D’une scène à l’autre, d’une arène publique médiatisée, mouvementée et surexposée au regard, à celle moins séduisante du huit clos de l’intimité familiale, des agencements de rôles sont possibles.

Scènes d’échanges à Scheik Sa’d

Le check point de Ash-Sheikh Sa’d est un drôle de barrage. Ash-Sheikh Sa’d est un petit bourg situé entre deux portions du mur, non achevé dans cette partie de Jérusalem située au Sud et qui débouche sur Bethléem. Une partie du bourg se situe dans le périmètre de la Municipalité de Jérusalem, l’autre dans les territoires Palestiniens. Il fallait donc installer le barrage militaire à un endroit stratégique du village, où puisse s’effectuer le contrôle des entrées et des sorties vers Jérusalem. Le check point a été aménagé à l’entrée de la première maison du village qui abrite également une épicerie. Une tente militaire et quelques annexes ont été installées dans le périmètre de la propriété.

Compte tenu de son emplacement, ce point de passage incontournable se transforme en journée et en soirée en un salon public (d’autant que les contrôles sont diurnes et nocturnes). Dans la contrainte, militaires et habitants vivent ensemble en toute promiscuité. Tout devient possible : conversations, petits services réciproques. Le check point redistribue les rapports entre espace privé et public et la contiguïté brouille l’ordre normatif. L’espace de la surveillance se détend ou se convertit en espace de la civilité. Sous la tente, on fait faire preuve de politesse (saluer par une poignée de main les militaires avant de présenter ses papiers), on engage la conversation, on donne les nouvelles du village aux militaires. Mais la bonne ambiance n’empêche pas les échauffourées, les incidents, les réprimandes voire les arrestations si d’éventuels voisins (résident des Territoires Palestiniens) cherchent à échapper à la vue de militaires, à contourner le check point pour parvenir illégalement à Jérusalem.

Ce samedi matin [27], une grande animation règne dans le « sas » du check point. Les riverains ont convergé pour assister à une scène inattendue qui se déroule devant leurs yeux. Deux jeunes filles venant de Jenin (au Nord des Territoires Palestiniens), vêtues de façon traditionnelle et voilées se sont présentées aux check point. Arrivées à cet endroit, elles avaient franchi (légalement ou clandestinement) tous les contrôles qui scandent le parcours depuis leur ville natale de Jenin sans être refoulées, arrêtées. Elles déclarent avoir un permis de visite à Jérusalem qu’elles montrent au militaire en service [28]. Parlant arabe, mais ne le lisant pas, le militaire israélien sollicite la bienveillance d’un villageois spectateur pour une traduction attestée du permis : « je te fais confiance, lis-moi le permis ». Les deux jeunes femmes détiennent une vague attestation d’un médecin attestant qu’un proche de la famille est malade. Mais le but du voyage des deux visiteuses est autre : atteindre Jérusalem leur permettra de chercher un travail à Jérusalem et de séjourner auprès de leur famille.

Une arène publique se crée autour de ces multiples interactions. Le militaire sur le ton de l’humour, du cynisme se livre à un véritable numéro d’acteur de théâtre pour réprimander les deux fautives : « Qu’est ce que vous croyez ? Que Ash-Sheikh Sa’d est la porte dorée de Jérusalem vers la ruée vers l’or, où vous trouverez tout ce que vous n’avez pas à Jenin. Je vois que vous voulez venir vous encanailler à Jérusalem ».

Au terme d’un numéro mêlant mime et diatribe, plaisanteries (sur les qualités ludiques de Jérusalem comparées aux mœurs austères de Jénine) et reproches et qui conquit le public, le militaire laissa entrer les deux « clandestines » à Ash-Sheik Sa’d, « porte dorée », de Jérusalem au lieu de les arrêter.

Au sein d’une arène de visibilité et en présence de spectateurs captés par le spectacle, le militaire a ainsi révisé son rôle et son jugement face à une situation particulière. Au cours de la scène, il est devenu interprète. Au sens propre du terme, il s’est engagé au-delà de son strict rôle en mettant en jeu ses talents et ses qualités communicationnelles. Au sens social, il a ajusté son action à un cadre public constitué de riverains, de badauds et d’étrangers, en prenant une décision permissive.

