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Mémoires migrantes en héritage (Haute-Savoie/Mexique/Québec, XIXeme–XXIeme siècles)

Comment réparer la « double absence » ?

Jean-François Campario
Jean-François Campario est professeur agrégé de Lettres Modernes, actuellement doctorant en histoire au CENA (Centre d’études nord-américaines) à l’EHESS, où il étudie la complexe évolution des « appartenances » chez les descendants de Français d’une ancienne colonie agricole au Mexique, Jicaltepec-San Rafael, dans l’Etat de (...)

citation

Jean-François Campario, "Mémoires migrantes en héritage (Haute-Savoie/Mexique/Québec, XIXeme–XXIeme siècles) Comment réparer la « double absence » ?", REVUE Asylon(s), N°12, Juillet 2014

ISBN : 979-10-95908-16-6 9791095908166, Expériences migratoires et transmissions mémorielles, url de référence: http://www.reseau-terra.eu/article1319.html

résumé

Nous nous proposons de suivre de près le fil d’un parcours emblématique par sa relance sur la longue durée : de Thônes (Haute-Savoie) au Golfe du Mexique, d’abord, pour Charles Couturier (1888), lequel entreprend de se réimplanter au pays (France) durant la Révolution mexicaine (1913-1922), tentative qui se solde par un échec avec retour au Mexique du Savoyard et de sa famille recomposée. De nos jours, Elizabeth, une des arrières-petites-filles mexicaines, s’en va travailler au Québec, y reconquiert la langue perdue des aïeux, s’y marie et redécouvre l’histoire de son ancêtre, auréolée de mystère, par l’entremise de ma recherche historique, qui l’aide à ressusciter son patrimoine migratoire en cernant sa problématique appartenance. Dans ce processus, le point de vue des descendants de « ceux qui ne sont pas partis » (dont je suis) n’est pas à négliger pour interroger les deux pôles d’un imaginaire de la séparation (mais jamais de l’absence) et tenter de comprendre plus complètement le legs, partagé, de ces « grandes remues d’hommes ».

Mots clefs

PREAMBULE MÉTHODOLOGIQUE

L’étude qui suit ne vise nullement au résultat achevé : c’est une esquisse, un magasin de matériaux en cours d’élaboration. Consciente de ses enjeux, elle se veut laboratoire d’expérience et de pensée (dans un « rapport inventif à la réalité historique », Revel, 1989), la dynamique étant sans doute son but premier, qui peut être aussi celui de ses lecteurs. D’où les atermoiements entre le « nous » de la doxa bien entendue, fondant le sérieux de toute science et le « je » du chercheur pleinement engagé dans et par la spécificité de son sujet… « Je suis moi-même la matière de mon livre », écrivait Montaigne au seuil de ses Essais – qu’on nous permette plus modestement d’être nous-mêmes partie prenante de ces mouvements migratoires, puisqu’ils retentissent dans l’imaginaire intergénérationnel, de part et d’autre de l’Océan. Et non du seul côté des descendants de ceux qui sont partis.

Son statut d’ « étrange monstre » ne tardera pas à se résorber si l’on accepte le postulat fondateur de son imperfection. À la croisée des disciplines et des approches : historique, ethnologique, anthropologique, sociologique, littéraire, etc., elle entend plutôt emprunter à chacune ce qui peut féconder son regard singulier en le fortifiant sans le corseter, en l’assimilant sans s’y inféoder. Il arrive un temps où la recherche, consciente de ses fondements conceptuels possibles, désireuse d’en faire son miel, trace le chemin de sa responsabilité. De là, peut-être, l’impression trop peu « sciences sociales » à la lecture de cet itinéraire en marche. Elle résulte évidemment de l’ouverture délibérée du champ comme de l’ampleur chronologique, spatiale et générationnelle de l’objet d’étude, nourri d’autant d’archives que de processus imaginaires, beaucoup plus délicats.

Mais cette impression est également le fruit de contraintes indépendantes de la volonté de son auteur. Telle l’exiguïté du format article, que ces « papiers » soient ou non en ligne : l’étroitesse des cadres impose la synthèse, interdit la convocation de toutes les sources à l’appui, laquelle rendrait la lecture difficile en lui ôtant son unité, son énergie. C’est le cas pour notre première partie, plus narrative, plus écrite, semble-t-il, mais dont détails, anecdotes et traits de « psychologie » sont le nécessaire support de l’essentiel à mettre au jour sans en réduire la complexité : les paysages intimes du déplacement migratoire, en ses héritages mémoriels encore en mouvement – dans l’espace du dedans et du monde.

Ainsi, le choix du traitement conceptuel, davantage fondé sur des effets de sens en réseau qui impliquent la lecture globale de l’étude (et sa relecture, pour dépasser raccourcis ou telle apparente approximation doctrinale), s’accompagne d’une responsabilité de la forme (au sens barthésien du terme ; cf. Revel, 1989, Ginzburg, 1980, Debaene, 2010), c’est-à-dire d’une écriture qui ne ressortisse pas que des prescriptions formelles, « scientifiques » et canoniques de ces disciplines – elles aussi en devenir. Toute la vague de réflexivité dans les sciences sociales en témoigne. Et il n’est pas interdit d’essayer, sans garantie, les effets d’une écriture sérieuse mais ni technicienne ni fastidieuse (la science en ressort-elle diminuée ?, Barthes, 1967), qui fasse confiance à ses lecteurs en les associant à la dynamique d’ensemble. En se plaçant délibérément dans cet entre-deux de la science et de la fiction, du savoir et de l’émotion au sens propre : qui réponde, par le risque calculé, au vœu d’une « pensée en mouvement » (d’un « penser nomade », Leclerc-Olive, 2013). Elle me convient d’autant mieux que ma position de descendant des « sédentaires » – ceux qui sont restés – est celle-là même qui m’a mis en route à la rencontre des rejetons de migrants, inventant mon statut mobile de lien dans l’entre-deux.

Et puis, ce ne serait pas le moindre paradoxe que de céder aux impératifs non catégoriques des « épistémologies sédentaires », confortés par le « consensus virum doctorum » (Wismann, 2012, Leclerc-Olive, 2013), lors même qu’on travaille sur le mouvement migratoire qui transforme les représentations les plus enracinées en changeant les horizons, dans la douleur mais aussi les possibilités « cosmopolitiques » (Tassin, 2008) d’une ouverture conforme à notre condition humaine ! Ne peut-on vivre et habiter sa recherche ?


Faut-il partir ? rester ? Si tu peux rester, reste ;

Pars, s’il le faut.

Charles Baudelaire, Les Fleurs du Mal, « Le Voyage », VII.

1. Introduction

Mon travail de recherche porte sur une colonie agricole française fondée en pleine époque romantique (1833) au milieu du Golfe du Mexique, dont les descendants peuplent encore les rives du Rio Nautla, à San Rafael (État de Veracruz) [1]. Il s’agit principalement d’envisager les aléas de l’appartenance française au sein d’un groupe depuis longtemps mexicain qui domine économiquement la région.

Nous nous intéresserons dans les lignes qui suivent à l’itinéraire de Charles Couturier (1866-1932) ; parmi les dix enfants Couturier [2], il fut l’un des cinq qui, à la fin du siècle, durent quitter leur vallée natale de Thônes en Haute-Savoie pour tenter l’aventure tropicale. Marié et remarié, père, planteur aisé quand la Révolution mexicaine s’invite à la table du banquet, Charles va négocier avec sa seconde famille un retour au pays après vingt-cinq années d’absence. Mais l’arrivée de la Grande Guerre rompant tous les équilibres et plus encore l’acculturation paradoxale du montagnard transplanté le contraindront à rentrer mourir au Mexique…

Les linéaments de cette histoire de transplantations me viennent d’un grand-père savoyard, né en 1892 et grand conteur dans la tradition des veillées populaires, auprès duquel j’ai passé toutes mes jeunes années. Les portraits sépias venus de l’autre côté de l’Océan avec ces lettres nombreuses au moment de la réinstallation du couple en Savoie, conservés dans le petit grenier de Chamossière, quelques éléments glanés plus tard aux archives diplomatiques ont finalement confirmé l’envie d’aller voir là-bas ce qu’il en était, en écoutant la légende des descendants mexicains. Car, j’en ai maintenant conscience – mais après coup – le dénouement de l’histoire de Charles Couturier restait suspendu chez nous : j’ignorais même où il était mort… C’est le lien informatique [3] avec l’une de ses arrières-petites-filles, Liz, émigrée au Québec, qui informa notre mémoire commune, tronquée, minée de silences, en nouant une correspondance affective sous forme de ce laboratoire de recherche partagée qui faisait remonter les souvenirs comme des fleurs à la surface de l’eau. La première partie, consacrée à l’itinéraire de Charles et de ses deux familles, est ainsi le fruit de toutes ces strates informatives, mais elle n’a été rendue possible que fort récemment, fécondée à la fois par la rencontre de Liz et le contact physique avec la « terre d’adoption » du migrant.

Or cet échantillon minuscule [4] nous a semblé particulièrement emblématique des frontières mouvantes de l’identité personnelle pour nos migrants prolongés. Il met en perspective le couple maintien/rupture [5] dans le cas de migrations lointaines et si durables ; car malgré l’attachement à l’origine, la conservation de liens même distendus, où est la patrie mentale de l’émigré, remodelé par son étonnante adaptation au milieu d’accueil ? Est-il encore de quelque part, peut-il revenir impunément d’où il est parti ? Étranger partout, du moins étrange dans l’entre-deux des mondes où le jettent les aléas de l’histoire, notre homme serait-il en quelque sorte doublement absent ? – Il a pourtant bien les pieds sur terre ! C’est ce bouquet de tensions déterminées par les grandes remues d’hommes que nous voudrions cerner chemin faisant. De surcroît, la perspective sur le long terme (au fil de plusieurs générations) permet d’envisager comment opère le dépaysement au-delà d’une seule destinée : sur sa descendance, ces « cousins » que nous retrouvons au Mexique afin de poursuivre la quête mythique des origines de part et d’autre de l’Océan. Autrement dit : quelle serait la postérité imaginaire et renouée de ce grand brassage de représentations ?

2. L’impossible retour au pays natal de Charles Couturier

Mon cœur, pourtant, réfléchit

S’il doit rester ou s’en aller,

S’il doit s’en aller ou rester ;

Ni il ne s’en est allé ni il n’est resté,

Ni il n’est resté ni ne s’en est allé […]

Il s’en est allé un jour mais en pensée

Il est revenu avant d’être parti […]

Tandis que je demeure perplexe

Lui saigne de ses blessures.

Sliman Azzem, chanteur kabyle [6].

