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Contrôle des frontières, campagnes d’information et crédibilité des politiques d’immigration

Antoine Pécoud

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Antoine Pécoud, "Contrôle des frontières, campagnes d’information et crédibilité des politiques d’immigration ", REVUE Asylon(s), N°8, juillet 2010-septembre 2013

ISBN : 979-10-95908-12-8 9791095908128, Radicalisation des frontières et promotion de la diversité. , url de référence: http://www.reseau-terra.eu/article944.html

Ces dernières années ont vu se développer des campagnes d’information destinées à prévenir l’immigration indésirable en décourageant les migrants potentiels de quitter leur pays. L’objectif est de sensibiliser les populations des régions de départ à propos des dures conditions de vie des migrants en situation irrégulière dans les pays de destination, de façon à ce qu’elles perçoivent l’option migratoire non comme une opportunité ou une chance, mais comme une source de danger et de vulnérabilité. Les promoteurs de telles campagnes d’information les justifient par la nécessité de lutter contre le trafic et la traite d’êtres humains, qui prospèrent sur les illusions des migrants potentiels quant à une vie meilleure à l’étranger. En les informant des risques liés à la migration, les campagnes d’information devraient contrecarrer ces faux espoirs et, en conséquence, lutter contre les filières clandestines de passeurs. Par le biais de ces campagnes, les méthodes traditionnelles de contrôle des flux migratoires, comme la surveillance des frontières, sont complétées par des tentatives de convaincre les migrants de rester chez eux.

Après une brève analyse des liens entre information et décision de migrer, cet article présente des exemples de campagnes d’information, en se concentrant sur celles conçues et mises en œuvre par l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) et en distinguant entre celles qui traitent de la traite et celles qui ciblent l’immigration irrégulière. L’article met en évidence la représentation exclusivement négative de l’immigration qui est véhiculée par ces campagnes et analyse leurs implications pour la nature même du contrôle des flux migratoires. A travers ces campagnes, le contrôle débute bien loin de la frontière, au sein des populations considérées comme ‘à risque’ du point de vue migratoire, et s’appuie sur des méthodes et des outils qui ont moins à voir avec l’ordre et la sécurité qu’avec les médias ou la publicité. De plus, ce type de contrôle n’est pas présenté comme tel, puisque ce sont des arguments humanitaires qui sont mis en avant. L’article avance l’hypothèse que cette forme de surveillance des flux est liée à ce qu’on appelle la « gestion des migrations » (ou migration management), i.e. un ensemble d’initiatives qui insistent sur la coopération entre Etats à propos des enjeux migratoires, et qui débouchent nécessairement sur des approches apparemment consensuelles telles que la ‘protection’ des migrants potentiels.

L’article montre ensuite que les campagnes d’information illustrent une évolution dans la façon dont le pouvoir s’exerce dans le domaine du contrôle des migrations ; elles peuvent en effet être considérées comme des tentatives d’orienter le comportement des individus, plutôt que de les surveiller directement - une évolution qui n’est pas sans rappeler le concept de ‘gouvernementalité’ proposé par Foucault. Enfin, l’article conclut en soutenant que les tentatives visant à convaincre les migrants de ne pas partir révèlent avant tout la non- crédibilité, aux yeux des migrants, des stratégies dissuasives mises en oeuvre pour lutter contre l’immigration irrégulière, et font apparaître un des plus grands obstacles au contrôle des flux migratoires - à savoir le refus des migrants à accepter la légitimité des politiques visant à les arrêter.

Information et migration

L’idée sous-jacente aux campagnes d’information est que les candidats à l’immigration ne disposent pas des informations nécessaires pour élaborer des projets migratoires et prendre des ‘bonnes’ décisions en la matière. Ils seraient soit ignorants des réalités migratoires, soit exposés aux promesses inexactes et malhonnêtes véhiculées par les passeurs et les trafiquants. Dans les deux cas, il y a lieu de leur fournir des informations ‘objectives’ afin de remédier à cette situation. Cela soulève la question de la relation entre décision de migrer et information, laquelle serait une variable clé pour expliquer pourquoi les gens choisissent de quitter leur pays ; le comportement des migrants pourrait alors être façonné par la diffusion d’information. C’est un enjeu politiquement sensible, dans la mesure ou les gouvernements fondent souvent leur politique sur l’idée que les migrants (ou les demandeurs d’asile) optent pour un pays de destination sur la base des informations dont ils disposent à son sujet, et choisiraient donc le plus favorable en termes d’emploi, d’Etat-providence, d’hostilité envers les étrangers, etc. (Neumayer 2004).

L’économie néo-classique attribue de même à l’information un rôle clé ; elle serait sans coût et le comportement des migrants seraient façonnés par leur connaissance parfaite des différents aspects du processus migratoire (Borjas 1989). Les approches sociologiques, en revanche, ont développé une perception plus nuancée du rôle de l’information, qui est le plus souvent comprise comme relevant des réseaux sociaux. Dans cette perspective, les flux migratoires seraient guidés par des réseaux de relations sociales, qui assureraient la circulation des ressources et de l’information - sur le pays de destination, sur les possibilités d’emploi et de logement, etc. Pourtant, peu de recherches vont au-delà de telles généralités et enquêtent sur la nature de l’information dont disposent les migrants, et notamment sur sa pertinence et sa précision. Il y a plusieurs raisons pour lesquelles l’information qui circule dans les réseaux sociaux peut être imparfaite.

Les migrants peuvent être désireux d’embellir leur situation en envoyant des informations exagérément positives. Avec le temps et la distance, les migrants peuvent également perdre le sens du type d’information nécessaire pour ceux qui sont restés au pays, ou leur envoyer des informations obsolètes. En outre, les réseaux sociaux ne sont pas dénués d’intérêts mercantiles et il existe un continuum entre la solidarité entre migrants et les phénomènes de traite ou de trafic, au sein desquels l’information est susceptible d’être biaisée pour servir les intérêts de certains acteurs. Outre les réseaux sociaux, deux autres sources d’informations peuvent être mentionnées. Les médias et Internet, d’abord, qui diffusent des représentations de la vie dans les pays de destination qui peuvent les rendre attractifs pour les populations des pays moins développés ; mais ce type d’information dépend de la qualité des médias, de leur pénétration inégale dans les régions de départ, et des aptitudes des personnes concernées à avoir accès à l’information (et donc de leur milieu d’origine). Ensuite, des sources officielles ou gouvernementales tentent souvent de fournir des informations aux candidats à l’immigration, même si celles-ci peuvent être perçues comme biaisées et peu fiables par les migrants.