L’épreuve du contrôle s’est transformée en une situation sociale où le pluralisme des rôles transcende le dualisme élémentaire de la relation entre ceux qui contrôlent et punissent et des riverains impuissants devant les premiers. Sans aucun doute, l’espace du check-point, transformé jour et nuit en salon public au sein duquel les rôles s’entremêlent, où les échanges entre militaires et riverains sont publicisés suppose un contrôle et un réglage minutieux des interactions. Converser, fraterniser avec les militaires, et pour ces derniers autoriser ou non une entrée ou une sortie obligent les différents acteurs à une gestion de leur être en public. Le militaire israélien doit adopter le geste approprié et « qui convient » à la situation : être indulgent plutôt que de se fixer dans l’arbitraire de ces décisions, faire preuve d’humour (le numéro théâtral peut être un exercice catharsistique pour évacuer les pressions). Le citadin, forcé de cohabiter avec ses nouveaux voisins israéliens doit faire preuve d’une courtoisie minimale : offrir une boisson, traduire un permis, sans pour autant montrer une bienveillance suspecte à l’égard des premiers.

À l’échelle de la contiguïté, des liens infra-politiques peuvent se nouer, des comportements peuvent naître : le militaire et ses actes de connivence, le citadin et sa civilité [29]. De tels compromis en situation de contraintes et de tensions permettent de stabiliser les relations entre acteurs. À leur tour, des actes non attendus peuvent défaire les rôles et les cadres convenus du maintien des ordres politiques pour laisser apparaître la texture des interactions sociales. On peut retrouver dans les connections, les activités situées ou improvisées du citadin, le sens des actes qui fonde l’urbanité.

3. Dans le confinement : instabilité et pluralité des engagements

D’avantage que son aptitude à la mobilité, la sociologie de l’Ecole de Chicago a mis a cœur de son approche les ressources communicationnelles de l’individu qui sont productrices de culture urbaine (Wirth, 1964, Simmel, 1999) [30]. Seule, l’interaction sociale brise la rigidité des segments ou des cercles familiaux, ethniques et dispersent les identités. C’est donc le remplacement des liens communautaires par les relations sociales qui créent un processus positif sur le plan urbain et social. En allant plus loin, Wirth avait mis en avant la précieuse formule de l’instabilité : la « situation implique le sacrifice des identités » (Joseph, 1984, p. 57). Autrement dit, l’acteur, pour se maintenir ou pour survivre, pour passer d’un mode à l’autre, ajuste ses engagements, ses modes de communication selon la stratification du réel. Le lien social peut alors être vu comme une extraordinaire capacité à se dédoubler. Cette hypothèse de l’instabilité de l’individu vue à partir du dédoublement des engagements, de la multiplicité des allégeances peut être mise en effet en parallèle avec la formulation de l’hétéronomie simmelienne. Simmel comprend l’hétéronomie comme en tension avec la notion d’autonomie, non pas comme quête d’indépendance mais plutôt comme celle de la « non-dépendance » à l’autre par laquelle les individus cherchent à se maintenir.

Peut-on faire marcher ensemble à Jérusalem confinement et dynamique interactionnelle, celle-ci prenant alors la forme d’une pluralité d’engagements du citadin ? En regardant la vie urbaine le long du mur et dans ses différents segments, on voit que l’expérience de l’enclavement induit celle de la recherche de relations sociales protéiformes, superficielles ou engagées. La construction d’un voisinage dans les marges et les bordures du mur de Jérusalem s’effectue à partir d’une traversée de mondes pluriels, proches et lointains, par laquelle l’individu revisite son univers d’appartenance. On peut s’interroger d’abord sur les filières, les trajectoires urbaines, à partir desquels le citadin cherche à « socialiser », alors qu’il est dans une grande partie des cas, privé de sa ressource première : la mobilité.

Interactions et contextes

À un premier niveau, la possibilité de se mouvoir à l’extérieur de son lieu de résidence enclavé et où les activités sont réduites aux petits commerces de proximité ou à quelques entreprises de gros s’effectue à partir de la recherche d’un travail à Jérusalem. Celui-ci peut permettre éventuellement d’obtenir un permis temporaire. Les politiques personnelles d’ouverture à l’extérieur et à un autrui plutôt hostile (l’Etat israélien considéré comme l’oppresseur et l’occupant) se conforment aux principes de la nécessité et de la raison économique : survivre dans le pire des cas, avoir un revenu, améliorer celui-ci en tirant parti des ressources de l’ennemi [31]. Les échanges avec le monde extérieur se font sur la base de relations calculées et d’allégeance, à partir de réseaux concentriques mais fluctuants. L’objectif individuel est la recherche d’un réseau de connaissances informées sur le marché du travail (travaux de nettoyage et de maçonnerie, emplois de pompistes, voire exceptionnellement de serveurs dans les restaurants y compris à Jérusalem Ouest). On cherchera par exemple à se rapprocher d’un membre de la famille résidant régulier de Jérusalem ou un Arabe israélien, entretenant de bons rapports avec un patron recruteur ou d’un entrepreneur issu d’un clan aisé et influent, ayant tissé des liens économiques avec des entreprises israéliennes.

