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L’étranger rendu visible au Maghreb - La voie ouverte à la transposition des politiques juridiques migratoires européennes

Delphine Perrin
Delphine Perrin est juriste et chercheure associée à l’IREMAM (Institut de Recherches et d’Etudes sur le Monde Arabe et Musulman). Elle est membre du réseau d’experts du CARIM (Consortium euro-méditerranéen pour la Recherche Appliquée sur les Migrations Internationales).

citation

Delphine Perrin, "L’étranger rendu visible au Maghreb - La voie ouverte à la transposition des politiques juridiques migratoires européennes ", REVUE Asylon(s), N°4, mai 2008

ISBN : 979-10-95908-08-1 9791095908081, Institutionnalisation de la xénophobie en France, url de référence: http://www.reseau-terra.eu/article770.html

résumé

Entre 2003 et 2008, le Maroc, la Tunisie, la Libye et l’Algérie ont adopté de nouvelles législations s’appliquant à l’entrée et au séjour des étrangers, ainsi qu’à leur sortie. On peut légitimement s’étonner de la concomitance de l’adoption de ces lois dans un espace qui, contrairement à celui de l’Union européenne, n’est pas unifié, communautarisé, ni même harmonisé. En fait, bien davantage qu’à un rapprochement horizontal des législations, c’est à une transposition verticale du droit européen régissant les migrations à laquelle on assiste au Sud de la Méditerranée. Ces pays sont désormais intégrés dans un processus juridico-politique qui vise à réformer leur droit des étrangers en transposant les enjeux et visées européens. Trois conséquences fondamentales sont visibles dès aujourd’hui, et transcrites juridiquement : la stigmatisation d’une frange particulière de migrants, principalement subsahariens ; le traitement externalisé et en amont de l’asile et de l’immigration en Europe ; le préjudice pour leurs propres ressortissants.

Entre 2003 et 2008, le Maroc, la Tunisie, la Libye et l’Algérie ont adopté de nouvelles législations s’appliquant à l’entrée et au séjour des étrangers, ainsi qu’à leur sortie. On peut légitimement s’étonner de la concomitance de l’adoption de ces lois dans un espace qui, contrairement à celui de l’Union européenne, n’est pas unifié, communautarisé, ni même harmonisé. En fait, bien davantage qu’à un rapprochement horizontal des législations, c’est à une transposition verticale du droit européen régissant les migrations à laquelle on assiste au Sud de la Méditerranée.

Encore ne faut-il pas tomber dans le piège récurrent d’une victimisation exagérée des pays maghrébins en réduisant cette tendance législative au résultat d’un éventuel diktat européen visant à exporter les enjeux et politiques communautaires. S’il est vrai que la nouvelle situation migratoire des pays maghrébins est principalement le résultat de l’érection de l’ « Europe-forteresse » dénoncée dès les années 90, les gouvernements du Sud de la Méditerranée ont décelé leur intérêt à s’approprier une politique migratoire aujourd’hui internationalement partagée [1].

Rappelons quelques éléments de l’histoire euro-méditerranéenne récente. En 1992, l’adoption du traité de Maastricht marque le début d’une Europe politique au sein de laquelle les citoyens, les services, les marchandises et les capitaux circulent librement (en application de l’Acte unique européen de 1986). Le traité prévoit dès lors une harmonisation des législations européennes en matière d’asile et d’immigration afin de renforcer la frontière extérieure commune. Dès cette époque, l’Union européenne (UE) tend à susciter la collaboration des pays situés au pourtour de ses frontières dans le contrôle des circulations migratoires. L’Europe centrale et orientale sera en premier lieu sollicitée, motivée par sa future adhésion à l’Union. A partir de 1995 et le lancement du processus de Barcelone, c’est au tour des pays du Sud de la Méditerranée d’être amenés à participer en amont à la maîtrise des frontières européennes.

Les accords d’association conclus dans ce cadre avec la Tunisie, le Maroc et l’Algérie – respectivement entrés en vigueur en 1998, 2000 et 2005 - prévoient un engagement des Etats maghrébins à lutter contre l’émigration irrégulière de leurs ressortissants en échange de l’amélioration des conditions d’immigration régulière en Europe.

Entre-temps, le traité d’Amsterdam entré en vigueur en 1999 franchissait une nouvelle étape en intégrant l’espace Schengen [2] au sein de l’UE et en déclenchant la communautarisation des politiques liées à la circulation des personnes en Europe. Tandis que les Etats européens réforment tour à tour leurs législations en la matière dans le cadre d’une harmonisation qui légitime une réduction des droits des migrants, les conseils européens successifs (Tampere, 1999 ; Séville, 2002 ; La Haye, 2004) recommandent d’inclure les enjeux migratoires communautaires dans la politique extérieure de l’Union et de mettre l’accent sur la participation des pays d’origine et de transit des migrants dans le contrôle des frontières et des hommes [3].

De leur côté, les Etats maghrébins vont dans un premier temps tergiverser et agir en ordre dispersé. Ces pays sont déjà des zones d’immigration, en particulier la Libye et l’Algérie pour la migration de travail. Le renforcement des obstacles à l’entrée en Europe modifie néanmoins progressivement leur situation migratoire. Ils attirent davantage de personnes à la recherche d’une vie meilleure et pour lesquelles certains champs de travail ou cadres d’études se sont fermés (en Europe, mais aussi en Afrique de l’Ouest ou en Afrique australe du fait de l’insécurité – Côte d’Ivoire par exemple – ou de politiques migratoires restrictives – Afrique du Sud, Cap-Vert). Par ailleurs désormais voie privilégiée vers le Nord de la Méditerranée puisque l’accès direct et légal est obstrué, ces pays voient le nombre d’individus espérant un passage vers l’Europe croître et devenir de plus en plus visible, du fait à la fois de cet accroissement et d’une politique européenne et internationale stigmatisant les étrangers et leurs dangers.

