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Les savants « héritiers de l’immigration » : un problème ? Controverses autour de la mobilisation pour un « collège Abdelmalek Sayad »

Victor Collet

citation

Victor Collet, "Les savants « héritiers de l’immigration » : un problème ? Controverses autour de la mobilisation pour un « collège Abdelmalek Sayad » ", REVUE Asylon(s), N°4, mai 2008

ISBN : 979-10-95908-08-1 9791095908081, Institutionnalisation de la xénophobie en France, url de référence: http://www.reseau-terra.eu/article744.html

résumé

En portant notre regard sur les turpitudes d’une mobilisation locale à Nanterre « pour un collège A. Sayad », nous nous intéresserons ici à l’un de ces points critiques qui, en tant qu’ils sont précisément situés à l’extrémité du pensable, soulèvent des questions heuristiques pour l’ensemble du fonctionnement des phénomènes auxquels ils se rattachent. S’y perçoivent aussi, et peut-être surtout, certaines des transformations du dicible par les élites républicaines consistant à euphémiser discursivement un « racisme républicain » qui ne se présente plus ouvertement mais continue d’irriguer des politiques publiques, des institutions et des représentations durables qui lui permettent de s’imposer symboliquement.

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Nos pays lointains sont loin, mais fiers comme une mère…patrie

Voyant son enfant parti mais qui jamais ne l’oublie

Qui défie l’intégration si d’amnésie il s’agit

Rentre dans la patrie si c’est pour en être grandi

Moi j’ai des pays cassés, ce ne sont pas des prothèses

Liés par parenté, je n’peux les mettre entre parenthèse

Et personne n’a à me dire le pied sur lequel je danse

Qu’elle m’accepte comme être multiple, et je chanterai la France.

Rocé, « Je chante la France » (Album, Identité en crescendo).

Si l’on cherchait dans les controverses politiques contemporaines les marques de la « pensée d’Etat » que s’évertuait à déconstruire A. Sayad à propos de l’immigration, exhortant les scientifiques à ne plus penser l’immigration comme un problème [1], on serait bien en peine de croire à quelques effets politiques des analyses scientifiques [2]. Au contraire, d’une immigration considérée comme un problème à résoudre, force est de constater que lui répond désormais une « immigration – problème » naturalisée et devenue le principal enjeu d’un ordre « national-sécuritaire » revivifié au fil de la décennie écoulée [3]. Les problèmes posés par l’immigration et les immigrés ne semblent plus connaître de limites discursives chez les principaux acteurs gouvernementaux, limites que la mise en place d’un ministère « de l’identité nationale, de l’immigration, de l’intégration et du co-développement » semble avoir achevé de légitimer. Dans ces grandes envolées désormais sans freins devant le « péril migratoire » et les nécessités de graver les contours d’une identité nationale à l’essence pourtant bien évanescente [4], des acteurs inattendus ont été enrôlés en même temps que leurs objets de recherche dans les luttes autour de cette nouvelle doxa alimentant le discours sécuritaire : les savants héritiers de l’immigration. En portant notre regard sur les turpitudes d’une mobilisation locale à Nanterre « pour un collège A. Sayad », nous nous intéresserons ici à l’un de ces points critiques qui, en tant qu’ils sont précisément situés à l’extrémité du pensable, soulèvent des questions heuristiques pour l’ensemble du fonctionnement des phénomènes auxquels ils se rattachent [5].

À travers les activités d’une association militant pour une mémoire positive de l’immigration, les trajectoires de ses acteurs, les formes prises par la mobilisation et les soutiens mobilisés ainsi que les modalités du refus de ses revendications, c’est un épisode traversé de part en part par la prégnance des discours stigmatisants sur les immigrés et par les luttes contre ces processus de stigmatisation [6] qui se donne à voir. En sont redevables aussi bien les formes et les redéfinitions locales de la cause de la mémoire de l’immigration, du choix d’A. Sayad comme « héritier » à défendre pour contrer les images dévalorisantes et légitimer une cause sans cesse renvoyée à un illusoire carcan identitaire. S’y perçoivent aussi, et peut-être surtout, certaines des transformations du dicible par les élites républicaines consistant à euphémiser discursivement un « racisme républicain » qui ne se présente plus ouvertement mais continue d’irriguer des politiques publiques, des institutions et des représentations durables qui lui permettent de s’imposer symboliquement.

I/ L’association les oranges ou la redéfinition de la luttes pro-immigrés en lutte pour la mémoire de l’immigration

Au début de l’année 2005, l’association « Les Oranges » voit le jour, organisant une à deux conférences par mois autour de la question de l’histoire et de la mémoire de l’immigration associant des sociologues, des historiens, des philosophes... Elle développe, début 2006, un site Internet où sont répertoriés des archives, des textes de chercheurs, des appels à pétition, notamment pour revendiquer un « collège A. Sayad ». Plus périodiquement, l’association cherche à développer des activités socio-culturelles d’écriture autour de la mémoire avec des jeunes. Située à Nanterre, la cause et les registres employés pour la défendre, axées sur la reconnaissance des immigrés à travers la reconnaissance de leur histoire et l’usage du répertoire de la science, se comprennent comme le reploiement des propriétés de ses membres en face d’opportunités politiques et militantes imposant une redéfinition de leurs actions.

A/ L’association « Les Oranges »

Recrutement associatif et trajectoires d’engagement

La trajectoire des membres les plus investis dans l’association éclaire les modalités et les répertoires d’action de l’entreprise mémorielle locale. Fondée par un acteur dont la trajectoire d’autodidacte et de « déclassé par le haut » s’est construite au fil d’une acculturation aux savoirs en sciences humaines et à la rencontre avec des chercheurs qui l’ont poussé à reprendre ses études, l’association se structure rapidement autour d’un pôle de militants passés par les universités dont une grande partie, nous le verrons, s’est reconvertie dans l’encadrement des jeunesses populaires. L’engagement de son président, au milieu des années 80, s’est construit autour d’une lutte pour la représentation politique des immigrés par la lutte pour l’accès au savoir ; lutte dans laquelle il a reconverti, au fil de son passage par les universités et de ses rencontres militantes et professionnelles, un capital de relations universitaires et politiques désormais disponible pour soutenir la cause.

Constituée aussi de connaissances anciennes, à capitaux culturels plus faibles mais ralliés de par leur proximité avec le président, l’association compte sur un pôle de militants fortement certifiés qui n’ont pas toujours converti leurs diplômes en postes. On trouve par exemple un ancien doctorant en sociologie devenu éducateur spécialisé, un licencié en sociologie et militant politique dans une autre ville à direction communiste qui s’est aussi reconverti dans l’éducation spécialisée, un professeur-militant en histoire-géographie en LEP proche de l’extrême gauche, un chef d’entreprise dont la participation financière constitue une grande partie des fonds de l’association, ... Ils ont pour particularité, sans homogénéiser pour autant les pratiques du groupe, de lire beaucoup, notamment en sciences humaines et sociales et en histoire. Composé en majorité d’enfants d’ouvriers, souvent immigrés et algériens, ayant poursuivi des études universitaires à la faveur d’une acculturation durable aux sciences humaines et à l’histoire, le groupe militant se retrouve aujourd’hui dans les modes d’actions développés autour des savoirs légitimes, trajectoire d’acculturation dont le Président est le représentant le plus atypique. Celui-ci a construit son engagement militant autour de répertoires cognitifs et de modes d’action lui permettant de lutter contre les discriminations auxquelles il s’est confronté tout au long de sa trajectoire professionnelle et contre les stigmatisations sociales et culturelles du groupe auquel il a longtemps appartenu et pour lequel il continue de militer.

Un pôle d’encadrement des jeunesses populaires

Les acteurs du pôle militant le plus régulier de l’association ont connu une trajectoire plus ou moins similaire d’encadrement des jeunesses populaires, en particulier un pôle d’éducateurs sociaux et à la prévention judiciaire constitué par le président au cours de sa carrière professionnelle. En relation permanente avec les fractions les plus marginales des jeunes des classes populaires, bien souvent immigrées, la continuité des pratiques militantes « pro-immigrées » des membres de l’association se comprend aussi à travers le transfert plus ou moins conscient de leurs savoir-faire professionnels dans l’engagement militant. Outre l’importance de l’interconnaissance et de la proximité de vue forgée par la pratique professionnelle qui facilite l’investissement rapide, et sa continuité, du pôle des éducateurs sociaux dans l’association, œuvrer pour la mémoire de l’immigration doit aussi servir à créer des symboles d’identification pour les jeunes générations « héritières de l’immigration ». Articulée autour des savoirs intériorisés par le pôle d’éducateurs à la PJJ dans l’encadrement des jeunes délinquants, une certaine grille de lecture des rapports sociaux s’y révèle qui fait le constat, chez les jeunes les plus en difficulté, d’un manque cruel de connaissance des origines et d’un manque de mots pour exprimer ses frustrations et ses problèmes [7]. Constats à partir desquels peut être rationalisée la croyance en la capacité d’une atténuation des conflits sociaux par l’accès au savoir, et notamment par la mise en forme et en mots des liens avec les générations passées comme autant de symboles d’identification [8]. Elle permet en outre à des acteurs pris dans leur activité professionnelle, de réinvestir en partie des lectures et des références qu’ils ont parfois dû abandonner suite à leur insertion professionnelle, de continuer à militer pour un groupe dont ils se sont détachés mais avec lequel ils restent en contact et dont ils se sentent toujours les membres plus encore que les représentants. La valorisation de leurs trajectoires biographiques en qualité de « témoins-acteurs de l’histoire » [9] se mêle ainsi dans la revendication mémorielle à une volonté de faire pour le groupe, qui doit d’ailleurs probablement à leur détachement de leur condition d’origine. Cette sensibilité sociale et les expériences communes des militants expliquent en partie l’adhésion et la poursuite des activités par des acteurs dont les contraintes de temps et de lieu restent fortes (beaucoup n’habitent pas ou plus la commune de Nanterre ou n’y travaillent plus) et qui contribuent à donner au président de l’association une position centrale.

