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L’introduction des éthiques environnementales dans la gestion des flux migratoires

Mayhoua Moua
Mayhoua Moua est doctorante à l’université Paris 8, CEMTI (Centre d’étude sur les médias, les technologies et l’internationalisation). Sa thèse porte sur « Être Hmong en Occident, les processus modernes de l’identité ». Ses travaux s’articulent autour des représentations, des processus de construction de l’identité à l’heure de la mondialisation des (...)

citation

Mayhoua Moua, "L’introduction des éthiques environnementales dans la gestion des flux migratoires ", REVUE Asylon(s), N°6, novembre 2008

ISBN : 979-10-95908-10-4 9791095908104, Exodes écologiques, url de référence: http://www.reseau-terra.eu/article849.html

résumé

A la mesure de la médiatisation des préoccupations écologiques depuis les années 60, ajoutée aux catastrophes naturelles de ces dernières années - comme le tsunami de 2004 ou le cyclone Katrina en 2005-, la catégorie de « réfugié environnemental » émerge dans l’opinion publique. Cette notion renvoi à des situations très diverses. Une tendance est de regarder comment les schémas dominants, institués, peuvent être appliqués aux réfugiés environnementaux. Or l’analyse des textes relatifs au droit des réfugiés démontre assez vite leur insuffisance et les difficultés rencontrées pour la création d’un statut du réfugié environnemental tant sur le plan théorique que pratique. Un problème émerge en effet, provenant de la dichotomie entre les sciences sociales et la question écologique et le fait que nous ne raisonnons pas dans ces deux champs sur les mêmes bases de systèmes de pensée. Une deuxième étape de la réflexion portera sur ce que constitue l’idée de « réfugié environnemental », au sens analytique du terme (c’est-à-dire non une vision idyllique mais l’analyse d’un type-idéal).

A la mesure de la médiatisation des préoccupations écologiques depuis les années 60, ajoutée aux catastrophes naturelles de ces dernières années - comme le tsunami de 2004 ou le cyclone Katrina en 2005-, la catégorie de « réfugié environnemental » émerge dans l’opinion publique. Aussi bien portée par les médias que par des rapports d’envergure internationale, comme celui de l’Institut pour la Sécurité Environnementale et Humaine (ISEH) de l’université des Nations Unies (UNU, Bonn) datant de 2005, cette catégorie de migrants - en raison de la nature de leurs déplacements - pose question dans différents champs disciplinaires. La première est sans doute d’ordre épistémologique. Afin de saisir l’expérience de ces populations, les procédés classiques de la connaissance construisent un objet social - c’est-à-dire déterminé par des présupposés sociaux - en le nommant, au risque d’être infidèle à sa dimension phénoménologique. Ainsi, une définition est donnée dès 1985 par le Programme des Nations Unies pour l’Environnement (PNUE) .

