Réseau scientifique de recherche et de publication

[TERRA- Quotidien]
Accueil > Revue Asylon(s) > Radicalisation des frontières et promotion de la (...) > Dossier > Promouvoir la diversité en entreprise :

REVUE Asylon(s)

8| Radicalisation des frontières et (...)
retour au sommaire
< 2/10 >
Promouvoir la diversité en entreprise : genèse et ambiguïtés d’une initiative patronale

Milena Doytcheva
Myriam Hachimi Alaoui
Milena Doytcheva est maître de conférence en sociologie à l’Université de Lille 3 – CeRIES. Ses travaux portent sur la prise en compte de l’ethnicité dans les politiques publiques. Elle a récemment publié Une discrimination positive à la française ? Ethnicité et territoire dans les politiques de la ville, Paris, la Découverte, 2007. Le Multiculturalisme, (...)
Myriam Hachimi Alaoui est maître de conférences en sociologie à l’Université du Havre (CIRTAI, UMR IDEES 6228). Ses publications et travaux récents portent sur les nouvelles formes d’inégalité liées à la restriction des politiques d’immigration en France et en Europe, notamment en ce qui concerne l’accès aux soins des personnes en situation irrégulière. (...)

citation

Milena Doytcheva, Myriam Hachimi Alaoui, "Promouvoir la diversité en entreprise : genèse et ambiguïtés d’une initiative patronale ", REVUE Asylon(s), N°8, juillet 2010-septembre 2013

ISBN : 979-10-95908-12-8 9791095908128, Radicalisation des frontières et promotion de la diversité. , url de référence: http://www.reseau-terra.eu/article943.html

Fin 2004, le patronat s’engage dans la lutte contre les discriminations liées à l’origine ethnique sur le marché du travail. Des rapports émanant de structures proches de l’entreprise prônent le recrutement volontariste de catégories de populations visiblement minoritaires et conjuguent la lutte contre la discrimination dans les termes de la promotion de la diversité. En moins de deux ans, l’Institut Montaigne - association d’inspiration libérale, fondée et présidée par Claude Bébéar, haute figure de l’entreprise française, qui se présente comme un think tank (laboratoire d’idées), à la fois acteur et force de proposition dans le débat démocratique, -publie trois rapports traitant des thèmes de la discrimination et de la diversité : Les oubliés de l’égalité des chances (par Yazid Sabeg et Laurence Méhaignerie) en janvier 2004, Ni quotas, ni indifférence : les entreprises et l’égalité positive (Laurent Blivet) en octobre 2004 et, plus récemment, Ouvrir les grandes écoles à la diversité en janvier 2006, puis Ouvrir la politique à la diversité (par Eric Keslassy) en janvier 2009. Ces travaux retiennent l’attention du gouvernement de Jean-Pierre Raffarin qui, en 2004, confie à C. Bébéar la réalisation d’une mission visant « la mise en lumière des intérêts propres aux entreprises qui s’engagent en faveur de la diversité et de l’égalité des chances [et] l’élaboration d’outils leur permettant de parvenir efficacement à cet objectif » [1]. Le rapport intitulé Des entreprises aux couleurs de la France. Minorités visibles relever le défi d’intégration dans l’entreprise remis en novembre 2004 au Premier ministre réaffirme certaines propositions pour lutter contre les discriminations annoncées déjà dans les Oubliés de l’égalité des chances. Il prône l’inscription de la diversité dans une politique publique volontariste dite de l’égalité des chances. L’ensemble de ces travaux en vient à constituer un véritable programme dont la publicité dépasse le seul cadre de l’entreprise.

