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La construction et la transmission mémorielle du territoire perdu

Un enjeu pour l’avenir des camps de réfugiés sahraouis

Alice Corbet
Alice Corbet est docteur en anthropologie, sa thèse s’intitule « Nés dans les camps : changements identitaires de la nouvelle génération de réfugiés sahraouis et transformation des camps » (2008, CEAf -EHESS). Ses recherchent portent sur le dispositif humanitaire, dans les camps sahraouis et en (...)

citation

Alice Corbet, "La construction et la transmission mémorielle du territoire perdu Un enjeu pour l’avenir des camps de réfugiés sahraouis", REVUE Asylon(s), N°12, Juillet 2014

ISBN : 979-10-95908-16-6 9791095908166, Expériences migratoires et transmissions mémorielles, url de référence: http://www.reseau-terra.eu/article1321.html

résumé

Cet article décrit comment, dans les camps de réfugiés sahraouis, la mémoire et l’identité sont liées dans la perspective de l’indépendance du Sahara Occidental. La mémoire, enjeu fondamental, est façonnée par divers instruments : institutions, symboles, discours, etc. La dimension politique de la mémoire, de sa construction à sa transmission, est analysée pour montrer comment les camps consolident leur base identitaire sahraouie, malgré le passage du temps et les migrations internationales. Quel est l’enjeu de la production et de la transmission mémorielle à travers l’exil (les camps de réfugiés sahraouis), le temps (les générations), et l’espace (au-delà des camps) ?

« Il n’existe pas de peuple sans mémoire commune. Pour se reconnaître comme tel, le groupe doit se choisir un ensemble d’exploits et de persécutions passées, qui permettent de l’identifier » [1]

Contexte

À la mort de Franco, en 1975, le territoire du Sahara Espagnol fut occupé par le Maroc à la suite de la Marche Verte [2] commanditée par le Roi Hassan II. La propriété du territoire aux frontières tracées à la règle lors des Accords de Madrid [3] fut alors disputée entre le Maroc, occupant les villes, et des Bédouins sahraouis qui souhaitaient l’indépendance du Sahara Occidental et s’étaient rassemblés sous la bannière du Front Polisario [4]. Alors que le pouvoir marocain s’installait progressivement dans les « Provinces du Sud », la guerre fit rage avec les soldats du Front Polisario, des années 1975 où plusieurs milliers de sahraouis quittèrent le territoire pour se réfugier en Algérie, à 1991, date du cessez-le-feu organisé par l’ONU.

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Source : Mutin Georges, 2002, « Du Maghreb au Moyen orient, un arc de crise », Documentation photographique, 8027

Depuis, le conflit est figé : d’une part parce que le Maroc a construit dès 1981 des murs de défense, d’une longueur totale de 2600 kilomètres, barrières infranchissables partageant le territoire en deux ; d’autre part parce que les acteurs ne réussissent pas à se mettre d’accord malgré les efforts de l’ONU [5], notamment au sujet du référendum d’autodétermination qui pourrait permettre d’apprécier ce que souhaite vraiment la population grâce au vote [6]. Ainsi, aujourd’hui, les murs représentent la frontière matérielle séparant d’un côté le territoire sous domination marocaine, exploité économiquement [7] et contrôlé avec fermeté [8] ; et de l’autre côté une zone où le Front Polisario a positionné ses forces et où nomadisent encore certains Bédouins. « Indéterminé », comme le qualifie l’ONU [9], le Sahara Occidental est donc un lieu juridiquement complexe, où circulent trafiquants de drogues, scientifiques passionnés de pétroglyphes, commerçants, ainsi que migrants sur la route des îles Canaries ou des enclaves espagnoles [10].

Quant aux nombreux civils sahraouis qui ont fui les heurts, ils se sont installés dans plusieurs camps sur l’aride plateau algérien de la Hamada de Tindouf. Le Front Polisario y a fondé dès 1975 la RASD : la République Arabe Sahraouie Démocratique. Cette république sans territoire s’applique dans l’exil et à travers les camps : la RASD les gère, et l’espace des camps sahraouis est devenu un territoire sahraoui par projection. L’Algérie – qui a de nombreux intérêts géopolitiques à ce que le Front Polisario continue sa lutte [11] – n’intervient pas directement dans les camps, bien qu’elle les soutienne massivement grâce à des apports humanitaires. En effet, les camps sont « perfusés » par l’aide humanitaire qui interagit avec le Ministère de la coopération (organe de la RASD) et le Croissant Rouge Sahraoui : le UNHCR [12], ECHO [13], plusieurs ONG, et de nombreux groupes de soutiens politico-humanitaires, notamment espagnols, font vivre le territoire grâce à l’apport de biens et d’interventions militantes.

Les réfugiés qui vivent dans l’espace des camps sont au nombre de 100 000 environ [14]. Ils circulent fréquemment en Mauritanie ou dans la badiya [15] (l’espace de transhumance usité avant le conflit). Les plus jeunes partent souvent étudier dans divers pays, notamment à Cuba qui a toujours soutenu le Front Polisario en raison de la communauté idéologique, et certains vont travailler à l’étranger pour faire vivre leur famille dans les camps.

1. Introduction : les camps sahraouis, incarnations d’un conflit ensablé

Dans un contexte où les belligérants s’affrontent à travers des tractations diplomatiques inefficientes, la construction, l’entretien et la transmission du souvenir du Sahara Occidental deviennent l’épine dorsale de la résistance sahraouie et, donc, de la prolongation du conflit. La mémoire, sélectionnée et entretenue, est un des enjeux principaux pour assurer l’avenir : celui dans lequel toutes les générations sahraouies se projettent. En effet, avec le temps, une nouvelle génération a émergé : celle née en exil, dans le cadre d’un conflit pour un territoire qu’elle ne connaît pas, dans des camps dont l’aléatoire permanent conditionne la vie, et au centre de tout un système humanitaire basé sur l’espace des camps et la condition de réfugiés. Une génération qui n’a pas connu la guerre mais qui connaît les déplacements internationaux pour les études et le travail, à l’inverse des aînés qui ont fondé les camps et les réformes du Front Polisario. Ces derniers semblent moins craindre les fantômes du passé – lequel peut toujours être réécrit – que l’amnésie des protagonistes du présent. S’assurer de l’engagement des plus jeunes pour l’indépendance du Sahara Occidental, en en faisant une base identitaire, constitue donc un enjeu essentiel.

C’est pourquoi dans cet espace d’exception que sont les camps de réfugiés – une exception qui perdure –, il est pertinent de s’interroger sur la question de la sélection et de la transmission de la mémoire et de l’identité. Comment une mémoire d’un passé idéalisé, qui ressort d’une construction entre réalité, mythe, et objectif politique, est formulée dans l’espace des camps afin de réaliser un futur espéré, celui d’un État indépendant sahraoui ? Quelles sont les stratégies mises en place par le Front Polisario pour faire perdurer le désir de résistance (des anciennes comme des nouvelles générations) par le biais d’une entreprise mémorielle et identitaire ? L’avenir des Sahraouis des camps se dessine en fonction du montage mémoriel de l’histoire collective, que ce soit par le biais d’institutions qui transmettent cette mémoire à la jeune génération, ou par les modalités de sa transmission à l’international. Les différents acteurs des camps (Front Polisario et réfugiés) « travaillent » ainsi la mosaïque mémorielle pour qu’elle devienne une base identitaire essentielle. Dans cet article, il s’agit donc d’étudier comment les institutions qui se font les représentantes de cette lutte mettent en place une entreprise mémorielle et identitaire pour maintenir le souvenir du territoire perdu et le goût de la résistance.