L’usage de ce terme générique s’est répandu, alors qu’il lui est parfois préféré celui de « déplacés environnementaux », dont l’argument de ses partisans serait d’éviter un abus de langage dans un contexte où le droit des réfugiés est à la restriction. Ma préoccupation est moins de discuter la capacité du terme « réfugié environnemental » à rendre compte de la réalité, et à embrasser les situations multiples pour lesquelles il est utilisé. Un premier travail de typologie démontre d’ailleurs que son acceptation générale élude la variété des déplacements de populations dûs aux alléas climatiques : déplacements qui restent internes à une nation ou qui nécessitent le franchissement d’une frontière, aux déplacements provisoires ou permanents (Cournil, 2006). Les « déconstructionnistes » posent la nécessité d’analyser le sens des mots, de procéder à la généalogie des interprétations afin d’engager une réflexion critique vis-à-vis des outils de langage par lesquels nous appréhendons le monde. Le choix est assumé de conserver ici le terme de « réfugié » pour sa faculté à interroger nos politiques migratoires, et à situer le problème des exodes environnementaux au sein de cette problématique plus globale des migrations internationales. Si la notion de « réfugié » renvoie à une tradition d’accueil dictée par la Convention de Genève - rédigée dans le contexte de l’après Seconde Guerre Mondiale-, la référence environnementale change les représentations classiques de l’immigration. La première difficulté provient non pas de la nouveauté des faits sociaux, mais du fait qu’il s’agisse d’un nouvel objet de pensée, accompagné par les tatonnements de prémisses scientifiques. En effet, les déplacements de populations pour raisons climatiques n’ont pas attendu d’être portés à la connaissance pour exister. Dans le souci de fuir un cadre naturel devenu trop hostile et la quête de lieux plus cléments pour sa survie, l’humanité a depuis ses débuts fait l’expérience de la migration (Gonin et Lassailly-Jacob, 2002). La seconde difficulté, et sûrement la majeure, se trouve être la rencontre de deux champs habituellement pensés de manière autonome, ni plus ni moins le reflet de la séparation académique des sciences exactes et humaines, ainsi que des différentes disciplines qui les composent. Le terme de « réfugié environnemental » apparaît en effet à la croisée de deux problématiques que l’homme se pose : d’abord celle touchant la personne forcée à l’exil pour trouver refuge ailleurs et assurer sa sûreté, et donc la question de la protection qui peut lui être accordée ; puis celle d’une crise environnementale en tant que prise de conscience de la fragilité de l’environnement, qui n’est pas seulement un milieu neutre, réceptacle des actions humaines qui le modifient, et qui peuvent en retour en être affectées. Chacun de ces deux champs engagent des politiques avec des luttes idéologiques, des enjeux conflictuels, des acteurs militants et institutionnels dissociés. L’émergence du terme « réfugié environnemental » témoigne avant tout d’un glissement d’un champs vers l’autre, et apporte le constat d’une préoccupation environnementale grandissante quant au règlement des affaires sociales. Ainsi, le défi que soulève ce terme se trouve d’abord dans la capacité d’ouverture de différents champs de la vie à la question environnemmentale, en ce qui nous concerne les représentations de l’immigration, précisément du « réfugié », et son traitement politique et juridique.

Une première tendance pragmatique est de répondre au problème en regardant comment les schémas dominants peuvent être appliqués à de nouveaux objets comme les réfugiés environnementaux. Or l’analyse des textes relatifs au droit des réfugiés démontre assez vite leur insuffisance et les difficultés rencontrées pour la création d’un statut du réfugié environnemental tant sur le plan théorique que pratique. Une telle approche laisse de côté la dimension plus globale de la situation. Si le premier caractère du droit des réfugiés est un caractère moral, la remise en cause de l’arsenal juridique et politique disponible ne va jamais jusqu’à une remise en cause de la tradition philosophique, morale et scientifique d’où découlent nos « manières de faire et penser » en la matière. Une critique plus radicale serait de considérer qu’au lieu de fournir des éléments de solution, cette tradition fait partie du problème. Ce sera l’objet d’une première étape de ma réflexion.

Un problème émerge en effet, provenant de la dichotomie entre les sciences sociales et la question écologique et le fait que nous ne raisonnons pas dans ces deux champs sur les mêmes bases de systèmes de pensée. L’écologie, dans sa dimension scientifique et militante, s’accompagne d’une vision du monde, de pensées qu’il est possible de regrouper sous la dénomination de « philosophies de l’environnement » (Larrère, 1997). Quel enseignement moral nous apportent ces courants de pensée ? Quelle place y est accordée à l’Autre, entité non humaine comme l’autre dans son acceptation anthropocentriste la plus répandue, socio-culturelle ? Et s’il était possible de penser autrement l’immigration, et par voie de conséquence penser notre propre identité ? Une deuxième étape de la réflexion portera donc sur ce que constitue l’idée de « réfugié environnemental », au sens analytique du terme (c’est-à-dire non une vision idyllique mais l’analyse d’un type-idéal). Qu’est-ce qui constitue l’idée de « réfugié environnemental » ? Les philosophies de l’environnement, dans leurs larges nuances, instituent en effet un rapport au monde où la relation entre l’homme et la nature, la relation à l’autre en général est redéfinie, diffère de la pensée dominante (occidentale).