L’entrée au Maghreb n’était auparavant ni un problème ni un enjeu sociétal. L’Union du Maghreb Arabe (UMA) créée en 1989 prévoit la libre circulation des citoyens en son sein. Si sa paralysie politique est notoire, elle constitue néanmoins un espace de migration puisque la circulation est libre entre ses membres, à l’exception de la frontière algéro-marocaine dans le sens Maroc-Algérie [4]. L’UMA est limitrophe d’un autre espace de circulation, la CEDEAO (Communauté économique de développement des Etats d’Afrique de l’Ouest) qui comprend quinze Etats [5] dont les ressortissants circulent librement dans cet espace. Des passerelles existent entre ces deux zones de libre circulation. Certains nationaux issus de pays subsahariens limitrophes du Maghreb sont dispensés de visa d’entrée dans des pays maghrébins, pour des séjours n’excédant pas trois mois, et ce sur la base de conventions bilatérales. C’est le cas des Maliens, qui peuvent se rendre librement en Algérie, en Tunisie et au Maroc, et des Nigériens qui entrent sans formalité au Maroc et en Tunisie. L’absence de visa d’entrée dans le royaume chérifien bénéficie également aux Sénégalais, aux Ivoiriens ou aux Guinéens par exemple. Les Mauritaniens, les Sénégalais, les Gambiens et les Guinéens sont dispensés de formalités d’entrée en Tunisie. Enfin, la libre circulation est aussi l’objectif déclaré de la CEN-SAD, créée par Kadhafi en 1998, et qui réunit vingt-trois Etats, du Maghreb (à l’exception de l’Algérie) à l’Afrique centrale, occidentale et orientale.

Si l’entrée dans un pays maghrébin ne constituait pas un problème, elle va le devenir en premier lieu parce que la sortie par la Méditerranée est stigmatisée, en second lieu parce que le séjour s’allonge au point de devenir irrégulier. Et sur ce point, les responsabilités sont partagées des deux côtés de la Méditerranée.

Bien conscients de la peur de l’étranger et de la xénophobie présentes en Europe, les Etats maghrébins savent dans un premier temps user de l’instrument migratoire dans leur politique diplomatique. Jusqu’en 2003, le gouvernement espagnol accusait à juste titre le Maroc de faire usage de la pression migratoire – en laissant ses frontières méditerranéennes ouvertes – dans le cadre de leurs contentieux bilatéraux (île Persil, pêcheries). En même temps que furent apaisés ces différends, Rabat adoptait sa loi n° 02-03 et créait un Observatoire des migrations. La Libye sut également jouer de l’ouverture de sa frontière méditerranéenne et des débarquements sur l’île italienne de Lampedusa pour parvenir en 2004 à la levée de l’embargo européen maintenu à son encontre sur le matériel militaire, en invoquant le nécessaire contrôle de ses longues frontières terrestres. Depuis lors, Tripoli est membre observateur du partenariat euro-méditerranéen, fustige la présence subsaharienne sur son sol, dangereuse et incontrôlée, l’expulse régulièrement au mépris de ses engagements au sein de la CEN-SAD et de ses appels répétés à ses frères africains pour venir gonfler la main d’œuvre en Libye.

L’instrumentalisation de la présence migratoire ne se limite pas aux relations euro-méditerranéennes. Elle est également notable dans le cadre d’enjeux régionaux. Les positions algérienne et libyenne en sont des exemples éclairants. Avant de les considérer indésirables, Tripoli fit officiellement appel aux migrants subsahariens pour obtenir la sympathie de leurs gouvernements, leur soutien sur la scène internationale et tenter la conquête du leadership en Afrique. Pour sa part, Alger a principalement usé de l’arme migratoire vis-à-vis de son voisin marocain – en facilitant le passage de la frontière –, mais aussi auprès des pays subsahariens en se présentant comme désormais unique résistant et pourfendeur d’une approche unique et restrictive des circulations [6]. Cet affichage n’a pas empêché Alger de renforcer le contrôle du territoire et des frontières sous couvert de lutte contre le terrorisme, de procéder à de nombreux refoulements et de s’engager en matière de réadmission.

Procédant actuellement à la réforme de son droit des étrangers, l’Algérie rejoint ses voisins dans une politique sécuritaire qui tend à resserrer l’emprise de l’Etat sur des territoires sahéliens où il est contesté et contourné.

Dans le cadre d’intérêts internationaux, régionaux et nationaux, les Etats maghrébins se fourvoient dans une politique de rejet de la circulation individuelle qui menace de les dépasser. En négociant divers dossiers et aides financières au moyen de la pression migratoire qu’ils accentuaient de fait, ils se sont progressivement engagés à la réduire et la gérer au point d’être aujourd’hui dépourvus de marge de manœuvre.

Ils sont désormais intégrés dans un processus juridico-politique qui vise à réformer leur droit des étrangers en transposant les enjeux et visées européens. Trois conséquences fondamentales sont visibles dès aujourd’hui, et transcrites juridiquement : la stigmatisation d’une frange particulière de migrants, principalement subsahariens ; le traitement externalisé et en amont de l’asile et de l’immigration en Europe ; le préjudice pour leurs propres ressortissants.

La stigmatisation d’une frange particulière de migrants

Fortement marquées d’une empreinte extra-nationale, les nouvelles lois maghrébines ont ceci de particulier qu’elles se présentent comme des messages insistant sur une répression accrue de la migration et ciblant une certaine catégorie de migrants.

La loi marocaine n° 02-03 du 11 novembre 2003 s’annonce « relative à l’entrée et au séjour des étrangers au Maroc, mais aussi à l’émigration et à l’immigration irrégulières ». La loi tunisienne n° 2004-06 du 3 février 2004, qui modifie la loi n° 1975-040 du 14 mars 1975, se limite à adjoindre un chapitre relatif à « la répression de l’entrée et de la sortie irrégulières du territoire » (chapitre IV, articles 38 et suivants). Si l’avant-projet de loi algérienne, adopté en conseil de gouvernement fin 2007 et actuellement présenté à l’assemblée nationale en mars 2008, indique sobrement porter sur « les conditions d’entrée, de séjour et de circulation des étrangers », ses motifs insistent sur le développement de la criminalité transnationale organisée et du terrorisme afin de justifier une plus grande maîtrise des territoires.