2.1 Prospérités tropicales

Sixième enfant sur les dix qui survivront dans la famille Couturier, Charles voit le jour en 1866, dans une région de moyenne montagne peuplée au maximum de ses capacités un lustre après son Rattachement à la France. Ce cas présente certaines constantes dans le processus migratoire qu’il importe ici de rappeler. La « pauvre » Savoie est depuis longtemps pourvoyeuse d’émigration, mais plutôt saisonnière vers les régions limitrophes. Ce sont souvent ces départs temporaires qui, tout autant que la durable conscription, préparent les candidats à l’émigration transatlantique. Accrue depuis l’Annexion, celle-ci reste toutefois limitée [7] car les autorités voient d’un mauvais œil la fuite des enfants prodigues qu’elles dissuadent de céder au chant de sirènes des agents d’émigration. Particulièrement vers les terres à coloniser de la Plata.

Il ne s’agit pas, en l’occurrence, d’une migration de la pauvreté : les Couturier sont des laboureurs de montagne relativement aisés, bien implantés depuis cent cinquante ans et disposant de terres, d’une maison principale, d’une plus modeste au-dessus du village. Deux raisons aux départs successifs : l’abondance d’enfants (13 en 25 ans). Pareille fécondité rend peu à peu insuffisante la propriété arrondie sur quatre générations, pousse le patriarche à louer un alpage l’été, à pratiquer la médecine populaire comme appoint et le contraint à l’endettement (ces hypothèques vont au bout du compte dévorer le petit domaine paternel qui sera vendu aux enchères en 1891). Dettes contractées sur place mais surtout auprès d’un neveu parti avec ses parents dès 1858, pour les mêmes raisons ; c’est lui qui, fort de sa réussite, appelle auprès de lui ses plus jeunes cousins afin de les lancer dans la Colonie – étrange vortex mexicain. Car le Mexique, à Thônes, reste une destination quasi absente avant la famille Desoche-Couturier. Charles et ses frères s’inscrivent dans une filière migratoire de savoyards, réduite mais emblématique : un Levet d’Entremont avait ouvert la voie vers 1845 en se déviant de la plus naturelle Nouvelle Orléans vers les riches terres tropicales du Golfe qui offraient plus de débouchés à ses activités de marchand-planteur. C’est lui qui reçut le père Desoche sur son domaine aux marges de Jicaltepec, sorte de micro-communauté (les Savoyards) au sein de la communauté française, lançant la chaîne familiale.

On assiste ici à un simple transfert malgré l’extrême éloignement : nos paysans de montagne rejoignent une colonie agricole de plantations où, par-delà les contrastes climatiques, leurs capacités trouveront naturellement à s’adapter sous l’empire de la nécessité. D’autant qu’en 1888 la colonie, transférée à une encablure de la primitive Jicaltepec aux terres contestées, est entrée dans sa phase de prospérité. Sous l’aile bienveillante du porfiriato [8] commence pour elle un âge d’or aussi durable que le nouveau régime : une fois la propriété officialisée à San Rafael, la précieuse vanille, plus productive depuis que les français ont introduit la fécondation artificielle, devient une manne dans la région. Le commerce prend aussi son essor avec des perspectives d’extension transatlantique si le développement des communications et la sécurité restaurée tiennent leurs promesses. Jean Desoche qui fut un fer de lance de cette refondation fit venir son cousin Théophile Couturier dès 1883 et tous deux ont préparé le terrain à la jeune génération. Quand le soldat Simon rentre libéré de ses obligations militaires, Charles dispensé par la présence du grand frère sous les drapeaux, peut donc l’accompagner [9].

La jeunesse et l’entraide familiale feront le reste : malgré la crue du siècle, consécutive au cyclone du 8 septembre 1888 qui les accueille en fanfare comme pour signifier les dangers de l’Eden Tropical, Charles fait preuve d’une étonnante capacité d’adaptation. Après tout, il n’était à Thônes qu’un cadet parmi d’autres promis à l’obscure survie des montagnards ; son exil forcé lui offre l’opportunité d’un changement d’horizon en l’émancipant des pesanteurs de la grande famille alpine à refonder – ailleurs, autrement, sans en renier l’atavisme.

Deux ans après son arrivée, Charles épouse en juin 1890 Catherine Bernot, seule fille d’un des fondateurs de San Rafael, arrivé la même année que les Desoche, géomètre, premier instituteur de la colonie, propriétaire : un notable installé. Ces noces ont lieu deux mois avant que son frère Simon n’unisse sa destinée à celle de Catherine Roustan, nièce de Jean Desoche ; mais Charles, en sortant de la stricte endogamie savoyarde, assure son avenir. Il se garantit l’entrée dans la bonne société des fondateurs : ce noyau des chanitois [10] qui a réussi à s’implanter en terre tropicale et y tient le haut du pavé. Sur le domaine accru de son beau-père, il gagne assez vite une demeure et sa plantation, la Puntilla Chica, se lance dans la vanille en association avec son beau-frère Philippe Bernot ; scelle enfin son intégration fulgurante par un enracinement familial : quatre enfants, dont deux fils lui naissent entre 1891 et 1901, de cette femme née sur le sol de San Rafael.

2.2 Adversités

Tout laisse penser que durant cette première décennie, notre émigré occupé à construire ses domaines, n’eut pas le temps de cultiver la nostalgie. Mais le Mexique tropical n’est pas la France : le vomito de 1901 vient ruiner en partie l’édifice si rapidement construit. En quelques mois la fièvre jaune enlève son beau-père qui lui avait vendu son bien, sa fillette Ernestine à l’âge des poupées et surtout Catherine, l’épouse qui venait de mettre au monde fin décembre une petite Élise. Situation critique car il n’a pas d’enfants assez âgés pour assurer la relève maternelle (deux garçonnets de dix et trois ans à peine) et comment un homme de cette époque prendrait-il en charge un nourrisson ? Élise est donc confiée à Philippe Bernot. De même, passant outre au délai réglementaire du veuvage, Charles se remarie quelques mois après [11] avec Louise Proal, sa cadette de quinze ans qu’il fit danser sur ses genoux petite fille. Louise, seul fruit du remariage d’un barcelonnette [12] prématurément veuf, était née dans la chaleur du Golfe ; elle se retrouve au cœur d’une famille recomposée, dispositif psychologiquement complexe où elle fera autant figure de providence que d’usurpatrice. Mais Charles héritier de sa femme est devenu un parti avantageux, doublé d’un homme séduisant qui en impose ; la tentation est grande de jouer à la dame sur ce beau domaine.

Louise, si elle ne reprend pas chez elle la dernière fille de la précédente union, n’en sera pas moins l’épouse promise : sa jeunesse lui permet d’engendrer trois enfants en moins de dix ans, un garçon et deux filles [13] qui rassurent Charles en lui prouvant que le fil familial n’est nullement rompu. Toutefois, malgré cette fécondité, en dépit d’une incontestable réussite matérielle, quelque chose s’est brisé en lui. L’enthousiasme des débuts fait long feu et cette double famille se mine de jalousies, de rancœurs et de conflits larvés en dépit de l’extase génésique du mâle. D’autant que les garçons du premier lit grandissent : il faut songer à leur avenir pour se consacrer librement aux plus jeunes, les enfants de Louise. Un plan est déjà tout tracé dans la tête du Savoyard : en emmenant sa deuxième famille au « pays » natal fort de l’aisance acquise, ne trouverait-il pas moyen de s’émanciper de Louise Proal, des pesanteurs d’un Eden auquel plus de vingt ans ont fait perdre ses chatoiements ? Les troubles de plus en plus fréquents sur la frontière du Nord nourrissent ce puissant désir d’ailleurs. Mais Charles n’est pas seul à décider car une femme jeune qui sait ce qu’elle veut (et surtout ce dont elle ne veut pas) a les moyens de faire plier son seigneur et maître. D’où une valse atermoiement de plus de deux ans :

« Charles Couturier est toujours indécis s’il ira ou n’ira pas faire un voyage en Savoie cette année. Sa femme voudrait y aller avec lui et emmener tous ses enfants et revenir en automne, mais Charles dit que s’il y va avec toute sa famille, qu’il ne reviendra plus, qu’il vendra son rancho et s’achètera une ferme dans la vallée de Thônes et restera là-bas. Louise ne veut pas cela, elle dit qu’elle ne veut pas aller garder les vaches et les chèvres en Savoie, qu’elle veut bien aller s’y promener mais revenir au Mexique [Nous soulignons]. Si toutefois Charles se décidait à s’en aller, son frère Théophile lui achèterait son rancho, mais Charles ne voudrait pas le vendre avant d’être allé voir si cela lui conviendrait [14] ».

Ici, les limites de l’endogamie entre Français apparaissent clairement : la première génération née sur le sol mexicain, malgré le culte du vieux pays entretenu par ses pères, s’est accoutumée à l’aisance conquise et ne quitterait à aucun prix sa domination sociale sur la région. Louise, au filtre des rudes Savoyards qu’elle côtoie, ne voit-elle pas leurs montagnes comme une curiosité bonne pour touristes en mal de rusticité ? Charles devra donc déployer des trésors de stratégie pour parvenir à ses fins. En bon disciple de colons enrichis comme Jean Desoche qui, à la fin du siècle, avait envoyé deux de ses garçons suivre leurs études secondaires au Collège de Thônes [15], notre planteur prend prétexte de la « bonne tête » d’Alphonse pour réaliser le voyage programmé : durant l’été 1912, toute la petite famille va l’inscrire au Lycée Berthollet d’Annecy. Occasion de renouer avec les parents et amis un quart de siècle après le grand départ, de convaincre Louise que la Savoie, rafraîchissante, pimpante, animée par les premières vagues touristiques, n’est pas la barbarie tant redoutée, de poser enfin les jalons d’une réinstallation. La lettre qu’il adresse à son frère François dès leur retour à San Rafael (14 novembre 1912) souligne la complicité reconquise à travers le patois et la tomme, viatique du montagnard, en pointant à partir de là les modalités d’un commerce entre le Mexique et Thônes :

« Nous avons eu de la chance d’avoir sorti ce jour-là de Veracruz. Deux jours après, une révolution s’est déchaînée de tous les diables, ne laissant entrer ni sortir personne. Maintenant cela est calmé, aussi bien du côté des fédéraux que des rebelles il y a eu mille morts. Nous avons été un mois avant de recevoir nos malles, je n’ai pas voulu les embarquer avec moi parce qu’il aurait fallu une autre bête de charge, et j’ai mieux aimé les laisser pour le direct. […] Le 8 du courant nous avons reçu nos malles en bon état, sauf la poura toma est areva tote poria [la pauvre tomme est arrivée toute pourrie], par rapport à la chaleur et il a fallu tout jeter ; cela m’a fait de la peine. Je dis mes chers parents que le pays n’est pas encore près d’être en paix ; il n’y a rien de sûr : jugez, moi qui devais vous envoyer cent sacs de café immédiats par le petit bateau qui apportait nos malles ; maintenant on ne veut plus assurer, donc ce serait une grande imprudence de ma part d’envoyer de cette manière ; car je pourrais être ruiné. […]

Mon cher François, je te tiendrai au courant des événements et des affaires du pays. La récolte de cette année est médiocre à [sic] celle de l’année dernière : il y a ⅓ de café et un peu moins de vanille. Je t’assure que pour l’année prochaine la récolte sera supérieure à celle de cette année ; car mes plantations sont splendides et je crois qu’on pourra faire quelque commerce ensemble ; pour y gagner quelques fifrelins par à part que j’ai resté toujours avec l’idée fixe d’aller vous rejoindre […] Si on sait se fraterniser tous ensemble, c’est que nous nous comprenons et que nous sommes du même caractère [Nous soulignons]. J’ai reçu une lettre de mon cher petit Alphonse [16], en me disant qu’il était très content du lycée et que ce jour-là il se trouvait parmi vous ».