Autodidaxie et capital de relations universitaires

M’hamed Kaki est un assez récent Nanterrien lors de la création de l’association. Il y arrive en 1998 alors que s’ouvre pour lui une parenthèse de relatif déclassement. « Vrai » autodidacte [10] sorti très tôt, sans diplôme et profondément blessé du système scolaire, il passe de postes de manœuvre au milieu des années 1970 à celui de directeur de centre social et culturel d’une petite commune de Seine-et-Marne au milieu de la décennie 1990. Reconnaissant à un savoir qui lui a permis de sortir d’un monde culturellement clos [11] et à ses représentants qui jouent le rôle de passeurs à son égard [12], il fait du registre scientifique et du savoir une de ses principales armes militantes pour tenter de renverser les stigmatisations dont son groupe de pairs fait l’objet : dans l’association de quartier qu’il contribue à transformer en 1983 en association militant pour l’accès de tous au savoir, pendant la Marche contre le Racisme et pour l’Egalité des Droits, mais aussi lors de sa politisation au contact de militants communistes locaux dont il conserve la velléité de lier revendications culturelles et lecture « classiste » du monde social. Bloqué professionnellement, il reprend ses études qui débouchent sur une période de réelle boulimie culturelle. Outre son intégration à une troupe de théâtre, il réussit, après une longue bataille avec la municipalité communiste qui l’emploie, à suivre une formation de « directeur d’établissement culturel » en 1991. Inscrit à Paris VIII au titre de la formation professionnelle en licence, il y obtient, en 1995, un DEA de sociologie et y tisse un réseau de relations, en particulier avec des professeurs de l’Institut « Maghreb-Europe », qu’il élargit en suivant à Paris XIII un DESS « d’évaluation des politiques publiques » et, en parallèle, une licence de linguistique à la Sorbonne et, pour son plaisir, des cours d’histoire, de géographie et d’urbanisme.

A son retour sur Nanterre, ses relations universitaires vont soutenir sa reprise d’activités militantes. S’étant forgé une grille de lecture du monde social autour de la théorie de la domination, il peut aussi mettre en mots et généraliser sa trajectoire sociale et les injustices qu’il a subies tout en les articulant avec une ligne « classiste » que la sociologie permet de renouveler sans la délégitimer [13]. C’est lors des conférences qu’il organise que lui apparaît l’opportunité (politique et militante) du thème de la mémoire de l’immigration comme ressource opérante localement. En effet, outre qu’elle permet de s’imposer différemment aux décideurs locaux, elle permet de renverser, en s’appuyant des registres scientifiques légitimes, la vision négative portée sur l’immigration et donc, indirectement, sur les immigrés et héritiers de l’immigration. La boulimie culturelle qui l’a conduit à valoriser fortement la science se reconvertit rapidement dans cette nouvelle cause à défendre [14]. La science et ses représentants deviennent ainsi peu à peu l’outil essentiel de légitimation de l’entreprise collective de revendication d’une mémoire positive de l’immigration dont la revendication pour un collège A. Sayad est l’aboutissement le plus élaboré.

B/ Faire de la mémoire un enjeu politique légitime : concurrencer les établis en contournant la stigmatisation

Espace associatif concurrentiel et jeu politique fermé

Contrairement à ce qui se produit dans d’autres municipalités, l’association « Les Oranges » ne s’inscrit pas dans un paysage associatif vierge, bien au contraire. Des centres sociaux et culturels gérés par des associations aux nombreuses activités socio-culturelles municipales et associatives, l’espace disponible est restreint, d’autant plus que certaines de ces associations, souvent aidées par la municipalité, ont parfois des budgets leur permettant de diversifier leurs offres, de multiplier les postes de permanents, et de retenir un nombre particulièrement important d’adhérents, notamment de jeunes. Si le pôle des associations militantes « pro-immigrés » [15] est quant à lui plus largement ouvert et permet à l’association d’occuper une position visible et reconnue par la municipalité sur son domaine, l’espace de revendication dans lequel il s’inscrit, largement tari depuis le milieu des années 1990 [16], reste nettement dominé par le secteur socio-culturel concernant son recrutement, plus particulièrement chez les plus jeunes et les héritiers de l’immigration. La mémoire de l’immigration est donc aussi une manière de se distinguer dans l’espace local en se plaçant sur un terrain disponible tout en permettant à ses représentants de se revendiquer, du fait de leur parcours biographique, les porte-parole légitimes des héritiers de l’immigration en tant que « témoins-acteurs » de « leur » histoire.

L’échec en politique et le repli associatif

La cause mémorielle doit beaucoup localement à cette trajectoire spécifique de M. Kaki et à son réinvestissement militant local après de vaines tentatives pour accéder à l’espace politique. Rapidement repéré par la municipalité, il se voit proposer une place sur la liste d’union de gauche à la fin de l’année 2000. Il négocie alors chèrement sa place - il a déjà fait l’expérience dans le passé (à la mairie de Sartrouville puis lors de plusieurs élections régionales) de positions qu’il considère comme de « faire-valoir ». Son caractère revendicatif et l’autonomie qu’il affiche néanmoins par rapport aux structures partisanes [17], représentatif d’une « génération sociale d’enfants d’immigrés » [18] politisée à gauche et à ses marges dans les années 80 [19], explique en partie l’absence de suite donnée à la proposition par la municipalité. Dans la foulée, il s’engage sur une liste concurrente menée par la LCR où il réussit à obtenir une place de second mais rompt rapidement les liens avec le groupe après la campagne de mars 2001 [20]. Il se replie alors sur ses activités associatives qu’il légitime d’autant plus en usant du répertoire scientifique qu’elles lui permettent de s’imposer comme un acteur à part entière d’un espace, politique, où sa place continue d’être hypothéquée et face à des acteurs qui lui opposent un capital politique spécifique supérieur. Ses nombreux contacts universitaires et militants servent alors aussi bien à continuer à militer, à militer à gauche, et à militer pour un groupe dont il s’est en partie détaché, qu’à asseoir sa légitimité locale en s’appuyant sur des réseaux extérieurs. Les arguments que ceux-ci développent sur l’histoire politique de l’immigration algérienne à Nanterre sont ainsi reconvertibles en autant d’usages politiques visant à légitimer une autre vision de l’immigration et de son histoire tout en pointant la non-reconnaissance locale des immigrés, en particulier des Algériens et enfants d’Algériens [21].

La mémoire comme enjeu de « dignification » de la cause de l’immigration

Les modalités de revendication de la cause mémorielle objectivent bien la dimension toujours contemporaine à se saisir du passé [22]. Ici conviée pour défendre un groupe stigmatisé, la mémoire a bien partie liée avec ce « dispositif de cohésion et de “solidification“ d’un groupe social » menacé. Cristallisant « une communauté d’expérience » (M. Bloch) [23], elle met l’accent sur les continuités tout en gommant les ruptures et les dissonances du groupe à représenter en en rapprochant ceux qui s’en font les porte-parole de ceux que ces derniers souhaitent représenter. Elle favorise ainsi l’identification d’acteurs dont les trajectoires et les positions sociales faites de déclassement professionnel relatif, de situation d’« éternel déplacé » et parfois d’échecs politiques, en leur interdisant de se reconnaître totalement dans les acteurs et les milieux sociaux qu’ils côtoient désormais, trouvent dans la revendication mémorielle une forme ajustée de salut militant. Conduits à revendiquer pour un groupe auquel ils sont sans cesse ramenés et avec lequel ils restent en contact du fait de leur trajectoire professionnelle ou résidentielle même s’ils s’en sont par d’autres aspects détachés, ces entrepreneurs de la cause mémorielle y trouvent le moyen de créer un pont avec les jeunes générations militantes sans renier ce qu’il sont devenus. L’entreprise mémorielle emprunte ainsi un répertoire détourné dans lequel le registre de la science vise à rendre sa dignité à la cause défendue des classes populaires et de ses fractions immigrées en évitant les disqualifications en tous genres (en termes de communautarisme, de partialité,…). Elles permettent aussi plus facilement de faire le pont avec les revendications politiques concernant la place des populations héritières de l’immigration et s’inscrivent bien dans cette mutation relevée par R. Bertrand du « débat sur la concurrence entre les mémoires politiques du “fait colonial” » en débat sur la reconnaissance politique des « enfants des ex-colonisés » [24]. C’est dans ce contexte que la mobilisation pour un collège A. Sayad prend son sens et subsume l’ensemble de ces registres de légitimation recherchés.