Le message premier est donc celui d’une répression et d’une pénalisation accrues des infractions commises à l’encontre du droit régissant l’entrée, le séjour des étrangers, et la sortie des étrangers comme des nationaux. Et ce message s’inscrit parallèlement dans le cadre d’une lutte affichée contre le terrorisme.

L’ensemble des Etats maghrébins est partie à la Convention de Palerme contre la criminalité transnationale du 12 décembre 2000 et, excepté Rabat, à son Protocole contre le trafic illicite de migrants par terre, mer et air. Tunis a ratifié ces textes puis adopté, le 10 décembre 2003, sa loi n° 2003-75 relative à la lutte contre le terrorisme, devançant de deux mois le nouveau dispositif visant à réprimer l’entrée et la sortie irrégulières du territoire. Au Maroc, les attentats de Casablanca de mai 2003 légitimèrent l’adoption rapide de la loi n° 03-03 de lutte contre le terrorisme – auparavant rejetée - qui précéda de six mois la loi refondant le droit des étrangers.

Les sanctions pénales sont partout renforcées. La cible principale est l’assistance à l’immigration et l’émigration irrégulières. En Tunisie, elle était punie d’un mois à un an d’emprisonnement. Depuis la loi du 3 février 2004, elle l’est de trois ans de prison et 8 000 dinars d’amende [7]. Sévère, la sanction est également générale puisqu’elle vise « quiconque aura renseigné, conçu, facilité, aidé ou se sera entremis ou aura organisé par un quelconque moyen, même à titre bénévole, l’entrée ou la sortie clandestine d’une personne du territoire tunisien, par voie terrestre, maritime ou aérienne, soit des points de passage soit d’autres points. La tentative est punissable ainsi que les actes préparatoires liés directement à la perpétration de l’infraction » (art.38).

La peine est accentuée si l’acte est préparé (six ans, art.41) ou commis dans le cadre d’une organisation (dix ans, art.42), ou par une autorité (douze ans, art.43). La prescription des infractions est par ailleurs allongée (douze ans pour les crimes, cinq ans pour les délits). Enfin, l’absence de délation d’un acte lié à la migration irrégulière peut entraîner une peine de trois mois de prison et 500 dinars d’amende (art.45).

Ce cadre pénal, susceptible d’affecter tout un chacun, et aussi bien un militant associatif, un avocat ou un médecin, n’est aucunement équilibré par des garanties en matière de droit de l’homme. La loi n’instaure aucun recours judiciaire, aucune protection particulière contre l’expulsion. Elle ne prévoit par ailleurs aucune exemption de peine pour la famille de l’étranger, en cas d’assistance du conjoint ou des enfants.

A l’instar de Tunis, le Maroc a souhaité insister sur la sanction de l’aide à l’immigration et l’émigration clandestines. Même à titre bénévole, cette assistance peut engendrer une peine de six mois à trois ans d’emprisonnement et jusqu’à 500 000 dirhams d’amende (art.52 de la loi n° 02-03). Lorsque l’infraction est commise par des fonctionnaires, la sanction pénale peut atteindre deux à cinq ans de prison (contre douze en Tunisie) (art.51) ; dix voire quinze ans si elle relève d’une organisation (art.52).

La sanction pénale de l’étranger migrant pose davantage de problème. Si elle est exclue du dispositif encouragé par le Protocole contre le trafic de migrants, elle est pourtant prévue par toutes les législations.

La loi tunisienne de 2004 n’a pas renforcé la répression à cet égard. Théoriquement, les migrants clandestins ne sont pas pénalisés pour une entrée ou un séjour irréguliers mais expulsés. Cependant, la loi n° 1968-7 du 8 mars 1968 relative à la condition des étrangers en Tunisie prévoit une peine d’un mois à un an d’emprisonnement et de 6 à 120 dinars d’amende pour entrée ou séjour irrégulier (art.23) et de six mois à trois ans de prison et 20 à 240 dinars d’amende en cas de présentation de faux documents ou de fausses informations d’identité (art.24). Le migrant qui se soustrait à une mesure d’expulsion ou de reconduite à la frontière encourt trois ans d’emprisonnement (art.26) [8].

La situation est plus ambiguë au Maroc. Curieusement, la loi n° 02-03 distingue les dispositions pénales relatives à l’entrée et au séjour irréguliers des étrangers (titre 1, chapitre 8), des dispositions pénales relatives à l’émigration et l’immigration irrégulières (titre 2).

Les premières dispositions (titre 1) définissent en effet les sanctions applicables à

- l’étranger pénétrant sur le territoire marocain sans respecter les conditions d’entrée (passage par le poste frontière, présentation d’un passeport éventuellement assorti d’un visa) ou séjournant au-delà de la durée de son visa (art. 42 ; 2 000 à 20 000 dirhams d’amende, un à six mois d’emprisonnement) ;

- l’étranger séjournant sans titre de séjour (art. 43 ; 5 000 à 30 000 dirhams d’amende, un mois à un an d’emprisonnement) ;

- l’étranger dont la carte a expiré et s’est maintenu sur le territoire sans avoir demandé ou obtenu son renouvellement (art. 44 ; 3 000 à 10 000 dirhams d’amende, un à six mois d’emprisonnement).

A première vue, les dispositions du titre 2 se distingueraient des premières (titre 1) en visant avant tout l’assistance et l’aide à l’entrée et au séjour irréguliers, et en incluant le délit d’émigration.

Or, l’article 50, qui punit de 3 000 à 10 000 dirhams d’amende et d’un à six mois d’emprisonnement toute personne quittant clandestinement le sol marocain, sanctionne des mêmes peines

- l’étranger qui « s’introduit dans le territoire marocain par des issues ou des lieux autres que les postes frontières ».

