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La construction politique de la « collectivité Boliviana » en Argentine : Entre assignations identitaires et identifications résistantes

Daniel Veron
IDHE - Université Paris Ouest Nanterre

citation

Daniel Veron, "La construction politique de la « collectivité Boliviana » en Argentine : Entre assignations identitaires et identifications résistantes ", REVUE Asylon(s), N°9, juin 2012

ISBN : 979-10-95908-13-5 9791095908135, Reconstructions identitaires et résistances, url de référence: http://www.reseau-terra.eu/article1244.html

résumé

Le récit national argentin s’est construit autour du mythe du « pays le plus européen d’Amérique Latine ». Mythe éminemment « porteño » et élitiste, forgé dans l’opposition entre la société blanche et aisée aux origines européennes, et les « cabesitas negras », les pauvres, foncés de peau, aux origines indigènes. Dans ce récit, l’étranger régional est invisible, confondu dans une altérité sociale floue. C’est au cours de la période de dérégulation libérale des années 90, que la figure de l’étranger régional va connaitre une forte visibilisation, dans une classique construction politique d’un bouc émissaire. Les classes populaires sont désormais l’objet d’un processus d’ethnicisation, et les mécanismes xénophobes jouent alors à plein. Mais les groupes stigmatisés résistent à ses assignations identitaires. D’une part cette ethnicisation des rapports sociaux peut devenir une ressource pour les minoritaires, quand il s’agit d’avancer des revendications. Toutefois, notamment parce que la collectivité est elle-même structurée par des rapports de classe (beaucoup de petits patrons, dans l’horticulture et le textile pour l’essentiel, emploient leurs compatriotes boliviens), la construction d’une collectivité bolivienne unifiée ne va pas sans contradictions. D’autre part, il apparaît que les boliviens en mobilisant des identifications résistantes contredisent le discours hégémonique qui les assignent à une identité essentialisée et négative.

Introduction

« L’Argentine, pays d’immigration », mais également « l’Argentine, pays le plus européen d’Amérique du Sud ». Le préambule de toutes les constitutions argentines jusqu’à ce jour annonce que la classique série de déclarations d’intentions patriotiques et de liberté déroulée en introduction vaut "pour nous, pour notre postérité, et pour tous les hommes qui veulent habiter le sol argentin". Universalisme rapidement tempéré par l’article 25 qui précise : "Le gouvernement fédéral fomentera l’immigration européenne". Se trouve condensé là tout le paradoxe migratoire argentin, celui de l’Argentine « crisol de razas », creuset des races. Seulement, ce récit national, éminemment élitiste et porteño [1], se fonde sur le mythe des argentins « descendant des bateaux [2] », construisant ainsi un héritage historique monolithique – l’héritage européen – duquel sont évincés aussi bien les « peuples originaires » que ceux qu’on nomme aujourd’hui les « afro-descendants ».

Sans doute est-il bon de rappeler que cette tendance eugéniste s’ancre largement dans l’héritage génocidaire d’une nation qui s’est illustrée, dans la tristement fameuse « campagne du désert », par une large épuration des indiens qui pouvaient occuper les plaines fertiles de la pampa. Héritage qui ne manque pas de structurer le rapport de la société argentine – entendre ici son élite aux ascendances européennes – avec les populations migrantes des pays dits limitrophes.

Si l’immigration européenne a effectivement été centrale dans la construction de la nation argentine, l’immigration dite « limitrophe » (Chili, Bolivie, Paraguay, Brésil et Uruguay, auxquels on ajoute généralement le Pérou) a toujours été conséquente, dépassant ainsi, dès les années cinquante, les entrées de migrants européens [3]. Alors même que, sur temps long, la proportion d’étrangers limitrophes par rapport à la population totale reste étonnamment constante (cf. tableau ci-après), l’immigration régionale connaît pourtant une visibilité sociale extrêmement variable selon les époques : largement invisibles jusqu’au dernier quart du XXe siècle, ces populations vont être visibilisées dans l’espace public argentin au travers d’un processus d’ethnicisation des classes populaires.

Année % d’étrangers % de limitrophes % de limitrophes sur le total d’étrangers
1869 12,1 2,4 19,7
1895 25,4 2,9 11,5
1914 29,9 2,6 8,6
1947 15,3 2,0 12,9
1960 13,0 2,3 17,9
1970 9,5 2,3 24,2
1980 6,8 2,7 39,6
1991 5,0 2,5 50,2
2001 4,2 2,5 60,3

Source : Cerruti Marcella, 2005, Diagnóstico de las poblaciones de inmigrantes en la Argentina, série de documents de la Dirección de Población, élaboré à partir des recensements nationaux.

Dès lors, l’ethnique apparaît comme l’un des critères d’intelligibilité du social. En effet, "il est question d’ethnicisation des rapports sociaux lorsque des catégories ethniques constituent des « référents déterminants de l’action et dans l’interaction, par opposition aux situations dans lesquelles ces imputations ne constituent qu’un référent parmi d’autres du rôle, du statut, et en dernière instance, de la position hiérarchique dans les classements sociaux »" [4]. Les processus d’ethnicisation, impulsée par les assignations identitaires orchestrées par le pouvoir, favorisent l’organisation dite communautaire, qui apparait comme une ressource pour avancer des demandes sociales (par exemple la régularisation ou le droit de vote), aussi bien que des exigences de revalorisation culturelle d’une identité négative ; notamment pour la « collectivité bolivienne » [5].

La collectivité s’en trouve alors nécessairement traversée par une lutte interne quant à la définition de la « bolivianité » : se confrontent des récits conflictuels de la narration du passé, du pourquoi et du comment de leur présence en Argentine ; s’entrecroisent les identifications – latino-américains, indiens, boliviens, voire catholiques – à partir desquelles se structurent les négociations identitaires en contexte migratoire.
Conflits de définitions qui sont également des controverses quant au mode de relation à privilégier avec la société majoritaire. Si la mise en avant de l’identité bolivienne peut parfois apparaître comme une ressource (dans l’accès à la documentation, ou au travail), face aux discours xénophobes stigmatisant les « bolitas » [6], la communauté bolivienne avance aussi des identifications alternatives – peuples originaire, indigénisme, fraternité latino-américaine – qui témoignent de formes de résistances symboliques de la part des « minoritaires » [7].

Après une brève mise en perspective historique du phénomène migratoire en Argentine (centrée sur la migration limitrophe), j’illustrerai donc les conflits d’identification sur ce que « être bolivien » veut dire, à partir de deux échelles d’arène publique [8] : tout d’abord au sein de la communauté bolivienne, ensuite au sein de la société argentine.

1 - L’immigration « limitrophe » : de l’invisibilité à la visibilité.

Le mythe du « pays le plus européen d’Amérique Latine » ne fonctionne que tant que peut être entretenue l’illusion d’un pays homogène culturellement. Or, au cours de la deuxième moitié du XXe siècle, un faisceau de facteurs vient progressivement ébranler la possibilité d’une telle illusion, opérant un "changement dans le régime de visibilité", selon les termes de Grimson [9], des migrants régionaux.