Cet article propose de revenir sur ce moment d’émergence et de diffusion importante de la notion de diversité en France, en retraçant les points de vue des acteurs engagés en faveur de ces objectifs et en questionnant la manière dont leurs interventions s’inscrivent dans le cadre d’une politique antidiscriminatoire récente dont les bases juridiques et institutionnelles sont posées en France à la fin des années 1990 [2]. Un focus particulier guidera notre démarche qui est celui du lancement et de la mise en place en 2004 de l’initiative de la « Charte de la diversité ». Dans un premier temps, nous évoquerons ainsi le contexte et les positions qui ont présidé à sa conception, les travaux et les négociations qui ont accompagné la rédaction et le lancement du texte. On s’intéressera ensuite aux acteurs et aux modalités selon lesquelles s’est faite sa publicité et sa diffusion. Enfin, nous reviendrons sur les questions que soulève cette action quant à son inscription au sein d’une politique publique de lutte contre les discriminations. Ces développements se basent sur une enquête menée entre 2006 et 2008 dans la métropole lilloise et en région parisienne auprès de personnalités et d’acteurs politiques, économiques et institutionnels, de clubs et de réseaux d’entreprises, d’associations professionnelles et d’intermédiaires de l’emploi, partie prenante de l’essor et de la mise en œuvre des objectifs pro-diversité en entreprise [3].

1. La charte de la diversité : une initiative de l’entreprise décidée avec l’entreprise

Les origines de la charte de la diversité : « Les oubliés de l’égalité des chances »

C’est le rapport élaboré par Yazid Sabeg et Laurence Méhaignerie, Les oubliés de l’égalité des chances, qui constitue l’élément fondateur de la charte de la diversité. Les auteurs du rapport partent du constat de la sous-représentation des minorités dans l’ensemble des secteurs de la vie politique, économique et scientifique du pays. Ils dénoncent ainsi le décalage entre les valeurs républicaines et la réalité quotidienne des populations issues de l’immigration. La République française, fondée sur le principe de l’unité et de l’indivisibilité, se refuse, selon eux, à admettre la diversité ethnique de sa population. Le concept d’intégration toujours à l’œuvre est devenu caduc pour appréhender le destin des minorités ethniques nées sur le sol français. Ces minorités, les auteurs les désignent par l’expression de « minorité visible », en référence à l’expérience canadienne : « Font partie des minorités visibles les personnes autres que les autochtones, qui ne sont pas de race blanche ou n’ont pas la peau blanche ». L’usage récurrent du terme « immigration » pour désigner ces individus « qui ne sont plus des immigrés mais des Français nés Français et parfois de parents français » témoigne, selon eux, de la difficulté de la société française à reconnaître sa dimension pluri-ethnique. A partir de ces constats, les auteurs émettent une série de propositions visant à lutter contre les discriminations. Ils plaident pour que le « tabou » de la différence ethnique soit levé. Les mesures gouvernementales de lutte contre les discriminations devraient reposer, d’après eux, sur la reconnaissance de l’existence d’inégalités sociales fondées, précisément, sur des attributs ethniques et raciaux. Ils prennent position en faveur d’une action positive à la française qui « n’a rien à voir avec la discrimination à rebours. A l’égalité formelle, elle préfère l’égalité réelle. En ce sens, elle est non seulement conforme au principe de justice, mais elle est également un moyen de l’instaurer ».

Les propositions pour lutter contre les discriminations débordent le monde de l’entreprise et abordent des objectifs comme, « promouvoir l’égalité des chances à l’école », « promouvoir au rang de cause nationale la lutte contre les ghettos », « combattre la déségrégation sociale par l’habitat » et « réconcilier la communauté nationale autour d’une mémoire commune ». S’agissant de la dernière mesure, il est par exemple recommandé de réserver un certain volume horaire à l’enseignement de « l’histoire de l’Algérie française ». La question du port du voile à l’école est également évoquée, comme, entre autres, la création de filières théologiques « hors des influences scolastiques des pays musulmans » et destinées à « la formation des imams français ». Néanmoins, le rapport est fortement marqué par les valeurs entrepreneuriales. Les arguments venant étayer ces propositions font référence aux besoins de main-d’œuvre à venir, à l’impératif d’efficacité économique, ainsi qu’à la crainte d’un « gâchis » humain dû à la non-utilisation de compétences. Pour les auteurs, il y va de « l’image de l’entreprise » et de sa « productivité » : avantages concurrentiels, « amélioration du moral des membres des groupes désignés », « diminution de l’absentéisme » sont autant de raisons invoquées.

La charte de la diversité constitue l’un des éléments de proposition. Cette initiative est présentée comme une « action volontaire d’envergure [...] qui propose aux entreprises publiques et privées de formaliser leurs actions et résultats pour la promotion et le respect de la diversité culturelle, ethnique et sociale de l’entreprise [...] ». Peuvent souscrire à la charte, « volontairement, toutes les entreprises de plus de 100 employés » qui s’engageraient à « constater la dimension pluriethnique de la France et, à cet égard, valoriser et promouvoir l’équité et le respect de cette diversité dans les politiques de recrutement, de promotion professionnelle et de salaires ».