Tandis que l’article 42 du titre 1 vise les entrées irrégulières, y compris clandestines, l’article 50 du titre 2 s’adresse aux entrées et sorties exclusivement clandestines – et forcément irrégulières…

On peut dès lors s’interroger sur la nécessité d’une telle distinction légale entre « l’entrée et le séjour des étrangers » - parfois irréguliers - et « l’immigration » - toujours « irrégulière ». Sans doute initialement fondée sur la volonté de réprimer spécifiquement les réseaux de circulation clandestine et d’adresser un message de collaboration aux partenaires européens, elle instaure une confusion. L’immigration est entendue en tant qu’entrée sur le territoire, en vue d’un passage. Elle est liée à une volonté de sortie vers l’Europe. La circulation de transit serait donc présumée.

Au-delà de l’aspect sémantique, cette distinction légale pose un problème substantiel en définissant l’immigration comme une circulation, détachée du séjour et vouée à la clandestinité. Elle semble par ailleurs reposer sur une stigmatisation d’une catégorie de migrants, distincts des étrangers [9], en visant particulièrement les Subsahariens conformément aux discours politiques et médiatiques ambiants.

La future loi algérienne portant sur « les conditions d’entrée, de séjour et de circulation des étrangers » promet elle aussi de distinguer les individus qui entrent et séjournent de ceux qui circulent. Cette tendance, découlant directement de la notion désormais généralisée de « migration de transit  », est particulièrement dangereuse puisqu’elle implique la présomption que certains migrants ne se trouvent sur le territoire que pour en sortir, avec pour véritable destination l’Europe [10]. Or, certains étrangers présents depuis plusieurs années, au Maroc par exemple, continuent d’être considérés comme en transit. La distinction entre l’entrée et le séjour des étrangers d’une part et l’immigration d’autre part n’a de valeur que politique. Juridiquement, seules les conditions régissant l’entrée et le séjour des étrangers devraient s’appliquer – de manière indifférenciée - à toute personne n’ayant pas la nationalité du pays dans lequel elle se trouve.

La notion de migration de transit, initialement créée par les Etats européens pour susciter la collaboration maghrébine, en se désignant comme les véritables destinataires des migrants au Maghreb, développe aujourd’hui ses effets pervers. Appropriée désormais par les Etats maghrébins, elle permet à ces derniers de nier leur nature de pays d’immigration – que l’UE souhaiterait aujourd’hui leur faire reconnaître. Elle suscite une distorsion juridique entre catégories d’étrangers en terre maghrébine, une part présumée de migrants échappant à l’application du droit régissant le séjour des étrangers.

Cette situation, encouragée par l’Europe, contribue au développement d’un racisme à l’encontre des étrangers subsahariens, déjà présent mais de plus en plus affiché car légitimé par leur stigmatisation.

Il n’est pas rare d’entendre des Maghrébins justifier l’absence supposée de xénophobie dans leur pays par le fait d’être musulmans. Par ailleurs eux-mêmes victimes de discriminations en d’autres terres, ils peinent à s’approprier une tare similaire. Or, le rapport à l’étranger au Maghreb est comme ailleurs d’autant plus dérangeant pour une société que son unité est fragile.

Si ses fondements diffèrent d’un pays à l’autre, la construction nationale des Etats maghrébins, récente et difficile, s’appuie avant tout sur des formes de domination nationale qui tendent à nier les différences. Par ailleurs caractérisées par une difficulté à se tourner vers le national, les sociétés maghrébines ont forgé leur identité avant tout par une identification à un monde culturel régional (le monde musulman, le monde arabe, le continent africain), et une réaction vis-à-vis de la domination coloniale. Les attaches culturelles avec l’extérieur y sont donc considérables.

Or, la mise en lumière, de l’extérieur, d’une problématique migratoire au Maghreb éveille de nouveaux questionnements, ignorés jusqu’ici. Les étrangers ne sont pas seulement plus nombreux, mais aussi et surtout plus présents sur le plan politique, social et symbolique. Pour des sociétés se proclamant homogènes, la nouvelle visibilité d’étrangers aux stigmates identifiables et le développement de la mixité ethno-culturelle soulèvent des questions identitaires et suscitent des réactions qui renvoient à des enjeux de construction nationale. L’identité cosmopolite du migrant [11] et sa nouvelle visibilité complexifient les modes d’identification et les sentiments d’appartenance.

Les Subsahariens se plaignent généralement d’une attitude discriminatoire et raciste des ressortissants maghrébins à leur égard. D’aucuns ont pu déceler dans le comportement des Maghrébins à l’égard des Noirs une réactivation de relations pré-coloniales [12], à laquelle s’ajoute un mépris général pour les Négro-Africains partagé dans de nombreux pays. La nouvelle présence chinoise en Algérie fait l’objet de railleries grandissantes, tandis que des pays comme la Libye tentent de troquer le contingent de main-d’œuvre africaine autrefois désirée contre une force de travail d’origine asiatique (comme on note en Europe une volonté de remplacer l’immigration africaine par des entrées européennes et asiatiques). La présence européenne constitue elle aussi, bien que de manière bien différente, un objet de questionnement et de difficultés identitaires, à la fois parce qu’elle renvoie à un complexe colonial et parce qu’elle est source de privilèges qui échappent parfois aux nationaux.

Or, ces enjeux du rapport à l’Autre sont totalement occultés par les autorités qui cèdent parfois à la tentation xénophobe et ignorent le principe de la non discrimination dans leurs politiques juridiques, même si ces Etats sont tous partie aux diverses conventions de lutte contre la discrimination. Pour la même raison qu’ils adhèrent à la Convention pour la protection de tous les travailleurs migrants et des membres de leur famille (à l’exception de la Tunisie) avant tout en pensant à leurs propres émigrés, leur engagement vis-à-vis de la non discrimination est surtout dirigé vers les Etats étrangers. Aucun des Etats maghrébins n’a mis en place une institution et une procédure susceptibles de rendre effectif ce principe et les tribunaux ne sont jamais amenés à sanctionner des pratiques qui le violent [13].

Plus encore, le contexte actuel favorise la discrimination, y compris gouvernementale. La Libye a par exemple supprimé en 2007 le droit d’accès aux services publics pour les étrangers en situation régulière - notamment en matière d’éducation et de santé -, touchant du même coup les enfants de couples mixtes dont la mère est libyenne [14].