L’immigration en Argentine est très largement régie par une jungle de décrets. Il n’y a que trois lois sur l’immigration dans toute l’histoire contemporaine de l’Argentine [10]. En 1876, première loi, et premières prémices de restriction. Il s’agit d’une loi destinée à favoriser l’immigration européenne, étroitement liée au projet de colonisation des espaces. La préoccupation est « populationnelle », mais déjà la réalité des flux ne correspond pas aux projets politiques : viennent les européens les plus pauvres (Espagne, Italie), alors que l’élite voudrait des Anglais cultivés. D’autant que ces migrants sont souvent citadins, ce qui fait que beaucoup refuseront de s’installer en milieu rural, malgré nombre de mesures incitatives. Jusque dans les années trente, le mot d’ordre est "gobernar es poblar" – gouverner c’est peupler. La migration en ce sens est pensée positivement comme une richesse. Mais par migration on entend migration européenne. La seule négativité que pense alors le pouvoir sont les activistes politiques et notamment les anarchistes. Un décret de 1923 se propose ainsi de : "protéger l’immigration honorable et laborieuse, y conseiller des mesures pour contenir le courant de celle vicieuse et inutile."

L’immigration limitrophe – pourtant plutôt rurale – est ignorée, et de surcroit invisible dans l’espace public argentin. La migration bolivienne est pourtant présente dès le premier recensement, en 1869, mais presque uniquement dans le Nord-Ouest argentin, pour des migrations saisonnières agricoles (culture de la canne à sucre). En 1947, 88% des Boliviens sont installés dans les provinces de Salta et Jujuy, seulement 7% dans la province de Buenos Aires.

Un premier facteur de changement dans le régime de visibilité correspond au déplacement géographique des populations aux phénotypes « indiens ». Historiquement présentes dans les zones frontières, celles-ci vont se déplacer vers les centres urbains, et notamment Buenos Aires, devenant par là visibles pour les classes moyennes, les médias et le pouvoir politique (dans un pays extrêmement centralisé). À la faveur de l’industrialisation (années quarante, cinquante), et de la mécanisation agricole (années soixante, soixante-dix), s’observe en effet un fort mouvement d’exode rural. Les migrants boliviens suivront les flux des migrants internes. L’offre de travail est moindre dans les provinces du Nord-Ouest alors qu’elle est en pleine expansion dans la zone métropolitaine. Outre l’industrie, se développe la « ceinture verte » d’horticulture autour de la capitale, qui sera essentiellement investie par l’immigration bolivienne, mais également le secteur de la construction, dans lequel cette dernière est relativement présente. À partir des années soixante-dix donc, l’installation de cette migration se diffuse, notamment vers la capitale. En 1980, la part des boliviens présents dans l’Aire Métropolitaine de Buenos Aires (AMBA) rejoint celle des provinces du Nord-Ouest [11]. Jusque là, les migrations largement rural-rural, deviennent peu à peu rural-urbain, et bientôt urbain-urbain (la migration en provenance de la région de La Paz étant la plus récente). Parallèlement, ses membres commencent à connaître des ascensions économiques.

Toutefois les migrants limitrophes ne sont pas pour autant perçus en tant qu’étrangers. Dans cette nouvelle configuration où les migrants limitrophes comme les populations rurales argentines s’installent dans et autour de la capitale, se construit peu à peu une figure de l’altérité qui se fonde sur une "racialisation de la relation de classe" [12]. La société porteña, blanche, riche s’oppose aux pauvres, foncés de peau, aux origines indigènes, les « cabecitas negras » – opposition sur laquelle s’appuie volontiers le populisme péroniste. Les migrants régionaux connaissent de fait un processus d’intégration, étant perçus comme faisant partie de la classe laborieuse. À ce moment, l’étranger régional est invisible car confondu dans une altérité sociale floue, sans distinction de nationalité.

Un processus de visibilisation de l’immigration limitrophe démarre alors, à partir des années soixante, quand apparaissent les premiers décrets et réglementations qui voient l’immigration limitrophe comme un problème à traiter en termes policiers. Ce processus, qui se renforce très largement sous la dictature militaire, prend toute son ampleur à la faveur de la dérégulation libérale sous l’ère ménémiste. Les cabecitas negras, appréhendées jusque-là comme un « tout prolétaire », subissent un processus d’ethnicisation : ils sont désormais paraguayens, boliviens, péruviens, etc., mais surtout étrangers. Et dans l’imaginaire hiérarchique argentin, les boliviens se trouvent au plus bas échelon, les plus distants de l’idéal argentin, car les plus indiens.

L’usage politique de la stigmatisation de l’étranger se trouve systématisé dans les années quatre-vingt-dix. En 1992, alors que sont officialisés des cas de choléra, les pouvoirs publics « indigénisent », et même « bolivianisent », l’infection. En 1995, même phénomène d’imputation des maux sociaux aux étrangers mais cette fois-ci avec le chômage. Plus grave, le thème est repris par les principales centrales syndicales. En 1999 enfin, des responsables politiques parlent d’« étrangerisation » de la délinquance ; dénonciation avalisée par la hiérarchie policière. Si effectivement 60% des détentions sont étrangères, il s’agit vraisemblablement d’un phénomène d’auto-validation de pratiques et discours xénophobes : le délit de faciès. Chaque fois les principaux médias reprennent les déclarations, souvent sans même user du discours indirect, comme le relève G. Halpern. Tout cela au moment même où l’Argentine connait le taux d’étrangers le plus bas de son histoire. Seulement, du fait la dépréciation de l’horizon de travail en Argentine suite à la dérégulation libérale, les Argentins commencent à entrer en concurrence sur des niches d’emploi traditionnellement réservées aux étrangers.

Enfin, dernier facteur à signaler, central s’il en est, mais difficilement quantifiable car n’apparaissant pas dans les données démographiques : l’ancienneté de ces immigrations. L’Argentine fonctionnant quasi exclusivement sur le principe de jus solis, le temps passant, la part des migrants européens (dont les arrivées baissent continuellement depuis les années 50) se réduit mécaniquement. A l’inverse, les secondes et troisièmes générations issues de l’immigration bolivienne, bien que légalement argentines, sont typées boliviens, et entrent par conséquent dans la catégorie socialement construite des « boliviens ». "Légalement argentins, socialement boliviens." [13] Le « bolivien » en vient alors à servir d’étiquette raciale dépréciative. La hinchada de Boca, le groupe des supporters du club de foot le plus populaire, est ainsi appelée la boliviana. Les exclus sont ainsi extranéifiés : "avant les boliviens faisaient partis des pauvres, maintenant on considère les pauvres dans certains contextes comme des boliviens" [14].