Mais la Révolution dans sa troisième année fait une entrée fracassante sur le sol de la colonie, en même temps que Charles ; elle sera dans ses conséquences dramatiques sa complice et sa providence.

2.3 Révolutions – le retour est un départ…

Un peu plus d’un mois après la réinstallation, dans la nuit des Rois (6 janvier 1913), des bandits en armes percent le mur de la maison Desoche et vont tuer sauvagement Théophile dans son lit, blessant mortellement son père venu à la rescousse un bâton à la main. Jean Desoche, fort riche, usurier, avait rempli cinq ans les fonctions d’agent consulaire de France et son fils, plus français que jamais, se montrait bien dur envers les Mexicains… Relatant le carnage, Charles prend le prétexte de cette insécurité galopante pour préparer le repli de sa seconde famille vers la France ; et Louise cette fois ne peut que s’incliner :

« C’est malheureux ce qui est arrivé, on n’est pas bien au Mexique avec ces troubles, on ne peut plus vivre en sûreté. Je pense retourner en France, en Savoie. Je pense vendre ma propriété ; je vous écrirai à ce sujet. [17] »

Quelques mois ont suffi pour le règlement des affaires sur place et, courant juin, voici nos Mexicains installés à Thônes, non loin des Torchets, la petite maison que François a héritée de leur mère. À son cadet, petit agriculteur de montagne et hongreur comme leur père, Charles propose un nouveau souffle en important de la vanille, surtout du café de ses plantations pour les vendre à Thônes [18]. Enfin il respire au cœur de l’été savoyard grâce à sa réussite dans le Golfe, comme pour réconcilier harmonieusement les deux pôles de sa vie. Ce négoce lucratif leur permettra de voir venir car il apparaît qu’une si petite terre peut difficilement nourrir dix personnes. Les perspectives y sont aussi bornées que le pâturage dans l’ombre de Cotagne. Mais Charles doit vite déchanter : son fils aîné chargé de lui faire parvenir le reliquat des ventes à San Rafael détourne à son profit l’argent d’un père qu’il sait hors de portée. Quelques mois plus tard éclate la Première Guerre mondiale qui, couplée aux soubresauts de la Révolution mexicaine, va couper court au trafic maritime, tuant dans l’œuf la poule aux œufs d’or du café.

Heureusement, Charles avait assez amassé pour acquérir une belle ferme dans la région annecienne : grands et solides bâtiments, terrains faciles à cultiver ; son aisance présente cet avantage de laisser le petit frère propriétaire des Torchets, au cas où. C’est l’audace du Mexicain qui a rendu possible cette mini-migration vers la plaine moins ingrate, ensemble, et peut-être inspiré à François le regret de ne pas avoir rallié ses aînés jadis. Pour l’heure, il lui faut rejoindre le théâtre de la guerre en tant que réserviste et c’est Charles qui devient soutien de famille élargie pendant ces années-là. Tout passe par lui, des cordons de la bourse à la fascination qu’il exerce sur son entourage. Ainsi, quand mon grand-père, son neveu, est soldat à Grenoble en 1913-1914, les permissions commencent toujours par une visite à Annecy-le-Vieux « chez l’oncle Charles » : ce parent porte en lui l’exotisme d’aventures quotidiennes dans un autre monde.

Au retour de François, les tensions sous-jacentes vont prendre une acuité pénible, bien que les deux couples n’occupent pas le même appartement : on ne reste pas impunément vingt-cinq ans absent du lieu auquel on s’identifie. « D’une certaine manière, l’homme qui rentre au pays a goûté le fruit magique de l’étrangeté [19] », dont il transplantera sciemment ou introduira malgré lui les acquis au cœur de son ancien modèle culturel. Même si au fil des lettres, on a fait comme si rien n’avait changé de l’ici commun dans l’ailleurs, même si l’on s’est totalement reconnu lors d’une première (et brève) visite, les deux communautés en correspondance ont évolué parallèlement et les divergences éclatent au grand jour [20]. Au point que dès l’automne 1919 [21], Charles fait le voyage à San Rafael pour poser les jalons de leur rentrée au bercail, là-bas, mais une mauvaise surprise l’y attend. Quand il avait quitté sa terre d’adoption, il vendit le ranch des Bernot à son aîné Théophile, à la condition non-écrite qu’au cas où la destinée l’appellerait de nouveau sur ces rives, Théophile lui rétrocèderait la propriété au même tarif. Tope là ! C’était compter sans l’un des fils, Alfred, amouraché d’une jeunesse avec du sang noir [22] : pas question de l’accueillir sous son toit pour la très sourcilleuse mère ! On avait donc placé le couple en union libre dans ce ranch un peu à l’abri des regards. Furieux, Charles dut se résoudre à l’achat d’une maisonnette le long du Camino Real, loin du cœur du village.

En définitive, c’est l’inadaptation et l’amertume de Louise Proal qui rendent le retour impératif. Transie, se sentant déclassée même dans la grande ferme, Louise n’est plus que l’ombre d’elle-même. Son mari enthousiaste n’avait écouté que ses ardeurs en pensant qu’un enfant né en Savoie ranimerait son épouse et scellerait la réimplantation, définitive. Mais Louise ne put s’occuper du nourrisson, une petite fille morte presque aussitôt [23]. Du côté savoyard, la version du dénouement de l’histoire telle que nous la livre le petit-fils de François [24] rend compte d’un divorce absolu :

« Charles Couturier, c’est donc ce fameux Mexicain qui n’avait pas la tête dans les talons : il ne se laissait surtout pas commander – ça ne le gênait pas de commander les autres, mais lui…, bon. Et avec mon grand-père François, à Bramafan (donc à Annecy-le-Vieux), je ne sais pas comment ça se fait, ils n’habitaient pas ensemble mais enfin ils se voyaient souvent. Charles, lui, il se croyait dans un ranch. À Bramafan c’était grand, les parcs des bestiaux étaient tout autour d’une taupinière ; alors, il voulait s’amuser au gaucho [25] (enfin, je ne sais pas ce que c’est que les gauchos, j’en ai jamais vu, mais bon), il voulait faire comme ils font là-bas, chez les fameux Mexicains. – Je vais y aller voir un jour : je ne suis pas encore assez vieux pour mourir et je n’ai pas renoncé à y faire le voyage !

Alors, il voulait faire courir les bêtes, faire aller le lasso pour les choper, faire péter des coups de pétard pour faire bien, montrer comment ça se faisait, pi les gens là-bas attendaient tous pour voir ça. Mais ce qu’il souhaitait surtout, c’est de donner le goût de monter à ses neveux : il aurait voulu que Théophile et Joseph [26] fassent beaucoup de cheval, comme lui, et puis partir à deux-trois, les grands chapeaux, le pétard sur le côté, faire du bla-bla, quoi. Bien sûr, il y avait autre chose à faire à la ferme : ce n’était pas ce principe-là.

Un jour, il dit : “Ah ! c’est comme ça : pas moyen de faire ce que je veux chez moi – je vends tout !” Alors, il essaie de faire dire à François : “je te vends la ferme. Mais attention, je te la vends aujourd’hui, parce que demain c’est trop tard !” Il y en a un qui est donc parti l’avertir à Thônes : il castrait les cochons. Enfin, il devait être au coin d’un bar, dans un bistrot en train de s’essuyer les moustaches. Bon, François dit : “Ah oui, bah ! il ne veut pas la vendre tout de suite, je dois redescendre demain, je descendrai demain et puis on verra bien.” Ma foi, ça s’est passé comme ça. Et le lendemain, quand François est arrivé, la ferme était vendue ; et François s’est trouvé … dehors !

Moi : Alors, du coup, il n’y a pas un bon souvenir de Charles ?

Roger : Ah ben, de Charles … tagadi, tagada… puisqu’il lui a dit “je te la vends, je te la vends” et que l’autre n’a pas voulu se bouger… Mais par contre, c’est le père à Lucien Comte qui est venu et qui était là juste au bon moment ! Et puis, ils l’attendaient, ils l’attendaient : comment ça se fait qu’il ne descend pas ? François était un peu vexé, embêté, gêné (entre frères !) : il fallait partir. Donc on n’a pas demandé pourquoi il y avait eu tout ça ; en tous cas, s’il y avait des explications, ils ne nous les ont pas données.

Moi : Et toi, tu devais t’appeler Charles ?

Danielle, sa femme : Non, c’est moi : Jean-François [leur fils, né en 1958], je voulais l’appeler Charles ; alors tes parents se sont disputés : “on n’appellera pas ce gamin Charles, il n’y a pas de Charles ici !” Après, ton père a dit : “eh bien, si tu veux on l’appellera François, en souvenir du grand-père et puis Jean” (en souvenir du père de ma belle-mère) – ça a donné Jean-François. Voilà. »

L’amertume des trahisons fraternelles, transmise au fil des générations, déforme quelque peu la réalité de ces transactions et la mémoire opère ses croisements, ellipses et recompositions. Si l’on se reporte plus froidement aux actes notariés [27], on constate que Charles acquit « Bramafan » (qu’il occupait depuis le 1er octobre) le 20 décembre 1913 et le paya bien de ses propres deniers (40 000F). Mais il revend la propriété dès le 5 novembre 1918 pour la somme de 57 000F, se réservant « les pailles et fourrages existant dans les bâtiments ainsi que les pressoirs et une cuve ». Sa famille ainsi que celle de son frère François ont continué d’occuper les lieux tandis qu’il s’en va préparer le retour au Mexique (1919-1920). Quand les premiers acquéreurs revendent Bramafan le 1er mars 1921 [28], un paragraphe stipule qu’est confirmé le bail de location de 9 années avec reconduction triennale, accordé à François Couturier à compter du 1er mars 1919. Toutefois, vu le montant élevé du loyer (2300F par an dès 1920), François demeuré seul après le départ du Mexicain, ne put supporter cette charge, et s’est finalement « retrouvé à la rue ».