1- Le caractère moral du droit des réfugiés

Experts et militants monopolisent les discours autour d’un même présupposé, celui que le but de la recherche est de répondre aux questions que se posent les acteurs du monde politique, notamment la question de savoir « ce qu’il faut faire ». Les énergies se concentrent ainsi autour d’une préoccupation, celle de l’existence d’un instrument juridique international, communautaire ou national capable de protéger les réfugiés environnementaux, dont l’urgence du sort s’illustre par l’histoire des 11 000 habitants de l’île Tuvalu contraints d’abandonner leur habitacle d’ici deux générations à cause de la montée du niveau de la mer. La faiblesse des instruments actuels est d’ailleurs l’objet de « l’Appel de Limoges » en juin 2005, afin de poser les bases d’une réflexion juridique prospective pour la création d’un statut international du réfugié écologique. Si la fonction sociale de la recherche est légitime, elle doit pouvoir en même temps conserver l’autonomie d’émettre ses propres questionnements, dans le but de mettre en relief les contraintes qui pèsent sur l’action des hommes politiques. Parmi ces contraintes se trouve le cadre conceptuel dans lequel s’est constitué le droit des réfugiés, dont il faut tracer un portulans. Le débat que sucscite le terme « réfugié » ne peut, en effet, se résumer à une bataille de mots.

Le droit des réfugiés ne doit pas être confondu avec le droit d’asile. Cependant, ils entretiennent des liens étroits, tout d’abord sur le plan juridique. Le champs d’application du droit des réfugiés, notamment par l’article 33 de la Convention de Genève concernant le principe de non-refoulement et de défense d’expulsion, ouvre les portes d’une certaine forme de droit à l’asile provisoire. De plus, dès lors qu’un Etat reconnaît la qualité de réfugié à une personne, il lui est également accordé l’asile. Puis sur le plan historique, le droit des réfugiés puise dans la même origine religieuse que le droit d’asile qui débute à l’Antiquité.

a- De l’asile religieux au droit de l’Etat

Les grecs désignaient par asulos ce qui est inviolable, immunité tant conférée à des individus qu’à des sites. A Rome en revanche, l’asile est un lieu de refuge dont la nature est toujours religieuse. Cette traditionnelle inviolabilité des lieux saints est reconnue officiellement par l’empereur Constantin avec l’Edit de Milan de 313. Un asile chrétien se met en place, son effet principal étant de suspendre les procédures judiciaires, ce qui le distingue de l’accueil monastique qui n’implique qu’un devoir d’hospitalité. Il est fondé sur le principe de charité, issue de la morale chrétienne dont la spécificité est de faire intervenir une transcendance dans la figure de Jésus Christ. La recherche du bien est ce vers quoi l’homme doit moralement se diriger, la fin dernière étant Dieu lui-même appelant à vivre selon l’exemple de Jésus Christ par sa vie si éprouvée.

L’asile religieux atteint son apogée au XIIème siècle, mais le renforcement du pouvoir royal au siècle suivant va entraîner son déclin. Droit de l’Eglise, l’asile devient droit de l’Etat. Cette sécularisation lui confère une dimension internationale en l’ouvrant aux étrangers situés sur le territoire national. Le principe de non-extradition s’impose peu à peu. La judiciarisation de l’asile s’effectue en deux étapes. La première se situe au niveau interne et constitutionnelle des Etats. En France, la Révolution ouvre une brèche par l’article 120 de la Constitution de 1793, qui « donne asile aux étrangers bannis de leur patrie pour cause de la liberté » et le « refuse aux tyrans ». Il faut ensuite attendre un siècle et demi pour que ressurgisse la conception républicaine de l’asile. L’article 4 du préambule de la Constitution de la IVème République de 1946 énonce que « tout homme persécuté en raison de son action en faveur de la liberté a droit à l’asile sur le territoire de la République ». Ce principe est repris par la Vème République, le préambule de la Constitution de 1958 se référant à celui de 1946. Sacralisé, l’asile n’en a pas pour autant force obligatoire car les dispositions constitutionnelles sont jugées trop vagues. Il devient applicable en 1993, lorsque le Conseil constitutionnel reconnaît aux étrangers la faculté de s’en prévaloir et de réclamer un droit au séjour provisoire durant le traitement de leur demmande. Une révision de la Constitution du 25 novembre 1993 introduit une nouvelle disposition qui autorise la République à donner « asile à tout étranger persécuté en raison de son action en faveur de la liberté » ou « pour un autre motif » (art. 53-1).