L’effondrement de 2001 va faire chanceler, au moins en partie, le schéma xénophobe de la décennie précédente. Difficile en effet de faire croire que les étrangers sont responsables de la mise à genoux d’un pays. D’autre part, jusque-là la "latino-americanisation" de l’Argentine avait toujours été pensée comme processus négatif. L’imaginaire collectif (surtout celles des classes moyennes de la capitale) a été profondément marqué par la crise : pour le dire rapidement, les argentins se sentent aujourd’hui beaucoup plus sud-américains, et non plus tant européens. Parallèlement, l’intégration politique sud-américaine s’intensifie, notamment en ce qui concerne la circulation des personnes.
Une nouvelle loi définissant la politique migratoire argentine est finalement adoptée en décembre 2003, pour enfin remplacer la "Ley Videla" (du nom du général qui dirigeait le pays sous la dictature). Le changement de paradigme est radical. L’article 4 de la nouvelle "Ley de Migraciones" stipule que : "Le droit à la migration est essentiel et inaliénable de la personne et la République argentine le garantit sur la base des principes d’égalité et d’universalité." L’Argentine devient ainsi le premier pays à retranscrire dans une loi nationale ce que stipulent nombre d’accords ou traités internationaux. L’article 6 ajoute : "L’État dans toutes ses juridictions assurera l’accès égalitaire pour les immigrants et leurs familles selon les mêmes conditions de protection et de droits dont jouissent les nationaux, en particulier en ce qui concerne l’accès aux services sociaux, biens publics, santé, éducation, justice, travail, emploi et sécurité sociale." [15]. Suite à l’adoption de cette loi, quasiment un million d’étrangers ont été régularisés (entre 2003 et 2009) ; parmi eux, plus de 90% étaient sud-américains [16].

Si cette dynamique progressiste est à saluer, les migrants boliviens et leurs descendants restent aujourd’hui rejetés dans une altérité qui n’a pas sa place dans le récit national officiel, comme l’ont brutalement rappelé les événements du parc Indoamericano en décembre 2010 (sur lesquels nous reviendrons plus loin). Évincés du nous argentin, se construit nécessairement un nous minoritaire pour les boliviens en migration.

Dès lors que les rapports sociaux sont structurés par des logiques d’ethnicisation, les négociations identitaires sont à repérer dans les interactions quotidiennes qui ont pour cadre les global cities [17] telles que Buenos Aires. En effet, "une dimension fondamentale, bien que souvent occultée, dans la culture urbaine contemporaine est la présence des immigrants comme une clef à partir de laquelle se structure la « différence ». […] Si les identités se construisent dans des récits qui établissent les limites entre un eux et un nous, les situations urbaines interculturelles sont un cadre privilégié pour étudier les processus d’interaction symbolique des migrants boliviens avec différents groupes nationaux, sociaux y culturels" [18].

Dans l’espace public de la ville, dans la rue ou les transports publics, mais aussi face à la police, les boliviens sont confrontés à des relations d’altérité, généralement dans un registre stigmatisant, qu’ils se doivent de négocier. Dans un autre registre, les fêtes de la collectivité (dont la plus importante est sans doute celle célébrant Notre Dame de Copacabana) deviennent aujourd’hui des vitrines de la « bolivianité » dans la ville, ses traits culturels, sa musique, sa cuisine, son folklore. Les radios dites communautaires sont également centrales de cette construction identitaire, dont le faible coût et l’accès étendu en font un outil privilégié de la collectivité (d’autant que l’usage du média radiophonique est aussi une tradition : les mineurs boliviens, figures des luttes sociale en Bolivie, l’utilisent dès les années cinquante) [19]. Enfin c’est bien sûr dans le travail que les rapports d’ethnicité en viennent à prendre une dimension particulièrement structurante. Outre le fait qu’il existe une « préférence patronale » pour les boliviens, souvent perçus comme travailleurs et dociles, dans les secteurs de travail pénible mais non délocalisé et par conséquent à forte présence de populations migrantes, les « métiers » sont ainsi très largement ethnicisés [20] – et genrés –, ce qui contribue là-aussi à définir par l’activité ce qu’est le bolivien.

Cependant la construction de la collectivité bolivienne a aussi un autre versant, bien éloigné de la dimension culturelle et du folklore : celui de "l’exploitation du bolivien par le bolivien", formule maintes fois prononcée (essentiellement par les couturiers militants que j’ai pu rencontrer). Voici comment Daniel, membre du Mouvement des Couturiers, me décrit le quartier où il vit, Villa Celina [21], selon lui un "véritable ghetto" :

« C’est un de ces quartiers fermés de couturiers qui vont rarement à la capitale. S’ils y vont, ils vont danser. Mais rarement parce qu’il y a même des boîtes dans la zone pour qu’ils ne sortent pas. Il y a des restaurant pour qu’ils se saoulent. Il y a des marchés dans ce même endroit. Du coup, ils n’ont aucune nécessité de sortir. » Et il continue : « Comme je te disais, c’est la question de l’exploitation du bolivien par le bolivien. En étant à Celina, ça je le vois que trop. […] Pour te dire, un type qui a un petit atelier sait d’où ramener des gens qui vont te travailler pour moins que rien et qui ne vont rien réclamer parce qu’ils viennent de situation terribles. Et le type va et recrute des gens en Bolivie, et les amène ici, et les fait travailler dans les pires conditions. Personne ne réclame, personne ne dit rien, et les gars continuent de travailler et de travailler. »

L’exploitation de la vulnérabilité des migrants n’est évidemment pas l’apanage d’une communauté. Seulement l’ethnique, même la famille souvent, est une dimension facilitante dans la « rencontre » entre une offre et une demande main d’œuvre. Les uns, comme l’explique simplement Daniel, savent où aller pour recruter une main d’œuvre docile et exploitable. Pour les autres, qui souvent arrivent à Buenos Aires sans la moindre ressource, l’atelier de couture tenu par un compatriote fournit non seulement travail, mais aussi logement et nourriture ; même si le prix à payer en est une astreinte extrême au travail [22].

C’est pourquoi la mise en avant de revendications politiques à partir de la construction d’une identité bolivienne ne va pas sans contradictions quand il s’agit de chercher à s’organiser en tant que « collectivité bolivienne », notamment pour avancer des revendications sociales dans le cadre du travail.

2 - Contradictions au sein de l’arène publique de la collectivité

Ce sont ces contradictions que j’aimerais maintenant mettre à jour à partir de la description de la Seconde rencontre des organisations sociales de migrants boliviens en Argentine, qui s’est tenue le 27 octobre 2010 au consulat de Bolivie.