Cette excursion forcée vers ce (nouveau) monde extérieur passe par l’instrumentalisation des ressources juridiques et économiques de l’occupant israélien, mais infléchissent paradoxalement les représentations communautaires et urbaines. Dans l’enclavement, les perceptions politiques des Palestiniens de Jérusalem se tendent et se durcissent : haine et rejet de l’état Israël qui retire des droits civiques, place croissante de l’islam dans la reconquête de la ville [32]. Dans le même temps, les individus s’arrachent nécessairement aux relations primaires et constituées : le lieu d’origine, la famille, le nom et l’adresse qui les maintient à résidence. Le régime des connections forcées avec autrui à travers le monde du travail et du commerce induit la plupart du temps une duplicité ou la re-négociation des identités personnelles [33].

C’est le cas des Palestiniens de Jérusalem employés pour des tâches ponctuelles de construction du mur (aménagement des grillages et barbelés), de nettoyage des abords des check point) ou travaillant dans les implantations ou les nouveaux quartiers de Jérusalem (comme Ma’ale Adummim). Ceux-ci continuent de fournir un réservoir d’emplois réguliers ou clandestins (agents de nettoyage et surtout maçons) non pourvus par les travailleurs de l’immigration interne israélienne (asiatiques non-juifs et juifs de l’Afrique de l’Est ou de Russie).

Dans la mesure où il est connecté à un autre cadre : un lieu de travail agréable, des commerces achalandés, des rues propres, le travailleur palestinien, ne se déclare pas réfractaire au style de vie d’autrui. L’univers étranger des quartiers juifs se révèle être un monde de passages et de découverte, de curiosité et d’envie concernant les biens de consommation, le pouvoir d’achat. L’expérience de l’excursion et du transfuge, les bonnes relations avec les employeurs et du coup avec les institutions israéliennes peuvent faciliter la conservation d’un statut civique pour soi. Des rituels de passage existent donc pour sortir de sa condition : négocier un permis en l’échange d’informations à la police, avoir une double activité dans des milieux économiques israéliens et palestiniens [34]. Le citadin confiné a ses « secrets noirs » : il peut accepter de servir ou de collaborer avec l’occupant à condition de pouvoir instrumentaliser ce dernier. Mais ce faisant, il déstabilise également les rôles sociaux ou les valeurs admises dans la société palestinienne.

Il convient de différencier les engagements superficiels qui se nouent à des fins utiles (le travail et le commerce, la quête d’un document d’identité ou d’un permis) et ceux, plus subtils, qui sont singularisés sur la base d’échanges personnels et de liens amicaux avec des citadins israéliens. Le mur de séparation a considérablement réduit les connections personnelles qui préexistaient entre Juifs et Palestiniens de Jérusalem. Comment se maintenir ou s’afficher comme individu tourné vers l’autre monde (israélien) ou comme faisant partie d’une société urbaine ouverte, lorsque l’on est assigné à résidence ou confiné dans une aire inaccessible et donnée comme hostile ? Pour le citadin de Jérusalem, perpétuer un cercle de relations antérieures, se faire connaître des autres supposent des actes qui sont inscrits dans la structure sociale : éviter de révéler son lieu de naissance ou d’adresse, médiatiser sa respectabilité ou son image de Palestinien tolérant, sa bonne moralité dans différents publics israéliens. Fort d’un capital de confiance à destination de la sphère israélienne (cette respectabilité devant être réciproque), le citadin pourra alors peut-être passer d’une scène à une autre, sans être réduit à un rôle unique.