Si l’on ne peut que souhaiter la mise en place d’un cadre permettant une meilleure protection des migrants au Maghreb, on peut paradoxalement craindre qu’une telle amélioration ne légitime la délégation croissante de la politique migratoire des Etats européens, ainsi dédouanés. Avec pour objectif la mise en place harmonisée d’une procédure d’examen des demandes d’asile dans les pays maghrébins d’ici 2010, l’UE a dès lors entrepris de préparer et favoriser une gestion en amont de « ses » migrants, sous couvert d’assistance technique et administrative.

Le traitement en amont de l’asile et l’immigration en Europe

Engagé auprès de l’UE à mieux contrôler ses frontières septentrionales, le Maghreb est amené, de manière anachronique, à régir la sortie de son territoire, et ceci à l’encontre aussi bien des textes internationaux que de sa propre législation. Si l’entrée et le séjour sur un territoire sont légitimement régis par l’Etat en tant que prérogative de souveraineté, la sortie d’un pays est un droit individuel fondamental. Il est proclamé par la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 (art. 13), qui réagissait alors à l’enfermement des citoyens de l’empire soviétique, et confirmé par le Pacte des Nations Unies sur les droits civils et politiques de 1966 (art. 12). Il est aussi garanti par les droits maghrébins (art. 29 de la constitution algérienne, art. 10 de la constitution tunisienne, art. 20 de la loi libyenne n° 5 de 1991).

Aucun citoyen, national ou étranger, ne peut être empêché de sortir d’un territoire, sauf pour des motifs de « sécurité nationale, ordre public, santé ou morale publiques, droits et libertés d’autrui » (Pacte de 1966). Or, les Etats maghrébins se sont non seulement engagés à contrôler la sortie de leurs propres ressortissants, mais aussi des étrangers souhaitant quitter le pays.

La loi marocaine n° 02-03 présente d’ailleurs l’étrange paradoxe de rappeler la liberté des étrangers de quitter son territoire (art. 38) et de prévoir des sanctions pénales pour « sortie clandestine ». Il existe donc dans ces législations un délit de « sortie clandestine », que la Conférence des ministres de l’intérieur de la Méditerranée occidentale (CIMO) a plus explicitement qualifiée d’ « émigration illégale  » en saluant les efforts des gouvernements maghrébins à son encontre [15].

La loi tunisienne n° 1975-040 relative aux passeports et aux documents de voyage disposait déjà que, pour entrer ou quitter le territoire national, les voyageurs sont astreints à emprunter les postes frontaliers. Les fraudeurs nationaux étaient punis par la loi, de quinze jours à six mois de prison et de 30 à 120 dinars d’amende (art. 34). Plus encore, l’article 37 prévoyait qu’un décret fixerait les conditions d’obtention et le modèle de document officiel dont devraient être munis les ressortissants tunisiens pour se rendre dans un autre pays et y travailler, conformément aux conventions bilatérales.

Quant à la loi n° 1968-0007 du 8 mars 1968 relative à la condition des étrangers en Tunisie, elle permettait de sanctionner d’une peine d’un mois à un an d’emprisonnement, et d’une amende de 6 à 120 dinars les étrangers tentant de sortir du territoire sans emprunter les postes frontières (art. 23) ; la loi de 1975 y ajouta le refoulement (art. 34).

Sans alourdir la pénalisation des émigrés, la loi de 2004, comme indiqué plus haut, renforce considérablement les sanctions pénales à l’encontre des personnes contribuant à une sortie du territoire qui ne se conformerait pas aux formalités.

La loi marocaine du 11 novembre 2003, similaire à la loi tunisienne en matière pénale, se révèle plus ambiguë à d’autres égards. Comme en Tunisie, elle instaure une pénalisation des sorties du territoire « de façon clandestine  », « par des moyens frauduleux  » ou en dehors des postes frontières (art. 50). La peine, de 3 000 à 10 000 dirhams, et d’un à six mois d’emprisonnement, est néanmoins similaire pour les nationaux et les étrangers. Quiconque organise ou facilite l’entrée ou la sortie clandestine du territoire marocain, à titre gratuit ou onéreux, encourt de six mois à trois ans de prison, de 50 000 à 500 000 dirhams (art. 52).

On peut légitimement s’interroger sur le recours à l’expression « sortie clandestine  ». Distincte d’une sortie « irrégulière », elle implique le secret, une fuite de manière cachée. La loi marocaine use des termes « moyens frauduleux  ». Or, pourquoi un ressortissant étranger ou national tenterait-il de frauder et de camoufler sa sortie si, conformément au droit international, il peut quitter « tout pays, y compris le sien  » ? La notion de sortie clandestine est donc liée à la définition d’une sortie irrégulière. Qu’est-ce alors qu’une sortie irrégulière ? Quel est le cadre légal de la sortie, quels sont les impératifs en termes de « sécurité nationale, ordre public, santé ou morale publiques, droits et libertés d’autrui » qui justifieraient que les Etats maghrébins limitent la sortie de leurs ressortissants et de certains étrangers ?

Les lois n’apportent aucune réponse, si ce n’est l’obligation de passer par les postes frontaliers.

En réalité, l’émigration devient délictueuse lorsqu’elle porte en elle une immigration irrégulière en Europe. Le visa nécessaire à l’entrée régulière dans l’Union européenne devient une condition légale de sortie d’un territoire maghrébin, quelle que soit la nationalité du voyageur. L’infraction n’est par conséquent pas autonome mais liée. Elle est liée à la probabilité d’une autre infraction, fondée sur un droit extraterritorial au Maghreb, celui de l’Union européenne. Cette situation est non seulement étonnante sur le plan politique, mais plus encore sur le plan juridique et aucun tribunal africain ne devrait être en mesure de constater ce délit d’ émigration.