La deuxième étape se situe au niveau international. Dans l’entre-deux-guerres, des déplacements de populations sont provoqués par les crises qui secouent la Russie (Révolution de 1917), l’Arménie (massacre de 1915), la Turquie (durcissement du régime kémaliste en 1922) ou encore l’Italie fasciste. Mais c’est la création du Grand Reich en avril 1938 et l’afflux considérable de migrants juifs d’origine allemande et autrichienne aux Etats-Unis qui pressent ce pays à convoquer la communauté internationale à la réflexion sur le sort des réfugiés. La Conférence d’Evian est ainsi organisée la même année, sans aboutir cependant à une réponse concrète. La situation laissée par la seconde Guerre Mondiale ravive davantage l’urgence d’instaurer un statut international du réfugié. C’est l’argument humanitaire qui prévaut. Adoptée le 28 juillet 1951 et entrée en vigueur le 22 avril 1954, la Convention de Genève relative au statut des réfugiés définit comme réfugié « toute personne qui, par suite d’événements survenus avant le premier janvier 1951 et craignant avec raison d’être persécutée en raison de sa race, de sa religion de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays ; ou qui, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle à la suite de tels événements, ne peut ou, en raison de la dite crainte, ne veut y retourner » (article premier - section A - paragraphe 2). Le Protocole de 1967 prolonge cette protection au-delà de la date du premier janvier 1951.

b- Une morale individualiste et anthropocentriste

L’histoire du droit permet de découvrir l’origine religieuse du droit des réfugiés. Mais pour comprendre la matrice cachée des politiques contemporaines, il faut aussi les replacer dans le contexte scientifique et sémantique où elles émergent. En effet, l’évolution sémantique ne s’est pas faite indépendamment de l’évolution scientifique. Elle en est la conséquence, suivant l’idée qu’avançaient Bohr et Heisenberg dans les années 30 avec leur idée de “cadre conceptuel”. Selon eux, les énoncés scientifiques dans des domaines différents, les énoncés philosophiques, sont travaillés par des paradigmes faisant autorité et constituant un cadre de pensée. Issus d’une théorie physique, ces paradigmes ont des implications au niveau philosophique, épistémologique et moral. Le droit des réfugiés compte parmi ces énoncés. On peut observer en lui l’influence de la période métaphysique ou pré-scientifique gouvernée par le système euclidien comme celle de la période moderne régie par la physique classique. A l’Antiquité, l’asile est un instrument de découpage du monde, d’ordonnancement de l’univers pour le rendre signifiant aux hommes. Aussi, il n’échappe pas à une interprétation aristotélicienne, fondement de la conception dualiste qui a structuré les langages, les modes de pensée à l’intérieur d’oppositions réductrices telles que bon/mauvais ou vrai/faux. Il apporte une lecture de l’environnement en termes d’intérieur/extérieur, permis/défendu, sacré/profane. Si le droit des réfugiés et le droit d’asile ne perdent pas cette dimension distinctive, celle-ci s’est déplacée avec l’époque moderne de la souveraineté des nations vers un nouveau lieu : celui du national/étranger. Droit d’asile, droit des réfugiés se trouvent aujourd’hui dans une contradiction héritée de la Révolution française, entre le respect des « droits de l’homme » et la défense des intérêts des citoyens et de la nation, flanqués du débat sur l’immigration et la sommation de trouver des solutions à ce qui constitue « problème ». Gérard Noiriel montre en effet combien le national comme enjeu social est une préoccupation centrale dans les politiques menées en termes d’asile aujourd’hui (Noiriel, 1991). Ainsi, la dimension symbolique du droit des réfugiés et du droit d’asile est de perpétuer des mécanismes d’affirmation du moi collectif et d’identification du monde environnant. Cette opposition se nourrit d’une conception individualiste de l’homme, extrait de son milieu, et par la désignation d’un autre, celui qui n’habite pas la cité et qui était appelé autrefois « barbare » par les Grecs.