En d’autres termes, même à l’âge de l’information, celle-ci est souvent imparfaite, partiale, pauvre ou peu fiable. Gilbert et Koser (2006) constatent par exemple que les demandeurs d’asile arrivant au Royaume-Uni en savent très peu sur ce pays, et mettent en avant les raisons suivantes : peu d’entre eux avaient des amis ou parents dans le pays de destination ; beaucoup n’ont reçu des informations que de la part des passeurs, qui avaient aussi décidé pour eux de leur destination finale ; ceux dotés d’un faible niveau d’instruction n’ont pas accès aux médias ou à Internet ; et beaucoup avaient quitté leur pays d’origine à la hâte, sans avoir le temps de préparer leur voyage.

La dernière question soulevée par la relation entre information et migration concerne la pertinence même de ce lien. L’accent mis sur l’information a tendance à voir les migrants comme des acteurs rationnels qui prendraient des décisions individuelles sur la base d’un examen des différentes options disponibles. Les théories de la migration insistent au contraire sur l’importance des stratégies collectives, au niveau des familles, des groupes ou des communautés. Par exemple, dans l’approche dite « cumulative », un ensemble de facteurs sociaux, culturels et économiques convergent pour créer une dynamique sociale et une culture de la migration, laquelle représente alors un comportement socialement structuré et presque normatif (Massey et al. 1998). De ce point de vue, le rôle accordé à l’information ne tient pas compte de l’enchâssement des décisions dans les stratégies collectives et les structures sociales, par le biais de mécanismes peu susceptibles d’être affectés par la diffusion d’information négative sur la migration (Nieuwenhuys et Pécoud, 2007).

Les campagnes d’information

Les campagnes d’information ont pour but de fournir des informations aux personnes dans les régions de départ à propos de leur émigration potentielle vers des pays étrangers. Selon les termes de l’OIM :

Les campagnes d’information visent à aider les migrants potentiels à prendre des décisions informées au sujet de la migration. L’expérience a montré que l’information la plus crédible est équilibrée est neutre et qu’elle doit offrir des faits sur les possibilités et les avantages de la migration légale ainsi que sur les désavantages de la migration irrégulière. […] Dans les campagnes de lutte contre la traite des êtres humains, l’information diffusée concerne les risques et les dangers qu’elle engendre [1].


Depuis le début des années quatre vingt-dix, l’OIM a lancé de nombreuses campagnes de ce type, principalement en Europe centrale et de l’Est, en Asie du Sud-Est et en Amérique centrale. Les premières campagnes ont eu lieu en Roumanie entre 1992 et 1996, ainsi qu’en Albanie (1992-95), aux Philippines (1997-99), au Vietnam (1998-99) et en Ukraine (1998). On observe une croissance depuis 2000, avec des campagnes dans toute l’Europe centrale et orientale, au Cambodge, en Colombie, en République dominicaine, au Ghana, au Maroc ou au Nigeria. L’appel 2009 de l’OIM pour le financement extra-budgétaire d’activités confirme que des campagnes d’information et de sensibilisation sont prévues dans presque tous les pays (IOM 2009).

Il existe en outre un consensus international sur la nécessité de mettre en place de telles campagnes. Par exemple, la Déclaration de Rabat, adoptée à l’issue de la Conférence ministérielle euro-africaine sur la migration et le développement organisée à Rabat en juillet 2006, mentionne les ‘campagnes de sensibilisation’ comme un des objectifs du ‘partenariat euro-africain pour la migration et le développement’. De même, le sommet entre l’Union européenne et l’Union africaine de Tripoli, en novembre 2006, a appelé à la ‘coopération dans l’exécution de campagnes d’information auprès des migrants potentiels sur la migration légale et sur les possibilités concrètes d’emplois dans les pays de destination’ [2]. La Commission européenne, dans sa Communication sur les priorités d’action dans la lutte contre l’immigration clandestine, envisage de même de ‘développer les sources d’informations disponibles dans les pays d’origine concernant les possibilités et les conditions d’immigration légale dans l’UE’, ce qui implique la création d’un ‘portail’ avec ‘des informations à la fois sur les opportunités de migration légale et sur les dangers et les conséquences de l’immigration clandestine dans l’UE’ ainsi que ‘des campagnes d’information’ [3].

Les campagnes d’information de l’OIM peuvent être divisées en deux catégories : celles qui concernent la traite des personnes et celles qui ciblent l’immigration irrégulière. Dans les deux cas, leur objectif est d’avertir les migrants potentiels des dangers liés à la migration. Ce message est cependant plus aisé à faire passer dans le cas de la traite, tandis que les campagnes concernant l’immigration irrégulière font également référence aux mesures répressives mises en œuvre par les pays de destination. Dans ce qui suit, je présente et analyse des exemples de ces deux catégories de campagnes. Ceux-ci proviennent essentiellement des publications de l’OIM [4], en particulier celles qui ont pour but de publiciser les activités de cette organisation, et contiennent en conséquence des textes (et des images) relatifs à ces campagnes d’information.

Les campagnes contre la traite des êtres humains

Depuis le début des années quatre vingt-dix, on assiste à une préoccupation croissante autour de nouvelles formes de migration, caractérisées par la coercition, l’exploitation et l’implication de professionnels souvent liés au crime organisé. En particulier, les trajectoires migratoires de femmes recrutées dans leur pays d’origine par des organisations de type mafieuse ou criminelle, et contraintes à des activités comme la prostitution, ont été décrites comme des cas d’esclavage moderne, provoquant une certaine émotion publique et de nombreuses réactions politiques (Berman 2003). La traite est internationalement reconnue comme une violation des droits humains par les Protocoles de Palerme, adoptés en 2000, sur le trafic illicite de migrants et la traite des personnes.

Le trafic concerne seulement le passage de la frontière, tandis que la traite concerne non seulement le déplacement des personnes concernées, mais aussi leur exploitation dans le pays de destination. Le trafic est habituellement associé aux hommes alors que la traite évoque davantage les femmes et les enfants, qui sont en principe perçus comme des victimes plutôt que des criminels (Gallagher, 2001). Les campagnes d’information sont considérées comme un outil essentiel dans la lutte contre la traite, car elles sensibilisent les victimes potentielles au sujet des risques que représentent les réseaux criminels, et réduisent ainsi leur vulnérabilité. Cette section présente des exemples de campagnes d’information contre le trafic et la traite en Europe centrale et de l’Est, l’une des régions dans lesquelles ces efforts sont les plus développés.