Elias est jeune un résident de Jérusalem qui a choisi d’implanter un restaurant à la frontière d’Israël avec les Territoires Palestiniennes, dans la commune attractive de Ar-Ram (entrée de Jérusalem). Il a ouvert son établissement quelques mois seulement avant l’irruption du mur à Ram. Sa pizzeria réputée pour la qualité de ses produits est aujourd’hui cachée et inaccessible en raison du Mur érigé à quelques mètres. Le restaurateur est désormais limité dans ses possibilités de déplacements et a surtout brutalement perdu tous ses clients potentiels. Ceux de Jérusalem doivent faire un important détour pour se rendre à Ram et franchir le très officiel check-point de Qalandiya. La clientèle de Ram elle est peu nombreuse à pouvoir accéder à ce type de restauration onéreuse. Le jeune entrepreneur a trouvé le moyen de remédier à la perte de son chiffre d’affaires. Fort d’un réseau de relations avec des Israéliens juifs et chrétiens, avec des familles palestiniennes de la vieille ville et qu’il a su entretenir dans le cadre de sa trajectoire professionnelle, il livre des pizzas à destination de ses clients privilégiés. Ceux-ci, sensibles à la situation économique d’Elias se déplacent spécialement pour venir acheter les produits au check point de Qalandiya.

La livraison des pizzas, telle une chorégraphie bien réglée, s’effectue en présence des militaires surveillant tout échanges de marchandises. Le rituel « du delivery » au check point peut être considéré comme une expérience urbaine, à partir de laquelle on observe les modes de figuration des personnes dans l’espace public et la mise en tension des identités. D’une part, le restaurateur et ses frères munis de scooters et de panneaux publicitaires affiche la bonne image et le dynamisme de son établissement. En « livrant » au check-point, en conversant avec ses clients qui viennent l’attendre sur le bord palestinien du check point, il maintient et entretient chaque jour ses réseaux personnels et s’approprie un territoire hostile qui lui devient familier. Dans cette situation de contact, le check point redevient un espace d’hospitalité minimale où des individus s’associent, maintiennent un rapport à autrui dans des actes réciproques : la solidarité ou l’empathie d’un côté, la mobilisation de ressources, l’effort de locomotion pour communiquer de l’autre. Le mur et ses contraintes matérialisées ouvre de cette façon sur des possibles qui s’offrent aux personnes et qui montrent que les capacités des acteurs ne sont pas closes, mais indéterminées et instables.

Face à l’autre ou repenser l’hétéronomie.

Dans le confinement, l’urbanité se situe ou se construit aux confins de l’expérience de chacun qui cherche à se maintenir face à autrui. Les scènes de passage d’un monde vers l’autre, d’un bout à l’autre de Jérusalem, sont possibles.

Le parc de Peace Forest en bordure de la partie orientale de Jérusalem est à cet égard un lieu public qui déstabilise les individus et les identités. Le parc aménagé en surplomb des parties arabes denses de Jabal Mukabar, Ras Al-‘Amud était considéré jusqu’à l’irruption du mur, comme l’espace de la mixité, de la coprésence. Palestiniens et Juifs se côtoyaient dans les cafés, restaurants et les allées. Aujourd’hui, le parc bordé par le Mur est délaissé par les Arabes et ce lieu public devient moins accessible. Les appartenances s’affichent, le groupe juif prime sur l’autre, les promeneurs et visiteurs se surveillent s’observent, se reconnaissent. C’est donc le public qui règle les codes et les cadres d’interférence : évitement et réserve, méfiance à l’égard de tout intrus non-signalé et autorisé [35]. Mais au-delà du déterminisme situationnel, des interactions incertaines prennent forme dans le parc, dans des contextes plus ou moins déterminés. Des Israéliens donnent rendez vous à d’anciens collègues ou Palestiniens, qui ne peuvent plus accéder à Jérusalem Ouest sans subir l’épreuve embarrassante de la suspicion. En se présentant avec eux à l’entrée des restaurants, en leur permettant de passer sans embûche les épreuves du filtrage et du contrôle, les premiers permettent aux seconds de redevenir des figures anonymes. Par le biais de tels ajustements, le citadin palestinien redevient un intrus, un être non distinct, participant aux festivités (repas et mariages juifs) et prenant part aux échanges superficiels.

