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Les couples libano-palestiniens à Beyrouth : profils marginaux du centre

Daniel Meier
Daniel Meier travaille à l’Institut de Hautes Etudes Internationales et du Développement (IHEID) de Genève, Suisse.

citation

Daniel Meier, "Les couples libano-palestiniens à Beyrouth : profils marginaux du centre ", REVUE Asylon(s), N°5, septembre 2008

ISBN : 979-10-95908-09-8 9791095908098, Palestiniens en / hors camps., url de référence: http://www.reseau-terra.eu/article804.html

résumé

Un des aspects de la problématique identitaire générée par la présence sur la longue durée des réfugiés palestiniens au Liban est celui des unions matrimoniales avec les ressortissants libanais. En observant la trajectoire d’individus issus de trois couples rencontrés, on verra que leur marginalité est avant tout celle de l’identité, au milieu d’un espace urbain fortement marqué par l’empreinte communautaire. Qu’ils soient Palestiniens ou Libanais, ils semblent pris chacun à leur manière dans un entre-deux d’une appartenance croisée qu’ils n’arrivent pas facilement à harmoniser.

Une manière d’exploiter le questionnement sur les marges en milieu urbain peut consister à rechercher non pas ce qui physiquement s’inscrit à la marge du fait urbain mais plutôt les acteurs qui symboliquement se situent, objectivement et subjectivement, sur des marges, qu’elles soient culturelles ou religieuses. Il en va ainsi des marges identitaires qui sont parties prenantes des marges urbaines à un niveau symbolique et donc moins immédiatement perceptible. Toutefois, cette dimension symbolique ne se présente jamais seule et participe en réalité d’une condition sociale autrement empirique. C’est précisément le cas avec les réfugiés palestiniens du Liban dont la trajectoire collective est lourde de relations contrastées avec les Libanais depuis leur arrivée en 1948 (Doraï, 2005). Le dernier épisode en date avec les réactions à l’égard des réfugiés palestiniens suscité par le groupe jihadiste Fatah al-Islam, qui a livré bataille à l’armée au camp palestinien de Nahr el-Bared trois mois durant, illustre à nouveau l’ambivalence des sentiments à l’égard des réfugiés palestiniens [1].

Un des aspects de la problématique identitaire générée par la présence sur la longue durée des réfugiés palestiniens au Liban est celui des unions matrimoniales avec les ressortissants libanais. Une première étude sur le sujet à l’échelle du pays a permis de mettre en évidence, outre la normalisation de ces types de mariages dans les milieux à faible revenus, la diffusion d’un sentiment identitaire ambivalent chez ces couples fait de repli identitaire sur l’appartenance nationale palestinienne et d’ouverture sur une identification « arabe » tranfrontalière (Meier, 2006). Recentrée sur l’espace urbain de la capitale libanaise, la focale fait apparaître d’autres caractéristiques chez ces couples libano-palestiniens qui ne seront ici qu’esquissés aux fins d’en explorer la diversité. En effet, il paraît à première vue peu aisé de retrouver dans le microcosme beyrouthin les mêmes grandes lignes identitaires aperçues au niveau national. Au contraire, les profils de ces couples prennent une teinte plus kaléidoscopique et, par le nombre restreint qu’ils constituent produisent cet effet de marginalité. Toutefois, en observant de plus près la trajectoire (Passeron, 1989) d’individus issus de trois couples rencontrés, on verra que leur marginalité est avant tout celle de l’identité, au milieu d’un espace urbain fortement marqué par l’empreinte communautaire. Qu’ils soient Palestiniens ou Libanais, ils semblent pris chacun à leur manière dans un entre-deux d’une appartenance croisée qu’ils n’arrivent pas facilement à harmoniser.