II De l’héritage aux héritiers de l’immigration : la mobilisation en faveur d’un collège A. Sayad

« Là, pourquoi le conseil général et tous les autres, sur Sayad, ils sont piégés ? Mais parce que personne ne peut être contre. On l’a pas dit devant les télés tout ça, mais être contre, c’est du racisme en réalité. C’est Abdelmalek Sayad qui gêne, c’est tout. Évidemment que c’est un grand sociologue ! Là, on est véritablement dans un registre réellement raciste. Donc, il faut lutter avec d’autres armes, les armes scientifiques. Pour dire : « Voilà ! Mais non, c’est un sociologue ! »

Et eux (« le conseil général et tous les autres »), ils vont répondre : « Mais non, mais ça crée la polémique, ça pose problème.

(Ton faussement naïf) - Ah bon ? Mais pourquoi ? Pourquoi ? » ».

M. Kaki, Président de l’association « Les Oranges ».

Les premiers usages publics répertoriés à Nanterre de l’œuvre d’A. Sayad sont réalisés au sein de l’association socio-culturelle de quartier « Cerise » regroupant des bénévoles et plusieurs éducateurs sociaux investis dans le secteur associatif local. A partir de 1998, sont mis en place au sein de l’association des conférences sur des thèmes liés à la mémoire et l’histoire de l’immigration, avec la venue de nombreux sociologues, historiens, notamment de l’Institut « Maghreb-Europe ». C’est à cette occasion et lors de certaines conférences, d’Aïssa Kadri [25], de Smaïn Laacher [26] notamment, que l’œuvre de Sayad, son travail sur les bidonvilles de Nanterre en particulier [27], sortent du silence. Débute ainsi une carrière publique de l’œuvre de Sayad sur la ville.

A/ Les prémisses de la mobilisation

L’année de l’Algérie : un lieu de mémoire et un colloque en hommage à A. Sayad

Alors que la municipalité sortante à majorité communiste a été reconduite à Nanterre, à l’automne 2003, se tiennent les « Assises pour la ville », moment où se débattent les orientations politiques locales en présence des citoyens. M. Kaki y soulève la question d’une année de l’Algérie à Nanterre et fait une proposition publique pour un lieu de mémoire portant le nom d’A. Sayad. Si cette dernière proposition reste un temps occultée, la mise en place d’une année de l’Algérie qui suit va contribuer à la remettre en tête de l’agenda politique. M. Kaki propose alors deux événements qu’il conduit en partenariat avec la mairie et d’autres associations : la représentation de la pièce de théâtre « Les Oranges », d’Aziz Chouaki, retraçant les relations tumultueuses entre la France et l’Algérie depuis 1830, et un colloque en hommage à A. Sayad en partenariat avec l’Institut Maghreb-Europe. La municipalité, à travers son adjoint au maire chargé des relations internationales [28], investit les projets, en particulier ce dernier. Elle prête ses moyens matériels et logistiques et joue de ses réseaux pour obtenir la publication des actes du colloque dans la maison d’édition Syllepse [29]. Cette nouvelle séquence est interprétée par M. Kaki comme mettant de côté son travail. De l’interprétation négative de ce qui a été obtenu [30], se comprend en partie sa stratégie d’« exit » [31] temporaire à l’égard de la municipalité. Ce qu’il considère comme une conversion de « son » initiative en profits municipaux (c’est l’adjoint au maire qui rédige l’introduction du livre) tout en saisissant l’opportunité que représente la mémoire et l’œuvre de Sayad, le conduit, à la fin de la fin de l’année 2004, à mettre en place une structure collective plus protectrice désormais essentiellement axée sur la question de la mémoire [32] et dans laquelle l’œuvre et la personne même de Sayad vont prendre une place majeure, notamment avec la revendication pour un collège A. Sayad.

Un soutien stratégique devenu initiateur : le maire de Nanterre

La position du maire de Nanterre est importante dans le déclenchement de cette mobilisation. J. Fraysse, députée de la circonscription et maire depuis 1988, cède sa place à P. Jarry en cours de mandant à la fin 2004. Nanterrien de toujours et ayant passé la plus grande partie de son enfance dans le quartier du Petit Nanterre, à l’orée des bidonvilles, le nouveau maire est particulièrement intéressé à la reconnaissance symbolique de la mémoire de l’immigration dans sa ville. La figure de Sayad développée par les Oranges se transforme rapidement chez lui en un engouement certain. Ayant entendu la proposition de M. Kaki lors des Assises de 2003 alors qu’il n’est pas encore maire et après avoir connu personnellement le président de l’association lors d’un voyage officiel en Algérie, il lui fait part de son intention d’envoyer, à la rentrée 2006, une lettre pour demander au conseil général l’appellation de Sayad pour le collège en construction. C’est donc son initiative que l’association soutient par la suite en redéfinissant les axes de la mobilisation, qui permet en retour au maire d’éviter une trop forte politisation ou une exposition trop forte à celle-ci en la laissant se développer à travers l’action des « Oranges ». À travers la personne du maire, qui peut proposer officiellement le nom d’un collège situé sur sa commune au conseil général, c’est aussi toute une série de conseillers qui s’intéressent dans le même temps à l’œuvre de Sayad.

Un exemple probant de cette conversion du maire, et d’une partie de la municipalité, à la figure de Sayad, s’objective lors de la cérémonie de commémoration du 17 octobre 1961 qui a lieu à la fin 2007 [33] : orchestrée par le maire et la députée en présence d’anciens manifestants Algériens, du consul d’Algérie, de membres de l’association « Les Oranges » et de plusieurs personnalités locales, le discours du maire se déporte, après un retour historique sur l’événement, de la cérémonie du 17 octobre 1961 elle-même sur la figure de Sayad et sur l’enjeu politique mémoriel qu’il constitue à travers la mobilisation pour un édifice public à son nom [34].

B/ Un lieu de mémoire « A. Sayad » : le savant, rempart stratégique contre les stigmatisations

Le savant, enjeu de légitimation de la cause mémorielle

Devant des obstacles que les membres de l’association se sont vus fréquemment opposer au cours de leurs trajectoires professionnelles et militantes, et outre l’identification que suscitent les analyses et le savant lui-même sur eux, la figure du scientifique est perçue comme un facteur supplémentaire de légitimation de leur revendication. Notamment parce qu’elle est considérée comme imposant à ses adversaires de motiver leur refus et de le faire « en tombant le masque », c’est-à-dire comme le dépeint le président de l’association, en imposant d’afficher un choix proprement « raciste » pour désapprouver un acteur scientifique reconnu par ses pairs et ne souffrant pas d’une éventuelle délégitimation en termes de simple polémique politique. Le choix vise donc à pousser les dominants dans des positions où ils seront obligés de sortir de l’ornière, en les attaquant sur leur terrain avec les armes légitimes de la science. Choix qui se couple aussi à l’intérêt stratégique pour la mobilisation de constituer un pôle large de soutiens : la personne de Sayad favorise en effet le ralliement à la cause d’un groupe particulièrement prisé par les membres de l’association : les universitaires.

Figure nationale largement reconnue, A. Sayad a permis un ralliement rapide du maire à la cause, ralliement qui doit aussi se comprendre à travers le caractère opérant localement du choix du savant et de son œuvre. Principalement intéressé par l’immigration algérienne qui a été et reste à Nanterre particulièrement importante historiquement et politiquement, lui-même Algérien, le nom de Sayad est revendiqué pour un collège en construction précisément situé à l’orée du Pont de Rouen, limite du plus grand des bidonvilles Nanterriens dont Sayad a retracé l’histoire dans son ouvrage Un Nanterre algérien, terre de bidonvilles, en 1995. Les fins pratiques de la mobilisation vont ainsi conduire les protagonistes engagés dans la lutte pour un « collège A. Sayad » à osciller ainsi entre des arguments valorisant fortement l’envergure nationale et internationale de Sayad pour légitimer la cause et la rendre visible médiatiquement (en particulier chez les Oranges) et une réduction de son corpus théorique, tout en jouant du prestige du savant, à sa dimension locale afin de montrer la pertinence de la mobilisation sur ce collège, rallier à la cause le plus de personnalités locales possible tout en évitant de politiser trop fortement le débat (en majorité chez les acteurs municipaux).