L’éducation au patriotisme par l’intermédiaire de l’éducation et des symboles est sans cesse soutenue par des discours-récits mémoriels. Assemblés, ces récits dessinent des fragments de la mémoire qui, tels des « éclats » [16], éclairent le passé et permettent de faire rejaillir des éléments choisis de l’identité nationale sahraouie, pour la nouvelle génération comme pour l’extérieur des camps. Ils sont transmis aux plus jeunes comme aux étrangers des camps par des « entrepreneurs de mémoire » qui se sentent investis de l’encadrement de la mémoire, et qui utilisent pour cela un discours alliant vérité historique et construction mémorielle : un amalgame qui compose une idéologie, voire une mémoire nationale [17]. Ces récits, qui associent souvent parcours personnel et plaintes individuelles, au plaidoyer collectif et politique, ont pour aspiration de transmettre la lutte sahraouie au-delà des camps. Le Sahara Occidental indépendant devient alors une réalité faite d’une construction constituée de fictions mémorielles et narratives, en incessant déplacement entre les différentes temporalités et les différents lieux.

La monographie sur laquelle s’appuie cet article s’est effectuée de 2003 à 2008 dans les camps de réfugiés sahraouis, dans le cadre d’une thèse en anthropologie [18]. Elle a été menée dans les camps de Dakhla, de Lâayoune, de Aousserd, de Smara [19], ainsi qu’à l’ « École des femmes du 27 février » [20], et à Rabouni, « capitale » de la RASD où se trouvent ses ministères en exil et le Protocole où loge le personnel des nombreuses ONG présentes sur place. La recherche a été conduite selon le mode anthropologique de l’observation participante, en particulier à Smara et à Daklha, ce à quoi s’ajoutent des contacts réguliers avec des Sahraouis en France et en Espagne. Toutes les citations présentes dans cet article sont extraites de ce travail, et issues d’entretiens semi-formels menés dans ces deux camps. En outre, la recherche s’est en partie poursuivie à Cuba, auprès de jeunes Sahraouis partis y étudier.

Cet article s’attardera à décrire la construction et la transmission du souvenir du territoire perdu dans ces camps installés depuis 36 ans : d’abord, à travers l’éducation et le récit (dans l’exil des camps, un espace d’exception) ; ensuite, au-delà des générations (du temps) ; puis, au-delà des frontières (en dehors des camps, tout en confortant ces derniers). Pour cela, on reviendra sur les éléments qui produisent et composent la « mémoire collective » [21] sahraouie. La mémoire sera alors envisagée du point de vue dynamique, dont l’enjeu est politique car primordial dans la perspective de la fin du conflit. L’ensemble permettra de discerner en quoi, quand la mémoire collective est au centre d’une destinée politique pour l’indépendance, elle est au fondement de la construction identitaire (au sein des camps), mais aussi au cœur de sa transmission à l’échelle internationale ainsi qu’à la nouvelle génération de réfugiés.

2. L’enjeu politique de la mémoire : lier histoire, mémoire, et lutte pour l’indépendance

2.1 Faire peuple

C’est l’exil et l’arrivée dans les camps qui a permis au Front Polisario de façonner le « peuple » sahraoui : non pas que celui-ci n’existait pas auparavant (il y avait une communauté de langue (le hassaniya), de pratiques, d’alliances tribales et familiales fortes), mais les Bédouins ne pensaient pas comme tel leur système de fonctionnement et n’associaient pas à leur communauté sociale et culturelle un esprit national et un territoire spécifique. Ils n’avaient pas une perception communautaire large d’eux-mêmes, l’unité de référence étant la famille et la tribu [22], et ils n’avaient pas la perception du territoire tel que défini par les frontières de 1975 [23], l’unité de l’espace étant extensible au gré des déplacements. Le Front Polisario a donc voulu créer plus qu’un État (celui de la RASD, appliquée à travers l’espace des camps), il a dû faire prendre conscience d’une Nation par ses habitants, basée sur une cohésion sociale homogène et un espace défini : le Sahara Occidental indépendant. C’est cette prise de conscience en tant que communauté (à dimensions nationales), sa réunion sous le drapeau de la RASD, et l’installation sédentaire dans l’espace des camps qui incita les Sahraouis à « faire peuple ». Pour cela, le Front Polisario réforma la société des camps selon les préceptes tiers-mondistes des années 1970 (fondés sur les mouvements de libération des peuples) en utilisant les instruments classiques de construction identitaire patriotique (musée, culte des martyrs, etc. [24]), lui façonnant une base identitaire : celle de l’être sahraoui originel. Dans ce cadre, la communauté politique nationale a été dessinée à partir de la mémoire de l’origine (le Sahara Occidental), de la souffrance (la guerre, la perte du territoire), et des luttes (la résistance, les camps) [25]. Ainsi, les souvenirs de la badiya, associés à ceux des traditions – moins celles que le Front Polisario jugeait rétrogrades [26] – et à un fantasme de peuple depuis toujours éduqué et pacifique, dessinèrent une image à visée performative, que ce soit auprès des instances internationales ou des Sahraouis eux-mêmes. Cette conception de l’origine, sculptée dans l’exil et parfois mythifiée, est devenue la base identitaire sur laquelle s’appuient les revendications sahraouies : un idéal perdu qu’il faut retrouver – et ce même s’il n’a jamais existé. D’ailleurs, le Front Polisario et la RASD ont tellement « façonné » la société des camps qu’ils sont souvent décrits comme des représentants naturels, quasi innés des Sahraouis. C’est pourquoi les jeunes ont beaucoup de mal à percevoir la limite entre leur État en exil, le parti politique, et le peuple en tant qu’ensemble social : « Les Sahraouis, c’est le Front Polisario, et le Front Polisario, c’est la RASD. » (Mohamed-Ali, 25 ans)

L’identité nationale sahraouie a donc été politiquement façonnée sur la base d’une « essence » sahraouie qui détermine un être idéalisé, vivant dans la souffrance de l’occupation ou des camps, et souhaitant l’indépendance. Les camps sont d’ailleurs définis en termes sociaux et moraux qui dessinent le portrait du Sahraoui idéal : un comportement, une moralité, un modèle de valeurs, sous-tendant un certain égalitarisme social. La « vraie » identité sahraouie est alors imaginée comme une « communauté morale » adossée à la volonté d’indépendance du Sahara Occidental [27].

D’ailleurs, les habitants des camps n’utilisent pas de terme spécifique pour désigner leurs résidents, tel que celui de mukhayyamji (habitants des camps) qui se retrouve dans le contexte palestinien [28]. L’identité sahraouie, telle qu’elle a été façonnée dans les camps, doit rassembler tous les Sahraouis en vue de leur réunion en cas d’indépendance, et cela même si, avec le temps, les différences s’accentuent entre les Sahraouis des camps, ceux installés en Mauritanie, et ceux demeurés au Sahara Occidental « marocain » (désigné comme « occupé » par les Sahraouis des camps). Le sentiment national, producteur du sentiment patriotique, est insufflé par l’effort politique du Front Polisario qui, au-delà des références à un évènement ou à une date clef de l’histoire récente sahraouie, mélange les temporalités. La réinterprétation de l’histoire permet d’y évoquer un passé mythifié et un futur imaginaire, où la lecture du passé vient expliquer le présent, tout en en structurant les actions sociales. Dans ce mélange des temporalités, les camps de réfugiés allient passé et présent, et l’exil détermine une trajectoire morale qui permettra à terme de retourner sur la terre originelle.