Trajectoire féminine

Une des figures centrale des couples libano-palestiniens est celle des femmes palestiniennes qui ont contracté un mariage et se sont « fondus » dans le milieu libanais de leur mari : elles sont de la même confession, elle ont parfois grandi au même endroit que lui et ont souvent fréquenté les mêmes lieux de travail ou d’études. Toutefois, un bémol doit être signalé d’entrée de jeu : il est parfois difficile de réussir à entrer en contact avec ces femmes. Car il arrive qu’elles considèrent leur passé de palestinienne comme révolu puisqu’elles ont obtenus la nationalité libanaise par leur mariage. La coupure est donc nette pour certaine, le changement total. C’est dire en somme qu’il y a là un interstice problématique, comme une faille où se niche un désarroi identitaire, une difficulté à accepter qu’il puisse y avoir une continuité entre son propre présent et son passé.

Ce n’est pas le cas avec Leila, une élégante femme sunnite de 47 ans que je rencontre avec son mari et ses enfants à leur domicile, dans l’ouest de la capitale, dans un immeuble plutôt moderne et bien entretenu. Au début de notre conversation, son mari semble vouloir constamment corriger ou apporter des compléments au récit de la trajectoire de sa famille, arrivée avec les réfugiés de 1948 et finalement installé dans le village de Joub Janine, une fois que le retour en Palestine ne semblait plus pouvoir se produire dans l’immédiat. Puis il cesse d’intervenir lorsque le propos devient plus personnel. Leila raconte alors les raisons de l’installation à Joub Janine où elle va naître quelques années plus tard :

    • « En 1951, mon père décida d’aller tenter sa chance à JoubJanine, c’était le gros village le plus proche de là où il était resté sur la frontière. Il y est allé pour tenter sa chance comme enseignant d’anglais. Il le parlait couramment car il avait travaillé dans l’adminstration britannique auparavant. (…) Il a réussi à fonder une école…comment dire, …de type philantropique, c’est-à-dire soutenue par l’Etat par le biais d’une subvention allouée en fonction du nombre d’enfant inscrit. Ensuite il y rencontra et épousa ma mère, Fatima, une libanaise originaire de ce village et musulmane sunnite comme lui. Et ils ont eu 6 garçons et 3 filles. (…) Tous mes frères sont partis à l’étranger ; bien qu’ils aient tous obtenus un diplôme universitaire, ils ne pouvaient pas exercer leur profession sur le territoire libanais puisqu’ils n’avaient pas la nationalité et restent inscrits comme réfugiés. Avec mes sœurs, on a toutes été à l’Université aussi ; moi j’ai fait l’anglais et je suis prof maintenant dans l’école publique. Et je peux ajouter qu’on s’est toutes marié avec des Libanais ».

Après leur rencontre avec son mari à l’Université américaine, ils se marient en 1974 alors que son mari venait d’obtenir sa thèse de doctorat et qu’elle ne faisait que commencer ses études (ils ont une dizaine d’année d’écart). Durant la première partie de la guerre, ils traversent une période difficile où elle cumule les petits boulots car elle n’a pas le droit d’enseigner avant l’obtention de la nationalité puis ensuite parce qu’il n’y a plus de travail. Ils retournent vivre au village durant la seconde partie des années quatre-vingt. Elle dit s’y sentir comme à la maison car, explique-t-elle, « j’étais une fille du village mariée à un fils du village ». Pourtant, loin de tout solutionner, cette « intégration » n’empêche pas de laisser ressurgir et prévaloir certaines traces gravées dans sa mémoire et qui lui rappelle d’où elle vient et qui elle est :

    • « J’ai effectivement développé un sentiment d’appartenance au Liban, c’est clair. Pourtant, les injustices dont je me suis sentie la cible indirecte, c’est mes frères qui étaient visés, m’ont confortée dans mon sentiment d’être avant tout Palestinienne. Cela ne fait donc pas de doute : mon sang est palestinien ! ».