Pétition et forte valorisation des intellectuels

A cet égard, la pétition lancée par l’association qui recueille près de 2 000 signatures est intéressante. Alors que les signatures y sont placées par ordre alphabétique, les 40 premiers noms sont agencées par l’association et font une part importante aux figures nationales, aux universitaires de renom [35], notamment les sociologues (un quart des quarante premiers noms), et aux personnalités politiques nationales (plus de la moitié d’entre eux). On n’y trouve presque aucun militant local, politique, syndical ou associatif, signe de la perception des positions légitimes et opérantes par les militants de l’association. Signe aussi des réseaux militants de celle-ci et des circuits de l’information militante, la présence parmi les signataires d’une forte proportion d’universitaires (avec presque un sixième de l’ensemble des signataires déclarant une profession composé d’enseignants-chercheurs, près de 40% du total composé d’étudiants – en majorité des doctorants - et de professeurs – dont une forte majorité de sociologues et de politistes). S’y ajoute par la suite le soutien officiel à la cause d’une partie des universitaires de l’université de Nanterre avec une motion de soutien adoptée au Conseil des Etudes et de la Vie Universitaire, soutien qui contraste avec la position, nous le verrons un peu plus loin, des personnels du conseil d’administration du futur collège.

Modes de visibilisation de la cause

L’association concentre une grande partie de ses activités à la campagne pour un collège A. Sayad de la fin 2006 à l’inauguration officielle du collège (sous le nom de « République ») par le Président du Conseil général en septembre 2007. La mobilisation condense ainsi toute une série des modes d’actions déployés par les Oranges pour faire avancer la cause de la mémoire de l’immigration. L’association use de ses savoir-faire pour « visibiliser » la cause malgré ses effectifs réduits (en recouvrant les lieux de communication particulièrement passants d’une partie de la ville, par des références systématiques à Sayad sur les tracts et affiches et les conférences ordinaires de l’association, par la mise en place de la pétition ou encore la distribution de tracts spécifiques concernant la mobilisation). Elle investit aussi l’espace médiatique, en réemployant le capital social de ses membres, pour la faire connaître et reconnaître et use enfin de technologies revendicatives innovantes et légitimes pour élargir la cause (par une inauguration symbolique en présence de chercheurs, d’hommes politiques nationaux et de militants de toutes sensibilités -de gauche-, la préparation d’un second colloque A. Sayad en partenariat avec la mairie pour re-dynamiser une mobilisation qui reste sans réponse du conseil général).

C/ Les contraintes locales de la politisation du mouvement

Un rassemblement large mais difficile à construire

La mobilisation n’a pourtant pas d’emblée reçu le soutien général des formations politiques et organisations militantes locales, comme en atteste la dynamique de l’inauguration symbolique du collège. Le creux politique entre l’élection présidentielle et l’élection législative a été consciemment choisi comme opportunité médiatique et politique pour constituer l’événement en enjeu. L’association tente alors d’ouvrir au maximum la représentation aux représentants locaux, politiques et syndicaux. La forte personnalité du président de l’association qui lui a aliéné certains acteurs influents au sein de la municipalité et ailleurs, les incertitudes sur le résultat de la mobilisation ainsi que la structuration des réseaux de l’association et son identification aux soutiens proches du PC et de la municipalité, ont un temps hypothéqué le ralliement des diverses formations politiques de gauche. Au sein de la majorité municipale communiste elle-même, les tensions sur l’état de la mobilisation et sur son opportunité politique ont un temps fait craindre la défection des représentants locaux, jusqu’au maire lui-même, ce dernier craignant d’être esseulé. C’est par un habile travail de persuasion in situ, notamment lors des distributions de tracts sur les marchés par les organisations politiques alors en pleine campagne électorale pour les élections législatives où les organisations de gauche se sont présentées de façon séparée, et en allant souvent « au bluff » (c’est-à-dire en faisant croire dans des interactions de face à face aux différents représentants politiques que les autres formations avaient déjà formalisé leur soutien, leur présence et leur prise de parole à l’inauguration) que l’association a réussi à accréditer auprès des soutiens potentiels l’idée d’un coût supérieur de la défection à celui de la participation à la mobilisation. L’ensemble des formations a signé le communiqué de presse annonçant l’inauguration symbolique du collège à laquelle celles-ci ont participé de façon plus ou moins active.

L’inauguration symbolique et la médiatisation pour sortir du silence

L’inauguration, qui rassemble un peu moins d’une centaine de personnes à la fin mai 2007, ouvre une deuxième séquence dans la mobilisation. Outre qu’elle conduit à intensifier le travail militant de l’association pour la rendre visible (par des affichages et des distributions importantes de tracts sur les marchés de la ville, dans les boites aux lettres des quartiers populaires, sur différents sites électroniques militants mais aussi avec le passage sur plusieurs radios militantes du président de l’association, la multiplication de communiqués de presse envoyés aux médias), l’ouverture aux différentes formations politiques et syndicales a aussi considérablement élargi les capacités à constituer l’enjeu politique local en enjeu médiatique. À la suite de l’inauguration où étaient présents plusieurs journalistes, une partie des journaux nationaux relaie l’information, en suspens depuis la fin 2006, de même que les médias télévisuels. Une dizaine d’articles, espacés dans le temps, dans des périodiques à plus ou moins grande portée et axée majoritairement sur la revendication associative et la personne d’A. Sayad avait jusqu’ici vu le jour. L’inauguration entraîne une nouvelle séquence dans la « mobilisation de papier ». Liée à la circularité de l’information qui contribue à sa reproduction en chaîne, elle s’étend sur une très courte période et présente très largement, avec des distinctions, la mobilisation comme un conflit politique mettant aux prises la municipalité communiste et le conseil général de droite, et l’inscrit dans le contexte électoral. En accentuant le caractère polémique et politique de la mobilisation et en faisant essentiellement intervenir, en particulier dans les médias télévisuels, le maire de Nanterre comme défenseur de la cause d’un côté, et la vice-présidente alors du conseil général Isabelle Balkany de l’autre, les médias ouvrent un nouvel espace discursif et argumentatif aux membres du conseil général qu’ils contraignent dans le même temps à sortir du silence dans lequel ils étaient restés jusque-là.

L’hypertrophie militante et l’ouverture du dicible pour le conseil général

La « mobilisation de papier » permet un temps aux membres du conseil général de politiser et de rejeter la proposition comme une polémique politique lancée par le maire communiste, effaçant de l’enjeu l’association « Les Oranges » et l’ensemble des soutiens à la cause ainsi que le fond de la proposition. L’entrée en scène des professeurs et personnels du collège, à travers la proposition de nom que doit émettre le conseil d’administration du futur collège, va pourtant ouvrir une nouvelle porte de sortie aux acteurs départementaux, soucieux d’accréditer leur volonté d’éviter une polémique politique qu’ils se sont empressés de co-produire [36].

La pétition, nous l’avons vu, objective la recherche fortement valorisée et valorisante des chercheurs ainsi que des hommes politiques nationaux. Elle est aussi, dans sa forme, de manière légèrement atténuée lors de l’inauguration symbolique du collège, le reflet d’une certaine hypertrophie militante chez les membres de l’association qui a consisté à privilégier, du fait de leur trajectoire, le soutien des hommes politiques et des universitaires au détriment de celui des parents d’élèves ou des professeurs du futur collège [37]. Et c’est en partie à travers l’action de ces derniers, jusqu’ici marginalisés, que le Conseil Général va se voir autorisé à légitimer son refus du nom d’A. Sayad.

III Quand les savants posent problème : du racisme ordinaire…des élites républicaines

« On choisit des noms qui ne prêtent pas à la polémique et qui peuvent permettre un travail pédagogique avec les enfants. [Patrick Jarry] a lancé ce nom en pleine campagne présidentielle pour faire un coup politique. Là-dessus, on a eu une surenchère, l’UMP a proposé un nom, l’UDF a proposé un nom…Je veux sortir du bourbier, je ne retiendrai aucun nom proposé dans le cadre de cette polémique. »

Propos d’I. Blakany, Libération, 30.05.2007

A/ Comment motiver son refus ? La « République » au secours de la xénophobie institutionnelle

Le silence, mode d’action des dominants

Tout le temps de sa médiatisation, fait assez peu ordinaire, la mobilisation est suspendue au vide. La prise de position du conseil général, dont la première sortie n’interviendra qu’à la toute fin du mois de mai 2007, se fait toujours attendre. Surtout, elle s’ajoute à l’absence de propositions initiales, par les membres du futur collège, ou de propositions contradictoires de la part des membres du conseil général, seul habilité au final à décider du nom du collège. C’est dans cette attente un peu incongrue, qui alimente chez les militants de l’association l’idée que le collège pourrait finalement s’ouvrir sans nom à la rentrée 2007-2008, que se comprend le mode opératoire poursuivi par le conseil général. Le silence de ses membres semble bien être une réponse à l’embarras causé par un choix qui dérange mais dont il est difficile de légitimer la désapprobation politiquement. Outre qu’il ampute la partie adverse du retentissement que lui offrirait un refus pur et simple avec la possibilité de sa dénonciation, ce silence permet surtout à la majorité du conseil général d’éviter une trop forte politisation et une médiatisation de la mobilisation tout en jouant a minima de celle-ci dans l’attente d’une voix dissonante, ce qui va se produire avec la proposition institutionnelle du conseil d’administration du futur collège réuni le 31 mai 2007.