Le territoire perdu, et l’unité sahraouie visant à le reconquérir, sont donc les piliers de la résistance et de la lutte, et représentent l’objectif à atteindre pour la population des camps comme pour le Front Polisario. Leur acquisition à travers les camps et à travers le temps est primordiale, d’autant plus que les parents et témoins directs de la guerre et de la vie dans le Sahara Occidental diminuent au fil du temps. C’est pourquoi, afin d’entretenir les valeurs identitaires de la cause sahraouie, divers moyens sont utilisés, qui passent par l’éducation, les organisations de masse, les musées, la mise en avant des martyrs, et les fêtes populaires. Ils constituent le maillage de la mémoire nationale sahraouie.

2.2 Des instruments qui façonnent la mémoire « identitaire » Sahraouie

« [L]a nation est toujours conçue comme une camaraderie profonde, horizontale. En définitive, c’est cette fraternité qui (…) a fait que tant de millions de gens ont été disposés, non pas tant à tuer, mais à mourir pour des produits aussi limités de l’imagination », écrit Anderson [29].

Selon les techniques usuelles de construction identitaire, cette inscription en tant que communauté nationale passe d’abord par l’éducation. C’est un outil fondamental qui permet de donner des bases identiques, des dénominateurs communs, à une population. L’école, qui est obligatoire dans les camps de réfugiés [30], transmet à la jeunesse sahraouie non seulement une unité de langues (l’arabe et l’espagnol), pour pouvoir communiquer au-delà des limites dessinées par le dialecte hassaniya, mais aussi divers idéaux qui s’articulent entre eux afin d’expliquer l’anormalité des camps à ceux qui y sont nés, et la nécessité de continuer la lutte pour retourner dans un Sahara Occidental libre et indépendant à ceux qui ne l’ont jamais connu. Ces idéaux associent donc un passé mythifié à un futur à retrouver et aux réformes de la RASD. Par exemple, les enfants apprennent à dessiner la forme du Sahara Occidental dans laquelle des troupeaux de chameaux broutent paisiblement, le tout aux couleurs du drapeau de la RASD, lequel fut créé dans les années 1975. Le territoire revendiqué et fantasmé est également enseigné comme celui où la démocratie régnera et dont le Front Polisario sera – du moins dans un premier temps – le représentant légitime.

Ces préceptes sont consolidés par la mise en place de diverses organisations de masse qui ceinturent la société et inscrivent chaque réfugié dans un ensemble global, et qui rappellent les structurations des pays du bloc communiste (desquels le Front Polisario est proche : ex-URSS et Cuba en particulier) visant à modeler des communautés, tout en les contrôlant. Les organisations les plus notables sont l’Union des jeunes et l’Union des femmes : ce sont des réseaux très dynamiques, qui mettent en place des séances de formation, des colloques, ou encore des collaborations internationales. Ces Unions permettent aux réfugiés de participer à la construction nationale, et font rapidement circuler les informations de la base à la direction, et inversement. En dehors de leur valeur créatrice et unificatrice des camps, elles renvoient une image particulièrement positive à l’extérieur, présentant la société sahraouie comme emprunte de volontarisme et d’ouverture. Une femme très engagée dans l’Union des femmes déclare à ce propos : « J’y trouve des amis, j’y trouve des activités, j’y fais des rencontres avec des personnes étrangères avec qui je peux parler de ma situation ». Pourtant, si elles permettent à une part de la population d’être représentée, ces Unions ont aussi tendance à « oublier » ceux qui ne s’y reconnaissent pas et qui restent marginalisés, tels que les jeunes non éduqués et les personnes qui vivent entre la badiya. Les opposants au Front Polisario peuvent aussi se manifester en créant leurs propres structures, qui ne sont ni interdites ni bâillonnées.

Le petit musée est un autre symbole attachant la société des camps au Sahara Occidental originel, avec une visée à la fois pédagogique et militante [31]. Il se situe dans un endroit stratégique : près des ministères du Front Polisario et du Protocole. C’est à la fois un lieu de passage quasi-obligé pour tous les nasrani (les étrangers pour qui, en outre, il représente une des seules activités « culturelles » possibles dans la région), et une sortie commune pour les enfants des écoles. Y sont exposés les éléments mémoriels du passé et de l’ère bédouine : peaux de chèvres retournées qui conservaient l’eau, selles de chameaux, etc. Mais surtout, le conflit y est expliqué, avec maintes représentations du territoire du Sahara Occidental et avec plusieurs illustrations et souvenirs émotionnels forts pour incarner l’exil : images de pertes humaines, de fuite des civils, de blessures, ou de pleurs. Dans la cour du musée, un avion de guerre Mirage écrasé (siglé du drapeau marocain), et le parachute déchiré du pilote, trônent près d’armes prises aux FAR [32]. Par terre sont exposées des mines antipersonnel de toutes tailles et couleurs, dont certaines ressemblent à s’y méprendre à des cailloux (nombre de ces mines sont toujours présentes le long des murs de défense marocains). Le patrimoine et l’histoire y façonnent une mise en cohérence du présent (et non du passé) : « Il permet d’élaborer une relation au territoire (dans une dimension associant le temporel et le spatial) par une chronogenèse, c’est-à-dire une mise en récit des éléments épars grâce à la création d’un discours caractérisé par une accumulation de signes et d’éléments permettant de penser et de se “représenter linéairement l’image-temps”. » [33]

L’histoire mise en scène dans ce musée peut donc être qualifiée d’émotionnelle. Elle montre l’interprétation sahraouie de la guerre et de l’exil, de manière à inciter le spectateur à prendre fait et cause pour les Sahraouis. Ce musée a d’ailleurs pour symbole le visage jeune et séduisant de El Ouali, leader charismatique du Front Polisario mort sous les balles en 1976. À l’image des autres combattants morts pour leurs principes nationalistes, l’hommage incessant à El Ouali symbolise la jeunesse volée et le sacrifice nécessaire pour « la liberté », et incarne la logique martyre et combattante que l’identité sahraouie militante doit avoir. Son histoire a une valeur primordiale pour le Front Polisario comme pour les réfugiés : le visage juvénile d’El Ouali, souriant à une cause qui transcende le temps, incarne les souffrances sahraouies et rappelle aux vivants qu’il ne peut ni ne doit être mort pour rien. On retrouve son portrait dans tous les endroits officiels de la RASD (ministères, centres de distribution de la nourriture), mais aussi dans beaucoup de foyers particuliers, ou lors des cérémonies de mariage – quand ce n’est pas le portrait d’un martyr familial qui est exposé. Plusieurs chansons populaires font référence au sacrifice des martyrs : « Sahara (…) Les sacrifices des martyrs t’a rendu plus précieux encore » [34].

Pour les Sahraouis rencontrés dans les camps – même les plus jeunes – être Sahraoui, c’est être comme El Ouali : libre, indépendant, entier, meneur d’hommes, fin stratège et guerrier. À la fois figure bienveillante et guide à suivre, il rappelle que les Sahraouis doivent être prêts à combattre et à se sacrifier pour l’indépendance. D’ailleurs, les adjectifs associés à El Ouali sont sans cesse mis en comparaison avec ceux utilisés pour décrire les personnes extérieures aux camps, et notamment les Marocains, ce qui renforce d’autant plus, en creux, l’identité sahraouie « idéale ».