Les campagnes d’information ont notamment recours à des affiches publicitaires, avec des slogans directs et sans ambiguïtés comme ‘Vous n’êtes pas à vendre’, ‘L’être humain n’a pas de prix’, ‘Ouvrez les yeux !’ ou ‘Ne vous laissez pas piéger’ [5]. Les affiches représentent de belles femmes blanches, souvent à moitié nues, dans des situations de détresse et dans des attitudes caractéristiques des travailleuses du sexe. Des annonces typiques sont reproduites (‘Agences honnêtes offrent aux femmes de bons emplois à l’étranger’), complétées par des slogans tels que ‘Le retour à la maison ne sera pas facile’, ‘Es-tu certaine de savoir ce qui t’attend ?’, ‘La confiance aveugle a ouvert les yeux trop tard’ ou ‘Penses-tu que cela ne peut jamais t’arriver ?’. Un court texte à la première personne relate ce qui est arrivé à la femme sur l’affiche, comment elle souhaitait quitter son pays, a été abusée par des mafieux et forcée à se prostituer, comme l’illustre cet exemple de 1999 de la République Tchèque :

A la fin du lycée, je voulais étudier les langues à l’université mais je n’ai pas réussi l’examen d’entrée. J’ai commencé à chercher du travail à l’étranger. Ayant lu dans un journal une offre d’emploi comme fille au pair en Italie, j’ai fait acte de candidature et j’ai été prise. A mon arrivée en Italie, j’ai été accueillie par un couple qui s’est présenté comme les parents des enfants dont j’étais censée m’occuper. J’ai signé un contrat et je leur ai donné mon passeport qu’ils ont gardé. On m’a emmené dans une magnifique villa qui s’est révélée être un bordel, et l’on m’a contrainte à me prostituer. […] Si vous voulez travailler à l’étranger, demandez conseil [6].

D’autres affiches montrent des femmes dans des situations vulnérables, comme dans une cage (avec le slogan ‘Veux-tu échanger ta dignité, ta liberté et ta santé pour une cage ?’) ou dans les mains d’un homme l’échangeant contre de l’argent (‘Tu seras vendue comme une poupée !’). En 2005 en Ukraine, on trouvait de grandes affiches représentant un passeport avec la photo d’une jeune femme barrée de l’inscription ‘vendue’. Figure également le numéro de téléphone d’une ligne offrant des conseils aux personnes désireuses de partir à l’étranger ou incertaine de la fiabilité d’une offre emploi [7].

Ces messages sont également relayés par des productions cinématographiques. En Moldavie, un film a été réalisé pour toucher un public d’adolescents et d’écoliers. Intitulé ‘Lylia 4-ever’, il raconte l’histoire d’une jeune fille de 16 ans devenue une victime de la traite des êtres humains et a été diffusé aussi bien sur les chaînes nationales que lors de projections organisées dans des villes et villages. Les écoles l’ont également inclus dans leur programme et des ONG ont été formées pour donner des conseils et répondre aux questions posées après les projections [8]. En Ukraine, un autre film (Victime du silence), diffusé sur les chaînes de télévision, avertit les femmes des dangers de la traite et appelaient les Ukrainiennes de l’étranger à revenir au pays (Andrijasevic 2004 : 162).

Outre les films, des spots publicitaires sont réalisés. En Ukraine, les chaînes de télévision ont diffusé un spot montrant un migrant préparant sa valise : la caméra s’attarde sur les différents documents officiels nécessaires au départ, et plus particulièrement sur un passeport ouvert portant de manière très visible l’inscription LABOUR VISA (visa de travail) ; on voit ensuite l’émigrant à l’aéroport ou dans une gare, refusant de confier son passeport à quelqu’un d’autre. En Moldavie, un spot télévisé fait la promotion d’une ligne téléphonique grâce à des artistes locaux qui donnent des ‘conseils amicaux’ à l’audience : ‘Si vous voulez aller à l’étranger, c’est OK. Je respecte votre décision mais ne vous précipitez pas. Informez-vous. Prenez le temps d’appeler la hotline’ [9].

D’ambitieux programmes multimédia diffusent également des messages anti-traite auprès des jeunes. C’est notamment le cas du programme EXIT de la chaîne de télévision MTV, qui entend ‘arrêter l’exploitation et la traite’ et est soutenue par l’Agence Suédoise Internationale de Coopération au Développement en partenariat avec l’OIM [10]. Elle consiste en un site Internet (disponible dans quatorze langues, de l’Europe de l’Est et de l’Ouest), des spots radios ou télévisés, des clips vidéo, des documentaires et des courts-métrages. Des célébrités interviennent pour toucher une audience de jeunes : la star hollywoodienne Angelina Jolie présente ainsi un document intitulé ‘Trafic inhumain’ qui offre une introduction au phénomène de la traite au travers d’histoires réelles. Le groupe de rock R.E.M. a également été impliqué, sa tournée européenne de 2005 ayant été suivie par le programme MTV EXIT : des associations de lutte contre la traite étaient présentes aux concerts pour distribuer du matériel de prévention aux fans.

Les campagnes d’information reposent également sur des partenariats avec un large éventail d’acteurs sociaux. L’OIM coopère avec les écoles et les universités pour atteindre les jeunes, considérés comme les plus susceptibles de partir à l’étranger ; les enseignants sont formés pour introduire le sujet de la traite et de l’immigration irrégulière dans leur programme tandis que des stages d’été sont organisés pour conscientiser les jeunes gens. Les églises sont également mises à contribution : en Roumanie, un accord a ainsi été signé entre l’OIM et le patriarche de l’église orthodoxe roumaine afin d’introduire dans les écoles religieuses des informations relatives à la traite [11]. Outre les médias, d’autres entreprises privées participent, comme la compagnie de bus Eurolines, empruntée par les Européens de l’Est voyageant vers l’Europe de l’Ouest, qui a distribué des prospectus de lutte contre la traite à bord [12].