Les controverses au sein du Conseil d’Administration du futur collège

Hors des réseaux et des objectifs habituels de l’association et de son président qui, de ce fait, s’en détournent en partie [38], la controverse au sein de la future équipe enseignante va finalement se voir investie d’une réelle importance dans la controverse. Elle permet aussi de mieux comprendre les évolutions postérieures de la mobilisation puisque les membres du conseil d’administration vont y ouvrir in fine un espace de légitimation institutionnel au refus [39]. Ayant tardivement compris l’enjeu de ce vote, M. Kaki est parvenu à s’allier des représentants politiques et syndicaux siégeant au sein du conseil ainsi que des observateurs militants qui vont tenter d’y porter les revendications de l’association. Mais ils y restent en minorité et sont clairement identifiés à ce qui est considéré comme une revendication politique portée par la municipalité. Dans le sanctuaire scolaire, la politisation de la dénomination du collège cristallise les oppositions. Si peu de professeurs sont restés pour siéger à ce conseil d’administration, une grande partie de présents refuse d’emblée la proposition d’A. Sayad, jugée de façon quasi unanime comme risquant de renforcer la stigmatisation du collège. Les voix influentes qui s’expriment avancent l’idée d’un compromis afin de dépolitiser la question et de concourir à la concorde scolaire. C’est en ce sens qu’il faut comprendre la proposition consistant à opter pour le nom de l’avenue sur laquelle sera édifié le collège, l’avenue République. Argumentation positive par les membres du Conseil d’Administration ou décision a minima visant à sortir de ce qui est considéré comme un conflit politique et une intrusion dans le « sanctuaire scolaire » ? Sans pouvoir avancer de réponse claire sur ce point, il ne fait pas de doute qu’un consensus assez large s’est établi entre ces acteurs scolaires, rappelons-le, fortement emprunts des craintes de la stigmatisation d’un collège « risquant » selon eux une classification en ZEP. La dénomination A. Sayad, que personne ne connaît, s’est ainsi représentée pour eux comme un facteur potentiel de fuite des élèves des milieux plus favorisés vers le collège du centre-ville, ouvrant alors la voie à un collège exclusivement composé d’enfants du Petit Nanterre [40].

La médiatisation et l’obligation de se prononcer mettent en lumière les différences profondes et désormais légitimées entre le silence qui consistait à botter en touche de la part du conseil général et le déploiement rhétorique et idéologique qui va être au principe des motivations de son refus à partir du moment où une tierce partie lui a ouvert une porte honorable de sortie du conflit en se ralliant à l’idée de « sanctuaire scolaire », conception naturalisante d’un lieu imperméable à toute intrusion politique.

B/ Les effets du racisme venu d’en haut : le renforcement des phénomènes de stigmatisation

Le retournement du « social-humanitaire » pour légitimer le « national-sécuritaire »

Comme l’ont montré un certain nombre d’historiens et de sociologues [41], l’immigration a été, depuis la fin du XIXème siècle, constitué malgré elle en enjeu fondamental du débat politique. Faisant l’objet de controverses fluctuant avec le temps, elle est restée structurellement considérée comme un « problème » à résoudre et a inauguré une grille de lecture durable opposant nationaux et étrangers. À l’exception du début des années 1970 où l’écho des mouvements d’extrême gauche et de solidarité a permis à la grille « social-humanitaire » de retourner un temps le discours dominant sur le « problème immigré » et de faire du sort des « travailleurs immigrés » une cause légitime à défendre, l’immigration est restée au fil du XXème siècle l’un des principaux leviers du discours « national-sécuritaire ». Comme l’a montré G. Noiriel, les partis de droite en retrait sur la question au début des années 1980 ont, à l’appui d’une reconfiguration de l’espace médiatique et de son influence croissante sur le champ politique, trouvé dans la mise en scène de la seconde génération d’immigrés le moyen de refaire du discours « national-sécuritaire » un enjeu central du débat politique pour les décennies à venir. Revitalisant et transformant l’opposition entre nationaux et étrangers « en “problème” de la seconde génération construit sur un clivage d’ordre ethnico-racial », les discours publics, à droite comme à gauche, reprennent dès lors l’antienne du « problème d’intégration » désormais appliqué exclusivement aux immigrés extra-européens, en reliant les événements spectaculaires de l’« actualité internationale » (le danger islamiste), de la « question sociale » (chômage de masse et affaissement de l’identité ouvrière) et de la « politique intérieure » (« problème des banlieues »). Antiennes que la redéfinition du jeu politique avec la montée en puissance du FN entérine rapidement. Pourtant, à comparer les discours sur l’immigration des années 1930 avec ceux qui jalonnent les discours publics contemporains, les formes les plus exacerbées de la xénophobie ne sont plus dicibles par les représentants des partis de gouvernement. C’est pourquoi les pratiques et les discours stigmatisant les populations immigrées sont désormais systématiquement adossées à d’autres formes de revendication et cherchent à mettre en concurrence les acteurs de mouvements divers afin de se constituer des alliés de circonstance pour mieux légitimer le discours « national-sécuritaire ». La loi sur la « laïcité » avait permis d’opposer les mouvements féministes aux mouvements « pro-immigrés » [42]. Ici, ce sont les membres de l’éducation nationale et les craintes de la stigmatisation qui sont mises à profit pour entériner les discours essentialistes sur les immigrés.

C’est bien à ce type de retournement symbolique que s’emploie le conseil général lors de l’inauguration du collège baptisé finalement République, à la rentrée 2007, sous l’égide de son nouveau président, P. Devedjian. On l’a vu, ces arguments ne peuvent être balayés d’un coup de plume universitaire car ils prennent appui sur plusieurs décennies de discours publics ayant concouru à ethniciser le débat sur l’immigration et à stigmatiser, par la rhétorique du « défaut d’intégration », les « populations immigrées ». Ces mêmes porte-parole légitimes de la doxa « national-sécuritaire » récoltent ainsi leurs propres fruits en se faisant les défenseurs de la promotion sociale des quartiers populaires afin de mieux discréditer dans le même temps une tentative visant à contrebalancer les visions négatives portées sur l’immigration.

Sayad et le communautarisme : ce que le retournement symbolique des mots permet de dire

    • Ce collège s’appelle donc République. Des enseignants du collège, dans un esprit de concorde républicaine, ont proposé cette appellation. Nous y voyons tout un symbole. Comme le soulignait le grand historien du XXème siècle Marc Bloch, la République est plus qu’un simple régime politique. Elle n’est pas simplement la respublica chère aux Romains de Cicéron. Cette République qui agit au nom de l’intérêt général est plus que cela… Notre République c’est celle qui nous rassemble et qui défend des valeurs comme celles de la laïcité et qui sait reconnaître la place importante de l’éducation. Ce collège portera haut les valeurs de la République qui sont aussi celles du respect et de la réussite de tous. Notre objectif est aussi que les jeunes qui nous sont confiés en comprennent aussi tout le sens. Nous savons que l’école est un pilier indispensable de notre société. C’est avec toute notre énergie que nous remplirons nos missions. Et, finalement, pour peut-être plagier quelqu’un qui a commencé une carrière politique tout près d’ici, je dirais que pour résumer mes derniers propos, quelque part nous sommes tous des hussards de la République.

Discours de J.-P. Gratien, Principal du collège « République »,

Inauguration du collège « République », 19. 10. 2007.

    • Mesdames messieurs, monsieur le Président du Conseil Général, je ne peux terminer ces quelques mots sans évoquer un point qui a fait pour le moins débat entre nous, à l’occasion de l’arrivée de ce nouveau collège. Je veux parler de la proposition initiale que j’avais formulée il y a près de deux ans auprès de votre prédécesseur de dénommer ce collège du nom d’Abdelmalek Sayad, éminent sociologue, disciple de Pierre Bourdieu. Il n’y avait dans cette proposition aucune intention polémique mais simplement l’envie de faire partager à la communauté nanterrienne et alto-séquannaise l’apport positif de l’immigration à notre pays, et à Nanterre en particulier. Cet apport a façonné Nanterre et a construit la ville dans sa diversité telle qu’elle est aujourd’hui revendiquée.

Discours de P. Jarry, Maire de Nanterre,

Inauguration du collège République, 19. 10. 2007.