La dimension individuelle d’El Ouali prend alors une ampleur collective. On retrouve ce passage du « je », personnel, au « nous » communautaire, typique dans les jeux de mémoire qui bâtissent l’histoire, dans le discours de ceux qui ont vécu la guerre, dont les témoignages sont repensés et réinvestis par une démarche politique d’ordre patriotique.

2.3 Du « je » au « nous » : incarner l’idéal communautaire

Le chevauchement de l’expérience individuelle avec celle de la société préfigure un entremêlement des mémoires. Cette communauté d’expérience (la fuite, l’arrivée dans les camps) permet de légitimer l’existence des Sahraouis en tant que groupe homogène, et, pour les réfugiés, d’appuyer une démarche populaire par le recours au « je » [35]. De même, au niveau individuel, l’appel au « nous » apporte soutien et partage d’un récit qui s’historicise alors [36]. Cette rencontre des mémoires permet au Front Polisario de créer l’unité et l’identité : il y a une sélection et une construction de l’histoire officielle, qui est unique, linéaire, mais qui est enrichie des temps multiples des mémoires personnelles. Ainsi est fondée une mémoire nationale, à la fois individuelle et communautaire.

Le récit mémoriel identitaire est insufflé par les récits des aînés et de ceux qui ont connu le Sahara Occidental et la guerre. Âgés aujourd’hui, ils content le conflit et « le temps d’avant ». Sont alors occultées, du moins publiquement, les tensions entre tribus ou les alliances familiales qui ne laissaient que peu de place aux choix individuels, de même que la présence d’esclaves, la dot essentielle pour les mariages, l’exposition d’un drap tâché de sang le lendemain du mariage [37], ou les difficultés de la vie quotidienne, qui étaient caractéristiques de la vie avant 1975. Sont aussi « oubliées » les difficultés ou résistances que la première génération des camps a eue envers les réformes du Front Polisario. Par exemple, Jun, une femme âgée, raconte ainsi l’arrivée et les réformes des camps : « Au début après l’affolement, on était tous contents d’être enfin en sécurité et puis on avait la RASD, c’était pour nous et pour nous défendre et pour récupérer notre pays. Mais on nous a dit de ne plus faire comme avant, de changer, il fallait apprendre plein de choses et participer à plein de choses. Moi j’aimais bien mais des fois je voulais faire comme avant. J’étais déjà trop vieille pour changer ! ». À l’inverse, les récits des « anciens » mettent en avant ce qui s’apparente à la vie sereine dans la badiya, comme les souvenirs de l’océan (« Mon rêve, c’est de revoir un poisson… Le manger, sentir son goût… Comme avant, mais dans le Sahara Occidental libre », dit une femme âgée), les déplacements de pâturages en oasis, ou les soirées passées « chez soi » dans l’immensité impalpable du désert. D’ailleurs, une sortie populaire pour les Sahraouis vivants dans les camps est d’aller boire le thé dans les dunes. Au-delà de l’aspect de détente et de liberté associé à ce moment, aller dans les dunes s’apparente à retrouver la badiya quelques heures durant, et avec elle l’indépendance – celle d’avant la guerre et celle du futur Sahara Occidental Sahraoui rêvé. Pour Nouara, dans la badiya, « on se sent presque libre ». Et pour Vadete, « on peut (y) apprendre à nos enfants leur culture. Et les pièges des vipères et scorpions ! ».

Cependant, avec le temps qui passe et la mort des plus âgés, les récits de la mémoire nationale telle qu’elle a été façonnée par le Front Polisario priment sur ceux du souvenir individuel et de la mémoire vive [38]. Alors, les plus jeunes ne jouent plus sur leur expérience de la guerre et de la fuite, mais sur celle de l’exil prolongé, du quotidien des camps, et de l’attente. Les organisations de masse, les traditions muséifiées, El Ouali et les souvenirs guerriers constituent des symboles réunificateurs qui s’inscrivent à travers les générations. Ils renvoient également un message aux étrangers des camps (organisations de soutien et ONG, voire journalistes).

3. Au-delà des camps et à travers le temps : transmettre l’identité pour transmettre la lutte

3.1 Le renforcement de l’identité Sahraouie en contexte de migration internationale

Depuis les années 2000, date à laquelle les anciens combattants sahraouis qui se sont battus pour l’Espagne ont reçu leurs pensions militaires, l’argent est arrivé dans les camps et les a beaucoup fait évoluer. Mais ces dernières années marquent surtout le passage de la première génération des camps à la nouvelle génération. Pour tous ces jeunes, l’espace des camps est l’espace de vie quotidien : ils ne perçoivent pas tous l’exception qu’ils constituent, et ils savent s’y créer des stratégies de survie spécifiques. L’objectif personnel, bien que profondément inscrit dans la ligne communautaire sahraouie, coexiste pour eux avec l’objectif collectif, qui s’est effacé dans une quotidienneté ensablée où la guerre directe ne mobilise plus les efforts. Par exemple, les jeunes Sahraouis adoptent différentes tactiques vis-à-vis du système humanitaire pour se procurer une source rémunératrice tout en pratiquant des langues étrangères et en côtoyant de près la culture occidentale à laquelle ils veulent participer. Ils collaborent notamment avec des ONG, en se faisant employer en tant que chauffeurs, traducteurs, ou manutentionnaires par exemple. Ils cherchent à se former au maximum, dans le but d’obtenir un travail, dans les camps mais surtout à l’étranger. Tel est le parcours d’Ahmed, âgé d’une trentaine d’années, qui a effectué une part de sa scolarité à Alger. Une fois diplômé en informatique et retourné dans les camps, il s’y est fait employer comme logisticien, valorisant son expérience et sa maîtrise du français. En 2010, il retournait régulièrement en Algérie fort de son savoir de logisticien acquis dans les camps. La collaboration avec les ONG offre donc le triple avantage de fournir une occupation qui rompt avec l’attente dans les camps, de se procurer un peu d’argent, et d’acquérir un savoir perçu comme un investissement sur l’avenir.

Cette main-d’œuvre sahraouie, très formée, a souvent été éduquée à l’étranger. De nombreux pays amis de la RASD délivrent en effet des visas aux étudiants [39], dont l’Algérie, la Mauritanie, et l’Espagne, très ouverts aux migrants sahraouis en raison des liens historiques avec le territoire. Les meilleurs élèves sont sélectionnés pour étudier dans des pays proches de la cause sahraouie, en particulier Cuba. Des enfants – parfois âgés d’une dizaine d’années – y vont et y effectuent tout leur parcours scolaire, souvent jusqu’au doctorat. Ils y sont accompagnés par des membres du Front Polisario qui s’assurent de leur travail, mais aussi de leur attachement à la perspective indépendantiste du Sahara Occidental, en organisant des séances d’information sur l’histoire et la lutte des réfugiés demeurés au Sahara. Le but du Front Polisario est que ces Sahraouis soient formés pour, à leur retour, exploiter au mieux leurs compétences dans les camps et dans la perspective d’un Sahara Occidental indépendant. La présence de cette élite est un argument sur lequel s’appuie le Front Polisario pour démontrer aux organes internationaux la faisabilité d’une prise en main du Sahara Occidental indépendant sous la bannière de la RASD. D’ailleurs, face aux difficultés inhérentes au décalage entre les camps sahraouis et Cuba (ou tout autre pays où ils ont reçu une éducation de niveau supérieur), les jeunes s’accrochent souvent à l’espoir de la lutte : « Au retour [de Cuba], je me sentais décalé. C’est le moral qui fait tenir, c’est la cause. Participer à la cause du pays, c’est construire son futur. » (Mansour)