L’OIM est également présente dans des activités dites de ‘renforcement des capacités’ (capacity-building) dont le but est de permettre aux régions d’origine des migrants de lutter contre la traite par eux-mêmes : formation des travailleurs sociaux, des journalistes, des fonctionnaires et des membres des agences du gouvernements, tables rondes réunissant les acteurs étatiques et la société civile pour améliorer la coordination de la lutte. Cela peut mener à la création d’institutions, comme des centres de conseil : avec des fonds provenant de l’Union Européenne, l’OIM a par exemple créé les ‘Centres d’information pour migrants’ en Ukraine et en République Tchèque ; ils sont gérés par des ONG dont le personnel est formé par l’OIM et les ambassades des pays occidentaux. Des consultations et des lignes téléphoniques d’information y sont mises sur pied, dans le but d’expliquer aux migrants comment émigrer ‘légalement et en toute sécurité’, c’est à dire en consultant les ambassades des pays de destination et en s’assurant du sérieux des offres d’emploi avant de partir [13].

Les ONG sont généralement impliquées dans ces initiatives. Les campagnes de l’OIM sont en effet établies en partenariat avec des associations, qui sont formées et financées pour gérer des centres d’information, répondre aux appels téléphoniques, distribuer des fascicules, organiser des pièces de théâtre itinérantes, etc. L’OIM a créé et soutient des réseaux internationaux d’ONG, dont l’objectif est d’échanger des expériences et des informations – on peut notamment mentionner l’association La Strada, réseau d’associations sponsorisées par l’UE en Pologne, Bulgarie, Biélorussie, Moldavie, Macédoine, Bosnie-Herzégovine et en Ukraine. Si ces initiatives anti-traite sont présentés comme des réalisations conjointes de l’OIM et des ONG, les représentants de la société civile se plaignent parfois du peu d’influence qu’elles ont sur leur conceptualisation (Andrijasevic 2004). Schwenken (2005) souligne également que les ONG actives dans la promotion des droits humains et la protection des femmes se trouvent dans une relation ambiguë et déséquilibrée vis-à-vis des organisations gouvernementales et inter-gouvernementales avec lesquelles elles collaborent dans la lutte contre la traite.

Les campagnes contre l’immigration irrégulière

En 2007, la Suisse a fait diffuser à la télévision camerounaise et nigériane un clip destiné à prévenir l’immigration irrégulière. On y voit un jeune migrant Africain appeler son père depuis une cabine téléphonique ; ce dernier, paisiblement assis dans son salon, décroche. Ils dialoguent :

- Papa, c’est Christian

- Ah ! Christian, comment tu vas ?

- Ca va.

- Tu es bien arrivé ?

- Oui, je suis bien arrivé, il n’y a pas de problème.

- Et ton problème de logement ? Tu l’as résolu ?

- Ouais, je suis logé avec des amis.

Entre ces scènes de dialogue s’intercalent d’autres images : des jeunes Africains mendient dans la rue, courent pour échapper à la police. Ces images, de même que celle du fils dans la cabine téléphonique, sont floues et sombres, comme filmées de nuit sans éclairage ; celles représentant le père, en revanche, sont nettes et colorées.

- Il y a un peu d’angoisse dans ta voix. Tu ne me caches pas quelque chose ?

- Pas du tout. J’ai fait des courses dans la journée, et comme ça speed un peu…

- Ok ! Ton inscription, comment ça s’est passé ?

- Oui, c’est bon, je me suis inscrit. Les cours, ça se passe plutôt bien.
Ils raccrochent. Puis l’avertissement s’affiche sur l’écran : ne croyez pas tout ce que vous entendez, ‘leaving is not living’ (littéralement, ‘partir n’est pas vivre’).

Quelque mois auparavant, un autre spot a été diffusé au Sénégal à l’initiative du gouvernement espagnol. On y voit le visage d’une femme en gros plan : éplorée, elle raconte qu’elle n’a plus de nouvelles de son fils depuis plusieurs mois ; on lui a dit qu’il était parti à l’étranger, mais elle a besoin de lui ; elle est malade et il était son seul soutien, toute la famille dépendait de lui. Suit alors l’image d’un cadavre échoué sur une plage. Puis Youssou N’Dour, le célèbre chanteur sénégalais, apparaît à l’écran ; il est assis sur une pirogue, avec la mer en arrière-plan, comme en écho aux embarcations de fortune qu’empruntent les candidats au départ pour gagner les Canaries. Ne risquez pas votre vie pour rien, dit-il, tant de familles ont déjà été détruites. Le clip s’achève sur un slogan – ‘vous êtes le futur de l’Afrique’ – et l’image d’enfants entourant un ordinateur, probable symbole du développement d’une Afrique moderne [14].

Au Royaume-Uni, une campagne financée par le gouvernement britannique et mise en oeuvre par l’OIM cible les migrants en situation irrégulière originaires d’Europe de l’est. Elle comprend une affiche qui représente un homme dont le physique évoque les stéréotypes est-européens, et dont l’expression est inquiète ; son ombre, sur le mur derrière lui, se révèle être un policier, reconnaissable à la casquette traditionnelle du policier britannique (bobby). Le message est clair : la police traque les migrants en situation irrégulière et le texte est plus explicite encore : Vous ne pouvez pas courir plus vite votre ombre ! Combien de temps pouvez-vous encore être aux aguets ? La nouvelle législation sur l’immigration clandestine au Royaume-Uni est beaucoup plus restrictive ; les contrôles sont plus rigoureux, vous risquez d’être renvoyé chez vous très rapidement. ... Le seul moyen est la migration légale. Un autre slogan est Vous avez le sentiment que quelqu’un vous surveille ? Voilà comment on se sent tous les jours quand on est un migrant illégal au Royaume-Uni. Cette campagne, qui a été lancée par le ministre britannique de l’Immigration, Tony McNulty, en 2005, comportait aussi une docu-fiction préparée pour la télévision, présentant les expériences d’un migrant en situation irrégulière qui a été renvoyé en Roumanie, ainsi qu’un dépliant décrivant les conditions dans lesquelles les étrangers peuvent entrer légalement dans le Royaume-Uni et y travailler.