L’ambition de la rencontre est de "modestement, coordonner, organiser, à travers les organisations, la grande quantité de travailleurs venus de Bolivie". Pour expliciter un tel objectif, la comparaison avec la communauté juive, "la mieux organisée", revient à plusierus reprises. "Eux ont un contact direct avec la présidente à travers leur représentant", plaide le vice-consul dans son discours d’introduction. Une communauté religieuse particulièrement structurée est ainsi élevée en modèle à suivre pour la « collectivité ».
Pour cela, "il faut s’organiser." La suite de la journée sera donc consacrée à 3 ateliers : « Migration et économie », « Migration et politique », « Migration et questions sociales » (santé, éducation), et se terminera par une séance plénière.
Je participe pour ma part à l’atelier Migration et économie. Nous sommes une vingtaine de participants. Les seuls « Blancs » sont des étudiants argentins militants d’organisations d’extrême-gauche, et moi-même. Parmi les boliviens, la quasi-totalité travaillent dans le secteur de la couture, sauf une étudiante et un intellectuel que tous appellent « Docteur ». À leur accent, je dirais que les deux sont nés ici, donc argentins (c’est le cas pour le Docteur, comme je l’apprendrai plus tard).
Noemi, membre du Mouvement des Couturiers et coordinatrice de l’atelier, en guise d’introduction interroge : "Avons un droit effectif à la santé ? Avons nous une protection sociale en cas d’accident ? Vous sentez-vous représentés par un syndicat ? Avez-vous l’impression de pouvoir vous reposer sur une organisation ? Avez-vous l’impression que la loi migratoire est appliquée ? Ils violent délibérément la loi ! Ils abusent du migrant, encore et toujours ! Il nous faut consolider des espaces pour appuyer nos revendications sociales, politiques, culturelles… Que cette journée soit résolutive !"
Le premier à prendre la parole est un tallerista, un propriétaire d’atelier. Il demande solennellement, après force prudence et justifications, que les différents points de vue soient respectés.
Le Docteur de le rassurer : "Il y a le petit, le moyen et le grand tallerista. Le moyen et le grand ne sont pas ici." Sous-entendu : les pires ennemis ne sont pas ici, donc on devrait pouvoir s’entendre. Les problèmes à prendre en compte sont différents selon l’échelle de la production ; tout comme il faut distinguer le travail au noir du travail « en blanc ».

D’entrée, commencent à poindre les termes d’une contradiction qui traversera toute la tenue de l’atelier : les patrons d’ateliers n’ont pas les mêmes intérêts objectifs que les couturiers.

Son interlocuteur reprend : "Un tallerista, père de famille, qui loue une maison, n’arrive pas à payer en blanc. Il n’arrive pas ! C’est une réalité. Vous connaissez le prix d’une chemise, c’est ainsi… personne ne veut discuter les prix. Il faut s’organiser pour discuter les prix. Les dépenses ont augmenté. C’est une réalité. Et donc que se passe-t-il ? Il ne va pas pouvoir payer la maison. Il ne va pas pouvoir payer les couturiers. D’une manière ou d’une autre, il faut avoir le prix juste. Nous sommes tous soumis au capitalisme, à l’impresario !"
Un couturier : "Moi je travaille en blanc. L’exploitation est là aussi. Parce qu’il n’y a pas moyen de travailler dignement."
C’est un autre tallerista qui intervient ensuite : "Moi je suis tallerista. Je travaille jour et nuit avec mon épouse et mes enfants ! Si nous nous associons tous, avec les travailleurs, avec ou sans papiers, pour négocier avec Nike, Adidas… Pour imposer un prix !"
À ce moment, le Docteur intervient : "Un tallerista qui dirige une production avec 5 employés, qui distribue 5 salaires, disons de 2000 pesos, ça fait 10 000 pesos. Va-t-on le considérer comme un travailleur ? Le travailleur manie son salaire, il ne manie pas 10 000 pesos et les moyens de production. Attention, je ne dis pas que tous les talleristas sont mauvais. Certains sont dignes, certains ne mangent pas pour donner son salaire au travailleur. Mais si on dit que le tallerista est un travailleur, on est en train de se mentir."
En guise de réponse, un tallerista se lance dans un discours indigné : "Moi je suis bon, je traite bien mes employés, on n’est pas tous des méchants !"

Là est précisément l’enjeu. Le discours du patron d’atelier est un indice de la structure de domination : travailler dans des conditions respectables, recevoir un salaire honnête dépend ici du bon vouloir du patron, voire de son caractère (bon ou méchant). La définition des conditions de travail et du salaire ne relève pas dans ce cas du registre du droit mais bien de la domination paternaliste, forme d’assujettissement qui touche particulièrement les individus en migration, d’autant plus s’ils sont en situation d’irrégularité administrative [23].

Le débat continue. Un couturier rappelle : "L’exploitation, ce n’est pas seulement l’État argentin, c’est aussi la bourgeoisie bolivienne qui s’est installée en Argentine !"
Un tallerista : "C’est pas possible de demander plus ! Moi on me paye 70 centimes la chemise !"
Exclamations indignées côté couturiers. Tous parlent en même temps, s’énervent…
Il reprend tant bien que mal la parole : "Un ami a été dénoncé pour avoir employé un gars au noir, 25 000 pesos il a dû payer !"
Noemi : "Oui, Oui..." L’air de dire : cause toujours !
Le Docteur : "Il aurait dû être blanchi. Il n’a pas respecté le droit du travail, il doit payer. Là on touche à la responsabilité économique."
Ça parle dans tous les sens… personne n’écoute plus personne.
Les coordinateurs calment le jeu. Un autre patron d’atelier reprend : "Ça n’est pas une exploitation ! Nous sommes tous esclaves, esclaves de la faim. Nous ne sommes pas les migrants, nous venons des communautés Quechua, Aymara… les immigrés ce sont ces Blancs qui viennent d’Espagne et ouvrent des ateliers ici !"

L’identité indigène est mobilisée ici dans l’arène interne à la communauté pour lisser les tensions de classe et prêcher l’unité de la collectivité.

Juan, membre du Mouvement des Couturiers, intervient alors : "On parle des ateliers, mais beaucoup d’endroits sont dans le même cas, les exploitations agricoles, les vendeurs de fruits et légumes, etc… Ce que nous faisons, c’est de ramener des gens. C’est beaucoup plus facile d’aider peut être un cousin, un oncle, de demander de l’aide à un oncle… C’est pour cela que c’est plus difficile de poser le problème dans la collectivité. Pourquoi ? Parce que comment je peux dire à mon père que c’est un exploiteur parce qu’il a son atelier, avec deux à cinq personnes dans son atelier ? Comment je peux penser qu’un oncle qui m’a ramené de là-bas, que j’aide ici, comment je peux lui dire que c’est un exploiteur ? Beaucoup de couturiers son fils de talleristas, et aspirent à avoir leur propre atelier. Donc c’est compliqué. Mais chacun a ses intérêts différents. Le tallerista n’a pas intérêt à ce qu’on parle d’un mouvement des couturiers."

En effet, René, membre également du Mouvement des Couturiers, et présent ce jour-là, me raconte s’être un jour fait passer à tabac dans les locaux d’une radio où il était invité. Son tort : avoir encouragé sur les ondes tous les couturiers à exiger d’être « blanchis ». Les radios sont un enjeu puissant au sein de la collectivité bolivienne. On l’a dit, il s’agit d’un média traditionnellement investis par les luttes sociales. Il y a des centaines de radios dites « de la collectivité » et beaucoup, et les plus importantes en terme de diffusion, sont tenues par la petite bourgeoisie bolivienne. Étant donné que tous les ateliers de couture sont branchés en permanence sur les ondes, il n’est pas étonnant qu’elles puissent cristalliser de tels conflits, et que l’on en arrive à l’affrontement physique. Plus généralement, ce qui se donne à voir dans cette anecdote, ou dans le cadre de cette rencontre, sont bien les apories de la construction identitaire de la « collectivité » bolivienne en un tout homogène et uni.