Le Maghreb fait sien les enjeux migratoires européens et endosse la politique de l’UE. En fermant ses frontières sans freiner l’émigration, celle-ci a placé les pays maghrébins dans une nouvelle situation migratoire. Devenus pays de transit vers l’Europe, ils ont fait l’objet de pressions en tant que responsables du franchissement des frontières européennes. Devenus pays d’immigration du fait de la « sédentarisation du transit », ils ont été progressivement convaincus de la nécessité d’adopter la vision de l’UE en matière migratoire.

Le Maghreb et l’Afrique subsaharienne doivent sanctionner, au nom de l’Europe, la sortie du territoire de leurs propres ressortissants mais aussi des migrants étrangers, sous peine d’être contraints à les réadmettre. Au point que le Maroc encadre désormais juridiquement la réadmission des étrangers refoulés d’Europe. Les dispositions relatives à la rétention en zones d’attente valent pour « l’étranger en transit si les autorités du pays de destination lui ont refusé l’entrée et l’ont renvoyé au Maroc  » (art. 38).

Politiquement et juridiquement, le délit d’émigration correspond à un délit d’immigration irrégulière dans un pays autre que celui qui est censé sanctionner cette infraction. Le Maghreb fait ici preuve d’un sacrifice exemplaire, en acceptant une telle délégation, d’autant qu’elle l’amène à violer ses engagements internationaux en matière de droits de l’homme ainsi que ses propres lois. Si l’on peut comprendre que ceci découle d’une naturelle responsabilité de l’Etat pour le comportement de ses ressortissants, l’extension de cet engagement pour les étrangers ne cesse de surprendre.

Au Maroc et en Tunisie, le lien entre délit d’émigration de leur territoire et délit d’immigration en Europe découle de la proximité entre les côtes méditerranéennes, qui implique à l’encontre de toute personne quittant les rives de ces pays une présomption de tentative d’entrée en Europe. Or, le déplacement de la répression du délit d’émigration plus au Sud, le long du Sahara occidental, en Mauritanie et au Sénégal révèle les dérives d’une telle présomption [16].

L’UE est parvenue à susciter un délit de sortie du Maghreb au moyen de la pression que constitue notamment le principe de la réadmission dans les pays d’origine et de transit des étrangers entrés irrégulièrement sur son territoire.

La réadmission par les Etats de leurs ressortissants jugés indésirables dans un pays tiers est un principe de droit international dont l’application rencontre des problèmes pratiques, juridiques et politiques. La difficulté d’établir la nationalité de certains étrangers, en particulier en l’absence de papiers d’identité, les limites temporelles au maintien en rétention, le coût des rapatriements, les délais et conditions d’obtention des autorisations dans les pays d’origine sont autant d’obstacles qui ont amené au développement de la réadmission dans les pays de transit. Par ce biais, il suffit de présumer par quel pays l’étranger a franchi illégalement les frontières d’un Etat européen, pour l’y renvoyer, à charge pour le pays de transit de le réacheminer vers sa patrie d’origine. Ce principe lie la responsabilité de l’Etat dans le franchissement de ses frontières à la prise en charge des étrangers, principe à la base de la convention de Dublin relative à la « détermination de l’Etat responsable de l’examen d’une demande d’asile en Europe », repris dans le règlement « Dublin II » [17].

Il pose néanmoins lui aussi un certain nombre de problèmes, notamment parce qu’il renforce une inégalité entre Etats. L’effet inégal de cette mesure est dénoncé au sein même de l’Union européenne, puisque le principe de la réadmission dans les pays de transit affecte en premier lieu les Etats européens situés aux frontières extérieures de l’UE. Les Etats membres ont donc invoqué le « partage du fardeau », qui consiste à partager financièrement mais aussi opérationnellement le traitement des immigrés. Les Etats maghrébins ont eux aussi dénoncé l’injustice de se voir remettre la charge du traitement des étrangers entrés irrégulièrement en Europe par leur territoire, d’autant que l’accroissement des passages par cette voie avait été favorisé par les obstacles entravant les voies aériennes et maritimes légales.

Refusant de faire les frais de la force d’attraction européenne, les pays maghrébins ont jusqu’ici refusé de conclure un accord global de réadmission avec la Commission européenne, compétente en la matière depuis le 1er mai 2004. La réadmission s’effectue malgré tout sur la base d’accords bilatéraux, qui prévoient généralement des contreparties en termes de quotas d’immigrés maghrébins en Europe.

C’est le cas de l’accord tuniso-italien du 9 août 1998, non publié bien qu’entré en vigueur en 1999, qui institue la réadmission de tous les étrangers ayant atteint l’Italie à partir des frontières tunisiennes, à l’exclusion des ressortissants de l’UMA. Un nouvel accord, en attente de ratification, a été signé entre les deux pays le 13 décembre 2003. Tunis a par ailleurs conclu une telle convention, non encore entrée en vigueur, avec la Grèce, et négocie actuellement avec Malte, le Royaume-Uni et la France.

Le Maroc s’est pour sa part engagé à réadmettre ses émigrés ainsi que les étrangers ayant transité par son territoire pour se rendre en Allemagne (accord du 1er juin 1998), en France (accord du 1er mai 2001) ou au Portugal (accord du 7 septembre 1999). Il négocie actuellement un accord de réadmission avec Malte et en a signé un avec l’Italie le 27 juillet 1998, et avec l’Espagne le 24 décembre 2003, non encore entrés en vigueur.

L’Algérie est quant à elle liée à l’Espagne (accord du 18 février 2004) et à l’Allemagne (accord du 1er novembre 1999) ; elle a signé des accords de réadmission avec la France (le 25 octobre 2003), l’Italie (le 24 février 2000), le Royaume-Uni (le 11 juillet 2006), et est en cours de négociation avec la Belgique, le Luxembourg, Malte et les Pays-Bas [18].

La réadmission des étrangers dans le pays par lequel ils ont transité place les Etats maghrébins dans une situation très délicate, dont seuls les aspects matériels – et encore – sont aujourd’hui pris en compte dans le cadre du « partage du fardeau » entre pays d’accueil, pays de transit et pays d’origine - que le HCR lui-même qualifie de « transfert du fardeau ». Or, les dimensions politique, sociale et humaine du refoulement constituent des enjeux fondamentaux qui, sous-estimés et négligés, entraînent des tensions régionales et nationales, favorisent l’instrumentalisation et le mauvais traitement des étrangers.