Une fois diplômée et de retour dans les camps [40], cette jeune élite se voit néanmoins confrontée à l’absence quasi totale d’activités, à l’impossibilité d’exercer ses savoirs et compétences, et à l’incohérence entre leurs longues années d’apprentissage et la vie des camps [41]. C’est pourquoi, quand ils ne collaborent pas avec des ONG, certains jeunes Sahraouis partent travailler à l’extérieur des camps, en Algérie ou dans d’autres pays amis. Beaucoup vont en Espagne effectuer des travaux manuels (notamment de construction) ou travailler lors des saisons touristiques. Les femmes font souvent des ménages ou de l’aide à domicile. Ils gardent alors des contacts ténus avec les camps, dans lesquels ils envoient de l’argent et retournent régulièrement. En outre, l’entraide communautaire tisse son réseau à travers toute l’Espagne pour aider les nouveaux arrivants. Ainsi, ils développent des liens et rapports entre eux qui facilitent leurs activités, formulant une identité de réseaux [42] qui favorise leur insertion dans le pays d’accueil, tout en restant très mobiles et attachés aux camps. Ils circulent sans cesse, à travers leur pays d’accueil, au gré du travail disponible et des crises économiques. Leurs déplacements sont fluides et malléables. Mahjub, une trentaine d’années, a par exemple effectué depuis 2008 plus d’une vingtaine de chantiers sur divers sites en Espagne, revenant dans les camps deux fois par an afin de retrouver sa famille et de lui apporter biens et argent. S’inscrivant dans des logiques de réussite sociale à travers l’émigration, ces « aventuriers » [43] demeurent donc attachés à leur pays natal, fut-il le lieu d’un exil qu’ils assimilent paradoxalement à leur enracinement identitaire. Par exemple, les femmes enceintes qui vivent à l’extérieur des camps reviennent presque toutes « accoucher dans les sables », acte fort d’attachement à l’origine [44]. En outre, avec la crise économique récente, les retours des migrants dans les camps se sont multipliés, et ce même si certains d’entre eux ont obtenu des papiers espagnols, notamment avec les vagues de régularisation des années 2000.

Chaque départ des camps est donc accompagné d’un retour : les étudiants à la fin des études, les migrants l’été ou quand leur visa expirent. Ces allers-retours entre les camps et l’étranger sont des stratégies pour mieux vivre et mieux faire vivre les camps. L’envoi d’argent et l’apport de biens dans les camps permettent l’accroissement de ces derniers et consolide leur pérennisation, notamment par la multiplication des maisons en ciment, des télévisions ou encore, parfois, des machines à laver. Ainsi, les camps sont peuplés de personnes qui passent une partie de l’année en mouvement au-delà de l’espace des camps ou, pour tous ceux qui n’ont pas eu de visa pour l’étranger, qui attendent de repartir. Les déplacements transfrontaliers des jeunes Sahraouis, qui ne sont pas sans rappeler ceux de leurs ancêtres nomades, démontrent que leur référent identitaire est moins basé sur leur appartenance à l’espace des camps que sur celle de l’enjeu politique et symbolique qu’ils représentent. C’est une identité faite de mouvements, et profondément structurante. Interprétés comme une parenthèse dans l’histoire sahraouie, les camps sont ainsi dépassés au niveau temporel. Ils le sont aussi au niveau spatial, car la sphère sahraouie se développe au-delà d’eux. De la même façon, la transmission de la mémoire identitaire sahraouie et du dévouement militant induit envers la cause indépendantiste est relayée à l’extérieur de l’espace des camps par divers acteurs et évènements de solidarité.

3.2 Associations, évènements de solidarité et emblèmes militants médiatisés : des porte-voix vers l’au-delà des camps

Des associations de solidarité pour les réfugiés sahraouis et le Sahara Occidental indépendant – les deux étant indissociables – se sont constituées à travers le monde et sont très actives, notamment en Espagne et en Italie. Certaines se consacrent essentiellement à faire du lobbying auprès des institutions politiques internationales en revendiquant l’aspect juridique et « droit de l’hommiste » de la situation. D’autres s’impliquent à travers des projets humanitaires très concrets et envoient de l’argent et des biens dans les camps. Enfin, des associations espagnoles organisent l’accueil de jeunes Sahraouis par des familles le temps de vacances, leur procurant une ouverture sur le monde, de nombreux soins de santé, ainsi que des cadeaux et parfois de l’argent. Les familles espagnoles viennent ensuite visiter les réfugiés par groupes de centaines de personnes, ce qui apporte dans les camps un réel soutien symbolique et économique (afflux d’argent, de denrées et d’activités – bien que cela n’aille pas sans problème [45]). Ces échanges entre familles créent des liens de solidarité qui permettent aux Sahraouis de faire connaître et de transmettre leur cause, par le biais de l’émotion et du lien tissé lors de la relation personnalisée.

Parfois, ces rencontres se déroulent à grande échelle. Ainsi un festival annuel de cinéma se tient dans les camps, attirant certaines personnalités artistiques engagées telles que le chanteur Manu Chao ou l’acteur Javier Bardem. Un marathon, dit « Marathon des sables », fait connaître la situation des camps à travers les valeurs sportives. Des fêtes populaires, aux dates-clefs historiques, comme lors du défilé militaire et d’enfants pour l’anniversaire de la RASD tous les 27 févriers, permettent de fédérer la population et de nombreux invités étrangers autour d’un moment fort en symboles. D’une part, ces rencontres créent des occupations pour les réfugiés qui, pour beaucoup, s’ennuient dans les camps : « Ici, pour les jeunes, c’est comme si le temps s’était arrêté. Ils sont déçus de ce qu’il se passe, car il ne se passe rien. Ils sont nés là, et restent là, ils s’ennuient (…) Que veux-tu qu’un jeune fasse de sa jeunesse dans ces conditions ? Ça ne sert à rien. Il n’y a rien. » (El Boun, qui a reçu une formation médicale et me déclarait distribuer beaucoup de pilules « pour le moral »). D’autre part, ces moments fédérateurs offrent l’occasion de créer l’évènement au-delà des camps, d’exposer les conditions de vie des réfugiés, de montrer leurs efforts sous un angle dynamique et positif, de créer des parenthèses à forte rentabilité économique mais aussi militante : y est donné l’opportunité de transmettre la cause et d’échafauder des projets de coopération. Elles favorisent la mise en œuvre de diverses stratégies pour faire valoir les droits et revendications des Sahraouis. En particulier, les réfugiés utilisent « leur » image de « victime » pour obtenir plus de bénéfices, et délivrent un véritable plaidoyer politique.