L’arsenal de la modernité a imposé l’individualisme comme conception morale (Dumont, 1983), et le droit des réfugiés a cultivé son champ d’applications sur ce terreau, vision de l’homme comme individu indépendant n’ayant de valeur que par lui-même. Chaque demande du statut de réfugié est étudiée selon le cas particulier du requérant, son expérience propre. Il faut renvoyer à la distinction cartésienne sujet/objet qui scinde l’homme en deux (esprit/corps), le sépare de son environnemment. La vision scientifique qui s’est imposée à partir du XVIIème siècle, suite aux découvertes de Galilée et Newton, nie le rapport de l’homme à la nature. L’effort philosophique qui l’accompagne, incarné par Kant en premier lieu (Kant, 1985), en tire les conséquences sur le plan moral. Les qualités morales sont des qualités subjectives, attribuées par un sujet. Kant fait de ce principe subjectif un principe objectif en l’universalisant. N’a de valeur intrinsèque que ce qui est une fin en soi, qu’il confine dans les limites de l’humanité. L’adéquation entre moralité et humanité repose sur la réciprocité. En effet, seuls les sujets humains ou êtres raisonnables se reconnaissent réciproquement capables de se déterminer selon des fins. Ce qui entraîne la séparation concomittante de l’homme et de la nature, les objets de la nature n’ayant qu’une valeur instrumentale. Cet anthropocentrisme se lit également dans le droit des réfugiés qui relève de la charité chrétienne, entendue comme amour de son prochain. Cet altruisme se limitant à l’humanité, le droit des réfugiés donne protection à des hommes victimes de persécutions perpétrées par d’autres hommes. Il n’est donc pas envisageable que cette protection s’étende à des individus victimes de sinistres environnementaux, quand bien même ces derniers peuvent être mis en relation avec l’activité humaine. Pour Paul Janet, l’égalité chrétienne n’est pas sociale et politique, et donc l’idée chrétienne de charité ne doit être confondue avec l’idée philosophique du droit apportée par l’époque moderne (Janet, 1887). Les faibles, les malheureux, les opprimés qui vivent dans la passion du Christ, sa douleur, seront méritants dans le Royaume du ciel. En effet, l’égalité ne se réalisera pas ici-bas mais dans le renversement de la société terrestre en société céleste. Dans la chrétienté, la souffrance fait partie de la vie. En droit, on peut s’en défendre. Pourtant, l’ambition universaliste du droit des réfugiés rencontre des objections. L’argument moral se trouve en contradiction avec l’argument sécuritaire qui pousse davantage les candidats à l’asile à entrer dans une procédure d’identification afin de prouver leur persécution et ainsi entrer dans la logique des catégories administratives « d’éligibilité » ou « non-éligibilité ». Il semble que le sacré ait survécu à la sécularisation du droit (Ségur, 1998).

Le droit des réfugiés se révèle ainsi construit sur les bases d’une morale individualiste et anthropocentriste, reflet de la morale dominante en Occident depuis l’avènement de l’époque moderne. Comment penser le problème des réfugiés environnementaux, quand il n’est donné de valeur qu’à l’individu seul, alors que leur situation demande à ce que soient en même temps pensés, peut-être à nouveau frais, nos rapports avec la nature ? Notre incapacité à engager parallèlement une réflexion à ce sujet représente un obstacle de taille. S’il faut aussi agir dans le sens d’une maîtrise de l’activité humaine et de ses conséquences sur la planète - certains préconisant la création d’un fonds pour limiter le réchauffement climatique sur le principe pollueur-payeur -, l’action risque de s’avérer insuffisante. La nécessité de prendre en charge ces types de migrations, nous pousse à renouveller notre manière de penser les politiques migratoires afin de répondre à ces causes de départ qui risquent de devenir récurrents dans l’avenir, et à chercher une nouvelle éthique.

2- L’Idée de « réfugié environnemental »