Ajoutons que, parallèlement à ce réseau d’accords bilatéraux de réadmission, perdurent des arrangements diplomatiques officieux rendant le cadre des réadmissions et autres rapatriements totalement opaque et imprévisible.

Pour éviter l’effet de « nasse » susceptible d’être créé par la combinaison d’une sortie méditerranéenne fermée et d’arrivées par les voies sahélo-sahariennes, maghrébines (libre circulation) mais aussi septentrionale (réadmission), les gouvernements maghrébins sont progressivement amenés à calquer leurs politiques migratoires sur la tendance européenne et internationale. Allant à l’encontre de ses discours panafricanistes et de ses engagements au sein de la CEN-SAD, la Libye a annoncé en janvier 2007 la généralisation de l’obligation du visa d’entrée pour tous les ressortissants étrangers, avant de se raviser en ce qui concerne les seuls Maghrébins. D’autres entraves ont été érigées courant 2007, telles que l’exigence préalable d’un contrat de travail ou la possession d’une somme équivalente à 300 euros [19].

Si ses voisins maghrébins ne l’ont pas encore suivie dans la voie des obstacles légaux à l’entrée sur leur territoire, ils ont renforcé les contrôles de la régularité de la circulation ou du séjour. Mieux encore, un réseau d’accords bilatéraux se développe également autour du Sahara, pour faciliter les rapatriements Sud-Sud ou collaborer dans la lutte contre la criminalité sahélienne à laquelle on associe la circulation illicite de migrants.

On constate ainsi, après un glissement vers le Sud des problématiques européennes, une appropriation de ses enjeux par les pays maghrébins et une transposition en cascade du droit communautaire en matière migratoire d’abord au-delà de la Méditerranée puis du Sahara.

Cette rapide évolution des droits et des politiques facilite la mise en place des « procédures d’entrée protégée » pour les candidats à l’immigration en Europe, dont l’évocation avait été décriée il y a à peine cinq ans [20]. La persévérance des politiques face à la mobilisation des « droits-de-l’hommistes » entraîne in fine – comme pour la rétention et les procédures d’asile à la frontière en leur temps – la concrétisation de l’irrésistible.

Le traitement externalisé des migrants, y compris des demandeurs d’asile, est déjà en place, même si les « programmes de protection régionaux » - qui visent à assurer la protection des réfugiés dans les pays d’origine et de transit - restent à être développés. L’ensemble des mesures visant à éviter la possibilité pour les demandeurs d’asile d’atteindre le territoire européen commence à porter ses fruits : en 2002, l’UE était parvenue à diviser le nombre de demandeurs d’asile en Europe par deux en dix ans. En France, le rapport de l’OFPRA révèle qu’en 2007, le nombre de demandeurs d’asile a chuté pour la quatrième année consécutive, d’environ quinze pour cent.

Parallèlement, l’accroissement des demandes d’asile déposées dans les pays maghrébins est actuellement géré par le HCR qui a mis en place des programmes de réinstallation.

Les gouvernements maghrébins invoquent à juste titre le manque de moyens financiers, matériels et humains pour prendre en charge le besoin de refuge à ses frontières, et les programmes de réinstallation permettent de les rassurer et les encourager à poursuivre les réformes devant aboutir à créer de véritables procédures nationales de traitement des demandes d’asile d’ici 2010. La Libye se distingue puisqu’elle n’est pas partie à la Convention de Genève de 1951 sur le statut de réfugié, mais néanmoins membre de la Convention de l’OUA de 1969 régissant les aspects spécifiques aux réfugiés, ce qui ne l’empêche pas de participer à cette politique de manière informelle - tolérance du HCR, collaboration au cas par cas, réinstallation… mais aussi rétention et expulsion de demandeurs d’asile.

Si la délocalisation du traitement des demandes d’asile fut la plus décriée, celle de la gestion de la « migration volontaire » - plus discrète – est également en marche. Elle le sera prochainement à l’échelle multilatérale, puisque la Commission européenne recommande le développement de centres européens de formation et de recrutement permettant de faciliter « l’immigration choisie » en Europe [21]. La mise en place de cette sélection à la source tend à revenir à une maîtrise étatique de l’immigration temporaire de travail – que l’UE qualifie désormais de « migration circulaire » pour la distinguer des Gastarbeiter des années 60. Elle contribue à maintenir, voire accentuer, la discrimination en matière de liberté de circulation, sur des bases sociales et géographiques. D’ici là, la rétention des étrangers indésirables réadmis ou interpellés au Maghreb participe de cette tendance. L’Algérie, qui était le dernier Etat maghrébin à refuser l’enfermement délocalisé des migrants, adhère désormais à ce principe dans son nouveau projet de loi.

En collaborant, de manière dispersée et divisée, à cette politique qu’ils pensent ne pas pouvoir inverser, les Etats maghrébins – et progressivement les gouvernements subsahariens – entendent chacun en tirer profit pour leurs propres ressortissants. Or, il apparaît que, non seulement ces pays n’ont pas obtenu les facilités de circulation légale qu’ils espéraient en échange de leur concours, mais ils deviennent aussi les victimes principales de leur propre évolution politico-juridique. Les Maghrébins constituent en effet aujourd’hui le plus gros contingent des débarqués à Lampedusa via le territoire libyen. Privés de sortie par leurs autorités nationales et maintenus dans le fantasme de l’inaccessible et prospère Europe par la privation même de cette sortie, ils sont contraints de chercher d’autres voies pour réaliser leur projet individuel.