    • Pour moi, le choix n’est pas entre un Etat qui s’occupe de tout, du berceau au tombeau, et l’indifférence à toute situation individuelle. Je crois à l’éducation, à la civilisation et à la vocation de l’Etat qui consiste à élever les citoyens, c’est-à-dire les rendre plus haut, pour leur apprendre à trouver en eux-mêmes les moyens de résoudre leurs problèmes. Comme le dit ce très beau proverbe juif, « on ne peut donner que deux choses à ces enfants, des racines et des ailes ». Malheureusement, au lieu de leur donner des ailes, le plus offrant démocratique a vu grandir l’Etat providence qui s’ingénie à dessiner depuis des décennies les trappes où échouent les plus faibles sous couvert de les protéger. […] Pour trop d’enfants, et en particulier ceux issus de milieux défavorisés, c’est trop souvent un échec programmé qui commence à l’école, se poursuit au collège et s’achève au lycée, dans le meilleur des cas. […] De ce formidable établissement, j’ai eu ouïe dire que les élèves se l’étaient vite appropriés et je vois bien qu’à ce jour, aucune dégradation n’a été constatée. Qui sait ? Peut-être un jour ce collège sera-t-il cité comme une pépinière d’élèves modèle ? Je le crois, je l’espère. Ce collège République c’est un pari : celui de proposer ce que l’on fait de mieux aux enfants les moins favorisés, d’y expérimenter de nouvelles filières, de nouvelles méthodes, une nouvelle approche. Notre ambition, c’est de rendre ce collège attractif pour que demain viennent s’y inscrire de leur propre chef des élèves issus de tous les milieux, venant d’autres quartiers. […] Moi, je veux vous dire Monsieur le maire que, dans un département où les élus s’appellent Sarkozy, Devedjan, Balkany, nous n’avons rien contre l’apport de l’immigration à la culture départementale, absolument rien, je vous le promets. Et c’est vrai qu’il est d’usage de personnaliser les établissements en leur donnant un nom propre. Comme dans les familles, il arrive que le choix du nom de l’enfant engendre des polémiques entre le père et la mère, et parfois même les grands parents s’emmêlent, notamment au regard d’un ancêtre, chaque branche ayant tendance à se considérer comme prééminente. La ville de Nanterre avait donc proposé de nommer le collège Ab...delmalek Sayad et l’assemblée départementale n’a pas retenu cette proposition comme la loi, naturellement, l’y autorise. Je m’empresse de dire qu’il ne s’agit en aucun cas de contester la qualité des travaux d’Abdenmanek Sayad [sic], sociologue élève de Bourdieu, vous l’avez rappelé, remarqué pour son étude sur les populations immigrées de Nanterre. Mais ce choix était aux yeux des élus, mais c’est tout à fait discutable, porteur d’une trop forte connotation identitaire qui risquait d’enfermer ce collège dans une image communautariste, c’est comme ça que ça a été ressenti. Alors que nous souhaitons au contraire en faire un modèle de mixité sociale ! Et d’intégration ! Mais je suis certain, vous l’avez dit Monsieur le maire, que votre municipalité trouvera d’autres occasions de perpétuer la mémoire d’Abdelmalek Sayad. C’est tout à fait légitime, il n’y a rien à redire à cela. C’est la raison pour laquelle nous avons adhéré à la solution proposée par les enseignants et les dirigeants du collège eux-mêmes. Après tout, c’est eux qui vont y vivre le plus longtemps. Compte tenu de l’avenue sur lequel [sic] il se trouve, le nom de République tombait sous le sens et Monsieur le maire j’ai cru comprendre qu’ils nous réunissaient tous. Alors, vive la République !

Discours de P. Devedjian, Président du conseil général

des Hauts-de-Seine et de l’UMP, Inauguration du collège République, 19. 10. 2007.

Un nouveau cap est ainsi franchi en toute tranquillité sémantique : des récentes stigmatisations d’une population par l’adéquation entre voile islamique à l’école et la loi islamique lors des controverses autour de la loi sur le port des signes religieux à l’école, on est passé à la délégitimation des savants héritiers de l’immigration qui, fussent-ils les éminents représentants de la communauté universitaire, porteraient en eux les germes du « communautarisme ». Dans un cas comme dans l’autre, la « défense de la République » se révèle être le registre de légitimation d’une stigmatisation renforcée des immigrés et « héritiers de l’immigration ». Car, si l’on comprend bien le discours du Président du Conseil général lors de l’inauguration du collège, ce ne sont ni la renommée du sociologue ni ses travaux ou encore l’opportunité de ceux-ci eu égard à la situation géographique du collège qui posent problème. Il faut donc comprendre la potentialité communautariste uniquement dans le nom du savant lui-même, sans qu’il soit même jugé opportun d’expliquer pourquoi, tant l’adéquation entre le nom du collège et ses élèves dont une très grande partie sera elle aussi composé d’enfants héritiers de l’immigration semble aller de soi.

En justifiant cette décision à partir du principe selon lequel les membres des milieux populaires destinés à étudier dans ce collège risqueraient d’être une nouvelle fois stigmatisés comme « communautaristes », et au prétexte que leur désir légitime d’ascension sociale serait hypothéqué du fait du nom du collège, il devient louable de s’appuyer sur le racisme supposé des uns pour faire passer au second plan la revendication d’existence des autres. Manière subtile de faire jouer entre citoyens et entre enfants d’immigrés une concurrence artificielle entre velléités de réussite sociale (qui ne peut pas ne pas animer l’immense majorité des élèves et de leurs parents) et volonté de reconnaissance de la diversité du patrimoine culturel et intellectuel, demande de reconnaissance pourtant adressée à l’Etat et à ses représentants. La République y est en effet, comme le rappelle le principal du nouveau collège, « tout un symbole » puisqu’elle permet, en usant d’un mythe naturalisé et donc non questionné, de renvoyer sans plus de précision à son incompatibilité avec la réussite sociale des plus défavorisés la reconnaissance des savants héritiers de l’immigration [43]. Les usages de la « République » s’enrichissent ainsi d’une nouvelle facette de la « criminalisation du populaire » qui s’impose d’autant mieux qu’elle est masquée par l’opposition entre étranger et national, entre « communautaristes » et « intégrés », et se pare d’une lutte contre les stigmates sociaux. L’étendard républicain, référence écran parce que lié à un événement mythifié, comble ainsi le malaise sur le refus du nom de Sayad en s’imposant sans poser question.

Les discours publics élitaires qui essentialisaient à satiété les pauvres pour stigmatiser les membres de ces « classes dangereuses » ont bien trouvé un prolongement pérenne dans cette nouvelle figure de l’altérité devenu ennemi à combattre [44] : l’immigré, l’étranger, le clandestin, le simple nom arabe est un « communautarisme », une menace pour l’ordre social et symbolique d’autant plus pernicieuse qu’elle n’est pas mesurable, donc imprévisible et susceptible de poindre en tout lieu. Et il ressort bien du discours du Président du Conseil général que ce risque affecterait en premier lieu les « plus défavorisés » eux-mêmes qui risquent alors, sans en prendre la mesure, de s’enferrer dans leur stigmate et de contribuer à leur rejet et à leur propre exclusion, et d’empêcher leur réelle « intégration » en nuisant à la « mixité sociale » qui doit sinon la sanctionner du moins la favoriser. Peu importent les travaux, la trajectoire, en somme les traits constitutifs de l’identité d’A. Sayad, son simple nom ne saurait être vu car il représente la revendication la plus insolente de l’existence politique de l’altérité que lui-même appelait de ses voeux [45].

Conclusion

À travers l’idée de communautarisme, et de son développement devenu logique de la « République », développée comme principal registre argumentatif pour motiver ce refus, se donne à voir une xénophobie institutionnelle qui ne veut plus dire son nom et emprunte dès lors les atours discursifs d’une lutte contre les inégalités sociales des populations les plus touchées par la stigmatisation. Inscrite dans ces va-et-vient incessants entre déclarations sociales sans lendemain et pratiques xénophobes et sécuritaires au plus haut niveau de l’Etat, la stigmatisation des « héritiers de l’immigration postcoloniale » [46] ne connaîtrait plus de limites : transformant les sociologues les plus reconnus en problèmes communautaires, légitimant les raccourcis et les stéréotypes les plus ténus, le renversement symbolique de la rhétorique républicaine est bien au principe d’un racisme institutionnel qui s’impose d’autant mieux qu’il se méconnaît publiquement comme tel. Il permet dès lors de jouer de la concurrence entre des causes, des groupes et des institutions et de rallier des acteurs qui lui étaient bien souvent opposés historiquement. Le secrétaire d’Etat L. Stoléru avait ouvert la voie dès la fin des années 1970 en utilisant « la rhétorique anti-raciste pour tenter de justifier sa politique de retours forcés : il faut réduire le nombre des immigrés pour empêcher la montée du racisme » [47]. Désormais, aborder la question du « co-développement » et de l’« intégration » revient à mieux criminaliser en retour les clandestins et certaines catégories des populations héritières de l’immigration, parler des aspirations des populations défavorisées et de leur protection dans le sanctuaire républicain permet de renvoyer à des lendemains qui (dé)chantent la prise en compte des « dimensions multiples » de l’identité nationale pourtant si prisée. Le retournement rhétorique et symbolique prenant appui sur la « défense de la République » devient bien le principal moyen pour renvoyer à plus tard les revendications des héritiers de l’immigration, reculer d’autant l’intégration au patrimoine institutionnel de leur histoire et celle de ses représentants et, en se targuant « d’une réelle égalité de traitement », de justifier « une inégalité et “remettre à leur place” les immigrés » [48]. Comme le disait A. Sayad dans un article célèbre, « exister c’est exister politiquement ». Il semble bien que cette existence des « enfants héritiers de l’immigration postcoloniale » soit hypothéquée encore pour un temps.