Il est étrange comme un malaise se fait ressentir, presqu’un blocage culturel lorsqu’il s’agit de penser les affaires sociales dans un souci environnemental. Un fait contingent nous pousse pourtant à entrer dans cette réflexion : le développement de notre puissance technologique, posant le problème d’un contrôle normatif de nos activités. Pour certains, la solution à la crise écologique est avant tout d’ordre technologique. Cette approche pragmatique appelle des analyses complexes d’ordre juridique, économique, politique ou éthique s’appuyant sur les schémas moraux dominants, dont les limites se font pourtant ressentir. Les éthiques traditionnelles restent des éthiques du présent, et laissent irrésolus les effets de l’agir humain qui ne se feront connaître que de générations plus lointaines (Jonas, 2008). Ensuite, elles supposent une nature indifférente à l’activité technique des hommes qui pourtant, aujourd’hui, la menace. Puis, elles sont anthropocentristes alors que la prise de conscience de notre pouvoir sur la nature, sa fragilité, la nécessité que nous nous en préoccupions, étendent nos devoirs au-delà de nos intérêts égoïstes. Enfin, toute éthique traditionnelle suppose la permanence de l’humanité, alors qu’elle est elle-même remise en cause de part sa puissance d’anéantissement. Ainsi, le besoin d’une nouvelle éthique est explicitement formulé dans les années 70, différentes tendances philosophiques s’exprimant pour constituer ce que Aldo Leopold appelait une land ethic (Leopold, 2000). La percée écologique dans l’ordre social n’est cependant pas sans attirer quelques réticences, allant même jusqu’à être stigmatisée de « totalitarisme vert » comme l’illustre le roman de Jean-Christophe Rufin (Rufin, 2007) - reflétant là la position de Luc Ferry dans son livre « Le Nouvel ordre écologique » (Ferry, 1992), ouvrage emblématique d’une certaine fermeture dans les milieux de langue française malgré quelques initiatives individuelles comme celles de Michel Serres, Edgar Morin ou Félix Guattari (Serres, 1992 ; Morin, 1996 ; Guattari, 1989). C’est surtout dans les milieux de langue anglaise que la réflexion morale se développe autour de ce nouvel objet dont elle s’est dotée, l’environnement. Le constat d’impasse quant à l’investigation sur les réfugiés environnementaux nous pousse maintenant à naviguer dans ces différents courants de pensées, afin d’y chercher ce qui pourrait constituer l’idée de « réfugié environnemental ».

a- Les éthiques de l’environnement

Le projet d’élaborer une éthique de l’environnement s’articule autour de trois pôles : celui de la technique et des problèmes philosophiques et moraux que pose son développement contemporain développé par Jonas ; celui de l’affirmation de soi dans les relations avec l’environnement naturel et humain que l’on retrouve chez Arne Naess et dans le courant appelé « deep ecology » ; et enfin celui qui se préoccupe de nos rapports avec la nature et de la façon dont nous appréhendons celle-ci, caractéristique de l’environnementalisme américain. Ce dernier, méconnu parce que ses auteurs restent peu traduits comme John Baird Callicott, Edward Abbey ou encore Edward O. Wilson, a été relayé par Catherine Larrère dont je suivrai l’exposé sur l’interrogation d’une éthique capable de considérer moralement la nature et de définir nos devoirs à son égard (Larrère, 1997). Suivant la distinction hegelienne, Catherine Larrère présente le débat selon deux axes : celui de la Moralität ou la recherche d’un principe universel abstrait, et celui de la Sittlichkeit ou la découverte de la communauté à laquelle on appartient. Des divergences émergent à différents niveaux : notamment sur la détermination des entités individuelles afin de savoir jusqu’où s’étend la considération morale ; et la question des rapports entre l’homme et la nature que synthétise le problème du holisme et la position prise sur ce point. Plusieurs éthiques environnementales émergent suivant le principe ou la règle générale adoptée, et les conséquences pratiques peuvent être bien différentes.