Les citadins de la communauté juive ne se perçoivent plus dans ces moments, comme les membres privilégiés ou singuliers de l’entité autonome et libre de Jérusalem Ouest, imperméables aux contacts venant de l’extérieur et séparés de l’autre rive. En favorisant eux-mêmes une coprésence fugace et fragile, ils rendent l’espace plus incertain et incertain. À Peace Forest, des interactions quotidiennes redessinent les frontières sociales de la ville. Bon nombre d’entrepreneurs de Jérusalem Ouest fixent des rendez vous avec des employés ou partenaires potentiels palestiniens (ces derniers jouissant d’une moralité garantie par un proche un collègue). Dans l’espace plus ou moins ouvert et anonyme du parc, les protagonistes israéliens choisissent de moduler leurs engagements et leurs actes : entre froideur, réserve ou au contraire, mise en visibilité d’une relation avec un Palestinien et réciprocité de celle-ci. Ce faisant les acteurs déstabilisent mutuellement les politiques de segmentation et de catégorisation des populations entretenues par des objets frontières.

De cette façon, le mur, les politiques de confinement ne peuvent pas être compris en dehors de l’hétéronomie qu’elles secrètent. L’hétéronomie sociale et spatiale implique et demande une frontière : « une frontière sociale, aussi dure soit-elle, n’est pas analogue à une fracture, car les parties séparées par la frontière ne partent pas à la dérive. Ces parties évoluent dans l’interdépendance malgré la distance que la frontière introduit entre elles. Les partenaires de la relation s’accommodent du fait que chacun d’entre eux partage son temps entre la relation qui leur est commune et d’autres partenaires extérieurs » (Simmel, 1999a).

4. Pour une sociologie des contiguités

Au terme de ce tableau, on retrouve ici certaines des orientations du programme interactionniste et pragmatiste, notamment quand il entend explorer des modes d’engagements pluriels et publicisés. C’est dans la texture des interactions sociales et principalement lorsque « les coordinations collectives organisées ne vont plus de soi (lorsqu’elles sont mises à l’épreuve et que leur échec menace) que se conçoivent ou se réajustent les outils conventionnels articulés à ces fondements politiques et moraux » (Breviglieri et Stavo-Debauge, 1999, p. 2). Accorder une place à la réalité de l’épreuve du confinement à Jérusalem conduit à la mise en cause des évidences discursives des analyses socio-politiques, celles-ci soulignant d’ailleurs moins l’affaiblissement de l’altérité entre les deux communautés juives et arabes que la stricte paupérisation des citoyens Palestiniens consécutifs au pouvoir souverain d’Israël.

Une lecture plus anglée ou micrologique d’un événement comme celui de l’irruption du mur permet de questionner des phénomènes passés pour perte et profit dans les analyses surplombantes sur les logiques implaquables de la souveraineté israélienne. Au moment où bien des analyses et des discours tendent à simplifier les rapports complexes entre des protagonistes Israéliens et Palestiniens, ramenant le second à des rôles de figurants, il faut admettre que la réalité ne recouvre pas le rôle que l’on entend faire jouer à la société urbaine. Celle-ci ne peut être considérée comme la stricte surface d’expression d’un pouvoir « occupant » décrit comme colonial, où chaque conduite, acte et évènement sont donnés comme des effets d’un système ou comme le miroir de logique normatives et punitives.

Dans le champ des études israélo-palestiniennes, un tournant théorique, s’il doit s’effectuer doit réclamer plus de social dans la société, mettre au centre non pas des personnages et des discours mais des actions qui dominent « la pensée et le discours ». Précisément, le Mur, comme épreuve ouvre silencieusement sur des formes variées d’expérience, sur des ajustements et des engagements réciproques, ceux-ci se manifestant à l’échelle individuelle et publique, à partir de la rencontre possible avec soi-même et avec l’autre [36]. De tels engagements ne peuvent pas être vus sous l’angle institutionnel. Dans un contexte de fermeture politique où chaque partie israélienne et palestinienne interdit tout rapprochement entre acteurs et tout changement des conduites locales, se préoccupe du maintien de ses ordres internes et de ranimer le sentiment d’appartenance communautaire, seul le mode relationnel et urbain permet de faire naître ou perdurer des contacts inter-sociaux et faire redevenir la ville accessible. C’est à dire permettre au citadin d’exister dans plusieurs mondes : contigus mais distincts.

Sylvaine Bulle
Enseignante-chercheure, février 2007

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NOTES

[1] Comme en témoignent les innombrables articles, reportages photographiques et centres de ressources sur le tracé du mur, mais où toute figure humaine et analyse sociale sont gommées.