Dans ce cadre, les récits personnels ont une grande importance pour transmettre l’aspiration indépendantiste des sahraouis réfugiés. Les formes discursives sont souvent centrées sur des récits de l’exil qui permettent de sensibiliser à cet objectif, avec ses blessures et ses peines. Mêlés aux espoirs sur l’avenir du Sahara Occidental indépendant, ces discours associent la souffrance physique personnelle à celle de tout un peuple et provoquent l’empathie du visiteur, tout en lui insufflant une conviction plus grande pour la cause à défendre. Ils font passer un message militant aux étrangers, tout en effectuant de multiples allers-retours entre l’échelle individuelle et l’échelle du collectif – on retrouve les passages du « je » au « nous ». Cette articulation d’une histoire personnelle à celle de l’ensemble des habitants des camps s’assimile, par extrapolation, à celle de tous les Sahraouis : tel problème de santé d’un enfant permettra d’évoquer les difficultés de la vie en camp et, donc, la nécessité à retourner au Sahara Occidental indépendant.

En outre, les rencontres entre jeunes de différents pays favorisent la création d’alliances amicales, mais aussi souvent financières, tout en permettant au correspondant étranger de se sentir investi d’un acte moral humanitaire. Dans cet échange tant symbolique que tangible, le soutien à une personne (une femme à qui est offert des vêtements, par exemple) s’apparente à un soutien moral et symbolique à tous les Sahraouis des camps.

De même, une famille accueillant ses « correspondants espagnols » insiste sur la perte d’un proche lors de la guerre et sur les difficultés liées à la vie réfugiée, induisant des sentiments de compassion et d’implication envers elle comme envers la cause indépendantiste. Or, cette cause est incarnée en particulier par les femmes et les enfants, ou par l’image des camps parfois présentés de manière misérabiliste par les réfugiés eux-mêmes : ces représentations de soi sensibilisent l’interlocuteur, quitte à s’apparenter à de la manipulation [46].

Enfin, de « grands témoins » font entendre leurs voix auprès du grand public, des organisations internationales, comme des journalistes qui relaient la situation sahraouie. Ce sont des figures emblématiques et médiatiques, telle Aminatou Haïdar, résistante sahraouie résidant au « Sahara Occidental occupé » qui a souvent porté la question du Sahara Occidental au-delà de ses frontières. Ces figures ont une importance symbolique forte pour les Sahraouis des camps car elles permettent de réinscrire leur cas particulier dans une histoire et un contexte diplomatique global. Elles réactualisent, en somme, le rôle des martyrs passés. De même, des évènements épisodiquement médiatisés, notamment quand il y a des heurts au Sahara Occidental sous domination marocaine (comme lors des « évènements » de Laâyoun en novembre 2010 [47]), permettent de projeter, le temps de quelques heures ou jours, la question du Sahara Occidental au devant de la scène internationale.

Ainsi, même si certains partent étudier ou voyager à l’étranger, la lutte pour l’indépendance reste le pilier soutenant la société sahraouie telle qu’elle est fantasmée par le Front Polisario, à travers les camps mais aussi au-delà. Bien qu’elle soit parfois réinterprétée et que certaines modalités soient discutées [48], l’internationalisation issue des déplacements des réfugiés, comme les évènements militants, perpétuent la transmission de la cause.

4. Pour conclure : les camps, à l’image de la mémoire du territoire perdu

Arendt relève le caractère anonyme des réfugiés, dans le sens où ils sont « oubliés » du monde « normal » [49]. Pourtant, les Sahraouis se sont construits un État dans l’exil, et se sont ainsi réhabilités dans un certain « ordre normal » : l’exception propre à leur situation en camps est devenue leur quotidien. Ils se sont donnés un esprit de corps, voire de citoyenneté fédérée par la RASD, ce qui les réintègre dans la dynamique mondiale [50]. En effet, les camps de réfugiés sahraouis sont un espace politisé adossé sur une mémoire collective qui est une construction complexe, basée sur les fondations créées par le Front Polisario et le souvenir d’un territoire perdu, à regagner. L’espace des camps est le socle de l’identité indépendantiste et de la résistance sahraouie. La transmission d’une mémoire nationaliste et y est un enjeu majeur, que ce soit dans les camps pour ceux qui y naissent, comme à l’extérieur, en direction des journalistes ou des organismes de solidarité qui soutiennent et relaient leur cause, ou lors des déplacements de la nouvelle génération.

Ainsi, les camps sahraouis incarnent un État – une nation ? – en exil, et un centre de vie et de déplacements. Le Front Polisario, pour qui les camps sont le lieu de mise en œuvre de la RASD, tient à ce qu’ils demeurent un centre de lutte malgré le passage du temps. Car sans les camps, la résistance sahraouie a peu de chance de survivre. Leur enjeu est donc politique. Il s’agit d’entretenir, de faire vivre, et de transmettre la cause par le souvenir du territoire perdu. Ce dernier doit être connu des jeunes générations, lesquelles sont invitées à s’investir pour la cause nationale, afin de garder en elles le désir de résistance. Présentifier le passé, l’incarner à travers des récits qui allient le « je » au « nous », ou par des images et des symboles, permet donc au Sahara Occidental indépendant d’apparaître dans les rêves sahraouis, non pas comme un idéal abandonné, mais comme une quête incarnée et à atteindre. Ce sentiment identitaire fort, qui traverse les générations et les déplacements internationaux, peut être comparé à ce que Pierre Centlivres [51] a observé auprès des déplacés afghans, pour qui « le système des croyances et des attitudes de la vie commune » et le « sentiment très fort d’incarner une manière d’être (…) représente[nt] une ressource extraordinairement efficace pour l’adaptation des exilés à un environnement nouveau ». L’attachement identitaire renforce en effet les réseaux malgré les difficultés de l’exil. Et l’espace politique transcende l’espace des camps, malgré le passage du temps et le changement des générations de réfugiés, et malgré l’ouverture et les déplacements au-delà des camps.

L’un des paramètres de la construction identitaire sahraouie est l’indétermination sur le futur et sur l’éventualité d’aller vivre au Sahara Occidental libre, cet « avant » vers lequel il faut aller. Alors que les camps s’éternisent dans l’exception, les Sahraouis ne sont jamais dans la normalité, laquelle est sans cesse projetée dans un ailleurs possible : la RASD indépendante. 39 ans après l’exil, les jeunes réfugiés sahraouis sont donc toujours de passage [52] dans des camps censés être provisoires, et dans un entre-deux temporel et spatial, tel le betwixt and between de Turner [53]. On a vu que les récits et modes divers de construction et de transmission de la mémoire créent une réalité historique et identitaire associant une « mise en intrigue » (qui lie histoire et fiction) et une « identité narrative » (poursuivie par les Sahraouis jusqu’en dehors de camps) [54]. Dans cet assemblage identitaire, les trajectoires mémorielles et la façon dont elles sont ressenties priment sur des mémoires qui seraient fixes et mobilisées par automatisme. La mémoire sahraouie transmise dans les camps est donc mobile [55] et dynamique. Pour les Sahraouis, héritage et destin sont alors synonymes de survie, d’où l’enjeu mémoriel sous-tendant la cause, les espoirs, et l’avenir éventuel dans le territoire perdu du Sahara Occidental.

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Titre : La construction et la transmission mémorielle du territoire perdu : un enjeu pour l’avenir des camps de réfugiés sahraouis.

Résumé : Cet article décrit comment, dans les camps de réfugiés sahraouis, la mémoire et l’identité sont liées dans la perspective de l’indépendance du Sahara Occidental. La mémoire, enjeu fondamental, est façonnée par divers instruments : institutions, symboles, discours, etc. La dimension politique de la mémoire, de sa construction à sa transmission, est analysée pour montrer comment les camps consolident leur base identitaire sahraouie, malgré le passage du temps et les migrations internationales. Quel est l’enjeu de la production et de la transmission mémorielle à travers l’exil (les camps de réfugiés sahraouis), le temps (les générations), et l’espace (au-delà des camps) ?