NOTES

[1] Problème imposant notamment, parce que la naturalisant, la pensée doxique opposant national et étranger, nation et immigration, et faisant de l’immigré une figure « d’éternel déplacé », au sens où il n’est « pas à sa place » géographiquement et moralement et n’a donc « pas sa place », voir notamment Sayad (A.), La double absence, Paris, Seuil, 1999, chap. 12 « Immigration et “pensée d’Etat” », pp. 393-413.

[2] Largement renouvelés, de nombreux travaux en sciences humaines se sont cependant intéressés à cette question en prenant pour acquis le rapport critique développé par A. Sayad à la construction de l’objet « immigration ». Certains de ces chercheurs ont d’ailleurs travaillé, à la suite des travaux de G. Noiriel, à interroger par le détour socio-historique la construction politique de cet objet, par exemple Laurens (S.), Hauts fonctionnaires et immigration en France (1962-1982). Socio-histoire d’une domination à distance, Thèse pour le doctorat de sociologie sous la direction de Noiriel (G.), EHESS, 2007, 692 p., ou Spire (A.), Etrangers à la carte : l’administration de l’immigration en France. 1945-1975, Paris, Grasset, 2005, 402 p.

[3] Facteur de la redéfinition du jeu politique depuis le début des années 1980, le discours « national-sécuritaire » a irrigué depuis lors des enjeux majeurs de la politique française, à commencer par les campagnes électorales, notamment présidentielles, en alternant versant sécuritaire (avril 2002) et version nationale (mai 2007) avec en particulier lors de cette dernière la très forte polarisation des enjeux autour de la création d’un ministère de l’identité nationale proposée par le candidat Sarkozy, conf. sur ce point, Noiriel (G.), A quoi sert « l’identité nationale » ?, Marseille, Agone, 2007, 154 p., et sur la constitution d’une opposition structurelle au sein du champ politique républicain entre pôle « national-sécuritaire » et pôle « social-humanitaire », Noiriel (G.), Immigration, antisémitisme et racisme en France (XIXe – XXe). Discours publics, humiliations privées, Paris, Fayard, 2007, p. 107-121.

[4] Thiesse (A.-M.) dans La création des identités nationales : Europe, XVIIIe-XXe siècle, Paris, Seuil, 1999, 302 p. montre bien le caractère construit historiquement et surtout international de l’identité nationale dont Noiriel(G.) nous rappelle qu’elle est une notion politique qui ne se développe en France qu’à partir des années 1970 et pour de tous autres objectifs puisqu’il s’agit alors de revendiquer l’intégration des cultures dominées, régionales, à l’identité nationale centrale, conf. Noiriel (G.), A quoi sert « l’identité nationale » ?, op. cit., p. 13-14.

[5] Sur ce point, voir les liens établis par R. Castel entre le devenir des marges et du centre des agglomérations urbaines, in Castel (R.), « La discrimination négative. Le déficit de citoyenneté des jeunes de banlieue », Annales. Histoire, sciences sociales, 61, n°4, Paris, EHESS, juillet-août 2006, pp. 777-808.

[6] Et qui sont pour ces raisons plus difficilement reconnus et dénoncés comme tels puisqu’ils perdent en partie le caractère ostensiblement discriminant ou xénophobe qui permet de les rejeter ouvertement. Nous nous inspirons sur ce point de la distinction détaillée entre racisme, discrimination et stigmatisation réalisée par Noiriel (G.) dans, Immigration, antisémitisme et racisme en France (XIXe – XXe), op. cit., p. 685-690.

[7] En fonction de la capacité à mettre en mots des justifications ou de simples explications aux actes commis. Le président de l’association met l’accent sur ce manque de mots, susceptible de provoquer le recours à la violence faute d’exutoire à ses frustrations.

[8] Propos tirés de l’entretien avec le président de l’association, M. Kaki.

[9] Qualité qui leur permet, lorsque c’est nécessaire, de concurrencer les savoirs des historiens ou des hommes politiques.

[10] C. Poliak oppose ainsi des « vrais » autodidactes, dont les origines sociales et les parcours scolaires ne prédisposaient pas à la reprise d’étude, celle-ci s’apparentant dès lors à une forme de promotion sociale envisagée par la « certification légitime », à de « faux » autodidactes, parvenant aussi à l’enseignement supérieur sans les diplômes requis mais dont les origines et les parcours scolaires et sociaux en font plutôt le moyen de rattraper une trajectoire descendante d’acteurs issus des fractions inférieures des classes dominantes, cf. F. Poliak (C.), La vocation d’autodidacte, Paris, L’Harmattan, 1992.

[11] Né en 1961 de parents analphabètes, paysans dans les Aurès, il rejoint l’un des deux bidonvilles de Sartrouville peu après son arrivée en France en 1968 avec sa mère. Son père est ouvrier dans le département depuis 1956. Alors qu’il vit encore dans la cité de transit de Sartrouville, M. Kaki découvre la culture lettrée au contact d’étudiants étrangers de la cité universitaire de Nanterre où il travaille comme veilleur de nuit à la fin des années 70, s’acculture progressivement aux savoirs légitimes « clandestinement » en suivant des cours et en s’inscrivant à la bibliothèque universitaire puis municipale.

[12] Alors qu’il trouve une voie de salut professionnel comme éducateur social au début des années 80, il rencontre un doctorant travaillant sur l’identité kabyle qui l’encourage à reprendre ses études et l’initie à la sociologie ; plus tard dans ses études, il noue de nombreuses relations avec des chercheurs avec qui il conserve de nombreux contacts amicaux et souvent militants.

[13] La représentation politique du populaire n’est plus à l’ordre du jour tandis que la légitimité offerte par la sociologie confère une forme de dignité culturelle à la représentation du peuple et des immigrés susceptible de recueillir plus facilement l’assentiment des décideurs locaux.

[14] Sa carrière d’autodidacte au cours de laquelle il a transféré des savoir-faire dans des milieux sociaux et professionnels divers le porte d’autant plus à revendiquer et valoriser la valeur du savoir qu’elle a partie liée avec son ascension sociale.

[15] Sur le concept, voir Mathieu (L.), La double peine. Histoire d’une lutte inachevée, Paris, La Dispute, 2006, p. 30-36.

[16] Dazi-Heni (F.) et Polac (C.), mettent ainsi en lumière les conditions qui sont au principe de cette progressive disparition, liée en partie à l’action de la municipalité qui réussit peu à peu au sortir des années 80, une fois le mouvement national revendicatif lié à la Marche pour l’Egalité éteint, à s’assurer la maîtrise des transactions et des reconversions par l’octroi de voies de salut dans la pratique de l’animation, voir, « Chroniques de la “vraie base” ». La constitution et les transformations du réseau associatif “immigré” à Nanterre », Politix, n° 12, 1990.

[17] Il n’a par exemple jamais adhéré à un parti politique même s’il s’est toujours présenté, comme militant associatif, au sein de listes du PCF. Il faut aussi comprendre le refus de la délégation qu’il dénonce non comme une simple distanciation d’avec la politique mais aussi comme le moyen de concurrencer ses établis.

[18] Beaud (S.) et Masclet (O.), « Des « marcheurs » de 1983 aux « émeutiers » de 2005. Deux générations sociales d’enfants d’immigrés », Annales. Histoire, sciences sociales, juillet-août 2006, n°4, pp. 809-843.

[19] Notamment au sortir de la Marche pour l’Egalité des droits de 1983, sur ce point voir par exemple, Bouamama (S.), Dix ans de marche des Beurs, Desclee de Brower, 1992, Dazi-Heni (F.), Polac (C.), « Chroniques de la “vraie base”, art. cité, ou Mathieu (L.), La double peine. Histoire d’une lutte inachevée, op. cit.

[20] Sa forte personnalité et son improvisation fréquente, sa théâtralisation aussi, entrent alors en contradiction avec la conception que se font un certain nombre de militants de la LCR portés à valoriser le primat du collectif sur l’individu, comme l’affirme un récent démissionnaire de la LCR proche du président de l’association.

[21] M. Kaki ne manque pas de faire remarquer que, compte tenu de l’histoire de l’immigration sur la ville, il est contradictoire avec la reconnaissance affichée par la municipalité que les quatre élus locaux d’origine maghrébine soient originaires du Maroc durant la mandature 2001-2007.

[22] Halbwachs (M.), Les cadres sociaux de la mémoire, Paris, Presses universitaires de France, 1952.

[23] Les citations sont tirées de Hajjat (A.), « Les usages politiques de l’héritage colonial », in Stora (B.), Témine (E.), Immigrances. L’immigration en France au XXe siècle, Hachette, 2007, p. 197.

[24] Bertrand (R.), in Mémoires d’empire. La controverse autour du « fait colonial », Paris, Editions du Croquant, 2006, p. 12.

[25] Celui-ci a animé l’Institut Maghreb Europe et connu A. Sayad.

[26] Proche collaborateur d’A. Sayad à l’EHESS, il y a partagé son bureau pendant un temps.

[27] Sayad (A.), Un Nanterre algérien, terre de bidonvilles, Paris, Autrement, 1995, 127 p.