Dans le secteur de la couture [24] la configuration classique des acteurs est la suivante : Une grande marque, qui sous-traite à un fabriquant, qui lui-même soustraite (parfois une partie seulement, parfois la totalité de la production) à de petits ateliers de couture. C’est dans ces petits ateliers, en bout de chaine, que l’on retrouve nos talleristas et couturiers présents ce jour-là au consulat. Effectivement, structurellement, la marge de manœuvre des patrons des petits ateliers est extrêmement faible, la marque comme le fabricant exerçant une pression sur toute la chaine, pression qui se fait extrêmement forte à son extrémité. Dans l’horizon cognitif des talleristas, la « collectivité » recouvre les deux derniers maillons de la chaine. Une organisation communautaire pourrait alors selon eux peser sur l’échelon d’au dessus : le fabricant ; la stratification économique recoupant – approximativement – une différence ethnique. Mais comme il a été rappelé dans la rencontre par le Docteur, la position structurelle ne permet pas de considérer le tallerista comme un « travailleur » ; et leurs objectifs immédiats ne sont pas l’amélioration des conditions de travail.
Et de fait, l’invocation d’une identité bolivienne partagée peut apparaître comme une stratégie du petit patronat bolivien, aussi bien dans la couture que dans d’autres secteurs, comme l’horticulture, où l’on peut repérer une configuration semblable. Ainsi Juan, dans une discussion informelle, me tiendra ce discours : "A quoi sert de dire qu’il ne faut pas nous taper dessus entre nous, que nous sommes tous unis, que c’est la communauté bolivienne ? Ça permet de cacher la lutte des classes. Il faut s’enlever le petit masque de la bolivianité, de la collectivité !".

Si effectivement cette « collectivité » est traversée par des relations de classes, et donc par d’inévitables contradictions [25] qui surgissent quand il s’agit de s’organiser en tant que « boliviens », il n’en demeure pas moins que tous partagent la position de minoritaire dans la société argentine. Un tel dénominateur commun, mêlé à un rapport affectif fort à la Bolivie et à leur culture (laquelle devient cruciale pour des revendications de reconnaissance en position minoritaire), peut être un ciment à l’édification d’une collectivité bolivienne organisée. D’autant que ces petits patrons sont souvent des migrants ou des fils de migrants ayant mieux réussi que les autres. Couturiers et talleristas partagent la condition migrante et le statut minoritaire. Et celle-ci donne du sens aux identifications en tant que « boliviens ».

"Pourquoi sommes nous ici ? Pourquoi avons nous dû venir ? Pourquoi sommes nous le pays d’Amérique Latine avec le plus d’émigrés ?", s’interrogeait ainsi Hernan, membre de l’Assemblée Populaire Coro Mayta [26], lors de l’introduction générale de la journée. Et de pointer la responsabilité : "C’est le capitalisme international qui nous a amenés ici. C’est le 21/060". La référence semble être commune à tous. Pour ma part, je ne comprendrai l’allusion que le soir même, après recherche sur le web : en 1985, suite à une crise de la dette publique, le FMI impose à la Bolivie un certain nombre de conditions pour solder celle-ci. L’adoption du décret 21/060 sera la version bolivienne de la thérapie du choc [27]. La destruction du tissu économique et social qui en découle sera un puissant levier de l’émigration, et tous partagent en un sens cet héritage.
Toutefois, les identifications restent très largement situationnelles, polysémiques, et ne sont donc pas a priori cohérentes [28], mais au contraire bien souvent contradictoires et polémiques. Ainsi les identifications que l’on a pu repérer au sein de la collectivité se reconfigurent différemment dans l’interlocution avec la société argentine.

3 - Identifications résistantes dans l’arène publique argentine

"Pour reconstituer dans l’imaginaire une souveraineté en fait mythique, se développe un racisme institutionnel, beaucoup plus décisif pour l’évolution des attitudes collectives que le système des préjugés ou des idéologies de rejet de l’Autre. L’Etat montre (à peu de frais) la force qu’il prétend détenir et rassure du même coup ceux qui soupçonnerait son dénuement", écrit Étienne Balibar. [29] Les travaux portant sur l’histoire de l’immigration argentine pointe ainsi une tendance au renforcement répressif à l’égard des étrangers en période de crise sociale : "il semblerait que persécuter les étrangers immigrés est un recours pour l’État quand croissent les demandes sociales internes et qu’est questionné le système en place" [30].

La bolivianité est à penser comme une identité d’interlocution en contexte migratoire. Les récits hégémoniques de définition du « bolivien » qui circulent dans l’espace public argentin sont très largement inégalitaires et discriminants. Les boliviens y résistent, notamment au travers d’affirmation identitaires alternatives. Les discours de résistance impliquent alors une définition différente du commun, toutes, ou presque, ayant pour ambition de contester les discours hégémoniques dominants.

L’événement sanglant du parc « Indoamericano » [31] peut servir de – triste – illustration de cette logique, mais éclaire aussi la manière dont les migrants ainsi stigmatisés résistent au travers de l’affirmation d’identification alternatives.

En décembre 2010, un certain nombre de terrains vagues de la ville de Buenos Aires et de certaines communes limitrophes sont investis par des collectifs de mal-logés. Le parc Indoamericano, dans le quartier de Villa Soldati deviendra emblématique de ce conflit. S’agrègent rapidement à l’occupation à cet endroit relativement central de nombreuses familles. Si beaucoup sont sans-abri, d’autres ont un logement mais au loyer exorbitant, le plus souvent dans des zones d’habitat informel, les villas. Leur revendication : une politique de construction d’habitat d’ampleur, afin d’avoir accès à un logement décent et abordable. La politique du logement en Argentine et plus particulièrement dans la capitale est désastreuse. Les budgets du gouvernement de la ville comme de l’État fédéral sont dérisoires, quand ils sont seulement exécutés [32].
Le bilan se soldera à trois morts officiels, mais certains occupants parlent de 8 à 10 morts. La responsabilité de deux gouvernements, municipal comme fédéral, est de fait engagée [33] dans le dénouement tragique (par l’action de l’un et l’inaction de l’autre).
Plusieurs tentatives d’expulsion se succèdent, dans un premier temps par la Police Métropolitaine [34] (responsable, non inquiété, d’au moins un mort), puis par un groupe de personnes désignées dans les médias et les discours politiques comme les « voisins » [35], parmi lesquels seront reconnus des hooligans notoires (responsables eux des deux autres morts officiels). Tardivement s’interposera la gendarmerie, dépêchée par le gouvernement fédéral, après quatre jours d’affrontements nocturnes, pour pacifier la zone.
C’est finalement avec l’implication active des punteros [36], et la promesse écrite d’un logement, que les occupants lèveront le camp. Non sans réticences : l’origine de l’occupation était la revendication d’une politique de construction massive de logements, la satisfaction individuelle de ce besoin ne convenait pas à beaucoup. Seulement les conditions d’occupations (ni eau, ni électricité, ni nourriture), rendues encore plus difficiles par l’arrivée de la gendarmerie (parc encerclé et allées et venues interdites), ont eu raison des plus déterminés.