Une représentation exclusivement négative des migrations

Comme l’indiquent les exemples ci-dessus, les campagnes d’information véhiculent une représentation négative de l’expérience migratoire, laquelle conduirait systématiquement à l’échec, au malheur et à l’exploitation. La diversité des trajectoires migrantes, ainsi que possibilité de s’en sortir autrement, ne sont jamais mentionnées. Dans leur conceptualisation même, les notions de trafic et de traite sont perçues comme des synonymes d’échec et de violations des droits humains et, s’il ne s’agit évidemment pas de nier les nombreux abus qui y sont associés, on peut remarquer que toutes les formes de migrations non autorisées semblent, dans ces campagnes, conduire aux mêmes conséquences. Cela s’accompagne d’une opposition tranchée entre les ‘passeurs’ ou les ‘trafiquants’, d’une part, et les migrants-victimes d’autre part.

De plus, les migrants sont décrits comme ignorants, crédules et incapables de faire des choix éclairés. S’ils partent, c’est en effet parce qu’ils ne savent pas ce qui les attend et ces campagnes d’information reposent sur le postulat que s’ils savaient, ils ne partiraient pas. L’immigration irrégulière n’est donc pas présentée explicitement comme un comportement blâmable, mais plutôt comme une erreur, comme le résultat d’une mauvaise appréciation, par le migrant, de sa situation et des options disponibles. Le postulat de l’ignorance est commode, car il permet d’éviter le débat sur la nature plus ou moins intentionnelle de la violation des lois sur l’immigration des pays de destination. Contrairement aux passeurs et aux trafiquants, les migrants irréguliers ne sont pas fondamentalement mauvais ; ils ont simplement besoin d’être mieux conseillés et orientés.

On peut s’interroger sur la pertinence de ces représentations, quand on sait par exemple que certaines femmes ont été victimes de la traite plus d’une fois, et sont donc à même de savoir à quoi s’attendre (Agustin 2006) ; de même, certaines études montrent que de nombreux migrants en situation irrégulière font plusieurs tentatives pour atteindre les États de destination, et sont donc probablement bien informés de la nature de ce processus (pour une étude de cas, voir Cornelius 2001). En outre, cette représentation infantilise les migrants et nie leur autonomie, leur capacité à élaborer des stratégies cohérentes, et la rationalité sous-jacente à leurs tentatives. Dans le cas des campagnes anti-traite, cela pose les femmes en victimes impuissantes et naïves de criminels masculins, un message qui, paradoxalement, est en contradiction avec l’ambition revendiquée de les émanciper (Andrijasevic 2004).

Ces représentations motivent également les programmes dits ‘de retour volontaire’, par le biais desquels l’OIM ‘aide’ les migrants qui le ‘souhaitent’ (y compris les victimes de la traite et les migrants en situation irrégulière) à retourner dans leur pays, et à s’y réinsérer (en leur fournissant une aide médicale, psychologique ou juridique, en proposant des allocations familiales et de logement, des bourses d’études, ou des soutiens à la création de micro-entreprise et à la formation). L’idée sous-jacente à de tels programmes est que les gens ont migré par erreur et que, s’étant rendu compte que leur décision était mauvaise et mal inspirée, ils souhaitent revenir sur leur choix et rentrer au pays. Les migrants seraient ainsi encore des ‘victimes’ ou des ‘perdants’ de la migration, abusés par les passeurs, déçus par leur expérience, et reconnaissants à l’OIM de les aider à rentrer chez eux.

Une transformation des modes de contrôle de l’immigration

Le contrôle des flux migratoires est généralement associé aux efforts des Etats pour arrêter (ou filtrer) les personnes souhaitant pénétrer sur leur territoire, avec un accent sur la frontière comme le lieu emblématique ou ce contrôle s’opère. Cette représentation est toujours d’actualité, comme l’illustrent la militarisation de certaines frontières, entre les États-Unis ou le Mexique par exemple, ou autour des enclaves espagnoles au Maroc. L’éventail des modes de contrôle des migrations est pourtant nettement plus large.

En amont de la frontière, le contrôle des flux migratoires implique également des mesures à l’œuvre dans les pays de transit et d’origine, par le biais desquelles les migrants sont interceptés avant qu’ils n’atteignent les Etats occidentaux. Ce ‘contrôle à distance’ concerne non seulement des acteurs étatiques (comme les consulats chargés de trier les demandes de visas), mais aussi privés (comme les transporteurs aériens sommés de vérifier le droit de leurs passagers à entrer dans l’État de destination). En aval, des mesures sont prises dans les pays de destination, pour identifier par exemple les migrants en situation irrégulière sur le lieu de travail ou lors de leur accès aux services de l’Etat-providence, mesures qui mobilisent également des acteurs non-étatiques, à commencer par les employeurs.

Les campagnes d’information s’inscrivent dans cette tendance. Elles sont mises en œuvre loin de la frontière, au sein des sociétés d’origine (et aussi, dans le cas des programmes de retour volontaire, dans les pays de destination). Elles mobilisent des acteurs nouveaux : des organisations internationales d’abord, mais aussi des ONG, des médias, des institutions scolaires, des célébrités, etc. Elles emploient aussi des méthodes relativement inédites, qui n’ont à première vue que peu à voir avec le maintien de l’ordre ou la sécurité, mais relèvent plutôt des technologies de l’information, de la communication et des médias (journaux, clips vidéo, etc.).

Surtout, les campagnes d’information témoignent d’un changement profond dans les objectifs proclamés du contrôle des migrations. Les campagnes d’information ne sont en effet pas censées empêcher les gens de migrer, mais doivent plutôt les informer et les aider. En ce sens, les campagnes d’information affichent une nature humanitaire, avec l’objectif de protéger les migrants potentiels des abus et des dangers découlant de l’immigration irrégulière, de la traite ou du trafic. Cela se manifeste par exemple dans l’inscription de ces campagnes dans les budgets consacrés au développement et aux affaires humanitaires, plutôt qu’à ceux relevant des ministères de l’intérieur.