[2] Zygmunt Bauman (2006) parle de « déchets » humains pour évoquer les populations résiduelles apparaissant dans le contexte de la globalisation ou de la généralisation de mouvements migratoires (migrants, réfugiés, clandestins). Voir aussi sur l’émergence des réfugiés et des populations vulnérables liées aux conflits géo-politiques, Michel Agier, (2002).

[3] Les approches en philosophie, histoire et sociologie de Ricœur, Thévenot, Lepetit, invitant dans des voies différentes à remettre « l’action » au centre des sciences sociales au sein d’une "lecture rapprochée du monde social" en considérant la pluralité ouverte des manières d’agir dont disposent les acteurs. Thévenot (2005) rejoint les approches d’historiens comme Revel (1996) et Lepetit (1995) notamment, en parlant de variations d’échelle, non pas à partir de « jeux d’échelles », mais des formats différents d’engagements (du privé au proche à l’intime par exemple). La sociologie et l’histoire se rejoignent pour accorder une place aux différentes variables d’observation et de façon à distinguer des phénomènes « qui n’apparaissent pas dans les cartographies de grande échelle » et au sens où le changement de focale s’accompagne d’un tournant pragmatique au sein duquel lequel les actes individuels prennent le pas sur « l’établissement de lois d’unités macro-sociales », Thévenot (2006), p. 52.

[4] « Il y a société partout où il y a action réciproque des individus » rappelait Simmel (Simmel, 2006). Le sociologue fondait la société sur la socialité et non sur la sociabilité, là où il y a des organes différenciés, c’est-à-dire une pluralité de personnes, et là où « le corps social est plus mobile » (Simmel, 2006).

[5] « Il ne suffit pas de dire que la société ne peut continuer à exister que par la transmission et la communication. Elle n’existe que dans la transmission et la communication », Simmel (2006). Si l’on prend en compte une sociologie d’inspiration pragmatiste tournée vers les différentes formes de maintien de soi ou d’engagement dans l’espace public et face à autrui, voir Cefai et Trom (2001a).

[6] Dans la prise en compte de moments remettant en cause la constance temporelle et l’identité contextuelle de l’acteur à partir de la dissociation des cadres d’engagement dans les « situations » (Goffman) ou dans la composition de différents régimes d’action et d’engagements (Thévenot) selon Cefai, D., (2001b, pp. 51-81).

[7] Pour une critique de la sociologie critique (quand celle-ci ne considère l’individu que comme effet d’un système, ou quand elle utilise le social à des fins d’arguments politiques) on retient par exemple le dernier commentaire croisé de Nathalie Heinich, Paul Veyne et Jean Marie Scheffer (2005). Pour une critique actuelle de la sociologie critique, voir également Revue du MAUSS (2004).

[8] Salim Tamari, sociologue palestinien et directeur de la revue scientifique Jerusalem Quaterly Files (1997) dressait un état des lieux fort éclairant des sciences sociales en Palestine. Il soulignait les normes afférentes à la production des recherches en sciences sociales, empreintes « des circonstances », portant sur une société de plus en plus étudiée mais de plus en plus « pauvre » quant au traitement théorique de sujets ». Il soulignait l’homogénéité et la récurrence des objets de recherche (folklore, formation et maintien de l’identité nationale) alors que d’autres sont ignorés (médias, cultures urbaines, dynamiques urbaines, violence et criminologie). Enfin, il notait une certaine perdurance « des paradigmes populistes » dans les travaux scientifiques (Tamari, p. 28). Parmi ceux-ci figurent la filiation traditionnelle, voire paysanne de la société palestinienne, l’organisation rurale originelle de ses établissements arrimés autour du clan (hamula) qui expliquerait dans une perspective holistique le maintien de la première face au « colonialisme israélien ».

[9] D’après la Banque Mondiale en septembre 2006, plus de 50% de ménages vivaient en dessous du seuil de pauvreté en Cisjordanie, 74% dans la Bande de Gaza. Les chiffres de Jérusalem ne sont pas connus.

[10] Acteurs faibles au sens où des individus se voient dépréciés dans leur statut d’égal.

[11] Urbanism as a way of Life, titre de publication de l’article de Louis Wirth (2004) résume les qualités métropolitaines : rayonnement ou attraction, incorporation et renforcement cumulatif.