Pendant ce temps, au cœur de la tempête médiatique, se déchainent les propos xénophobes. Le gouverneur de la ville de Buenos Aires, Mauricio Macri, de renvoyer la responsabilité des événements à une "politique migratoire incontrôlée". Et son chef de cabinet, dénonçant "une loi de la jungle, très permissive quant à la migration", de renchérir : "Les gens viennent, et peu de temps après être arrivés en Argentine réclament un logement, usurpent, et ensuite vient le juge Gallardo [un juge progressiste de la Ville], qui oblige l’État à donner un logement".

Bien inaperçu passera le recensement des occupants du terrain menée par les autorités fédérales : au total 5866 personnes sont présentes dans le parc, mais 13 333 sont concernées (les familles au complet). Surtout, il apparaît que les deux tiers des occupants sont argentins et vivent dans les villas miseria, les bidonvilles de la capitale.

Mais si absurdes que soient les déclarations des responsables politiques, sans doute servent-elles de caution morale aux déchainements haineux de ceux que les journalistes présentent comme les « voisins », avant de leur tendre le micro. Les revendications politiques des occupants sont quant à elles largement inaudibles. Et ce qui partait à l’origine d’une actualisation de la question sociale autour de la problématique du logement se retrouve broyé par la machinerie toujours efficace de la stigmatisation de l’étranger.

Face à ces dérives xénophobes, qui jusqu’à cet épisode avaient reflué dans les discours publiques après la crise de 2001, la « collectivité bolivienne » offre des réactions diverses selon leurs positions politiques qui illustrent bien l’hétérogénéité des dynamiques identitaires.

Rencontre au consulat de Bolivie, le 11 janvier 2011, avec un membre de la Commission de Politique Internationale et de Protection du Migrant de la Chambre des Députés de Bolivie, venu informer et recueillir des témoignages sur la situation des émigrés boliviens en Argentine en vu de l’élaboration de la nouvelle loi de migration en Bolivie. La discussion en vient inévitablement à aborder le sujet de l’occupation du parc.
C’est une dame d’un certaine âge, représentante d’une association pour la promotion de la culture bolivienne dont je ne saisi pas le nom (ni le sien ni celui de son organisation) qui déclenche les hostilités. Elle déplore le préjudice fait à « l’image » des boliviens dans leur ensemble, qui subissent tous la discrimination, alors que la faute en incombe à quelques-uns : les occupants irresponsables. Beaucoup autour de la table s’étranglent, mais attendent la fin de son discours pour lui renvoyer posément quelques données factuelles : qui sont les occupants, pourquoi ont-ils occupé, etc. Sourde à la contradiction, elle réitère ses reproches en appelant au classique argument de l’indispensable gratitude envers son pays d’accueil. Le ton monte. Très diplomatiquement, presque timidement, le représentant de l’État bolivien tente tant bien que mal de s’interposer et de reprendre le contrôle du débat. Les contradicteurs de la dame finissent par abandonner, secouant la tête.

Le discours moralisateur de cette "représentante de la petite bourgeoisie bolivienne" [37], qui de fait emboite le pas des discours xénophobes, n’est pas isolé, loin de là. Evo Morales, président de l’État Plurinational de Bolivie, a ainsi déclaré en réaction aux événements que les occupants "donnent une mauvaise image" du migrant bolivien en général qui a gagné le respect, au contraire, par son ardeur au labeur, leur demandant de "revoir leurs moyens et être reconnaissant envers le pays qui les a accueillis". Cette position du profil bas « intégrationiste » fait l’impasse sur nombre de situations vécues comme injustes, délégitimant par là même toutes revendications d’égalité des droits. Sans compter qu’elle avalise de fait le discours hégémonique sur l’événement.

Mais dans les réunions qu’organisent un certain nombre d’organisations de la collectivité boliviennes [38], tous rejettent cette lecture. Diamétralement opposée aux discours hégémoniques qui présente les occupants comme d’illégitimes usurpateurs étrangers, on trouve la position « indigéniste », qui renverse le stigmate et la raison de la domination par l’invocation d’une légitimité ancestrale, celle des descendants des « peuples originaires ». "Nous sommes propriétaires de la terre" est une maxime qui revient souvent pour court-circuiter les discours délégitimant l’occupation. Le migrant, l’étranger, c’est précisément l’européen, et par conséquent cette société argentine – « européenne » – découle d’une usurpation première.

Une variante de cette position mobilise l’Histoire mais pour affirmer une revendication de dignité, dignité gagnée dans la lutte : "Nous autres, boliviens, cela fait 500 ans que nous luttons. Et nous lutterons encore", déclare ainsi une occupante (également membre du Mouvement des couturiers) lors d’une réunion publique organisée par une association de jeunes juristes, réinscrivant le conflit du parc Indoamericano dans l’histoire de la lutte contre l’empire colonial européen.

Dans une optique proche, s’affirme aussi une position « latino-américaniste » qui en appelle à une fraternité des peuples du sous-continent, revendiquant une égalité subalterne face à l’ordre mondial capitaliste, dans l’héritage de la « Patria Grande », la grande patrie, qu’invoquait Simon Bolivar ou Che Guevara, rejetant les lignes de partages enter un eux et un nous entre les classes populaires peuplant l’Argentine.

Si la lecture ethnicisée ne disparait pas nécessairement dans ces deux dernières positions que nous évoquons, elle apparaît toutefois combinée (mais par là aussi « dérigidifiée ») avec une analyse, souvent d’inspiration marxiste, qui tend à redéfinir les termes du conflit en terme de rapport de classes.

Ces différentes identifications renvoient à des définitions différentes de ce que « bolivien », « argentin », « latino-américain », etc., veulent dire. "Plasticité des catégories, déplacements continuels des frontières : le mystère de l’ethnicité réside dans la définition réciproque et constamment renouvelée d’un « nous » et d’un « eux » renvoyant à une communauté d’origine, et non dans des groupes dont la rencontre serait déterminée au préalable par leur substance profonde," nous rappelle Jounin [39]. "L’identification ethnique des individus n’est qu’une manière parmi d’autres d’identifier. Toute désignation est arbitraire, elle met en saillance un ou plusieurs aspects d’un individu, et en délaisse d’autres. Mais l’arbitraire n’est pas le hasard. C’est précisément parce qu’il est toujours possible de nommer de manière différente, qu’il faut rechercher dans les désignations effectivement mises en œuvre une logique qui va au-delà de la seule volonté descriptive : une prise de position, une manière de dire et de construire un rapport social". [40]

Les identifications avancées par les minoritaires proposent ainsi toutes une définition particulière du commun, de la communauté politique, de qui est inclus et qui est exclu ; identifications qui contredisent les discours hégémoniques qui précisément les réduisent à une identité essentialisée [41]. Et les moments où surgissent des événements critiques sont des moments où s’affrontent les différentes modalités de définitions du commun, du Même et de l’Autre.