Cette ultime remarque mettant en jeu la place des hommes comme principale victime des discriminations anti-palestiniennes au Liban renvoie à un fond anthropologique : dans les société arabes, la nationalité est transmise par l’homme et les lignages sont patrilinéaires. Dès lors, s’il y a un groupe perçu comme rival, ce groupe est incarné par ses individus mâles auxquels on veillera à rappeler leur non-appartenance au groupe d’accueil. Enfin, le jus sanguinis qui prévaut au Liban actuellement rend presque impossible l’obtention de la nationalité libanaise par un homme palestinien.

Etre palestinien chrétien au Liban

Après avoir lu ce que peut être un sentiment identitaire palestinien chez quelqu’un qui est né hors de Palestine, il me paraît intéressant de le comparer avec la trajectoire d’un individu né en Palestine et ayant également fait sa vie au Liban. Outre qu’il s’agisse là d’un homme, celui à qui nous avons demandé de nous parler de son rapport identitaire à travers sa trajectoire est un chrétien. Cette variable confessionnelle constitue bien sûr au Liban un vecteur d’identification nodal au plan social et politique et vient tendre un peu plus la dimension contradictoire libano-palestinienne avec le clivage chrétien-musulman qui a en partie structuré les perceptions des acteurs durant la guerre civile.

Zahi est un médecin âgé de 77 ans qui exerce dans un établissement hospitalier de l’Est de la capitale. Il me reçoit dans son bureau, un grand espace richement décoré où les signes objectifs de son « intégration » sociale pendent aux murs où que l’on regarde : diplôme libanais, doctorat honoris causas, médailles ou encore félicitations officielles avec photo le montrant en compagnie d’hommes politiques. Zahi ne présente toutefois pas du tout le profil du vantard ou du courtisant, au contraire même, sa discrétion n’a d’égal que la reconnaissance qui l’entoure. Il raconte alors comment il en est arrivé là :

    • « Mes parents sont issus chacun d’une famille du Nord-Liban. Mes grands-parents aussi bien maternels que paternels étaient donc installés à Saint-Jean d’Acre dès la fin du XIXè siècle. Mes parents sont les deux nés en Palestine et j’ai grandi moi-même à Haïfa. J’ai de très beaux souvenirs de Palestine. Et puis en 1948, on a dû fuir. Moi j’avais 20 ans. Je me souviens très bien, les Juifs nous ont attaqué à peine les Anglais s’étaient retirés. Ils nous ont poussé dans la mer, vous voyez. Haïfa c’est une pente et eux ils étaient au-dessus et surtout ils avaient des armes et pas nous. Nous avons été forcé de prendre des bateaux jusqu’à Saint-Jean d’Acre et là, après une nuit, nous avons retrouvé mes grands-parents maternels et le lendemain on était des réfugiés au Liban. Nous avons tous laissé derrière nous. Moi je suis parti en pyjama ! La vie au Liban a été très dure durant les premières années. On a vécu péniblement à Deir el-Qamar dans la famille de ma mère et j’ai travaillé dans une banque à Amman mais j’avais envie de faire la médecine alors je suis rentré au Liban. A ce moment-là, je m’en souviens, c’était fin 1949, j’ai pu avoir la nationalité libanaise. C’était une formalité : il fallait juste que mes parents puissent prouver qu’ils étaient d’origine libanaise et que nous étions leurs enfants ».

Grâce à une bourse, il fait des études de médecine à l’Université Saint-Joseph où il enchaîne avec un doctorat et fini par exercer au plan professionnel. Il fait alors la connaissance d’une jeune stagiaire libanaise chrétienne qu’il épouse et avoue n’avoir plus eu envie de changer de vie ou d’endroit malgré la guerre. Il l’explique d’une part par la grande tolérance religieuse qui l’a entouré dans sa famille et dans celle de sa femme et d’autre part par son sentiment d’appartenance au Liban :

    • « C’est clair pour moi, je suis Libanais. J’ai fait ma vie ici et je me sens d’ici. Evidemment, j’ai longtemps conservé l’accent palestinien mais je crois que maintenant il a disparu (petit rire). Pour ce qui est de la Palestine, je vois la question sous l’angle d’un problème de justice car on a laissé des biens et des terres là-bas ».