Campagnes d’information et ‘gestion’ des migrations

Depuis près d’une décennie, la notion de ‘gestion des migrations internationales’ (international migration management) est devenue de plus en plus fréquente pour désigner un ensemble disparate d’initiatives visant à renouveler la façon dont les gouvernements élaborent leurs politiques d’immigration. Cela comprend notamment l’organisation de conférences régionales et internationales sur les questions liées à la migration, la publication, par diverses institutions (OIM, Banque mondiale, PNUD), de rapports décrivant les défis posés par les migrations et des réponses possibles, et l’activisme croissant affiché par certaines organisations internationales et intergouvernementales sur cette question. Les principales caractéristiques des discours sur cette ‘gestion des migrations’ sont :

1. l’accent mis sur la coopération entre États dans les politiques migratoires  : il est reconnu que les gouvernements ne peuvent unilatéralement maîtriser les migrations, et que leur complexité rend nécessaire des discussions, voire des négociations, entre Etats ;

2. la nécessité d’aller au-delà du simple contrôle des migrations  : alors que les pays de destination ont longtemps été avant tout préoccupés par le contrôle de leurs frontières et la surveillance de l’immigration irrégulière, l’approche en termes de ‘gestion des migrations’ favorise des politiques plus volontaristes et proactives qui organisent les migrations plutôt que de tenter de les arrêter ; cela s’inscrit également dans une prise de conscience que les migrations sont non seulement une caractéristique normale et inévitable d’un monde en voie de globalisation, mais aussi un processus indispensable, pour des raisons démographiques, économiques ou environnementales notamment ;

3. l’appel à des approches holistiques  : les migrations, selon cette approche, ne représentent pas seulement un enjeu économique ou sécuritaire, mais ont aussi des implications en termes d’intégration, de santé, de développement, de droits humains, etc. Cela contraste à la fois avec les politiques basées sur les besoins du marché du travail (comme durant les ‘trentes glorieuses’ en Europe occidentale, par exemple), et avec celles qui voient les flux migratoires comme un enjeu uniquement sécuritaire ;

4. l’inclusion d’acteurs non étatiques  : les initiatives de ‘gestion des migrations’ incluent souvent un certain nombre d’acteurs non gouvernementaux, comme le secteur privé, les employeurs, les municipalités et les régions, la société civile et les organisations non gouvernementales et intergouvernementales ; la coopération entre ces différents acteurs est présentée comme nécessaire pour faire face à la complexité des implications des migrations.

Ce plaidoyer en faveur de politiques alternatives est facilitée par les échecs des politiques actuelles, à commencer par la persistance de l’immigration irrégulière en dépit de contrôles sophistiqués et coûteux ; par la traite des êtres humains et le trafic ; par le problème politique que représente la question dans de nombreux pays ; et par l’existence de sentiments anti-immigrés dans les sociétés d’accueil (pour une analyse d’ensemble de cette approche, voir Ghosh 2007). Ses critiques, en revanche, soutiennent que cette approche ne fait que refléter l’intérêt renouvelé des pays développés à l’égard des travailleurs migrants et leur ambition de concilier cette nécessité économique avec de nouvelles formes de contrôle des migrations ; cette ‘gestion des migrations’ serait donc orientée vers le seul intérêt du ‘Nord’, avec un pouvoir de négociation limité pour les régions de départ, et ignoreraient ainsi les causes profondes de l’immigration (la fracture Nord-Sud, le sous-développement, la mondialisation économique, la pauvreté et les conflits) ; en outre, ce processus resterait dans un cadre stato-centré qui ne questionne pas la souveraineté des Etats et ne laisse que peu de place aux migrants eux-mêmes et à leurs droits ; l’OIM, qui est un acteur clé dans ces initiatives, est également critiquée pour ne pas mettre les droits humains au centre de ses programmes (Pécoud 2009).

Les campagnes d’information illustrent ce à quoi cette ‘gestion des migrations’ pourrait ressembler dans la pratique. Elles sont en effet le produit de la coopération inter-étatique, étant financées par les pays de destination tout en étant mises en œuvre dans les régions d’origine et de transit, et ce grâce à l’intermédiaire d’une organisation intergouvernementale. Elles prétendent aller au-delà du simple contrôle des migrations en aidant les migrants à se comporter d’une manière appropriée et en contribuant de ce fait à des migrations bien ordonnées. Elles intègrent des préoccupations d’ordre humanitaire, entrant ainsi dans le cadre des politiques de développement et de droits humains. Enfin, elles incluent un large éventail d’acteurs, tant au niveau supranational que local.

Les campagnes d’information confirment de ce point de vue certaines critiques de la ‘gestion des migrations’. Elles accompagnent en effet les déséquilibres actuels dans les politiques migratoires, dans la mesure où les risques et les dangers qu’elles prétendent vouloir prévenir sont en grande partie la conséquence directe des stratégies des États occidentaux dans leur lutte contre l’immigration irrégulière. Loin de s’attaquer aux causes profondes des migrations, elles recommandent aux migrants potentiels de rester chez eux (ou d’y retourner) - comme si c’était la seule solution à leurs problèmes, et comme si aucune violation de leurs droits ne pourrait avoir lieu dans les pays d’origine. Même si elles reprennent superficiellement les préoccupations de certains États d’origine et des ONG concernant les atteintes aux droits humains qui se produisent pendant le processus de migration, elles font très peu pour effectivement modifier le contexte actuel axé sur la sécurité et le contrôle (Andrijasevic et Anderson 2009, Nieuwenhuys et Pécoud, 2008).

À cet égard, le caractère ambivalent de ces campagnes d’information, qui mêle préoccupations sécuritaires et humanitaires, est en grande partie fonctionnel. Ces campagnes exigent en effet la participation de pays d’accueil et d’origine, ainsi que d’autres acteurs tels que les OIG, ONG, médias, etc. Ces acteurs ont des intérêts différents : les États d’accueil veulent réduire l’immigration irrégulière, alors que les Etats d’origine et de transit ou les ONG peuvent être intéressés par la lutte contre la criminalité transnationale organisée, ou par la protection de l’intégrité physique et des droits des migrants. En d’autres termes, les campagnes d’information doivent fédérer un large éventail d’acteurs afin d’être mises en œuvre, et doivent donc s’appuyer sur des objectifs largement partagés et consensuels. Qui peut en effet prétendre que les candidats au départ devraient être privés d’informations sur le processus migratoire ? Pourtant, l’objectif global reste centré sur l’(im)mobilité des personnes et la ‘coopération’ entre pays d’origine et de départ, telle qu’elle est préconisée et mise en pratique par l’OIM, est nettement biaisée en faveur des seconds.