[28] Très influent dans la municipalité, membre historique de la section communiste dont il s’est détaché au cours des années 90 tout en restant président du groupe, il est maire adjoint aux relations internationales et particulièrement actif sur les projets de démocratie participative…Fils d’ouvrier devenu professeur en BTS et coopérant en Algérie à la fin des années 70, il collabore de façon étroite au projet sur le colloque. C’est lui qui prend la responsabilité de monter en urgence les projets pour l’année de l’Algérie. Sur la place stratégique des coopérants dans la construction des causes autour de l’immigration, voir, Bertrand (R.), « Mai 68 et l’anticolonialisme », in Gobille (B.), Pudal (B.), Matonti (F.), Damamme (D.) (dir.), Mai-Juin 68, Paris, Ed. de l’Atelier, 2008, pp. 89-101.

[29] Kadri (A.) et Prévost (G.) (coord.), Mémoires algériennes, Paris, Syllepse, 2004, 170 p.

[30] Nous reprenons ici les analyses de L. Mathieu et de l’importance pour le devenir des mobilisations des luttes de définition sur le bilan de celles-ci (ce qui a été gagné ou perdu et ce qui reste à reconquérir), in, La double peine. Histoire d’une lutte inachevée, op. cit.

[31] Des réflexions d’Hirshman (A.) dans Voice, Exit and Loyalty : Responses to Decline in Firms, Organizations and States, Harvard University Press, 1970, on peut voir que l’ « exit », loin d’être une simple posture d’abandon des pratiques militantes, est au contraire l’une des modalités permettant la continuité du militantisme ou des adhésions et des croyances. En l’occurrence, c’est ce qui pousse M. Kaki à prendre ses distances pour un temps avec la municipalité et à chercher à se doter d’une structure propre pour peser plus efficacement sur l’organisation qu’il souhaite toujours intégrer.

[32] Reconvertissant ainsi les efforts qu’il avait consentis dans le même temps en entamant un cycle de conférences en partenariat avec la mairie sur la question de la mémoire de l’immigration.

[33] Cette mise en avant de l’œuvre de Sayad doit aussi être saisie à travers l’opportunité politique qu’elle représente alors et qui favorise sa sortie sur la ville et qui doit aussi à la conjoncture spécifique, toujours concurrentielle, entre groupes politiques et en leur sein sur la question, centrale localement, de l’immigration et que la figure de Sayad permet de revendiquer positivement tout en évitant la polémique.

[34] Marquant une nouvelle fois combien le réinvestissement du passé reste tributaire des enjeux du présent

[35] Révélant par là-même les réseaux universitaires du président de l’association et probablement aussi les effets d’allodoxia de sa pratique autodidactique avec la relégation dans l’ordre alphabétique de professeurs d’université beaucoup plus titrés que d’autres liés aux réseaux militants « pro-immigrés ».

[36] Notamment en multipliant les contre-propositions (Anatole France, Guy Môquet,…) par représentants politiques de droite interposés au sein du conseil, contribuant ainsi à masquer le fait que jusqu’ici seule celle d’A. Sayad avait été adressée et d’effacer aussi bien les acteurs qui la portent que le silence qui était de mise jusqu’ici.

[37] On peut aussi faire l’hypothèse que cette survalorisation des intellectuels et personnalités nationales a pu entraîner, ou au moins accélérer, la mise à distance du principal du futur collège, Jean Pierre Gratien, dont il semble qu’il soit devenu un allié de circonstance du conseil général. Docteur et agrégé d’histoire, celui-ci a précisément rédigé une thèse sur la question coloniale (Gratien (J-P.), Marius Moutet, de la question coloniale à la construction européenne : 1914-1962, Thèse pour le doctorat d’Histoire sous la direction de Franck (R.), Paris I, 2004, 3 vol., 800 f.) et s’est probablement senti lésé par un choix motivé sans lui et dont il ne fait aucun doute qu’il le considérait comme devant lui revenir pour partie (à la fin mai, il fait d’ailleurs une proposition personnelle, une proposition d’historien puisqu’il propose le nom de M. Bloch au conseil général, épaississant ainsi le volume des contre-propositions). Le maire de Nanterre, qui a rencontré plusieurs fois J-P. Gratien durant la période de la mobilisation a d’ailleurs invité ouvertement M. Kaki à ouvrir un dialogue avec lui en laissant penser que le choix d’A. Sayad - que le principal ne connaissait pas - et sans que la position soit irréversible, nécessitait auprès de ce dernier un lourd travail de persuasion.

[38] Non par simple désintérêt mais parce que dans la construction politique de la cause et des engagements antérieurs des militants en général, la décision est considérée comme se jouant ailleurs, dans les instances politiques. Moins au fait aussi des rationalités propres au monde enseignant du secondaire (que, par ailleurs, le président de l’association n’a connu qu’à travers des relations parfois conflictuelles avec ses représentants lors de la scolarisation de ses enfants) et sans pouvoir réutiliser leurs savoir-faire militants dans cet espace, mais aussi par contrainte de temps, ils s’en sentent plus dépossédés et probablement plus illégitimes à y pénétrer.

[39] Les biais d’une recherche alors essentiellement tournée autour de l’observation ethnographique des activités de l’association « Les Oranges » nous ont conduit à notre manière aussi à survaloriser les ressorts internes de la mobilisation, sans pouvoir dès lors reconstituer dans le détail les positions et les positionnements au sein du conseil d’administration du collège.

[40] « Ce qui en dit long sur l’image qu’ils se font de ce quartier » comme le rappelle l’un des intervenants extérieurs au débat sur la proposition à adresser au conseil général et qui nous a fourni l’essentiel des informations sur le sujet. Le quartier du Petit Nanterre quant à lui, le plus pauvre de la ville, classé en Zone Urbaine Sensible, et qui concentre une forte proportion de populations immigrées et héritières de l’immigration, fournit déjà une part importante du contingent du collège-lycée Joliot-Curie, situé à l’extrémité du centre-ville. C’est la partie collège de ce dernier qui a vocation à être déplacée en septembre 2007 sur le site du collège République, beaucoup plus proche précisément du Petit-Nanterre et réalisé en partie aussi pour en faciliter l’accès à ses habitants ainsi qu’à ceux des quartiers Anatole France et d’une partie du Chemin de l’île.

[41] On s’inspire en particulier ici des analyses de Noiriel (G.) dans, Immigration, antisémitisme et racisme en France (XIXe – XXe), op. cit., pp. 589-643.

[42] Sur ce point, voir Noiriel (G.), Immigration, antisémitisme et racisme en France (XIXe – XXe), op. cit., p. 638-639 ; Guénif-Souilamas (N.), Macé (E.), Les féministes et le garçon arabe, Paris, Editions de l’Aube, 2004.

[43] Est révélateur de l’usage du nom de République pour opposer une fin de non-recevoir à la revendication des Oranges et masquer les enjeux idéologiques qui la sous-tendent, le retour si tardif du Président du Conseil général sur la proposition des membres du collège lors de l’inauguration. De même que le passage si furtif sur l’argument pratique qui veut que de nombreux collèges prennent le nom de la rue où ils se trouvent, et qui, semble-t-il, ne tombait précisément « pas sous le sens » puisqu’il suit une longue argumentation sur le choix et les valeurs de la « République ». Très intéressant à cet égard est aussi le fait que personne ne pense à délégitimer le choix de Sayad en prenant appui sur sa qualité d’étranger et non de Français, ce qui en dit long sur la cristallisation que suscite le simple nom.

[44] Sur ce point, voir par exemple la mise en perspective historique de Castel (R.) à propos des émeutes de novembre 2005 et des parallélismes sémantiques pour caractériser vagabonds du XIXme siècle et jeunes enfants d’immigrés du début du XXIème, Castel (R.), « La discrimination négative », art. cité, pp. 802-803.

[45] Sayad (A.), « exister c’est exister politiquement », in L’immigration ou les paradoxes de l’altérité, Paris, Raisons d’Agir, 2006, vol. 2, « Les enfants illégitimes », pp. 13- 21. On doit bien saisir ici aussi combien cette étrangeté n’est redevable, comme le rappelle lui-même P. Devedjian sans le vouloir en citant les noms qui ne font pas problème, que d’une forme bien précise d’émigration-immigration liée à l’histoire coloniale de la France et dont l’immigration algérienne a été longtemps exemplaire. Différence objectivée désormais par les quotas en fonction d’activités professionnelles imposées ou non en fonction des ères géographiques des migrants.

[46] Nous reprenons ici la qualification que donne Hajjat (A.) dans, Immigration postcoloniale et mémoire, Paris, L’Harmattan, 2005, et qui permet de faire la différence de traitement institutionnel entre certains types de populations françaises liées aux migrations.

[47] Cité par Noiriel (G.) in, Immigration, antisémitisme et racisme en France (XIXe – XXe), op. cit., p. 587.

[48] Tévanian (P.), La République du mépris. La métamorphose du racisme dans la France des années Sarkozy, Paris, La découverte, 2007, p. 7.