Ce palestinien de naissance et d’origine libanaise semble avoir donc opérer un « retour » identitaire complet au Liban, par le truchement de ses ancêtres. Les raisons pourraient être liées au milieu social d’émigrés libanais dans lequel il vivait en Palestine qui, de l’aveu d’autres interlocuteurs ayant connu cette époque, était quelque peu « fermé » sur lui-même. Toutefois, au-delà de cette conjecture, il est important de relever la force de l’imprégnation identitaire qui découle d’une trajectoire largement inscrite en territoire libanais sans que la Palestine soit médiatisée par une construction discursive et purement idéelle (et idéale aussi). Tout se passe comme si cet individu avait, en toute connaissance de cause, choisi son appartenance nationale. Toutefois, pour ne pas laisser dans l’ombre le processus social et les conditions objectives de la réalisation de cette identification, je proposerai de parler dans ce cas là d’acculturation nationale.

Dualité identitaire ou l’homme partagé

Il peut aussi arriver que ce processus d’acculturation ne soit pas complet ou total, qu’il subsiste une dualité identitaire qui soit acceptée en tant que telle. Le profil militant que nous avons jusqu’ici laissé de côté permet peut-être de fournir une piste explicative dans la mesure où il cumule des racines et une expérience libano-palestinienne active. La trajectoire de Moshen, journaliste et réfugié palestinien chiite de 43 ans constitue un horizon possible parmi d’autres de l’expérience militante ; en tout état de cause elle m’a paru suffisamment « générale » pour avoir une valeur heuristique.

    • « Mon grand-père vivait au Liban, il était Libanais. En 1914, il est parti en Amérique du Sud à cause de la mauvaise situation économique et sécuritaire qu’il y avait. Je crois qu’il a travaillé dans le commerce et il est revenu au début des années vingt ici. Il est revenu au village natal, Ramia, au Sud-liban et est resté 2 nuits avant de partir en Palestine. Vous savez, il y avait une grande différence entre le Liban et la Palestine qui était beaucoup plus prospère. Les ports de Acre et Haïfa représentaient des pôles très attractifs pour de nombreux libanais du Sud-Liban si pauvre. Il n’a pas hésité à partir en Palestine aussi parce qu’il avait de la famille éloignée dans le village de al-Bassa où il a trouvé une fille à épouser ».
    • « En 1948, mon grand-père a tout perdu lorsqu’ils ont dû fuir la Palestine. Il a vécu avec ses enfants dans son village natal de Ramia mais il ne faisait plus rien, il attendait de pouvoir rentrer en Palestine. (…) Il aurait pu demander la nationalité libanaise car il y avait droit mais il pensait que s’il prenait cette nationalité, on allait lui enlever ses biens qu’il avait en Palestine. Son fils, c’est-à-dire mon père, lui n’a pas non plus demandé la nationalité lorsqu’il aurait pu l’obtenir, c’est-à-dire durant le mandat de Camille Chamoun. La raison est simple : il avait trouvé un emploi en 1953 ou 1954 à l’UNRWA, et c’était un bon poste mais la condition bien sûr est d’être palestinien… (…) Avec sa femme qui était sa cousine en fait, ils ont eu 8 enfants et en 1972 on a été habiter le camp palestinien de al-Bass. C’était encore très surveillé tu vois, c’était interdit de faire du militantisme même pro-palestinien et on nous traitait mal, c’était une ambiance de siège ».