Gouvernementalité et migration

Dans ses conférences du Collège de France entre 1975 et 1979, Michel Foucault (2004) introduit la notion de ‘gouvernementalité’, un terme composite mêlant ‘gouvernement’ et ‘mentalité’, et qui désigne (entre autres) l’ensemble des savoirs et techniques permettant à un Etat de réguler sa population. Les notions de gouvernement et de pouvoir ne concernent pas seulement la domination, la violence et la coercition exercées par des entités étatiques dotées d’autorité, mais aussi des stratégies plus ou moins conscientes, visibles et directes pour influencer les comportements des individus, notamment par le biais de ce qu’il nomme biopolitique. En outre, le pouvoir n’émane pas d’un centre unique, mais est pratiqué par des acteurs très divers (organisations religieuses, employeurs, marché, professions juridiques et médicales, etc.).

Le contrôle des migrations a traditionnellement été considéré comme une forme classique des relations de pouvoir, dans laquelle les représentants des autorités (forces de police et douaniers) surveillent la mobilité des sujets, soit en les arrêtant à la frontière, soit en les expulsant du territoire d’un État. Les autres acteurs qui ont été progressivement impliqués dans le contrôle des migrations (institutions de l’Etat-providence, employeurs, etc.) ne font pas partie des mêmes domaines de l’action publique, mais exercent néanmoins un contrôle de nature plus ou moins similaire, axé sur l’identification des migrants en situation irrégulière et leur possible dénonciation. En revanche, les acteurs impliqués dans les campagnes d’information sont de nature différente : les médias, les ONG ou les organisations intergouvernementales ne sont pas formellement chargés de contrôler les migrants, n’ayant ni l’intention, ni la légitimité de le faire.

Pourtant, ils font partie de ce qui pourrait être qualifié, toujours selon Foucault, de ‘dispositif de pouvoir’, c’est-à-dire d’un ensemble de savoirs, d’institutions et de comportements. Les campagnes d’information supposent en effet une représentation spécifique des migrations (fondée sur l’ignorance des migrants et la nécessité de les protéger), des acteurs institutionnels aptes à produire et relayer ces discours (à commencer par l’OIM et ses partenaires dans la société civile) et, finalement, l’élaboration des supports eux-mêmes (affiches, films, etc.). Une propriété d’un tel dispositif est que les messages ainsi véhiculés, s’ils sont destinés à renforcer le contrôle de l’immigration, ne sont pas perçus comme tels par tous les acteurs concernés. La rhétorique de la traite, en particulier, permet l’inclusion d’acteurs et de registres discursifs qui relèvent de l’humanitaire – tout en les rendant compatibles avec d’autres pratiques et discours plus explicitement axés sur le contrôle de l’immigration irrégulière.

En outre, les campagnes d’information aspirent à promouvoir des modes d’auto-contrôle chez les candidats à l’immigration, qui sont censés renoncer à quitter leur domicile non pas parce qu’ils craignent les mesures de répression élaborées pour les arrêter, mais parce qu’ils estiment que l’immigration irrégulière est une entreprise dangereuse à laquelle il est préférable de renoncer. Comme Foucault le montre lorsqu’il applique la notion de gouvernementalité aux sociétés libérales, ce type de contrôle de soi est particulièrement pertinent lorsque le développement du marché diminue les possibilités d’intervention directe de la part de l’Etat. Le libéralisme économique confère aux individus un rôle clé dans le fonctionnement et la prospérité d’une société, ainsi que la liberté d’exercer ce rôle, ce qui rend la surveillance directe moins possible et souhaitable - d’où un besoin de contrôle ‘de l’intérieur’.

Les flux migratoires sont souvent présentés comme se développant ‘entre l’État et le marché’, dans la mesure ou ils sont soumis à l’influence conflictuelle de la régulation étatique des déplacements de personnes et des forces économiques susceptibles de favoriser la mobilité (Entzinger, Martiniello et Wihtol de Wenden, 2004). Le contrôle absolu des frontières devient donc à la fois impossible et contre-productif, compte tenu de l’intensification des flux transfrontaliers requis par une économie de marché internationalisée. Les campagnes d’information peuvent être interprétées comme une réponse, maladroite certes, à cette situation : si les personnes ne peuvent pas être efficacement contrôlées, il convient de les convaincre d’adopter par elles-mêmes un comportement compatible avec les objectifs des politiques d’immigration. Dans ce scénario idéal, les campagnes d’information rendraient inutile le contrôle des frontières, car elles diffuseraient dans les régions de départ des normes d’évitement de l’immigration irrégulière, d’autant plus efficaces et respectées qu’elles seraient diffuses et implicites.

La crédibilité des politiques d’immigration

Un tel scénario, quelque utopique qu’il soit, impliquerait l’adhésion des migrants potentiels aux objectifs des politiques d’immigration. Or, ce que révèlent indirectement les campagnes d’information est précisément l’absence d’une telle adhésion, et le fait que les migrants potentiels ne sont pas dissuadés par les obstacles placés sur leur voie. Les campagnes d’information posent donc la question de la crédibilité des politiques migratoires : s’il est nécessaire de convaincre les candidats au départ de ne pas quitter leur pays, c’est bien que ceux-ci ne sont pas convaincus par les politiques des pays de destination destinées à les en dissuader. En d’autres termes, les campagnes d’information espèrent atteindre le seul objectif qui permettrait d’assurer le succès du contrôle des migrations, à savoir l’adhésion des premiers concernés - les migrants - aux objectifs des gouvernements occidentaux.

Dans une des rares études disponibles sur cette question, David Kyle et Christina Siracusa (2005) analysent la manière dont les Equatoriens sans-papiers en Espagne et aux Etats-Unis perçoivent les lois de l’immigration qu’ils sont en train d’enfreindre. Ils montrent comment ces migrants sont conscients de l’importance de leurs contributions économiques, à la fois dans les pays de destination ou ils exécutent les tâches que les Américains et les Espagnols refusent, et pour l’Equateur, dont la population dépend en grande partie de leurs transferts de fonds ; cette contribution est encore soulignée, à leurs yeux, par la corruption et la malhonnêteté des élites de leur pays, coupables de détourner ses richesses à leur profit ; en raison de leur influence actuelle et de leur rôle d’ancienne puissance coloniale, les Etats-Unis et l’Espagne sont perçus comme complices de cette situation et comme des pays qui, après avoir ‘conquis’ l’Equateur, refusent de se laisser ‘conquérir’ par les Equatoriens et ferment hypocritement la porte aux migrants - tout en sachant que ces derniers trouveront un emploi s’ils parviennent à entrer malgré tout. En d’autres termes, loin de se voir comme des ‘criminels’ ou des ‘illégaux’, ces migrants inscrivent leur parcours migratoire dans leur propre cadre moral et politique et, comme l’ajoutent les auteurs, cette justice alternative qui imprègne l’immigration irrégulière est probablement le plus grand obstacle que rencontrent les politiques qui la combattent.