[12] Pour une relecture très féconde de l’Ecole de Chicago dans ses filiations à la philosophie pragmatique, voir la contribution d’Hans Joas (2001), p. 17-49. Sur une approche urbaine de l’Ecole de Chicago, voir les différentes lectures et traductions effectuées par Isaac Joseph, lecteur infatigable de l’Ecole de Chicago.

[13] Rappelons que cette pertinence des compétences communicationnelles par lesquelles le citadin maîtrise ou exploite les situations est apparue très tôt chez Simmel (1999a). La sociologie urbaine de « l’Ecole de Chicago » a proposé de généraliser le modèle de l’hybridation des statuts, des appartenances et des ressources communicatives aboutissant à considérer la ville comme « scène ouverte ». Park et Wirth notamment ont fortement travaillé les compétences communicatives comme épreuves ou passages, de la foule au territoire et comme support à des trajectoires (migrantes notamment).

[14] I. Joseph, relisant Wirth in La ville sans qualités, op.cit, p.7.

[15] Ainsi à Bethléem, un grutier offrait jusqu’à récemment (2005) un transport payant par grue permettant de franchir illégalement le mur.

[16] Le mur a été conçu pour empêcher toute intrusion en Israël de Palestiniens kamikazes. Ces dernières années, les auteurs d’attentats suicides avaient réussi à entrer en Israël en échappant aux contrôles militaires et pour la plupart résidaient au Nord des territoires palestiniens (Jenin).

[17] Les citadins palestiniens de Jérusalem sont redevables des taxes et impôts. Par contre, le statut de résident de Jérusalem n’ouvre pas de droits nationaux et de passeport. Les résidents arabes de Jérusalem bénéficient de sauf-conduit pour leurs voyages à l’extérieur d’Israël. Mais la politique israélienne consiste au nom du maintien d’un équilibre démographique et social en faveur de la communauté juive et de la sécurité nationale, à ne pas renouveler ou accroître les cartes d’identités de résidents arabes de Jérusalem. Ainsi, le regroupement familial des citadins arabes et l’acquisition automatique des droits de résidents n’est plus possible à Jérusalem depuis l’instauration du mur de séparation. Seuls les enfants dont les deux parents sont nés et résidents de Jérusalem reçoivent l’identité de Jérusalem. Jusqu’en 2003, les Palestiniens de Jérusalem bénéficiaient favorablement du droit civique israélien, celui-ci appliquant le principe de la filiation judaïque, ou le droit du sang maternel prime. Chaque citadin palestinien dont la mère était originaire de Jérusalem (sans que son père le soit nécessairement) pouvait se voir délivrer le statut de résident de Jérusalem. Le calquage de la filiation par droit du sang maternel permettait donc à un époux et surtout aux descendants (les enfants) de bénéficier du droit de résider. Les époux originaires ou résidents de la Cisjordanie étaient largement tolérés au titre du regroupement familial au moins jusqu’en 2004. Pour une analyse de la société urbaine palestinienne vue notamment à partir des techniques de gouvernementalité, voir Bulle (2007).

[18] Cette crise de la gestion urbaine est rendue particulièrement visible dans les communes aux confins ou en bordure du mur (Ar-Ram, Anata, Shu’afat, Dahiyat Al-Barid), où l’on voit apparaître les premiers services privés payants en matière de santé, d’assainissement et de sécurité à destination des riverains les plus aisés, en remplacement des institutions et des missions de service public. Sur le plan institutionnel, depuis que le parti du Hamas est aux affaires locales et nationales palestiniennes mais dépourvu de tout moyen et de toute légitimité internationale), un certain nombre de missions de service public sont laissées à l’abandon, faute de ressources et en raison des tensions locales accrues avec les dirigeants du parti Fatah conservant de fortes prérogatives, influences ou soutien politique auprès de la population.

[19] Privilèges accordés selon des intérêts à géométrie variable mais partagés par les deux parties (laisser passer en change de renseignements sur la sécurité, intéressement sur des marchandises non déclarées par exemple).

[20] Entre les résidents de Jérusalem qui avaient jusqu’en 2004 le privilège de parcourir le territoire israélien en raison d’une carte d’identité avantageuse et les citoyens dépendant de l’Autorité Palestinienne limités dans leur droit à circuler. Cette catégorisation des citoyens et de leurs droits à circuler résulte des dispositifs sécuritaires liés à la mise en place des accords de paix et s’est appliquée de 1994 à 2002. Seuls les citadins des régions de Naplouse, Bethléem, Ramallah qui pouvaient justifier de liens familiaux avec des citadins de Jérusalem étaient autorisés à se rendre dans cette dernière.