Le rêve se brise – effondrement d’une tentative de renouement confrontée à la réalité de la cohabitation. Pareille incompatibilité manifeste les profondes transformations identitaires de l’émigré dans l’éloignement prolongé. Il n’était pas absolument à l’étranger au sein de la communauté fermée des Français et plus encore dans le noyau familial des Savoyards, ses frères transplantés qui réalisait, ailleurs, le lien maintenu avec le pays. Force est cependant de constater l’ampleur de la mexicanisation qui, dans le témoignage du descendant de Savoie, opère peut-être comme un stéréotype pour rendre compte d’un effectif éloignement culturel. Sans compter la préséance financière du Mexicain, capable de brouiller le rapport de forces. Le mythe de la confraternité par-delà l’Océan vole en éclats. Trois trahisons jalonnent d’embûches la route du retour : celle du fils du premier lit décompose littéralement la famille de Charles en deux branches d’incommunicabilité ; puis les frères se déchirent, l’un ne pouvant respecter la parole donnée au départ (Théophile), l’autre (Charles) abandonnant à son destin le cadet qu’il voulut entraîner dans son sillage… Enfin l’échec du retour au point primitif relativise la partition du couple maintien/rupture dans le cas d’une migration comme la nôtre : c’est précisément parce que le lien a été pieusement maintenu, voire ravivé avec la région natale (suite aux aléas de la Révolution, mais pas seulement), parce qu’il fut idéalisé, changeant paradoxalement la pauvre montagne des ancêtres en terre promise, qu’a finalement lieu la rupture, définitive.

Charles et sa famille rentrent au Mexique au début de 1922 [29]. Les dix années qui lui restent à vivre ont la saveur d’une amande amère, mais l’habitude du courage et de la lutte refait de lui un petit planteur au bord du fleuve. Elles présentent un côté paradoxal en apparence : c’est rejeté par les siens qui ont reconnu en lui un étranger, exilé à jamais de sa vallée qu’il reprend sur les rives du Rio Nautla le flambeau des guérisseurs de Savoie. Charles a rapporté dans ses bagages la fameuse « drogue à Couturier », une préparation ancestrale contre les morsures de serpents venimeux. Cette poudre blanche à base d’ammoniaque se conserve bien et on la boit diluée en cas de nécessité ; elle a sauvé beaucoup d’agriculteurs dans ce pays très serpentifère sans supplanter le guaco [30] contra veneno des Indiens totonaques – rencontre des médecines populaires. Comme son père et ses aïeux, Charles est un redoutable hongreur ainsi que l’atteste l’anecdote suivante : un débiteur impénitent se présente à la porte du rancho, alors le maître des lieux l’apercevant appelle ses deux chiens d’une voix de stentor : « Atrapalo ! Capalo ! [Attrape-le ! Castre-le !] ». Le lendemain, l’argent était sur la table [31] ! Ainsi le Mexicain malgré lui restait plus que jamais Savoyard.

Dans le schéma migratoire du XIXe siècle où s’inscrit Charles Couturier, le retour au pays fait partie du processus normal : volontaire, il doit couronner cette parenthèse qu’est le déplacement visant un renflouement économique. L’itinéraire de Charles, double retourné, remet en cause cet idéal de la boucle refermée sur son point de départ, dès lors qu’elle se voit confrontée à tous les paramètres d’une réalité plus complexe, si bien que le rêve du temporaire finit par changer la conscience du déplacement en une fatalité. Il est à regretter que nous ne disposions d’aucune trace écrite pour tenter de reconstituer les pièces de cette mémoire déchirée : c’est qu’au terme de l’aventure savoyarde, la correspondance nourrie cessa entre les deux frères fâchés et par contamination, avec la famille de France. Du reste, lointains au milieu des proches, ces caractères-là ne s’épanchaient pas volontiers sur leurs sentiments, encore moins leurs douleurs.

À sa mort, en janvier 1932, Louise consacre à son époux une sépulture dans le petit cimetière de Mentidero en attendant de l’y rejoindre. Mais comme elle allait lui survivre plus de trente-cinq ans, ses enfants ont construit une grande chapelle où elle repose à leurs côtés. Charles est donc resté seul dans la petite tombe à l’ombre de la grande [32], avec son inscription en Français : alors que la stèle funéraire de son frère Théophile (décédé en 1925) indique clairement sa naissance « à Thônes, Haute-Savoie », celle de Charles fait silence sur la Savoie, maudite par la mésaventure du retour ; et l’origine ne s’ancre plus que dans le territoire national de la langue, en général. Il demeure ce Français, à jamais en marge semble-t-il, comme un émigré entre deux mondes.

3. Postérités du renouement : le présent de la mémoire, dans les deux sens

Je ne me suis pas consolé,

Bien que mon cœur s’en soit allé.

Et mon cœur, mon cœur trop sensible

Dit à mon âme : est-il possible,

Est-il possible – le fût-il, –

Ce fier exil, ce triste exil ?

Mon âme dit à mon cœur : Sais-je

Moi-même, que nous veut ce piège

D’être présents bien qu’exilés,

Encore que loin en allés ?

Paul Verlaine, Romances sans paroles, VII.

3.1. « Tio Foncho » : le retour de la France éternelle

Les études secondaires d’Alphonse Couturier Bernot, second fils de Charles, avaient été en partie un prétexte pour préparer la réinstallation savoyarde lors du voyage de reconnaissance, en 1912. Installé au lycée Berthollet d’Annecy, Alphonse est un élève doué, premier prix au tableau d’honneur, qui s’illustre particulièrement dans les exercices liés au maniement de la langue paternelle : écriture, récitation et diction, composition française [33]. Mais après une courte année de tranquillité où il lui suffisait de répondre de loin en loin aux sollicitations de Charles, l’assassinat des cousins Desoche le remet directement sous la tutelle parentale, père et belle-mère. L’étude lui devient pesante avec la déclaration de guerre et jamais plus son nom ne figure au palmarès : il n’a pas tardé à sortir du lycée afin de gagner son indépendance, avant de s’engager comme volontaire (encore mineur), le 8 mai 1917 [34]. Rendu à la vie civile en 1919, il « se retire » un temps à Annecy-le-Vieux mais c’est le retour au Mexique de la seconde famille qui le libère définitivement, en 1922. Dès lors, le jeune homme peut goûter aux joies du pays reconquis : l’amour, à Thônes, terre natale de ses ancêtres où il épouse la « belle » Maria Cuillery (dont le frère accompagnait Charles en 1919), et son prolongement : la paternité, dès 1920. Puis il multiplie les professions, employé, cuisinier, homme de théâtre, avec une désinvolture gauloise à mesure que s’arrondit son tour de taille. Le cap est mis sur Paris, ville-lumière, à la fin des années 20 ; bien que réformé en 1940 pour « arthrose et goutte », ce bon vivant est réputé Résistant de l’ombre. Alphonse Couturier, après tant d’éclats, rentre au pays de sa naissance au lendemain de la Seconde Guerre, auréolé du prestige des voyageurs et des héros. « Heureux qui comme Ulysse… » Ce retour dans les derniers jours du conflit cache peut-être de plus secrètes blessures : l’union avec Maria s’est dissoute et le fils qu’ils ont eu, Marcel, regagne aussi le Mexique en ralliant cependant son oncle Cuillery à Mexico. Plus question désormais de famille. Alphonse est seul. Toutefois, fort de l’irrésistible rayonnement de sa bonne humeur, il va devenir pour tous le « Tio Foncho », une des icônes de la conscience française menacée au moment où la communauté en vase clos s’ouvre sur le monde avec l’aménagement de la route nationale (1943) et, prospère, attire de nouveaux arrivants, des Mexicains plus pauvres.

Après 33 ans d’éloignement, Alphonse ne peut que constater dans l’ancienne colonie les effets de cette mexicanisation que soulignaient les témoins les plus objectifs dès la fin du XIXe siècle, processus normal vu son demi-siècle d’existence et l’isolement prolongé de la région. L’indice le plus frappant en est la perte de l’usage de la langue maternelle pour la jeune génération :

« Malheureusement, voyez-vous, la France a beaucoup perdu de son influence depuis que nous ne sommes plus officiellement Français [35]. Les vieux, je veux dire, n’est-ce pas, les hommes de plus de quarante ans, parlent encore français entre eux, mais pour les jeunes, c’est plus difficile. Il y a longtemps, tenez, avant la dernière guerre, il était défendu aux enfants de parler espagnol. […] Il n’y avait de mariage qu’entre Français et, dans la région, plus de douze cents purs Français, sans aucun mélange, presque tous plus ou moins parents. C’est la guerre qui a tout gâté, et surtout l’effondrement de la France en 40. Les jeunes voyez-vous souffrent d’une espèce d’infériorité quand on leur parle de l’Amérique et même des Allemands, car il faut bien dire que le redressement de ces sacrés Boches fait l’admiration des Mexicains. Alors, vous comprenez, les jeunes ne tiennent plus guère à leur qualité de Français, encore moins à leur langue. Ainsi, moi qui vous parle, je n’ai pas d’enfants, j’ai un tas de neveux et nièces qui ne m’appellent pas l’oncle Alphonse mais Tio Foncho, et ne connaissent plus un mot de Français. […]

Oui, mais les habitudes, vous savez ça, sont tout de même les plus fortes, sauf peut-être dans le mariage, car beaucoup de nos jeunes ont épousé des Mexicaines, et vice-versa, et nos jeunes maris commencent à vivre comme les maris mexicains, l’homme dehors, la femme à la maison, les « casas chicas », la jalousie, le revolver, enfin, vous voyez ça ! Mais pour le reste, ils sont restés bien Français dans la vie familiale, l’éducation, la cuisine, le logis, les méthodes de travail et les fêtes. Vous me croirez si vous voulez, mais ils fêtent le 14 juillet, avec les pétards et la Marseillaise à laquelle ils ne comprennent rien mais qu’ils savent par cœur d’un bout à l’autre [36]. »

La truculence nostalgique du vieux de la vieille rend bien les tiraillements d’une acculturation problématique. Foncho, inversant le prototype de l’oncle d’Amérique, va se faire le porte-étendard des vraies richesses en péril : ces valeurs culturelles des fondateurs, réservées à l’élite sociale des descendants. Exilé de San Rafael, émancipé dès l’adolescence, providentiellement sans famille, le Tio rachète ainsi le retour aux sources paternel (cet échec) en devenant le père spirituel de la communauté, en lui ramenant, prodige herculéen, la France qu’il incarne, sur son sol.