Conclusion


La bolivianité se construit dans l’altérité, comme un produit de la migration. Elle n’est ni pragmatique, ni instrumentale, mais bien constitutive de la vie migrante. Dans les sociétés marquées par le phénomène migratoire, l’ethnicité apparaît comme un critère d’intelligibilité du social pour les acteurs, et "[les catégories ethniques] deviennent l’axe principal à partir duquel sont définies et interprétées les situations" [42], dans des processus de communication inter mais aussi intra-culturelle. L’ethnique est en effet à la fois une modalité de mise en relation des migrants avec la société argentine (dans un sens comme dans l’autre), et l’enjeu de conflits parmi ceux qui se réclament de la « collectivité ».

La politique, dans l’optique rancièrienne [43], émerge précisément lorsque les assignations identitaires du dominant sont déjouées ; lorsque des identifications alternatives sont revendiquées, dans la manifestation d’un tort. Ces identifications résistantes se chargent d’une puissance politique lorsqu’elles écartent les identités de leur évidente vérité sociologique – dans les "écarts à soi du social" [44]. C’est précisément la force historique que possède le mot peuple quand il en vient à signifier plus que la somme de ses parties. Que possède le mot prolétaire lorsqu’il est revendiqué par le bourgeois Blanqui. Que possède aussi le mot latino-américain lorsqu’il s’agit de refuser d’opposer les identités figées de l’Argentin ou du Bolivien. Tous les moments politiques [45] travaillent la question identitaire sur ce registre subversif.

Entre stigmatisation et construction identitaire, se font et se défont les identités : boliviens on l’a vu, mais aussi étrangers, illégaux, campesinos, ouvriers, compadres, etc. Et ce dans l’espace public, les transports, l’usine, le coin de rue, à la télé ou la radio, face à la police… Les acteurs se saisissent de ces identités dans les interactions sociales qu’ils affrontent quotidiennement. S’affirmer « bolivien » apparaît alors à la fois comme un refus de l’identité dépréciative bolita, ou étranger, ou illégal ; et comme une possibilité de revendication d’appartenances inclusives, de la fraternité subalterne à l’universalité citoyenne. "De cette manière le nationalisme n’est plus une recherche de légitimité d’un modèle étatique de certaines élites, mais en vient à faire partie d’un récit ethnique qui traverse tous les secteurs et groupements identifiés avec la collectivité comme mode de se manifester et dialoguer avec cet autre État et cette société qui les construit comme Autres." [46]

Sans doute y a-t-il là une piste pour déjouer le piège du nationalisme et de la logique de l’identité nationale comme "passion d’en haut" [47], qui mène mécaniquement à la cristallisation des identités et au rejet de l’étranger, éternel écran de fumée ; une invitation à embrasser la logique des identifications, comme un "art de la résistance" [48] que déploient les dominés. En un mot : faire jouer les identifications contre les identités.


POLITICAL CONSTRUCTION OF THE « BOLIVIAN COLLECTIVITY » IN ARGENTINA : BETWEEN ASSIGNATIONS OF IDENTITY ET RÉSISTANT IDENTIFICATIONS

Keywords : ethnicisation, collective organization, minorities, identifications, resistances, Bolivian migration in Argentina

Abstract :

The Argentinian national narrative was founded on the myth of ‘the most European country in Latin America’. A very ‘porteño’ and elitist myth forged upon the basis of an opposition between an opulent and white society of European descent and the "cabesitas negras" (little black heads), the poor, dark-skinned people of indigenous origins. In this story, the regional immigrant is invisible, lost in a blurred social alterity. However, during the period of liberal deregulation in the 1990s, the figure of the regional foreigner suddenly became visible through the classic political construction of a scapegoat. Then the lower classes undergo a process of ethnicisation in which xenophobic mechanisms are very active. In spite of this, the stigmatized groups resist this assignation of identity. On the one hand, the ethnicisation of social relations can become a resource for minorities in the fight for their demands. Never the less, particularly because the group is itself structured by class relations (many small bosses, specially in horticulture and in the textile industry, employ their Bolivian compatriots), the construction of a unified Bolivian collectivity does not go without contradictions. On the other hand, it appears that Bolivians, in mobilizing resistant identifications, contradict the hegemonic discourse that assigns them an essentialized and negative identity.

NOTES

[1] Terme désignant les habitants de la ville de Buenos Aires

[2] Une plaisanterie populaire raconte : « Les mexicains descendent des aztèques, les péruviens descendent des incas, les argentins descendent des bateaux. »

[3] Cerruti Marcella, 2005, Diagnóstico de las poblaciones de inmigrantes en la Argentina, série de documents de la Dirección de Población.

[4] Jounin Nicolas, Palomares Elise, Rabaud Aude, op. cit., citant de Rudder V., Poiret C., Vourc’h F., 2000, L’inégalité raciste. L’universalité républicaine à l’épreuve, Paris, PUF.

[5] Je ne m’intéresserai ici qu’à la collectivité bolivienne, pour des raisons essentiellement liées au déroulement de mon terrain. Toutefois, les développements qui suivent sont je crois assez largement transposables aux autres groupes migratoires, à condition d’analyser finement les spécificités de chacun. Voir à ce titre la très riche ethnographie qui a été réalisée sur la structuration politique de la communauté paraguayenne par Halpern G., Etnicidad, inmigración y política : Representaciones y cultura política de exiliados paraguayos en Argentina, Prometeo, Buenos aires, 2009.

[6] Terme dépréciatif désignant les boliviens qui signifie « petite boule » ; les paraguayens sont appelés les « paraguas », les parapluies.

[7] Jounin Nicolas, Palomares Elise, Rabaud Aude, 2008, « Ethnicisations ordinaires, voix minoritaires », Sociétés comtemporaines, n°70.

[8] Cefaï Daniel, 2002, « Qu’est-ce qu’une arène publique ? », in Cefaï Daniel, Joseph Isaac (dir.), L’Héritage du pragmatisme. Conflits d’urbanité et épreuves de civisme, Editions de l’Aube.

[9] Grimson Alejandro, Relatos de la diferencia y la igualdad, Buenos Aires, Eudeba,

[10] Je m’appuie largement dans les développements qui suivent sur les travaux de Devoto Fernando, 2002, Historia de la inmigración en Argentina, Buenos Aires, Sudamericana, ; Belvedere Carlos et Margulis Mario, 1998, La segregación negada : cultura y discriminación social, Buenos Aires, Biblos ; Oteiza Enrique, Novick Susana, Aruj Roberto S., 1997, Inmigración y discriminación. Políticas y discursos, Buenos Aires, Grupo Editor Universitario ; Cerruti Marcella, op. cit. ; Giustiniani Ruben et alii, 2004, Migración : un derecho humano, Buenos Aires, Prometeo.

[11] Ainsi l’amnistie de 1992-1994, les trois quarts des demandes sont effectués dans l’AMBA : malgré les distorsions possibles, ceci est significatif des changements dans les schémas migratoires boliviens.