La politique européenne de division et l’incapacité des Etats africains à s’associer portent leurs fruits. Chaque gouvernement négocie bilatéralement sa contribution à la lutte contre la circulation internationale, sans réaliser qu’un éventuel avantage pour ses ressortissants ne sera que précaire, aléatoire et renégociable. Les sociétés maghrébines et subsahariennes ont tout à perdre d’une lutte acharnée contre la circulation internationale, qui affecte les efforts de cohésion et de développement national et régional, en dépit des promesses inhérentes au co-développement. Le sempiternel postulat liant développement et réduction des migrations – outre qu’il est loin d’être vérifié - procède de la même pensée unique et discriminante qui consiste à nier à une partie du monde le droit de circuler librement. Cette pensée, totalement anachronique au vu de l’évolution et des besoins des sociétés actuelles, est désormais intégrée par les gouvernements africains qui consentent à se voir déléguer la mise en place des entraves aux espoirs de leurs propres ressortissants.

NOTES

[1] Pour une réflexion sur ce thème, lire A. BELGUENDOUZ, Politique européenne de voisinage - barrage aux Sudistes : de Schengen à Barcelone +10, Imprimerie Beni Snassen, 2008, 167p.

[2] L’accord de Schengen sur la suppression graduelle des contrôles aux frontières communes avait été adopté le 14 juin 1985 par cinq Etats – la France, l’Allemagne, la Belgique, les Pays-Bas et le Luxembourg.

[3] A ce sujet, voir notre article, « La nouvelle politique juridique de l’Europe en matière de contrôle et de limitation des migrations », L’Année du Maghreb, 2004, pp.117-137.

[4] Fermée depuis 1994, la frontière a été réouverte en 2006 par Mohamed VI dans le sens Algérie-Maroc.

[5] Bénin, Burkina Faso, Cap-Vert, Côte d’Ivoire, Gambie, Ghana, Guinée, Guinée-Bissau, Liberia, Mali, Niger, Nigeria, Sénégal, Sierra Leone, Togo.

[6] L’Algérie a d’ailleurs refusé de participer à la conférence euro-africaine sur les migrations organisée à Rabat en juillet 2006.

[7] En France, la peine est de cinq ans d’emprisonnement et 30 000 euros d’amende, et éventuellement d’une interdiction du territoire de cinq ans. L’aide bénévole peut aussi être sanctionnée, à l’exception de celle des ascendants ou descendants de l’étranger, du conjoint non séparé, des frères et sœurs. La peine est doublée lorsque l’infraction est commise dans le cadre d’une bande organisée ou soumettant l’étranger à des traitements incompatibles avec la dignité humaine.

[8] A titre de comparaison, le Code pénal français prévoit une peine d’un an d’emprisonnement et une amende de 3 750 euros pour l’étranger ayant pénétré ou séjourné illégalement en France, ainsi que la possibilité d’une interdiction du territoire de trois ans. S’il se soustrait à une mesure de reconduite à la frontière ou d’expulsion, il encourt trois ans de prison et une interdiction du territoire de dix ans.

[9] Pour des développements sur ces distinctions sémantiques, lire MORICE (A.), « Ni immigrés ni clandestins : au Maroc et ailleurs, vocabulaire du ‘transit’ dans l’impasse », Immigration, transit et rétention : le Maghreb à l’épreuve des circulations transsahariennes, Actes du colloque organisé à Marseille, 2-4 novembre 2006, Actes Sud, à paraître.

[10] Les autorités officielles algériennes évaluent à 40 % la proportion d’étrangers irréguliers se disant en transit.

[11] Selon l’expression d’Alain TARRIUS, La mondialisation par le bas. Les nouveaux nomades de l’économie souterraine, Balland, 2002. Voir aussi Les nouveaux cosmopolitismes, L’Aube, 2000.

[12] Lire notamment Ali BENSAAD, « Voyage au bout de la peur avec les clandestins du Sahel », Le Monde diplomatique, septembre 2001.

[13] A l’exception d’événements tellement graves que leur médiatisation impose une réponse judiciaire, comme ce fut le cas des émeutes anti-Noirs en Libye en 2000.

[14] Ordonnance du Comité populaire général n° 98/2007.

[15] La CIMO réunit dix pays : France, Espagne, Italie, Malte, Portugal, Algérie, Tunisie, Maroc, Libye, Mauritanie. La déclaration de Nice, adoptée à l’issue de la douzième CIMO, organisée les 11 et 12 mai 2006, salue en effet les efforts des pays de la rive sud de la Méditerranée pour contenir en amont l’émigration illégale vers l’Europe.

[16] Sur la notion d’émigration illégale, lire Claire RODIER, « Emigration illégale : une notion à bannir », Libération, 13 juin 2006.

[17] Le règlement (CE) n° 343/2003 du 18 février 2003, également appelé Dublin II, s’applique aux demandes d’asile déposées depuis le 1er septembre 2003. La convention de Dublin - conclue le 16 juin 1990 et entrée en vigueur le 1er septembre 1997 après douze ratifications -, comme le règlement Dublin II posent en principe qu’une demande d’asile est examinée par un seul Etat membre, déterminé à l’aide de critères auxquels un autre Etat peut choisir de déroger, notamment pour raisons humanitaires, en acceptant la responsabilité du traitement d’une requête. La détermination de l’Etat responsable d’une demande d’asile fait intervenir prioritairement l’Etat où résident déjà en qualité de réfugiés politiques des membres de la famille du demandeur (conjoint, enfants mineurs, parents si le demandeur est mineur) puis, successivement, le critère de l’Etat qui a délivré au demandeur un titre de séjour ou un visa, celui de l’Etat par lequel le demandeur est entré, régulièrement ou non, sur le territoire de l’un ou l’autre des Etats membres de l’UE, et à défaut, celui auprès duquel la demande d’asile a été présentée en premier.

[18] Source MIREM (Migration de retour au Maghreb) de l’Institut universitaire européen de Florence : www.mirem.eu

[19] Ordonnance n° 98/2007.

[20] Proposition britannique pour des « centres de transit et de traitement » en 2003, suggestion italo-allemande pour des « portails d’immigration » en 2004, contre-proposition franco-espagnole pour des « points de contact ».

[21] Livre vert sur une approche communautaire de la gestion des migrations économiques, COM (2004) 811 final, 11 janvier 2005.