Il va alors ouvrir concurremment un cours gratuit de langue et civilisation où se pressent les demoiselles de la bonne société, des hôtels cultivant l’hospitalité française et le fameux restaurant où la gastronomie ravit les papilles en revivifiant toutes les saveurs du pays lointain. Foncho a laissé aux plus âgés le souvenir du bon vivant aux fourneaux et ses recettes sont pieusement conservées dans les foyers : soupe à l’oignon, consommé d’huîtres, poulet à l’orange, rôti de porc et mélanges d’herbes fines, œufs à la neige [37], etc. Pour donner publiquement davantage de prestige à la célébration nationale, il devient l’ordonnateur des 14 juillet et des carnavals qui rendent San Rafael fameux à la ronde. Ce représentant flamboyant de la génération de 1890, née française sur le sol de sa seconde patrie, eut une influence considérable sur la « construction des identités » d’une communauté en pleine restructuration, creusant les tensions et malentendus en voulant réconcilier deux nationalités fondues, dans les faits, en un seul groupe contrasté. À l’heure où les habitants de San Rafael portaient depuis longtemps l’identification de « mexicains », assortie de l’image sociale des « Français », artisans de la prospérité de l’ancienne colonie dont ils géraient les fruits (même si certains sont descendants d’Italiens ou d’Espagnols !), Foncho fomente la nostalgie militante de l’originelle pureté française [38] et la lègue en héritage à bon nombre de ses disciples, fière et douloureuse appartenance [39]. Tel était le prix à payer pour chanter sur le mode majeur la France quittée, reconstruite de toutes pièces dans ses valeurs et qui perpétuait l’image de la seule patrie désormais (le Mexique) comme « terre d’adoption », donc d’exil, embaumant dans le fantasme la Colonie défunte, cet État dans l’État :

« Comme citoyen mexicain je reçois ces Palmes, voyant en elles un des actes qui a pour but de fortifier les relations culturelles entre nos deux pays, la France et le Mexique. […] Je n’ai aucun mérite à le faire, j’ai eu le privilège de faire mes études en France, d’y vivre de nombreuses années. Celui qui connaît ce peuple admirable, cette France immortelle, se laisse séduire par son rayonnement culturel, sa glorieuse histoire. Je suis revenu dans mon cher petit coin, dans mon pays natal et j’ai été douloureusement confondu de constater que le vrai visage de la France y était inconnu. Voilà pourquoi j’ai entrepris cette œuvre. Faire connaître le vrai visage de la France, son ciel bleu, le chant de l’alouette, le sillon et la rude main du campagnard qui sème la graine, ses campagnes où se dore la moisson prochaine, ses musées, ses bibliothèques, ses laboratoires ; la France éternelle de Roland, de Voltaire, de J.J. Rousseau, de Diderot, de Molière et tant d’autres ! La France de 1789 avec ses mots sublimes, bien français, Liberté, Égalité, Fraternité qui changèrent la face du monde.

C’est ce visage que je veux faire connaître et pour cela il est indispensable de connaître la langue française.

Nous sommes tous citoyens mexicains et nous en sommes fiers, mais nous ne pouvons pas oublier que beaucoup de nous sommes unis par le sang à cette noble et glorieuse famille française. Personnellement dans mon cœur je confonds en un même amour la France et le Mexique, le Mexique et la France [40]. »

C’est cette stricte égalité que dément l’embrassement du chiasme pour sceller l’identification des anciens colons à la « famille française ». Alphonse a dépassé les tribulations de son père, migrant perpétuel, né patoisant dans la très particulariste vallée de Thônes, pour épouser le mythe de la France éternelle, légué avec succès aux paysans colonisateurs par les élites diplomatiques et qui lui assurait son aura. Mais l’homme seul au visage si mélancolique sur ses derniers portraits, lui le Français, termina ses jours en concubinage avec une Mexicaine et la fille de celle-ci, près de la mer. La nonagénaire silencieuse, dépositaire de ses reliques, honore encore sa mémoire.

Pour moi, ce fut une expérience étrange et émouvante à la fois que de donner des cours aux anciennes « demoiselles de Tio Foncho » (celles des années 1950-60), aujourd’hui le niveau de français le plus avancé de la maison de la culture, dans la classe qui porte son nom : nous y avons lu la rencontre avec T’Serstevens, à San Rafael, qui faisait ressurgir en elles un bouquet d’anecdotes sur la personnalité solaire de leur premier maître. Puis, j’ai pris énormément de plaisir à l’incarner [41], grimé en « calavera » devant sa tombe, ce cousin, à synthétiser son parcours hors norme pour la majorité des non-initiés, à lui faire déchiffrer les dernières inscriptions funéraires (vers 1920) dans un français dont le puriste rectifiait les approximations, lors du petit festival des Morts que Carlos, l’historien local, descendant des totonaques de la région, organise depuis deux ans pour valoriser le patrimoine funéraire des « Français » et rapprocher les communautés désormais fondues… Il faut prendre ces « émotions » dans leur sens étymologique : comment ne pas être remué par deux expériences qui mettent en scène la recherche archivistique et l’analyse actualisée comme celle, plus intime, des affinités mentales, des appartenances ? Dans les deux cas, c’est en prenant de la distance (didactique et théâtrale) avec les émotions/sentiments en présence, peut-être partagés, que j’ai eu l’impression, en les représentant pour les vivre de façon subtilement critique (dans la synthèse des époques, unissant un instant les vivants et les morts), de m’approprier davantage les arcanes de cette mémoire commune et pourtant divisée.

3.2 Liz, ou le sentiment lancinant de l’exil

Le « cas » par lequel s’achève ce parcours me tient d’autant plus à cœur qu’il nous ramène au présent, réunit à distance les deux bords de l’Océan concernés par l’ancienne migration ; introduit dans la recherche universitaire une dimension familiale, donc affective, impliquée ; essaie enfin d’interroger les silences et légendes de la tradition orale, de réparer ou simplement de dire ces blessures héritées de la séparation, d’en reconstituer peu à peu la carte imaginaire. Parce que la recherche y est à proprement parler vécue, il faut donc le lire pour ce qu’il est : un laboratoire d’analyse en cours, en aucun cas un schéma théorique abouti. Et ce travail, fondé sur la particularité d’un échange entre descendants, a donné naissance au médium inaccoutumé d’une correspondance qu’on pourrait qualifier d’exploratoire, qui met à l’heure d’Internet l’unique lien, au XIXe, entre ceux qui sont partis et ceux qui restent : ces longues missives croisées. Car c’est bien ainsi que j’ai « rencontré » Liz : sur Internet.

Liz SM. nous fait franchir deux générations supplémentaires après celle d’Alphonse Couturier, mais du côté du second mariage de Charles avec Louise Proal, dont elle est l’arrière-petite-fille. L’histoire de sa branche est celle d’un déclassement tourmenté : Charles avait dû se réinstaller plus modestement à Mentidero au terme de son aventure savoyarde ; sa fille Albertine décède en donnant le jour à son troisième enfant alors que G., la mère de Liz, n’a qu’un an ; l’année suivante (1932), à la mort de Charles, il faut diviser l’héritage et Louise se retrouve soutien de famille, son gendre veuf étant dépassé par la situation. Elle qui, contrariée, dépérissait en Savoie, devient l’arbre tutélaire, la force, le foyer de la maisonnée en reconquérant toute son énergie dominatrice et malicieuse. Arrivée à vingt ans, G. s’éprend de Rafael qui porte beau comme un français, bien que fils de l’homme de main d’un des chefs révolutionnaires locaux, ostracisé comme tel par la bonne société et de surcroît son cousin au second degré : elle l’épouse contre la volonté de sa famille – au point d’en être déshéritée à la mort de Louise. Trois enfants de l’amour, de la passion, de l’interdit leur naissent coup sur coup au début des années 1950. Liz sera la petite « ravisée » onze ans plus tard, quand Rafael s’échine en vain à se faire plus Français que les purs descendants de colons, pour obtenir leur reconnaissance et que l’amertume envahit le cœur de sa mère. Elle n’a pas deux ans à la mort de Louise, la mythique Grand-Mère [42] et tout au plus une dizaine quand disparaît le dernier de ses grands-parents. Dans ce contexte très tendu, une blondinette à la peau de pêche qui voudrait rassasier sa fringale de secrets de famille s’interroge longuement dans le demi-silence d’une tombe :

« Ma première image “consciente” de Charles était sa pierre tombale. Je me souviens qu’à un moment donné, je suis allée avec ma mère apporter des fleurs au cimetière. Aller là n’était et n’a jamais été une corvée pour moi, aussi étrange que cela puisse paraître. Ni triste. Pour moi, c’est comme aller chez quelqu’un que j’aime, c’est aller lui rendre visite […] La famille de mon père (ses parents, sa nièce et sa grand-mère) sont enterrés dans le terrain juste à côté (en fait, toute cette concession appartenait à Charles) et lorsque j’allais au cimetière, je portais toujours des fleurs pour la chapelle d’Albertine et il ne fallait pas oublier le monument de Charles ! Ça, pas question pour moi ! Parfois, il y avait des années difficiles où ma mère ne pouvait acheter beaucoup de fleurs, elle en achetait simplement un bouquet pour la chapelle de sa mère, grand-mère et tante. Alors, je lui volais au moins une fleur pour la tombe de Charles et elle riait de cela.

Enfin, ce que j’essaie de te dire c’est que le fait qu’il avait un monument différent, a fait en sorte que dans mon esprit d’enfant, il était “différent” et pas dans le sens péjoratif. Cela le rendait spécial à mes yeux, mais sans pouvoir définir pourquoi. […] Tu sais, Charles m’inspirait une curiosité que personne n’était en mesure de combler et CHAQUE fois que j’allais au cimetière, je posais quelques fleurs sur sa tombe aussi et chaque fois je posais des questions sur lui mais elles avaient la même réponse : je l’ignore, je ne l’ai pas connu mais il y a une photo de lui à la maison [43]. »

On se garde bien de la chercher pour lui présenter cet ancêtre venu d’ailleurs. Liz conserve intacte sa curiosité du Français car, dans la modeste école où on l’a placée, seule blanche parmi les mexicains, elle est en butte aux retours de flamme de la domination coloniale, au point d’imaginer se teindre en brune par souci de mimétisme (ce dont sa mère la dissuade) ; elle qui, enfant, refusait de faire la ronde avec ses camarades descendants des Indiens totonaques parce qu’elle les croyait « sales », sur la foi de la parole paternelle [44]… Après ses études d’administration et de tourisme hors de son village, sa mère entend la « caser » au plus vite avec un beau parti et c’est pour échapper à cette fatalité, dans un contexte très machiste [45] où elle estime n’avoir aucun avenir, que Liz, en 1991, part tenter sa chance en Amérique du Nord. Les détours de l’itinéraire programmé la mènent au Québec, occasion de reconquérir le français des aïeux dans sa version plus chantante avant de devenir, une quinzaine d’années durant, la chargée de clientèle de la très opportunément nommée Auberge de l’Escapade.