[12] Bruno Sebastian, 2007, « Cifras imaginarias de la inmigración limítrofe en la Argentina », ponencia presentada en VII Jornadas de Sociología, Buenos Aires.

[13] Grimson Alejandro, op. cit. Cela permet d’ailleurs d’expliquer les chiffres fantaisistes qui peuvent circuler de 1 à 2 millions de boliviens en Argentine, utilisés autant dans les discours xénophobes que dans ceux des organisations boliviennes. Dans le premier cas dans une perspective anxiogène, dans le second comme un argument à l’appui de revendications de légitimité et de reconnaissance.

[14] Idem.

[15] L’adoption d’une telle loi dans un contexte international où les pays occidentaux (Union Européenne et États-Unis au premier chef) suivent des chemins diamétralement opposés a de quoi surprendre.

[16] Source : statistiques de la Direction Nationale des Migration (DNM), consultables en ligne.

[17] Sassen Saskia, 1991, The Global City : New York, London, Tokyo, Princeton University Press.

[18] Grimson Alejandro, op. cit.

[19] Cf. Grimson Alejandro, op. cit., et Caggiano Sergio, 2006 Lo que no entra en le crisol. Inmigración boliviana, comunicación y procesos identitarios, Buenos Aires, Prometeo.

[20] Grimson Alejandro, op. cit., mais aussi Jounin Nicolas, 2008, Chantier interdit au public, enquête parmi les travailleurs du bâtiment, Paris, La Découverte, décrivent comment l’ethnique permet l’identification des hiérarchies dans le travail, les traits phénotypiques renvoyant à une position dans le procès de production

[21] Situé proche de feria la Salada, considérée comme le plus grand marché informel de toute l’Amérique Latine, l’économie locale est presque entièrement consacré à la confection. Les talleres, les ateliers, dont la production est destinée à la Salada, y pullulent.

[22] Le genre ajoute ici une dimension de vulnérabilité, et nombreux sont les cas de viols dans ces ateliers où précisément l’enfermement communautaire permet de taire toutes sortes d’abus.

[23] Voir Morice Alain, 1996, « Une forme bâtarde du paternalisme contemporain, le déni du contrat sous contrôle juridique », Lusotopie, qui développe les questions de domination patronale par la faveur, et définit le paternalisme "comme pratique de soumission personnalisée et non contractuelle – viagère ou précaire –, soutenue par la fiction du libre consentement".

[24] Secteur sur-représenté parmi mes enquêtés.

[25] La contradiction n’est pas nécessairement une évidence. Ainsi baisser la tête peut être aussi bien un trait de la bolivianité ("les boliviens sont humbles"), qu’une caractéristique ouvrière (déférence du dominé). Dans ce cas ethnique et classe se superposent.

[26] Mineur bolivien assassiné en 2005 à Potosí dans le cadre des insurrections populaires qui menèrent par la suite au « processus de changement », dont le président Evo Morales reste le symbole.

[27] Parmi la batterie de mesures : 93% de dévaluation et alignement sur le dollar ; deux tiers des travailleurs du secteur minier, jusque lors public, licenciés ; multiplication du prix de l’essence par dix ; gel des salaires publics (du peu qui restaient) ; libéralisation du marché, c’est-à-dire, légalisation de l’extorsion transnationale des ressources du pays.

[28] Elles n’en sont pas pour autant moins « sincères ». La dimension affective est extrêmement prégnante. Hernan chargé de l’introduction générale déclare ainsi : "Toujours dans mon cœur, toujours dans mon esprit, Bolivie bien aimée."

[29] Balibar Etienne, 1999, « Le droit de cité ou l’Apartheid », in Balibar Etienne (et alii), Sans-papiers : l’archaïsme fatal, Paris, La Découverte.

[30] Oteiza Enrique, Novick Susana. y Aruj Roberto S., op. cit.

[31] Sombre ironie de l’Histoire que ce nom tant il est désormais synonyme de la négation de l’histoire coloniale de la société argentine.

[32] En décembre 2010, soit à quelques jours de la fin de l’exercice budgétaire, seuls 18% du budget de la Ville de Buenos Aires consacré au logement avait été utilisé. Un budget déjà en recul constant sur les années de législature du Gouvernement de Mauricio Macri, élu en 2007.

[33] La transposition dans l’échiquier politique français n’a pas tellement de sens mais pour donner une idée des positions, on pourrait dire que le gouvernement national est un gouvernement de centre-gauche, celui de la ville de droite libérale (au sens économique, pas du tout politique). Les conflits partisans ont très largement déterminé leurs choix d’actions tout au long de l’occupation.

[34] Créée par Macri en 2007 pour matérialiser une campagne électorale construite sur un discours sécuritaire.

[35] Le terme « vecinos » est en Argentine chargé d’une dimension communautaire et peut renvoyer à une logique de vigilance politique et citoyenne. Ici, le terme est détourné et mobilisé dans un tout autre registre et se charge de relents xénophobes. Sorte de version locale de la figure du français moyen qui sur son palier est rendu fou par le bruit et l’odeur.

[36] Les punteros, littéralement « pointeurs », sont les grands artisans des politiques clientélistes. Implantés dans les quartiers populaires, ils sont chargés de mobiliser troupes ou votes à l’aide de rétributions financières. Chaque tendance politique possède son contingent de punteros.

[37] C’est en ces termes qu’elle sera évoquée par l’un des présents, militant du Mouvement des Couturiers.

[38] Réunions hebdomadaires organisées par entre autres : Asamblea Popular Coro Mayta, Movimiento de Costureros, Consejo SIRBE, Siglo XXI, entre autres, sur une place pour laquelle ces organisations ont par ailleurs obtenu qu’elle soit officiellement renommée Tupac Amaru, du nom du célèbre meneur de la résistance indienne face à la colonisation espagnole dans les Andes boliviennes.

[39] Jounin Nicolas, 2006, Loyautés incertaines, les travailleurs du bâtiment entre discrimination et précarité, thèse de doctorat en sociologie, sous la direction d’A. Morice, université Paris VII-Urmis.

[40] Idem.

[41] Colonisation, gouvernements militaires : il semble que la construction de l’altérité par l’État a partie liée avec le déploiement de sa violence.

[42] Jounin Nicolas, Palomares Elise, Rabaud Aude, op. cit.

[43] Voir par exemple ce beau texte : Rancière Jacques, 1998, « La cause de l’autre », in. Aux bords du politique, Paris, Folio Essais.

[44] Cingolani Patrick, 2003, La République, les sociologues et la question politique, Paris, La Dispute.

[45] Rancière Jacques, 2009, Moments politiques, Paris, La Fabrique.

[46] Grimson Alejandro, op. cit.

[47] Rancière Jacques, 2010, « Racisme, une passion d’en haut », intervention à la rencontre Les Roms, et qui d’autre ?, Montreuil.

[48] Scott James C., 2008, La domination et les arts de la résistance, Editions Amsterdam (1992).