La question essentielle soulevée par ces campagnes d’information est ainsi l’absence d’un ensemble commun de représentations quant à la manière dont les individus devraient se comporter quand il s’agit de migration. D’un côté, les États de destination s’attendent à ce que des mesures rigoureuses de contrôle dissuadent les tentatives de migrer sans autorisation ; de l’autre, de nombreux candidats à l’immigration restent prêts à partir, malgré les obstacles qu’ils sont susceptibles de rencontrer. Les campagnes d’information devraient harmoniser ces positions en incitant les migrants potentiels à se comporter de manière licite.

Conclusion

Les campagnes d’information analysées dans cet article nous rappellent que, pour être respectées, les lois et les politiques ne peuvent compter uniquement sur la coercition, mais doivent aussi inspirer un respect minimal de la part des personnes concernées. En principe, les institutions démocratiques et l’État de droit le permettent, car les lois décidées et mises en œuvre par des dirigeants élus devraient être dotées d’une certaine légitimité aux yeux des gouvernés. Dans le cas des migrations internationales, en revanche, les décisions prises par les Etats de destination sont destinés à s’appliquer à des non-nationaux, c’est à dire à la fois aux migrants vivant déjà dans le pays et aux candidats au départ vivant n’importe où dans le monde. Lorsqu’ils prennent des mesures pour combattre les migrations irrégulières, les gouvernements occidentaux affirment souvent leur volonté d’envoyer un message aux migrants potentiels, ciblant ainsi un nombre potentiellement illimité de personnes.

Cette discontinuité entre l’Etat dans lequel les politiques migratoires sont arrêtées et les personnes qu’elles concernent est en partie légitime, car chaque communauté peut être comprise comme ayant le droit de décider qui admettre en son sein (Walzer 1997). Mais cela ne règle pas pour autant la question de la crédibilité et de la légitimité des politiques migratoires, et cela alimente des comportements ‘illégaux’ qui ne sont pourtant pas perçus comme tels par leurs auteurs. La position de Hardt et Negri dans Empire (2000), selon laquelle les itinéraires des migrants constitue un acte de résistance vis-à-vis des forces dominantes qui déterminent l’ordre mondial actuel, peut être mentionnée ici. Cette situation pourrait en principe faire l’objet d’une consultation à l’échelle mondiale, qui déboucherait sur un compromis entre toutes les parties (pays de départ et de destination, et migrants eux-mêmes). Mais ceci exigerait une sorte de démocratie mondiale qui, si elle pourrait constituer l’objectif d’une authentique gestion (ou gouvernance) des migrations, rencontre pour l’heure des obstacles majeurs. Elle supposerait en effet des gouvernements capables de refléter les aspirations de leur population, un cadre institutionnel pour appuyer les discussions, ainsi que des relations suffisamment équilibrées entre Etats pour permettre des négociations équitables – autant de conditions qui semblent clairement irréalistes.

En attendant, les États occidentaux aspirent à élever dans les esprits des migrants les frontières qu’ils n’arrivent pas à contrôler entre les Etats, en promouvant une ‘culture de l’immobilité’ au sein des régions d’origine et en encourageant l’auto-contrôle chez les migrants potentiels. Les politiques de maîtrise des flux sont ainsi amenées à déborder du strict domaine de la police et de la sécurité et à pénétrer d’autres domaines de la vie sociale (comme la production culturelle, les médias, les écoles, le travail social ou même la religion), afin de guider de façon indirecte le comportement des migrants. Ceci génère une confusion inévitable entre sécurité, humanitaire et droits humains, l’objectif de contrôle se cachant derrière une rhétorique axée sur le bien-être des candidats à l’émigration. Il reste à voir si ces stratégies parviendront à surmonter les obstacles fondamentaux au contrôle des flux migratoires, à savoir les stratégies des migrants eux-mêmes, et leur propre sens de la justice.


Bibliographie

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NOTES

[1] Trafficking in Migrants (OIM), no. 20 (décembre 1999 – janvier 2000), p. 1.

[2] Version originale : ‘cooperation in carrying out information campaigns directed towards potential migrants on legal migration and employment opportunities concretely available in the countries of destination’.

[3] Communication de la Commission du 19 juillet 2006 sur les priorités d’action en matière de lutte contre l’immigration clandestine de ressortissants de pays tiers (COM(2006) 402).

[4] Cet article se base en particulier sur les publications de type magasine, disponibles pour la plupart en ligne et intitulées Migration, IOM News, Trafficking in Migrants et Global Eye on Human Trafficking.

[5] « ‘Ouvrez les yeux !’ : tel est le message adressé par l’OIM aux femmes bulgares », OIM Infos, décembre 2000, p. 5 ; « ‘Ne vous laissez pas piéger’ – la campagne anti-traite de l’OIM en Hongrie », OIM Infos, juin 2000, p. 5 ; « ‘L’être humain n’a pas de prix », OIM Infos, juin 2002, p. 16.

[6] « République Tchèque : l’OIM lance une campagne d’information contre la traite des femmes », OIM Infos, no. 2, 1999, p. 9.

[7] Des exemples peuvent être aperçus sur http://www.belgium.iom.int/STOPConf.... Pour une analyse approfondie, voir Andrijasevic (2004).

[8] « Lilya 4-Ever : Un film peut-il faire la différence ? », OIM Infos, mars 2004, pp. 18-19.

[9] « Celebrities Spread the Word : ‘If you want to go abroad it’s OK… Get yourself informed. Find a little time to call the hotline’ », IOM News, juin 2004, pp. 21-22.

[10] Voir http://www.mtvexit.org/

[11] « L’être humain n’a pas de prix », op. cit.

[12] Prevention of irregular migration from Romania to Belgium, Rapport final au Ministère de l’Intérieur de Belgique, 2005.

[13] « Quitter l’Ukraine pour émigrer légalement et en toute sécurité », Migrations, décembre 2005, pp. 24-25.

[14] Ces deux clips sont disponibles sur le site Internet youtube (http://www.youtube.com/watch?v=YIMO... et http://www.youtube.com/watch?v=5pPA...).