Liz, fruit compliqué du colonialisme et des intrications identitaires issues du néo-colonialisme, connaît donc une migration seconde, longtemps après celle des pionniers. Dans un autre contexte, à une autre époque, celle-ci va néanmoins la rapprocher de son bisaïeul en lui donnant à vivre l’expérience progressive du déracinement, sur bien des plans. Culturel car le rude Québec de la région de Shawinigan est de ce point de vue un quasi-désert, même pour le rejeton des montagnards à l’esprit vif qu’une instruction primaire avait imprégnés d’un sens de l’histoire et préparés à l’étude. Linguistique, de façon plus complexe, cela va de pair :

« Non, je n’ai jamais pensé à la parenté française que le temps de me dire parfois : ma mère aurait dû nous montrer à parler un peu sa langue. […] Je ne savais que 5 mots lorsque je suis arrivée ici et c’est parce qu’au moment de dire au revoir à mes parents à l’aéroport, j’ai demandé à ma mère avec grande fébrilité comment dire No, gracias y por favor (quand même, j’étais “cultivée” et je savais dire Bonjour et Oui, que diable ! – J’étais quand même “française”, non ?). […] C’est ce côté de l’apprentissage d’une nouvelle langue en immersion qui est terriblement frustrant, c’est une fois que tu apprends le vocabulaire courant que les vrais problèmes commencent. Car dire que tu as soif, faim, froid, etc. c’est très, très facile mais expliquer tes émotions (tristesse, ennui, le sentiment de manque et d’affection), ça c’est très, très difficile. Bien des fois, j’ai eu envie de plier bagage et d’envoyer aux oubliettes tout le reste. »

Paradoxalement, le renouement au loin avec l’ancienne langue vient creuser la nostalgie du Mexique et, par-delà, suscite l’évocation intériorisée des émigrés de jadis :

« C’est après, avec le temps, une fois que les choses ne sont plus nouvelles, que tu commences à t’ennuyer de la famille (je me suis rendue rapidement compte que si tu te laisses aller à penser, cela devient trop dur), alors le seul remède était d’arrêter de penser à ce dont tu t’ennuies. Mais la nourriture, tu ne peux t’en empêcher car tu manges trois fois par jour, alors oui, cela me manquait terriblement et ici, il n’y avait RIEN que je pouvais acheter et le seul resto mexicain vend une nourriture qui n’a rien à voir avec celle de mon pays. Penser à la nourriture m’a fait penser à la famille mais je ne voulais pas penser à la famille immédiate, alors j’ai commencé à penser à ce qu’avaient ressenti les gens qui s’étaient installés dans la région de San Rafael. Chez moi, c’est Mentidero, pas San Rafael ni Jicaltepec mais comme la base de ma vie (études et amis) y étaient, San Rafael est venu dans le portrait comme référence pour situer plus facilement les gens, mais pas dans mon cœur. »

Peu à peu, Liz peaufine dans la quête douloureuse des sensations et souvenirs le profil de son appartenance entre les mondes. Il lui manque trop de linéaments pour en distinguer nettement les contours, quand deux épreuves liées à ses parents accentuent la conscience de l’exil. G. qui en fut le déclencheur direct, décède en 1994 à San Rafael, trois ans à peine après le départ de la fille prodigue :

« Vivant loin de tout ce qui m’était familier, c’est lors du décès de ma mère que je me suis sentie déracinée. Comme si tout d’un coup je n’étais plus moi. J’avais besoin de me lier à quelqu’un d’une manière plus concrète et comme j’ai obtenu ma résidence permanente, Michel et moi avons décidé de nous marier car je ne voulais pas le faire avant d’avoir obtenu mes documents par moi-même. – Je ne voulais pas être “seule” même si je ne l’étais pas vraiment.

Dans nos projets tous plus roses les uns que les autres, je me voyais faisant ma vie ici et l’heure de la retraite arrivée, je me voyais six mois là-bas, durant l’hiver. C’était un beau projet de vie durant plusieurs années. Jusqu’à ce qu’un jour, lors du 80e anniversaire de mon père (octobre 2006) où je suis montée dans l’avion de retour à Mexico, j’ai éclaté en larmes. Je venais de me rendre compte que jamais je ne pourrais retourner vivre là-bas. Le sentiment de perte et de déracinement que j’avais ressenti lors du décès de ma mère se manifestait encore une fois mais d’une façon différente. Là, ce n’est pas une partie de mon sang que je perdais, mais une partie de moi-même, une partie encore plus physique : je venais de lâcher prise sur cette poignée imaginaire de la terre qui m’a vu naître et ça, c’est très dur aussi. Extraño tanto mi tierra y al mismo tiempo sé que ya no es la mia [46]… je ne peux pas le dire en français, même si maintenant c’est ma langue ; il faut que je le dise comme cela me vient à l’esprit : en espagnol, comme si la signification était encore plus profonde. C’est réellement trop dur. »

On comprend pourquoi ce texte en Français, vibrant et sinueux dans sa linéarité, Liz l’a intitulé Destierro, terme très fort en espagnol qu’il est difficile de rendre : exil, arrachement à la terre natale, déracinement, avec tout ce que cela comporte de souffrance indicible. Très peu de temps après cette prise de conscience intervient notre rencontre (début février 2007). En effet, un cousin de Mexico qui construit les arborescences de notre généalogie commune a passé à Liz ma récente adresse électronique, en lui disant que j’avais beaucoup de données familiales et surtout que j’entreprenais un travail de recherche sur l’ancienne colonie française :

« Lorsque j’ai reçu ton premier courriel, tu as piqué un point sensible en moi ; un point en dormance car il était là dès ma petite enfance, nourrie par les histoires de Louise mais coupé court en grandissant. Cette graine était là, elle avait une terre fertile mais elle n’avait pas de “semée”, il fallait le travail de l’agriculteur qui la plante dans la terre et c’est seulement à ton arrivée que la culture a eu lieu. Là… tu m’offrais sur un plateau une encyclopédie vivante qui corrigeait sans arrêt les mauvais renseignements que j’avais eus ou qui me racontait des histoires que j’avais très vaguement entendues sans en savoir plus, qui m’en faisait connaître plein d’autres dont je ne soupçonnais pas l’existence. »

Pour être tout à fait honnête ici, je dois signaler que ces informations ont en fait tissé non pas un réseau mais le processus de l’échange qui s’est auto-fécondé dans les deux sens : nous nous apportions à chacun la moitié de l’obole qui lui manquait, les photos appelaient là-bas le souvenir puis la mise au jour d’autres images, enfouis mais disponibles, les anecdotes et les détails infimes éclairaient des zones d’ombre, complétaient les manques dans une quête partagée de l’émotion, du déplacement des lignes, de l’écriture en complicité et de l’histoire à un moment où nous traversions l’un et l’autre ce qu’on appelle communément une crise identitaire, de part et d’autre de l’Océan. Point de miracle, simplement le hasard objectif d’une coïncidence qu’un peu de rigueur et de références peut rendre passionnante. D’ailleurs, lorsque quelques mois après ce contact à distance, mon premier voyage à San Rafael (mai-juin 2007) m’offrira la rencontre de Liz, mon cicerone sur ses terres et dans la famille, c’est sur l’enthousiasme de la recherche archivistique confrontée au « terrain » que se scelle pour de bon la confiance :

« Lorsque je t’ai rencontré, écrit-elle, j’avais un drôle de sentiment envers toi. D’abord un peu de méfiance, car c’est une loi non écrite chez les gens de San Rafael. Les gens “bien” se méfient un peu ou beaucoup des inconnus, surtout s’ils sont étrangers et ma famille a fait pareil ! Mais après, le jour où ma sœur nous a conduits à Paso de Telaya pour te montrer la vieille église et que tu es sorti en courant de l’auto sans la regarder, criant que, là, c’était le tribunal devant lequel on avait tenté d’assassiner Théophile Couturier, la vieille photo à la main, ma sœur et moi te regardions avec des yeux d’incrédulité mais aussi de tendre plaisir de voir l’émotion qu’un lieu somme toute banal pour nous, te causait et là, nous avons compris que nous n’avions rien à craindre de toi. Il faisait plaisir de te voir regarder, photographier et mêler tes mots en espagnol et en français pour nous faire partager cela mais nous ne connaissions RIEN de cette histoire, c’était tellement incroyable pour nous ! »

Ainsi qu’elle le souligne à juste titre, la forme de l’étude documentaire (que vient compléter la subjectivité des différentes traditions orales, puis la rencontre des lieux et des descendants par laquelle l’information du papier s’anime) est un élément capital de cette reconstitution mentale, qu’il importe aussi d’essayer de rendre :

«  Que de détails, des histoires, quasiment des légendes juste au moment où tout cela commençait à se réveiller en moi ! Mais en plus, non seulement tu avais les détails historiques et techniques, assez plats il faut l’avouer, mais ils étaient animés d’une imagination qui te permettait d’analyser non seulement les circonstances mais aussi les émotions de ces gens. C’est ce que j’adore. Si tu n’ajoutais pas ces “fragments de vie”, tes textes seraient uniquement une étude, mais lorsque tu parles de ces gens, le texte cobra vida (“prend vie”, mais la richesse des nuances de cette expression s’échappe en traduisant). Ainsi, les émotions de ces personnages sont arrivées comme une vague puissante et m’ont frappée de plein fouet, me faisant comprendre ce que moi-même j’avais vécu lors de mon arrivée et installation ici et même ce que je ressens aujourd’hui.

Cela m’a fait comprendre le phénomène “Ni de aqui ni de alla [47]”, titre d’un film mexicain sur une autochtone qui déménage aux États-Unis et qui, au bout d’un temps, comprend qu’elle n’appartient plus au Mexique mais ne sera jamais une américaine. Je ne suis plus une Mexicaine mais jamais je ne serai une Québécoise. Ce sentiment est affligeant et destructeur. […] Ce phénomène m’a fait comprendre Charles lorsque tu m’as parlé de son retour en France, de son désir de se rétablir chez lui et de ses frustrations lorsqu’il n’a pu se réintégrer à une société moins ouverte que celle dans laquelle il avait évolué au cours des 25 années précédentes. J’ai compris Charles, j’ai compris Louise et j’ai eu de la peine pour eux [48]. »

L’expérience si particulière de Liz résume les arcanes du déplacement qu’induit sur le long terme, au fil des générations, le phénomène migratoire. Car jamais Charles ne s’était départi de son désir du retour, seule la douloureuse aventure du rapatriement réel devait condamner durablement au silence des pans apparents de cette mémoire. Mais non seulement la migration seconde de sa descendante lui donne accès à la nostalgie fondatrice de l’aïeul en la vivant elle-même, autrement, dans la séparation de la terre mexicaine. C’est elle aussi qui la poussera au moment crucial de sa souffrance, à reprendre langue avec la France dont je viens pour nous montrer, à tous, que cette séparation prolongée n’a jamais signifié absence, ni d’un côté ni de l’autre de l’Océan. Que les lignes de mémoire étaient simplement, par la force des choses, comme « au Bois dormant ». Conscience douloureuse de l’éloignement et curiosité jamais éteinte se coalisent désormais pour inventer ces souvenirs enfouis qui n’attendaient que l’impulsion pour renaître et changer la peine en émotions partagées, désir de savoir et de s’en raconter la légende.

De son côté, l’énergie reconquise pousse Liz à mener sa prospection bien au-delà de ce constat somme toute déceptif du « destierro » afin d’inventer le visage de ses appartenances en leur donnant une portée créatrice, même si ce terme ne lui viendrait jamais à l’esprit. Elle va faire de la double absence de l’émigré – celle doublement vécue par son bisaïeul et la sienne propre, héritée de sa lignée, de ses résistances à ce déterminisme [49] ─ un projet d’écriture, sensuel et de mémoire : l’histoire des rencontres culturelles dans la vallée du fleuve Nautla (autour de San Rafael), traduites dans la cuisine locale depuis la Conquête [50]. Seul moyen d’évoquer l’eau à la bouche et de transmettre les saveurs qui lui manquent tant au Québec, de rendre savoureux les chocs de l’histoire, de les pacifier puisque les recettes et leur texte bilingue traduits par nous à deux mains, mises en scène grâce aux photos d’une autre cousine de Mexico, permettront à tout un chacun de se les approprier, bien plus : d’y goûter.