[21] Agamben (2003) a remis le terme d’exception (Arendt) au goût du jour à propos des territoires extralégaux, soumis aux juridictions d’exception.

[22] Ram était jadis tournée vers Jérusalem en raison de sa proximité immédiate avec Jérusalem. La présence d’une zone commerciale et industrielle liée à la base militaire et l’aéroport d’Atarot avait favorisé les échanges avec israéliens militaires ou civils et juifs venant s’approvisionner à Ar-Ram et amenant à leur tour un fort développement commercial (à partir de la venue des commerçants des régions de Hébron et Naplouse).

[23] Rappelons que chez Simmel et à la différence de son élève Park, la densité n’est pas associée à la dimension physique et les potentialités urbaines (taille, degré d’ouverture) ou à la « grandeur affective de la ville » mais à la pluralité du type d’échanges noués. Cette pluralité prend plusieurs formes de qualité sociale : banalité ou indifférence, réserve ostentation ou individualité (Simmel, 2004, pp. 61-77).

[24] En, période de couvre feu ou de bouclage, les passages s’effectuent à pied, les automobilistes laissent leurs voitures.

[25] De ce point de vue, l’économie du check point rappelle une économie des petits métiers informels de sociétés du Sud, jusqu’ici inconnue dans les Territoires Palestiniens. À Gaza, dans les dernières années, les petits services de porteurs, de services aux médias et aux étrangers ont explosé.

[26] Les Ong de surveillance des check-points sont : Shalom Archav (La Paix Maintenant), B’Tselem, Gush Shalom, Ta’ayush, des O.N.G françaises comme les missions d’information sur la Palestine.

[27] Enquêtes effectuées en septembre 2006.

[28] Les permis de visite sont très rares et délivrés par les districts militaires. Ils sont accordées dans les situations précises : nécessité de soins et maladies graves.

[29] On a remarqué que de telles scènes de civilité ou d’interactions ne sont pas rares, précisément aux endroits où les militaires partagent le quotidien des palestiniens. Au nord de Jérusalem, dans l’enclave de Bir-Nabala, bourg clôturé en raison de sa proximité avec la zone industrielle d’Atarot d’un côté et les colonies de Givat Benyamin de l’autre, les passages sont filtrés à partir d’une porte très étroite percée dans le mur et donnant sur la voie rapide nationale. Les riverains du village palestinien d’en face sont autorisés à traverser la route pour se rendre de ce côté à Bir-Nabala. Les militaires aident les plus âgées à franchir la porte étroite et haute et leur offre une halte de repos.

[30] Pour opposer urbanité et identité, Simmel (1999a) avait pris appui sur les belles figures de l’étranger ou de l’intrus, piliers de la société métropolitaine, et dont l’appartenance communautaire est relativement indéterminée.

[31] Par exemple vendre des produits en Israël pour réaliser une marge commerciale plus avantageuse que dans les territoires palestiniens.

[32] On a remarqué que les citadins de Jérusalem, même lorsqu’ils ont conservé la carte d’identité israélienne et bénéficient de droits civiques (assurance nationale et allocations familiales), se considèrent de plus en plus souvent détachés vis-à-vis de la reconnaissance de l’Etat d’Israël.

[33] On s’en tient ici aux registres de l’action individuelle en regardant des lieux privilégiés (le travail, la mobilité). Mais un anglage à partir des lieux de l’habitat, des conduites dans l’intimité offre également un matériau de connaissance pour aborder les arrangements domestiques et quotidiens des identités d’assignation et pour réaménager son rapport à l’extérieur et à autrui. Pour un cadre d’analyse « pragmatiste » explorant les engagements à l’échelle du proche et dans les rapports d’usage et d’habitat, voir Thévenot (2006).

[34] Ainsi, on a rencontré un policier résident de Jérusalem mais dépendant de l’Autorité Palestinienne, n’ayant pas reçu son salaire depuis plusieurs mois et se rendant à Tel Aviv pour chercher un travail. .

[35] Par exemple un Arabe ne parlant pas hébreu est suspect par conséquence d’habiter les territoires.

[36] Pour reprendre Paul Ricoeur (2004) invitant à la reconnaissance de l’autre à partir des dimensions éthiques de la vie personnelle et pour qui les échelles sont des échelles de la vie avec soi-même et avec les autres.