Mots-clés (auteur) : Sahraouis - Camps de réfugiés - Mémoire - Transmission

Title : The memorial construction and transmission of the lost territory : an issue for the future of the Sahrawi refugee camps.

Abstract : This article describes how, in the Saharawi refugee camps, memory and identity are related in the view of the independence of Western Sahara. Memory is a fundamental issue, and is shaped by various instruments : institutions, symbols, discourses, etc. The political dimension of memory, from its construction to its transmission, is analyzed to show how the Sahrawi camps consolidate their basic identity, despite the passage of time and the international migrations. What is at stake in the production of memory and its transmission through the exile (Saharawi refugee camps), time (generations), and space (beyond the camps) ?

Keywords (author) : Sahrawis - Refugees camps - Memory - Transmission

NOTES

[1] Todorov Tzvetan, 2001, « Ni banalisation, ni sacralisation : du bon et du mauvais usage de la mémoire », Le Monde Diplomatique n°565, avril, pp. 10-11.

[2] En novembre 1975, cette marche réunissant jusqu’à 350 000 personnes fut présentée comme « spontanée » mais était en fait organisée, notamment pour en assurer la logistique, chacun avançant drapeau marocain et Coran à la main.

[3] Ces frontières sont plus imagées (elles figurent dans les cartes, barrant le désert par des droites rectilignes) qu’imaginaires (elles sont impalpables sur le terrain, non représentées par des bornes ni par des postes de contrôle).

[4] Front populaire de libération de la Saguia el Hamra et du Rio de Oro (les deux régions composant le Sahara Occidental), dont les dirigeants, formés pour la plupart au Maroc, s’appuient sur une idéologie marxiste.

[5] La Minurso (mission des Nations Unies pour l’organisation d’un référendum au Sahara occidental) est sur place depuis 1991.

[6] C’est ce qui a été nommé la « guerre des listes » : chaque partie tentant d’établir une liste de votants plus conséquente que l’autre.

[7] Exploitation du phosphate notamment.

[8] Liberté d’expression restreinte pour les Sahraouis opposés au roi ; avantages fiscaux pour les Marocains venant s’établir ; destruction des bâtiments hérités de l’aire espagnole ; apposition constante du drapeau marocain, etc.

[9] Le Sahara Occidental est noté sur la liste des « territoires non autonomes » par l’ONU.

[10] Les migrants traversent les murs marocains en soudoyant les passeurs et les soldats. Nombreux sont ceux qui, n’ayant plus d’argent, sont abandonnés dans le désert. On peut dire que les murs de défense marocains dessinent l’une des frontières externes de l’Europe.

[11] L’Algérie est en tension continuelle avec le Maroc au sujet des frontières communes. En outre, le Sahara Occidental indépendant lui permettrait d’avoir un accès sur l’Océan Atlantique. L’espace des camps sahraouis, sur le territoire algérien, est néanmoins sous autorité sahraouie : par exemple, les Algériens doivent demander un « visa » pour y pénétrer.

[12] UNHCR : Haut commissariat des Nations Unies pour les réfugiés.

[13] ECHO : Direction générale de l’aide humanitaire, service de l’Union européenne.

[14] Il est difficile de connaître le nombre de personnes dans les camps car il n’y a pas de recensement. En outre il y a des mouvements de populations entre les camps, ou entre l’espace des camps et l’Algérie, la Mauritanie ou d’autres pays. Le chiffre de 100 000 est donc une estimation.

[15] La badiya désigne tout l’espace vécu lors du nomadisme sahraoui et se compose du désert et des zones de pâturage usitées. Voir Dedenis Julien, 2006, « La territorialité de l’espace des camps des réfugiés sahraouis en Algérie », Bulletin de l’association des Géographes Français, 83.1, pp. 22-34.

[16] « La mémoire, nous rappelle Michel de Certeau, est faite d’éclats particuliers. Or les éclats ont la faculté de se répandre au loin, et de refaire surface là où on ne s’attend pas à les trouver. Une quête systématique permet d’en rassembler quelques-uns, mais laisse toujours échapper des fragments dispersés ». Cité par Valensi Lucette, 1992, Les fables de la mémoire. La glorieuse bataille des trois rois, Paris, Le Seuil.

[17] Certains épousent cette perspective, « convaincus d’avoir une mission sacrée à accomplir » (p. 30), au risque qu’ils « se saisissent de cet enjeu et l’instrumentalisent à leurs fins » (p. 20), nous dit Pollak Michaël, 1993, Une identité blessée. Études de sociologie et d’histoire, Paris, Métaillié, pp. 15-39.

[18] Corbet Alice, 2008, Nés dans les camps. Changements identitaires de la nouvelle génération de réfugiés sahraouis et transformation des camps, thèse de Doctorat sous la direction de Michel Agier, EHESS.

[19] Les camps portent le nom de villes « perdues » (qui existent au Sahara Occidental), les dédoublant ainsi dans l’exil.

[20] Cette école est un centre d’étude mixte ayant attiré de nombreux réfugiés et qui s’apparente maintenant à un camp. Son nom fait référence au 27 février 1976, date de la déclaration de la RASD par le Front Polisario.

[21] Halbwachs Maurice, 1925, Les cadres sociaux de la mémoire, Paris, Alcan.

[22] Caratini Sophie, 2003, La République des sables. Anthropologie d’une révolution, Paris, L’Harmattan.

[23] Si ces frontières sont acceptées, l’aire culturelle revendiquée par les Sahraouis indépendantistes les dépasse. Par exemple, les villes de Tarfaya ou de Tan Tan, situées sur le territoire marocain (en dehors des frontières du Sahara Occidental), sont revendiquées comme « sahraouies ». Il s’y déroule d’ailleurs des festivals sahraouis, comme le Moussem de Tan Tan, reconnu par l’Unesco comme Patrimoine culturel immatériel de l’humanité.

[24] Cattanéo Grégory (ed.), 2014, Guerre, mémoire, identité, Paris, Nuvis.

[25] On retrouve le même phénomène avec la communauté palestinienne : Picaudou Nadine, 2006, « Discours de mémoire : formes, sens, usages », in Picaudou Nadine (ed.), Territoires palestiniens de mémoire, Paris, Editions Karthala et Ifpo, pp. 17-33.

[26] Les réformes sociales que le Front Polisario a décrétées ont aboli l’esclavage, le tribalisme, etc. Voir Caratini Sophie, op.cit.

[27] Comme le dit Liisa Malkki, le pays d’origine n’est pas tant une entité territoriale ou topographique qu’une destination morale : Malkki Liisa, 1992, “National geographic : the rooting of the peoples and the territorialization of national identity among scholars and refugees”, Space, Identity, and the politics of difference, Cultural anthropology, 7.1, pp. 24-44.

[28] Par exemple, dans le camp d’Hussein à Hamman, en Jordanie, le qualificatif de mukkhayyamji s’est développé avec le rajeunissement de la population et est devenu un mode d’identification des jeunes réfugiés. Voir Hart Jason, 2002, “Children and nationalism in a palestinian refugee camp in Jordan”, Childhood, 9.1, pp. 35-47 ; Bontemps Véronique, 2009, « L’industrie du savon à Naplouse : mémoire et identité locale », in Meulemans David (ed.), La mémoire, outil et objet de connaissance, Paris, Uax forges de Vulcain, pp. 213-235.