Les négociations : aperçu d’une question controversée

Ainsi, la charte de la diversité est-elle la première mesure sur laquelle les auteurs du rapport ont travaillé. Trois versions différentes ont été rédigées au sein de l’Institut Montaigne avant que l’une d’elles soit finalement proposée à la discussion et à la critique au sein de l’Association française des entreprises privées (AFEP). Ces réunions réunissent les rédacteurs de la charte – Y. Sabeg et L. Méhaignerie auteurs du rapport les Oubliés de l’égalité des chances - ainsi qu’une vingtaine de dirigeants d’entreprise du CAC 40. Les organisations syndicales n’y sont pas conviées (Huët, 2008). Le texte est discuté point par point. Mais ce sont particulièrement le point 3, « Chercher et respecter la diversité de la société française et notamment sa diversité culturelle et ethnique dans notre effectif, aux différents niveaux de qualification » et le point 6, « Inclure dans le rapport annuel un chapitre descriptif de notre engagement de non-discrimination et de diversité : actions mises en œuvre, pratiques et résultats », qui ont suscité la majeure partie des questions.

Le point 3, d’abord, parce que le terme même de « diversité » a posé problème quant à sa définition. Les commentaires des personnes présentes lors des discussions témoignent de la confusion que manifeste son emploi. La notion de diversité a été comprise tour à tour comme la désignation d’une nationalité différente ou comme l’expression d’une différence culturelle. Au-delà de l’imprécision du terme, ce sont les dimensions « ethnique » et « culturelle » par lesquelles la diversité est désignée qui ont provoqué le plus de commentaires. Nos interlocuteurs ont insisté sur la gêne, voire l’embarras, qu’a soulevé le terme « ethnique » chez beaucoup de participants. Certains ont exprimé leur souhait que la notion de « diversité » soit employée seule, sans être assortie de qualificatif particulier, faisant ainsi valoir leur préférence pour une définition « large », jugée plus consensuelle :

« Par exemple quelqu’un a dit : « La diversité ethnique j’ai un vrai problème, je ne sais pas ce que c’est ». Et puis tout le monde du coup prenait le même… tout le monde disait : « Oui, effectivement, ethnique ça pose des soucis ». Et puis d’autres disaient : « Moi à ce moment-là, c’est plutôt le culturel éventuellement ». Et puis, ils pensaient à des étrangers, alors que ce n’est pas non plus complètement le sujet.
Certains préféraient la diversité au sens large sans préciser ethnique et culturel (…) Tout ce qui tournait autour de « issu de l’immigration » n’avait pas de mots. Donc ils parlaient de non discrimination en général. Mais en fait, quand il s’agissait de cibler de qui on parle, ils ciblaient les femmes, et les handicapés éventuellement. Donc en fait sur les « issus de l’immigration » qui d’ailleurs posent plein de questions sémantiques, il n’y avait rien ou seulement un petit nombre d’entreprises qui faisaient des choses (…) Il y avait un tel mélange dans la perception sur immigrés/ pauvres/ quartiers/ difficultés/ délinquants/ non formés… que ça paraissait comme un magma.
Donc, il y a eu plein de discussions là-dessus. Et puis le fait de refléter, ils sentaient que ça les engageait à compter, d’où l’article 6 et la question de l’évaluation. Et puis, d’autres préféraient en rester à la notion de diversité au sens large, sans préciser diversité ethnique et culturelle, mais dans ce cas-là on se retranchait un peu sur ce qu’on savait déjà faire plus ou moins, sur les femmes et le handicap. Et nous [les rédacteurs de la charte], on tenait absolument à ce que cette charte ouvre la diversité à cet autre champ qui était…ben, on ne sait toujours pas comment l’appeler hein… « diversité ethnique » » (participant au groupe de travail)