La voie de la Moralität s’engage dans la quête de la valeur intrinsèque en aménageant les schémas anthropocentristes préexistants, afin de faire bénéficier à des entités non humaines la valeur morale jusqu’ici réservée à la seule humanité. Catherine Larrère parle d’éthique « extensive ». D’un côté, Taylor et Rolston cherchent à étendre le schéma kantien des fins à des entités vivantes, élaborant une éthique biocentrée basée sur le principe de respect de la vie (Taylor, 1986 ; Rolston, 1987). Toute entité naturelle, de par sa lutte pour son existence, a droit au respect de celle-ci indépendamment de la conscience qu’elle en a. Cette éthique individualiste effectue un décentrement de la dualité sujet/objet vers une multitude d’individus distincts, chacun à égalité avec les autres et qui prétendent tous à être des fins en soi. D’un autre côté, Singer s’engage dans la brêche ouverte par Bentham et son principe utilitariste d’égale considération des intérêts pour l’appliquer à tout être sensible et donc aux animaux (Singer, 1979) - contribuant à une éthique pathocentrée -, alors que Regan prend partie pour un utilitarisme critique améliorant le droit naturel en bien propre (Regan, 1983). Dans ces tentatives de définir les entités naturelles, la valeur première reste l’individu. La nature n’est qu’un système lâche, peu centralisé qui ne peut se prévaloir d’une unité commune entre des éléments dispersés et hétérogènes. La sélection qui prévaut de règle dans l’environnement favorise les capacités adaptatives et la création individuelle. Rolston parle cependant d’un « holisme faible » concernant la complexité relationnelle et d’interdépendance de ces éléments, se référant à l’écologie de Tansley et Odum et au concept d’écosystème (Tansley, 1935 ; Odum, 1953). En effet, Rolston appuie l’importance de l’insertion de l’individu dans le milieu naturel, ensemble dont il fait partie et qui lui préexiste, et dans lequel l’homme et la nature progressent et se transforment dans leurs interrelations, dans une coévolution de leurs histoires naturelles. Le principe biocentrique laisse cependant irrésolue la question de la qualification des unités collectives ou complexes.

La voie de la Sittlichkeit, incarnée par John Baird Callicott, abandonne la quête de la valeur intrinsèque (Callicott, 1989). Selon lui, celle-ci n’existe pas en soi mais est toujours attribuée par un sujet. Plutôt que d’universaliser les formes anthropocentristes et individualistes de la morale, Callicott préfère se placer sur un autre terrain, celui des sentiments, qu’il puise dans la théorie de l’évolution de Darwin (Darwin, 1981). Ce dernier démontre que la sélection porte également sur des sentiments sociaux et des tendances altruistes, et que l’histoire de l’homme fait partie de celle de la nature, constituant une même communauté. Catherine Larrère parle d’éthique « inclusive ». En effet, celle-ci insère les sujets humains dans une communauté qui comprend des sujets non-humains, sans pour autant leur accorder un statut égal. Callicott utilise la « communauté biotique » de Leopold comme métaphore d’une nature, réalité structurelle préexistant aux parties qui la composent et auxquelles elle impose des devoirs. Il prend ainsi parti pour un holisme fort. C’est parce que l’homme fait partie de la communauté biotique qu’il a des devoirs à son égard. Mais l’éthique des sentiments moraux de Callicott est avant tout une éthique du proche et non une éthique égalitaire. En effet, la multiplicité des communautés auxquelles on appartient exige de procéder à une distinction entre elles. Ayant d’abord des obligations envers ceux qui nous sont le plus familiers, nous n’en sommes pas moins dispensés envers les communautés plus vastes.

b- Le concept de communauté

A quoi bon, lorsqu’il est si urgent d’agir, de se lancer dans des débats métaphysiques, susceptibles d’être sources de divisions ? Pourtant, l’approche individualiste et anthropocentriste, en refusant un débat qui lui semble abstrus, n’échappe pas aux difficultés. Les éthiques environnementales que nous venons d’exposer nous laissent quelques enseignements. La voie de la Moralität conserve les bases d’une morale individualiste. Cependant, la recherche de la valeur intrinsèque questionne l’évidence de nos rapports avec la nature, d’autant que Rolston s’appuie sur l’extériorité de l’homme qui s’installe dans une culture pour justifier le fait que c’est justement cette extériorité qui permet de s’imposer des devoirs envers la nature. L’éthique égalitaire qui en découle pose cependant problème car elle nous plonge dans des conflits de devoirs en contradiction avec les principes de vie élémentaires comme la prédation. De plus, la persistance d’une perspective individualiste est un obstacle à une réflexion plus globale. Comment donner une réponse adéquate à l’expérience des réfugiés environnementaux, qui nécessite que l’on prenne en compte la complexité et la pluralité des contextes vécus par ces populations ?