Si jusqu’alors, elle n’est jamais venue confronter son imaginaire à la terre quittée par les Savoyards, celui-ci procède à une incroyable reconstitution, comme en témoigne sa réponse à l’enquête que j’avais lancée auprès de leurs descendants mexicains :

« La France ? la terre de mes ancêtres ? Je dois te dire que je n’y pense pas trop. […] Bon, bon, ok, je vais te dire que oui, j’y ai déjà réfléchi et pas mal à part cela. Mais c’est un de ces sujets avec lesquels je ne veux pas trop penser, pour ne pas rêver et être déçue. En réalité, j’aurais aimé avoir une petite machine à remonter le temps, mais pas pour vivre à cette époque, simplement pour “voir” comme ils étaient, comment ils vivaient, ils s’amusaient. Je n’aurais pas aimé vivre dans ces années. Cela doit avoir été une vie très dure, très difficile. Surtout pour les femmes. J’aurais aimé les voir ces ancêtres, les connaître. Mais probablement, si tu nous plaçais l’ancêtre et moi à la même table, il ne s’occuperait de moi que le temps d’un bref regard. Avec indifférence, détachement et une impression de : mais qu’est-ce que cette femme-là attend que je lui dise ?

J’aurais aimé voir Charles marcher. C’est drôle, n’est-ce pas ? Oui, j’aurais aimé le voir marcher car la gestuelle de quelqu’un peut être brimée, essayant de “se tenir comme il faut” mais la démarche de quelqu’un nous dit tant de choses si nous voulons nous arrêter le temps de l’analyser.

Marchait-il droit comme une i, d’un pas rapide et énergique ? cela m’aurait indiqué que c’était un homme de décision et de caractère fier. Courbé ? subit-il une ancienne blessure au dos qui m’aurait indiqué qu’il avait travaillé durement toute sa vie et que là, il me montrait les traces d’une vie à trimer durement pour sa famille. Ses pas faisaient-ils du bruit ? Sûrement ! Comme ces gens qui ont confiance en soi et montrent aux autres qu’ils veulent leur attention, toute leur attention. Ou au contraire… sa démarche lente et silencieuse ne voulait pas faire de vagues ni attirer l’attention, une attention qu’il ne croyait pas mériter ou n’avait aucune envie de la recevoir.

Oui, j’aurais aimé connaître la démarche de Charles [elle imagine ensuite celle de ses parents, protagonistes de tant de drames et les reconstitue en saynètes très vivantes]

Voilà ce que je vois lorsque je pense à ces contrées lointaines. Je vois des gens marcher dans la montagne, sur les petits chemins sinueux de ses flancs et leur démarche me raconte leurs histoires. Histoires que, soit dit en passant, c’est toi qui me les as fait connaître car avant toi, seul Charles m’était connu.

La France pour nous, descendants, est trop lointaine pour que nous pensions à elle. […] Je suis sûre que tu ne t’attendais pas à cela, est-ce que je me trompe ? Je ne crois pas. J’ai une vision toute particulière de ce pays, inhabituelle peut-être et je ne sais pas si ce que j’ai mis par écrit pourra te servir mais je t’assure : lorsque je ferme les yeux et pense à leur région natale, je vois une vallée, entourée de montagnes de différentes tailles et formes, parsemées de quelques chalets et maisons et avec ses chemins. Et sur ces chemins… ses gens. Mes gens [51]. »

L’évocation vaut bien sûr par sa poésie, parce qu’elle replace l’ancêtre de chair et d’os dans la chair du monde. Elle me semble surtout signifiante quand elle met l’émigré en mouvement : tel un homme en marche, entre deux mondes, en tension comme nous le sommes l’un et l’autre de part et d’autre de l’Océan – les rejetons de ceux qui partirent et de ceux qui sont restés pour mieux imaginer cet ailleurs.

4. Pour conclure

Parti dans l’autre sens, sur les traces vives de vieilles histoires de déplacements, volontairement et pour faire bouger les lignes à un moment crucial de la vie ordinaire, j’écrivais à Liz à propos de son destierro :

« Maintenant tu comprends que tu es vraiment “exilée”, que tu ne reviendras jamais d’où tu es partie – parce que c’est impossible, Liz, et ce n’est pas souhaitable, pense à Charles : on ne revient jamais en arrière. Il est bon que tu ne sois “ni d’ici ni de là-bas” parce que tu as inventé que bien que mal ton chez toi et je crois que celui-ci te suit là où tu es, là où tu vas, il n’est ni ici ni là, ni au Québec ni au Mexique, ni dans la France inconnue que tu rêves – c’est toi telle que tu es en devenir et il est normal dès lors que tu regrettes tant cette terre dont tu sais qu’elle n’est plus la tienne, celle que tu redécouvres toujours, que tu réinventes au loin, plus près d’elle, celle qui nous a permis de nous rencontrer de cette façon si particulière et qui, je n’en doute pas, donnera naissance à ton livre très goûteux et sensuel, ce nouveau voyage en esprit. Mais tu sais très bien que ce livre ne sera qu’un nouveau jalon important avant de continuer, encore plus loin. [52] »

Pour moi, descendant de ceux qui ne sont pas partis au XIXe siècle mais chez qui l’émigration familiale a fait naître un imaginaire du là-bas (le Mexique), j’y suis enfin allé car je ne me sens plus vraiment chez moi en France et dans bien des choix de cette Europe économiquement « mondialisée ». Je m’ouvre à d’autres façons d’être, proches et fraternelles mais différentes, certainement pas idylliques [53], dans un déplacement des lignes, physique mais avant tout mental. Les plus « étonnants voyageurs » ne sont-ils pas les immobiles, ceux qui restent ou plutôt : qui reviennent, qui en sont revenus ? Je sais que je ne serai jamais complètement mexicain et je ne le désire pas car il est beau, il est splendide d’être un étranger d’ici. N’est-ce pas notre seule et authentique patrie ? Nous sommes multiples, partagés, il y a ces forces qui nous appellent et nous mettent en mouvement, recréent l’énergie, nous font voyager, aller à la rencontre pour relier symboliquement, s’il se peut, les deux rives du monde, de part et d’autre de l’Océan. Mon « destierro » est donc une richesse, un ardent désir et, je l’espère, une réparation des simplicités fausses, des étouffantes familles.

Cette expérience migratoire qui n’est en fait qu’une tentative de renouement, j’en retrouve l’idée et le fil rouge chez E. Tassin (2008) : celui-ci propose en effet de substituer à la désolation du déracinement subi dans l’exil lié aux migrations, la conscience féconde de notre essentielle « extranéité », quête de l’identité mouvante qui s’éprouve face à l’extérieur et dans la rencontre des altérités, au-delà d’une stricte obédience communautaire. La « condition migrante » devient ainsi la métaphore du sujet responsable de son devenir, dans l’exode assumé de sa propre recherche de soi, s’essayant aux possibilités et à la cohérence de son évolution. Elle est du même coup la condition d’une vraie citoyenneté cosmopolitique, ouverte à l’étranger, ce principe qui fonde paradoxalement notre singularité autant que nos appartenances. N’est-ce pas à cette éthique de l’ « extranéité », cette esthétique aussi de l’étranger que le dernier Baudelaire, celui du Spleen de Paris, nous invitait dans le premier de ses Petits poèmes en prose [54], préférant aux attaches énumérées par la voix de la société (la famille, la communauté nationale, les canons de la beauté, la fortune) l’emblème plastique des nuages en chemin ?

Annexe : Tableau généalogique simplifié

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Titre : Mémoires migrantes en héritage (Haute-Savoie/Mexique/Québec, XIXeme–XXIeme siècles) : comment réparer la « double absence » ?

Résumé : Nous nous proposons de suivre de près le fil d’un parcours emblématique par sa relance sur la longue durée : de Thônes (Haute-Savoie) au Golfe du Mexique, d’abord, pour Charles Couturier (1888), lequel entreprend de se réimplanter au pays (France) durant la Révolution mexicaine (1913-1922), tentative qui se solde par un échec avec retour au Mexique du Savoyard et de sa famille recomposée. De nos jours, Elizabeth, une des arrières-petites-filles mexicaines, s’en va travailler au Québec, y reconquiert la langue perdue des aïeux, s’y marie et redécouvre l’histoire de son ancêtre, auréolée de mystère, par l’entremise de ma recherche historique, qui l’aide à ressusciter son patrimoine migratoire en cernant sa problématique appartenance. Dans ce processus, le point de vue des descendants de « ceux qui ne sont pas partis » (dont je suis) n’est pas à négliger pour interroger les deux pôles d’un imaginaire de la séparation (mais jamais de l’absence) et tenter de comprendre plus complètement le legs, partagé, de ces « grandes remues d’hommes ».

Mots-clés (auteur) : Racines - Dépaysement - Quête des origines - Imaginaire migratoire - « Ceux qui restent » - Identité culturelle

Title : Migrant memories inheritance (Haute-Savoie/Mexico/Quebec, XIX-XXI centuries) : how to fix the "double absence" ?

Abstract : In this paper, we will follow an iconic path by its revival in the long term : Thones (Haute-Savoie) to the Gulf of Mexico for Charles Couturier (1888) which began to resettle in the country (France) during the Mexican Revolution (1913-1922). This attempt ended in failure when the Savoyard and his blended family returned to Mexico. Nowadays, Elizabeth, a Mexican great-granddaughters, works in Quebec, regains the lost language of her ancestors, got married and rediscovers the mystery story of her fathers. My historical research helps her to revive its migration heritage by identifying its problematic membership. In this process, the views of the descendants of "those who did not leave" (like me) is not to neglect in order to interrogate the two poles of an imaginary separation (but not absence) and to try to understand more fully the shared legacy of these "big wag of men".

Keywords (author) : Roots - Scenery - Search for origins - Imaginary migration - "Those who remain" - Cultural identity

NOTES

[1] En l’état actuel de la recherche, la synthèse la plus éclairante sur cette communauté a été écrite par David Skerritt Gardner, 1995.

[2] Tel est le patronyme de cette branche de ma famille maternelle native de Chamossière, hameau de Thônes. Lorsque Charles et ses frères rejoignent la Colonie française, elle a déjà cinquante ans d’existence et vient d’entrer dans son ère de prospérité.

[3] Antérieur de quelques mois à mon premier séjour à San Rafael, en juin 2007.

[4] Au sens où Pierre Michon parle de ses Vies minuscules.

[5] Nous reprenons ici l’outil conceptuel mis en place par Paul André Rosental, 1990.

[6] Et conteur de l’émigration, cité par A. Sayad dans La double absence, 1999, p. 55-56.

[7] D’après les statistiques conservées, 625 personnes auraient quitté la Haute-Savoie pour les Amériques entre 1861 et 1874, cf. ADHS, 4M128, Émigration à l’étranger.

[8] On désigne ainsi la très longue Présidence du général Porfirio Diaz (1876-1880 ; 1884-1911) dont le pouvoir autoritaire assure un développement économique considérable en favorisant les capitaux et l’effort privé des étrangers au Mexique.