Cette expérience et trajectoire ordinaire de réfugié palestinien montre déjà où se trouve le point d’ancrage du dilemme identitaire avec la figure du grand-père libanais qui a fait l’aller-retour entre le Liban et la Palestine. Ainsi, au-delà de l’appartenance à ce collectif stigmatisé et enfermé dans des camps, c’est l’horizon du Liban qui apparaît dans le récit, notamment lorsque Moshen apporte une précision généalogique plus lointaine :

    • « (…) En fait ma famille vient de la Bekaa. C’est une vieille histoire ça. Quand l’Empire ottoman a périclité, il y a eu des agitations et affrontements. Et trois frères de ma famille de cet époque ont tué des prêtres et ont été capturé par les Français. Ils les ont mis en prison mais ils ont réussi à s’évader. Deux d’entre eux ont pu sauter le mur et se sont enfui au Sud-Liban où ils ont donné la famille Mohsen, dont je suis issu. Le troisième s’était blessé en tombant, c’est mon père qui m’a raconté tout cela hein, et il s’est fait caché par des gens de la Bekaa qui n’avaient rien contre lui et il s’est fait surnommé « Dirani », c’est-à-dire celui qui a attaqué le Deir, l’Eglise. D’où le fait qu’une branche de ma famille est celle des Dirani, bien connu là-bas ».

Cette légitimation de son identité libanaise par le détour historique vient s’inscrire comme en contre-point ou peut-être en complément de l’expérience militante au côté des la Résistance palestinienne qu’il raconte ensuite, sans essayer de cacher sa participation aux combats durant la guerre :

    • « A 13 ans je me suis engagé au Fatah, dans un camp de formation de militants. Deux ans après, j’étais entraîneur pour les enfants. J’ai continué ensuite comme entraîneur de combattants à Damour aussi, après que les réfugiés de Tall el-Zaatar y soient arrivé [2]. Puis, j’ai connu des communistes et notamment un écrivain qui m’a enseigné le communisme. En 1976, j’ai abandonné le Fatah car j’étais trop à gauche et j’ai rejoint les rangs du FPLP. C’était une tradition familiale cet engagement très à gauche, regardez mon frère cadet, il était au FDLP et mon grand frère était au PCL. Comme j’étais anglophone, le FPLP me proposa d’organiser la Jeunesse du parti ce qui nécessitait de fréquents déplacements à l’étranger. Il y avait beaucoup de Libanais dans ce parti, plus que des Palestiniens, il y avait même des mariages entre militants. De 1975 à 1982, c’était un âge d’or et après ça s’est inversé ».

Il n’explique pas les conditions de son départ pour Bucarest, mentionne un éphémère retour au Liban durant l’invasion israélienne (1982) et passe très vite sur une expérience militaire pénible qui s’y déroula après quoi il retourna en Roumanie.

    • « En 1984, je voulais rentrer au Liban mais à l’ambassade du Liban, ils ont refusé de me refaire le visa, pour retourner au Liban. J’ai décidé de passer par Damas. Or là non plus, je n’ai pas pu entrer au Liban et je suis resté à Damas où j’ai trouvé un bon travail dans un magazine du FPLP. J’y ai aussi rencontré ma femme et on a vécu 2 ans où elle venait chez moi, ses parents je crois pas qu’ils l’ont su… (…) Et en 1988, on est venu au Liban car je pouvais travailler pour la radio du Parti Communiste Libanais. Là, j’ai abandonné le militantisme, je voulais sortir de ça et puis j’ai été engagé au journal où je suis encore. Mais toujours sans contrat ni sécurité sociale… Pourtant, j’aime cet endroit mais pas parce que je suis né ici. Une fois j’ai vu Edward Said en conférence qui parlait du « qui suis-je » et je me suis senti concerné par l’exil. Pour moi c’est ça : je suis Palestinien, je vis au Liban qui est mon pays mais je suis considéré comme un étranger ».