[29] Anderson Benedict, 1983, Imagined communities : reflections on the origin and spread of nationalism, Londres, Verso, p. 20.

[30] Les enseignants sahraouis, souvent formés à Cuba ou en Algérie, dispensent des cours divers en arabe et en espagnol. La scolarisation obligatoire est un argument important pour le Front Polisario, démontrant sa capacité à former la population sous sa responsabilité.

[31] Le patrimoine, qu’il soit matériel ou immatériel, est souvent utilisé par les États à des fins identitaires et patriotiques : Béghain Patrice, 2012, Patrimoine, politique et société, Paris, Presses de Sciences Po.

[32] FAR : Forces armées royales marocaines.

[33] Stéphane Héritier emprunte le terme de « chronogenèse » au linguiste Gustave Guillaume. Voir Héritier Stéphane, 2013, « Le patrimoine comme chronogenèse. Réflexions sur l’espace et le temps », Annales de géographie, 689, p. 3-23, p. 7.

[34] Chanson « Combien j’aime le Sahara ».

[35] D’ailleurs, le Président de la RASD (en fonction depuis 1976) fonde en grande partie sa légitimité sur son rôle lors de la guerre et son parcours de combattant de la première heure.

[36] Marion Frésia a développé une analyse sur le passage du « je » au « nous » à partir des témoignages de réfugiés mauritaniens au Sénégal : Fresia Marion, 2005, L’humanitaire en contexte : pratiques, discours et vécus des Mauritaniens réfugiés au Sénégal, mémoire de Doctorat sous la direction de J. – P. Olivier de Sardan, EHESS.

[37] « Ce n’est pas une tradition sahraouie », m’a dit une femme en 2007, très engagée dans la structure du Front Polisario – omission volontaire ou réalité issue de la sédentarité et de la proximité avec l’Algérie ?

[38] Johnston William, 1992, Postmodernisme et bimillénaire. Le culte des anniversaires dans la culture contemporaine, Paris, PUF.

[39] Au cours de l’histoire, plus de 80 pays ont reconnu la RASD. Il y en aurait actuellement une quarantaine.

[40] Le Front Polisario et Cuba veillent à ce que les diplômés rentrent dans les camps, en n’accordant plus de permis de séjour cubain à ceux qui ont terminé leurs études. Pour ces jeunes sahraouis, le retour dans les campements se partage entre joie (de retrouver leur famille) et fatalité contrainte (ils sont, pour certains que j’ai pu rencontrer, plus Cubains que Sahraouis).

[41] Les jeunes réfugiés , devenus pour certains plus Cubains que Sahraouis, vivent un « triple exil » lorsqu’ils retournent dans les camps (après le premier exil dans les camps, et le second à Cuba) : Corbet Alice, 2008, op. cit.

[42] « D’une identité territoriale, le migrant bascule le plus souvent dans une identité de réseau » : Badie Bertrand, 1995, La fin des territoires : essai sur le désordre international et sur l’utilité sociale du respect, Paris, Fayard, p. 102.

[43] Peraldi Michel, 2007, « Nouveaux aventuriers du capitalisme marchand. Essai d’anthropologie de l’éthique mercantile », in Jean-François Bayart, Fariba Adelkha (eds.), Les voyages du développement, Paris, Khartala, pp. 73-113.

[44] Ce fut le cas pour la grande majorité des femmes suivies au cours de ma thèse qui étaient parties vivre en Espagne, comme pour beaucoup de femmes rencontrées alors que j’habitais chez une sage-femme : Corbet Alice, 2012, « Femmes réfugiées, un enjeu des camps : l’exemple sahraoui », Asylon(s) Reconstructions identitaires et résistances, 9.

[45] Une distinction s’est créée entre les familles sahraouies qui ont des correspondants espagnols (et donc du soutien moral ou financier), et celles qui n’en ont pas.

[46] Les conditions de vie dans l’espace des camps sahraouis sont très difficiles, mais certaines exagérations permettent d’inspirer la pitié et, donc, d’obtenir plus d’aide (plaidoyers qui démontrent en outre que les réfugiés ont une grande conscience de leur « image » et de ce qu’attendent d’eux beaucoup de personnes venues en visite « humanitaire »). Par exemple, une femme au niveau de vie assez élevé et très dynamique présentait ainsi sa vie, en s’adressant à deux femmes basques d’une association de solidarité : « Tu sais, ce n’est pas la vraie vie ce que vous voyez là. Nous, on n’a rien à manger le reste du temps. On a que la farine ou le blé, et il faut faire attention parce qu’on ne sait jamais quand une nouvelle distribution arrive. Parfois, on a vraiment plus rien alors on va chez les voisins. C’est pour cela qu’on a plein de maladies : quand la nourriture n’est pas bonne, le corps n’est pas bon. Il ne faut pas croire ce qu’on montre. Nous, on est des réfugiés. On a faim. C’est dur ici, tout est dur. Il faut bien que vous compreniez ça, comment on est pauvres. Nous les Sahraouis, on accueille bien, mais ce n’est pas la vraie image du réfugié. » Voir aussi Corbet Alice, 2010, « “L’impitoyable fatalité” de la “tragédie haïtienne” ou la représentation collective du séisme selon les médias », Humanitaire, 27, pp. 46-55.

[47] Un camp fut constitué par des Sahraouis à Gdim Izik, près de cette ville sous domination marocaine, essentiellement pour des raisons socio-économiques. Il fut violemment démantelé par la gendarmerie marocaine. Il y eut plusieurs morts et des « disparitions » dont il est difficile de connaître le nombre exact.

[48] Il arrive que le Front Polisario soit remis en cause : on lui reproche de choisir la voie de la diplomatie et non de l’action armée, le manque de renouvellement de ces élites, les difficultés liées à l’obtention de documents pour partir à l’étranger, etc. J’ai pu voir plusieurs personnes s’exprimer ainsi ouvertement dans les camps, dont certaines associations prônant une autre approche de la lutte, bien que toujours indépendantistes.

[49] En particulier dans le chapitre V, « Le déclin de l’État-Nation et la fin des droits de l’homme », in Arendt Hannah, 1982, Les origines du totalitarisme. Tome III : L’impérialisme, Paris, Le Seuil, pp. 239-292.

[50] Cette idée est discutée dans l’article de Tassin Etienne, 2008, « Condition migrante et citoyenneté cosmopolitique : des manières d’être soi et d’être au monde », Dissensus, 1, pp. 2-19.

[51] Centlivres Pierre, 1998, Chroniques afghanes, 1965-1993, Amsterdam, Éditions des archives contemporaines, p. 246.

[52] Évolution développée dans l’ouvrage : Camino Linda, Krulfeld Ruth (eds.), 1994, Reconstructing lives, recapturing meaning. Refugee identity, gender, and culture change, Switzerland, Gordon and Breach publishers.

[53] Turner Victor, 1974, Dramas, fields, and metaphors : symbolic action in human society, London, Ithaca, Cornel University Press.

[54] Ricœur Paul, 1990, Soi-même comme un autre, Paris, Le Seuil, p. 169.

[55] Terme utilisé par Denis Retaillé, 2009, « Malaise dans la géographie, l’espace est mobile », in Vanier Martin (ed.), Territoires, territorialités, territorialisation, controverse et perspective, Rennes, Presses universitaires de Rennes, pp. 97-104.