[9] Leur passeport commun indique la date du 4 janvier 1888, ADHS, registre des passeports pour l’étranger 4MI2.

[10] Ainsi désigne-t-on les habitants de Champlitte et de sa région, qui ont formé le principal noyau de la colonie agricole.

[11] Catherine Bernot décède le 27 décembre 1901 ; le remariage a lieu, sans contrat, le 23 mai 1903.

[12] On connaît la saga mexicaine des habitants de cette haute vallée de l’Ubaye (dans les Alpes de Haute-Provence) enrichis par le commerce du linge et qui constituent au XIXe un important contingent de la Colonie française au Mexique. Joseph Proal se distingue du modèle-type dans la mesure où il demeura toute sa vie agriculteur, reconverti en planteur prospère.

[13] Émile (1904), Albertine (1907), Ernestine (1911).

[14] Lettre de Jean Desoche à sa fille, San Rafael, 25 avril 1911.

[15] Entre 1893 et 1899 pour Théophile, le plus jeune.

[16] Alphonse Couturier (1898-1972), troisième enfant de Charles et Catherine Bernot.

[17] Extrait de la lettre de Charles Couturier à son frère François, San Rafael, 20 janvier 1913. Collection personnelle, comme les précédentes.

[18] De cette entreprise commerciale témoigne la publicité que Charles fait passer dans la feuille locale, le Journal de la Vallée de Thônes, du 28 juin au 18 septembre 1913.

[19] La formule est de Alfred Schütz, 2010, p. 65.

[20] Dès le milieu du XIXe siècle, H. Mathieu de Fossey, ancien colon du Coatzacoalcos, avait déjà établi avec netteté les difficultés du retour pour les émigrés lointains de première génération : « Non, je ne crois pas que nos compatriotes se résignent facilement à un exil perpétuel. Ils ne quittent leur pays que dans l’espoir d’y revenir bientôt avec une fortune toute faite. Cependant il ne faut pas se le dissimuler : le colon doit renoncer à peu près pour toujours à son pays natal ; car, lors même qu’il amasserait quelque fortune, ce ne serait qu’après 25 ou 30 ans de travail, c’est-à-dire après que ses habitudes et l’influence d’un nouveau climat l’auraient rendu esclave du sol étranger », Le Mexique, Henri Plon, Paris, 1857, chap. II, p. 35.

[21] Son passeport indique la date du 1er octobre 1919, ADH, 4M266, passeports à l’étranger (1860-1924).

[22] Sa compagne Bertha était descendante de Français, mais « sang-mêlé », péché capital puisqu’elle comptait parmi ses ancêtres un des nombreux esclaves Africains débarqués sur les côtes de Veracruz, à l’époque coloniale, dans le petit port de Nautla.

[23] D’après la tradition orale chez les descendants de Louise Proal : « C’est durant cette période là-bas que Louise est tombée enceinte et a perdu l’enfant. C’était une petite fille. Elle avait environ 7 ou 8 mois de grossesse mais le bébé n’a jamais vécu, c’est probablement pour cela que tu n’as pas trouvé trace de sa naissance ou décès », courriel de Liz (arrière-petite-fille), 19 novembre 2007.

[24] Entretien avec Roger Couturier (1930-2012), réalisé dans la ferme familiale le 9 janvier 2011.

[25] Ici, Roger confond les gauchos argentins avec les rancheros de la plaine côtière de Veracruz.

[26] François Couturier avait eu trois garçons : Joseph (1900), Théophile (1902), père de Roger et Ernest (1903).

[27] Étude de Me Benoit Cattin, notaire à Annecy.

[28] Me Louis Volland notaire à Annecy.

[29] Passeport obtenu à Annecy le 16 février 1922 pour Charles Couturier et sa famille, « émigrants, Mexique », ADHS, 4M266.

[30] Il s’agit de la racine d’une plante, courante sous le tropique, que les guérisseurs indigènes utilisent comme potion contre toutes sortes de venins en la faisant tremper dans l’alcool.

[31] Racontée par son arrière-petite-fille Liz dans un courriel du 11 octobre 2007.

[32] Liz en donne cette explication : « Jusqu’en 1971, de toutes les personnes enterrées dans le terrain familial, seul Charles avait un beau monument à la demande de Louise. Émile, Albertine et Louise avaient eu droit à de petites cryptes funéraires. Mais lorsque Alfredo a perdu son épouse [Ernestine], sa peine était si grande qu’il a ressenti le besoin de l’exprimer avec une chapelle. C’est ainsi que Charles a été laissé en dehors de cette chapelle, uniquement par le fait que mon grand-père n’a pas voulu détruire le monument que Louise avait érigé à la mémoire de Charles » (courriel du 12 octobre 2007). Toutes les plaques de marbre de la grande chapelle ayant été volées par la suite, Charles conserve seul son identification, sans feu ni lieu…

[33] Il y remporte plusieurs accessits en 1913 & 1914, cf. Palmarès annuels (1899-1931), ADHS, 1T941.

[34] Au 22e bataillon de Chasseurs à pied. Il est alors « employé de banque », persévérant puisque ajourné une première fois pour « faiblesse » au Conseil de Révision de mars 1917. Sa fiche militaire présente cette citation, le 1er août 1918 : « A à plusieurs reprises fait preuve du plus grand courage et de beaucoup de mordant dans les contre-attaques, atteignant chaque fois l’objectif, malgré la défense énergique que l’ennemi opposait », laquelle lui vaut la Croix de Guerre avec étoile de bronze, le grade de caporal et une intoxication au gaz, le 14 août (ADHS, 1R835). Alphonse Couturier est ainsi l’un des seuls descendants des Français de San Rafael à défendre valeureusement sa « patrie », sur son sol.

[35] C’est l’insubordination des jeunes mobilisés en 1914-1915 (la plupart de ces descendants conservaient la nationalité de leurs pères) qui entraîna en représailles la fermeture de l’agence consulaire de France, installée à Jicaltepec en 1848. La pression révolutionnaire allait dès lors pousser propriétaires et commerçants à se naturaliser mexicains pour conserver leurs biens et leurs droits.

[36] Entretien avec A. Couturier, rapporté par A. T’Serstevens dans son livre Mexique, pays à trois étages, Paris, Arthaud, 1955, chap. « Un bourg de chez nous », p. 215-221.

[37] Témoignage d’Ileana Parizot Capitaine dans l’hommage rendu par ses anciennes élèves, lors de l’inauguration des classes de langue française « Tio Foncho » à la Casa de Cultura de San Rafael, 2009.

[38] L’endogamie entre colons, pratiquée surtout au XIXe, est un mythe car il y eut toujours des unions mixtes mais certaines familles taisent pudiquement la présence, dans leur arbre, de l’aïeul(e) mexicain(e) ; de même que tel militant indigéniste n’en revient pas de se découvrir un ancêtre bien français…

[39] Nous empruntons ici la trilogie conceptuelle mise au point par Martine Avanza et Gilles Laferté, 2005. Plutôt que de reprendre la notion fixiste d’identité, les auteurs proposent de faire travailler le triangle Identification (processus de reconnaissance des citoyens par les pouvoirs publics)/Image sociale (ensemble des discours stéréotypés sur les groupes et territoires), reçus l’un comme l’autre d’en haut pour les homogénéiser/Appartenance (appropriation personnelle par les intéressés de ces représentations, dans le cadre complexe de la socialisation).

[40] Péroraison du discours de remerciement adressé par A. Couturier à l’Ambassadeur de France, venu lui remettre à San Rafael les palmes académiques pour l’ensemble de son œuvre et particulièrement l’enseignement de la langue française, le 13 juin 1970.

[41] Très décharné, je le concède. Sa gouaille m’a inspiré la répartie : « que voulez-vous, c’est la camarde qui m’a imposé ce régime… »

[42] La vie a de ces clins d’œil : c’est précisément en un lieu nommé « Grand-Mère » que Liz vit actuellement au Québec.

[43] Extraits de deux courriels de Liz, 12 octobre 2007 et 15 juillet 2009.

[44] Bien délicate conscience de cette « différence » dont Liz, sensibilisée dès son plus jeune âge à ses manifestations, explorera par la suite toutes les nuances : du côté de sa mère, « ils ne se sont pas sentis supérieurs aux mexicains à cause de leur sang mais ils se savaient privilégiés par cette différence. Pas besoin d’écraser les autres par notre naissance, nous avions uniquement à nous sentir fiers de ceux qui étaient là avant. »

[45] Le terme vient de Liz elle-même, victime du legs croisé du XIXe siècle européen que perpétue le conservatisme social (dans les années 1960-1990) des descendants de français bien « comme il faut » mâtiné d’influences mexicaines : « l’homme dehors, la femme à la maison ». On rejoint ainsi des problématiques de genre communes à bien des jeunes femmes dans ce contexte.

[46] Mon pays me manque tellement mais en même temps je sais que ce n’est déjà plus le mien…

[47] Ni de là-bas ni d’ici.

[48] L’ensemble des citations précédentes est extrait du long mail envoyé le 24 mai 2011 sous le titre Destierro.

[49] « Je ne pouvais plus continuer à nager contre le courant qui m’entraînait et je ne voulais pas faire partie de la vague… mais cela m’a obligée à abandonner les miens », écrit-elle dans son courriel du 5 août 2008.

[50] Elle en synthétise en ces termes les enjeux (28 mai 2011) : « Aujourd’hui, j’ai retrouvé dans mes notes un paragraphe de la conclusion qui m’a semblé convenir à ce que tu souhaitais savoir sur ma façon d’apercevoir l’exil de certains ancêtres. Le voici : Le motif qui m’a déterminée à écrire tout cela, c’est ma curiosité : je voulais connaître l’histoire de ces français et de tous ceux qui les ont vu arriver – et bien entendu, le plaisir de la bonne chère. J’adore manger, j’adore cuisiner de nouveaux plats comme j’adore la nourriture de mon pays natal et, en vivant à l’étranger, j’ai compris les sentiments, la nostalgie de ces colons pour les plats de leur enfance, je me suis reconnue dans le désir de préserver ces saveurs de la cuisine maternelle ; alors, quel meilleur moyen que d’en laisser un témoignage écrit ? » Patrimoine substantiellement immatériel des nourritures terrestres…

[51] Liz, extrait de « Comment je vois le pays de mes ancêtres », 18 janvier 2011.

[52] Courriel du 14 juin 2011.

[53] Car l’héritage des anciennes dominations coloniales demeure bien vivant dans ses manifestations actuelles, ses rancunes, ses nostalgies, que certains cultivent, que d’autres combattent – dont tous pâtissent souterrainement. Après l’état de grâce de la découverte, la répétition de séjours plus prolongés, en immersion, me permet peu à peu d’en saisir les enjeux pour tenter d’y jouer mon rôle, à la fois extérieur et impliqué, de parent et de chercheur.

[54] Charles Baudelaire, Le Spleen de Paris, I : « L’Étranger ».