On le voit, il est possible d’envisager avec une certaine sérénité - moyennant un emploi permettant de vivre décemment avec sa famille - une appartenance duale, palestinienne et libanaise. Moshen livre avec sincérité une vraie ambiguité constitutive de la situation des réfugiés palestiniens au Liban et probablement plus généralement des réfugiés dont l’exil dans un pays d’accueil s’articule sur plusieurs générations.

Conclusion

J’ai tenté de présenter par le truchement de ces trois profils d’acteurs issus de mariages libano-palestiniens, un aperçu de la problématique de la marginalité identitaire telle qu’elle peut se présenter aujourd’hui dans l’espace urbain de la capitale libanaise. La problématique libanaise informe à divers niveaux la teneur de ces profils : la question de la durée de l’exil qui est propre à tous les réfugiés palestiniens hors de Palestine trouve ici une résonance particulière en raison de l’antériorité des rapports qui ont existé entre Libanais et Palestiniens au vu de la circulation des personnes qu’il y a eu avant 1948. Depuis lors, la question palestinienne, on le sait, à été au Liban un véritable détonateur des contradictions internes du pays (al-Khazen, 2001) au point de provoquer un conflit civil dévastateur long de quinze ans. Enfin, le communautarisme politique qui structure le champ de l’exercice du pouvoir a irradié de sa logique discriminante jusqu’au cœur du collectif palestinien, triant parmi eux les chrétiens pour en faire des soutiens de l’hegemon maronite.

Dès lors, ces dimensions historiques et sociétales ne sont pas sans effets sur les acteurs eux-mêmes, comme nous avons pu le constater. Là où les femmes peuvent choisir l’oubli dans l’octroi de la nationalité, certaine au contraire tiendront à conserver le lien originel avec la Palestine. A l’inverse, là où certains hommes ne peuvent choisir pour des raisons triviales et conjoncturelles, ils s’aménagent une appartenance croisée. D’autres, en raison peut-être de l’appartenance à la confession chrétienne, se réfugient dans la libanité comme sur un vaisseau qui les aurait trop longtemps délaissés. En somme, ces trajectoires par leur diversité appelle au constat commun qu’il serait illusoire de vouloir nier : il y a une progression génération après génération, d’une appartenance plus composite faites de référentiels qui empruntent largement dans le vivier commun au Libanais. Comment n’auraient-ils pas pu devenir un peu l’autre à force d’évoluer au milieu de l’univers de cet autre ? Les mariages qui ont matérialisé cette « rencontre » avec l’autre constituent donc ce point d’observation sur la frontière du groupe, un point depuis lequel on voit à quel point il est important de douter de la clarté de la frontière entre Libanais et Palestiniens.

Bibliographie

DORAI (Mohamed Kamel), 2005, Les réfugiés palestiniens du Liban. Une géographie de l’exil, Paris : CNRS.

EL-KHAZEN (Farid), 2001, The Breakdown of the State in Lebanon 1967-1976, London & New York : Centre for Lebanese Studies – I.B. Tauris Publishers.

KASSIR (Samir), 1994, La guerre du Liban, Paris-Beyrouth : Karthala-CERMOC.

MEIER (Daniel), 2006, Formes et frontières identitaires dans le Liban de l’après-guerre civile (1989-2005). Etude à partir des unions matrimoniales entre Libanais et Palestiniens, Thèse de doctorat, Genève : Institut Universitaire d’Etudes du Développement.

PASSERON (Jean-Claude), 1989, « Biographies, flux, itinéraires, trajectoires », Revue française de sociologie, (31) : 3-22.

NOTES

[1] Par leurs propos amers et critiques à l’égard des réfugiés, les discours des acteurs locaux du Nord-Liban tranchent assez vivement avec le discours gouvernemental, lequel s’active sur le dossier de la reconstruction du camp en vue du retour de ses résidents.

[2] Après avoir été expulsé de leur camps situé à l’Est de Beyrouth au terme d’un siège d’une grande brutalité qui dura deux mois durant l’été 1976. Cf. (Kassir, 1994).