Il fallait néanmoins introduire ce courant afin de saisir les enjeux de la Sittlichkeit, le déplacement initié par les outils proposés, notamment le concept de communauté qui apparaît propice pour travailler la notion de “réfugié environnemental”. Le concept de communauté biotique, emprunté à Aldo Leopold, permet d’insérer l’homme dans le monde de façon à mettre en valeur les relations, les interdépendances avec les autres entités naturelles, qui sont pour lui ses compagnons d’évolution. L’identité des éléments vivants se dessine au carrefour de multiples allégeances. Appartenir à plusieurs communautés ne doit pas se comprendre comme des branchements arborescents séparés en compétition, mais comme des cercles concentriques s’éloignant d’un centre. Plus l’on se rapproche de ce centre, plus nos devoirs envers la communauté s’y trouvant sont forts, et inversement si l’on s’en éloigne. Le passage d’un cercle à un autre ne nous soustrayant pas de nos autres devoirs. L’homme réintégré dans une histoire naturelle avec l’ensemble du vivant ne peut se soustraire de la liberté dont il jouit, entendue comme pouvoir de l’être sur ce qui doit être (Jonas, 2000) : être responsable de la nature dans son étendue la plus vaste, autant que de ses homologues. Les rapports entre l’homme et la nature ainsi définis permettent d’envisager un régime de responsabilité, jusqu’ici si difficile à énoncer dans le cas des réfugiés environnementaux. L’éthique qui découle du concept de communauté révèle en effet le tissage entre les hommes, son activité industrielle, les migrations et la nature, et permet de penser cet ensemble d’un même élan. Ne se contentant pas seulement de déconstruire l’anthropocentrisme moderne, le concept de communauté biotique introduit de la complexité dans notre perception du réfugié environnemental. Celui-ci ne se réfère plus seulement à une expérience individuelle mais à un contexte plus large prenant en compte l’environnement aussi bien naturel qu’humain, autant de facteurs révélant un pluralisme de situations. Si la complexité est un paradigme introduit à l’époque contemporaine par la physique quantique - qui n’a certes pas fini de prouver sa légitimité- et que l’on retrouve aussi dans une écologie évolutionniste, une lecture du monde sous cet axe est nécessaire. C’est ce que traduit déjà la distinction entre les “réfugiés écologiques” - dont les départs en migration découlent directement des changements climatiques”, des “réfugiés environnementaux” qui regroupent les départs pour cause de catastrophe naturelle, sinistre industriel ou autres raisons environnementales liées par exemple à des conflits armés.

Ainsi, à la lecture des éthiques environnementales, l’idée de “réfugié environnemental” réunit plusieurs éléments :

- elle exige une vision non anthropocentrée du monde.

- elle implique que l’homme se considère comme un membre de la communauté biotique. A ce titre, il a des devoirs envers les autres membres, entités humaines comme non humaines, des devoirs qui sont définis selon les contextes.

- elle impose de construire un régime de responsabilité.

- enfin, elle implique que l’homme soit pris comme participant à un tout sur lequel il agit et qui agit sur lui, sans exclusivité dans le conflit individualisme/holisme mais le couple dialectique associé, englobé/englobant.

Conclusion

Depuis une vingtaine d’années, le contexte international a évolué et les flux migratoires se sont diversifiés. Progressivement, de nouvelles causes de départs sont apparues, notamment les causes d’exil . Une analyse du contexte migratoire contemporain, basée exclusivement sur la morale traditionnelle, passe à côté d’une vision plus globale et complexe de la situation. Les éthiques environnementales, notamment à travers le concept de communauté, modifient notre perception de l’homme et ses rapports avec la nature, mais en réalité également avec lui-même. Sous cet angle, la question des migrations internationales définies par la dualité réductrice Sud/Nord peut difficilement perdurer. A travers les éthiques environnementales, il reste encore à explorer, analyser le sens que cela a de redéfinir ainsi l’homme pour l’immigration, aussi bien dans ses médiations symboliques, ses logiques sociales et régulations politiques. Il reste aussi à mettre à l’épreuve de la connaissance objective les manières concrètes selon lesquelles le principe d’asile est appliqué dans nos sociétés modernes. Comment interpréter les écarts entre les valeurs soutenues par l’idéal-type de « réfugié environnemental » et les formes concrètes du fonctionnement social, car en objectivant les réalités sociales, on met à jour les effets du principe mais aussi les difficultés de son application, les manquements ou les trahisons.

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