Le point 6 a également suscité des discussions. Il précise que l’entreprise signataire doit inclure dans son rapport annuel un chapitre descriptif de son engagement en faveur de la non-discrimination et de la diversité, renvoyant implicitement à la question de l’évaluation. L’idée de monitoring est évoquée en creux alors que les auteurs de la charte, prennent position pour une révision de la loi régissant l’action de la CNIL, l’objectif étant de permettre aux entreprises de recenser la part de « minorités visibles » en leur sein. A l’issue des différentes rencontres, les points 3 et 6 ont finalement été adoptés. Au terme de quatre rencontres, la charte a été stabilisée dans sa forme finale, signée, puis rendue publique. Son contenu diffère de la première version proposée à la discussion (Huët, 2006). Dans la première version, figuraient notamment la proposition d’un label « diversité » et la mention de la discrimination positive. Il était indiqué que les entreprises s’engagent à « privilégier à qualifications et talents ou mérites comparables, les candidatures des personnes qui ont eu la capacité à surmonter les handicaps d’origine, et favorisent la représentation de la diversité sociale et ethnique, à tous les postes de niveaux de qualification au sein de l’entreprise ». À l’issue des discussions et du processus d’élaboration de la charte, cet article controversé, a été supprimé.

Ce sont les arguments relatifs à la « valeur ajoutée » de la diversité et aux bénéfices que les entreprises pouvaient en tirer quant à leur image, qui ont eu raison des principales réticences manifestées par les représentants des entreprises. Plus que tout autre, l’argument économique s’est avéré efficace pour « convaincre les chefs d’entreprise » :

« Donc on donnait l’exemple des Etats-Unis, on a rappelé que les grandes entreprises américaines, toutes les entreprises américaines ont un chapitre dans leur bilan qui stipule leur engagement vis-à-vis des minorités. On leur donnait l’exemple de grands patrons membres de l’encadrement qui étaient issus des minorités, on les voyait dans les publicités etc. On montrait que l’entreprise américaine avait pris en compte la diversité, même dans son recrutement, et que pour autant ça n’avait pas compromis les bénéfices, la bonne marche économique des affaires. Donc on a insisté sur le fait que la richesse économique pouvait résulter de la prise en compte de la diversité. (…) On a montré toute une série d’intérêts économiques qui rentraient en jeu et qui faisaient que les patrons ont assez vite compris l’intérêt qu’ils pouvaient avoir à impulser des politiques de diversité en leur sein. Et puis on a trouvé des études surtout aux Etats-Unis et au Canada d’ailleurs, qui montraient que des équipes diverses sont plus créatives, sont plus innovantes, que les trouvailles et les innovations technologiques étaient souvent le fruit de gens qui avaient émigré, qui venaient de l’immigration, que ça stimulait, que ça diminuait l’absentéisme au travail. (…) Il fallait montrer aux entreprises qu’elles pouvaient être plus fonctionnelles avec la diversité. En leur expliquant de cette manière, cela devenait plus concret pour elles. Elles ont compris l’image qu’elles pouvaient donner à travers la diversité. Finalement à l’issue de la dernière réunion, ces deux termes sont passés. Il y a eu pas mal d’allers et retours et on a finalement réussi » (Rédacteur de la charte, participant au groupe de travail).

Le 22 octobre 2004, trente-cinq dirigeants de grandes entreprises du CAC 40 signent la charte de la diversité. Lors de son lancement, six organisations s’engagent à devenir « partenaires » de la charte et à assurer sa promotion : Alliances (cf. encadré ci-après), l’ANDCP (Association nationale des cadres et directeurs de la fonction personnel devenue l’Association nationale des directeurs de ressources humaines-ANDRH), le CJD (Centre des jeunes dirigeants), Entreprise et Personnel, IMS-Entreprendre. Par la suite, des acteurs publics seront également associés, notamment le FASILD (Fonds d’action et de soutien pour l’intégration et la lutte contre les discriminations), la DPM (Direction population et migrations) et le Ministère délégué à l’égalité des chances [4].

« Six articles pour s’engager et passer à l’acte : Favoriser le pluralisme et rechercher la diversité au travers des recrutements et de la gestion des carrières est un facteur de progrès pour l’entreprise. Une telle démarche contribue à son efficacité et à la qualité de ses relations sociales. Elle peut avoir un effet positif sur l’image de l’entreprise vis-à-vis de ses clients, de ses prestataires extérieurs et de ses consommateurs, en France et dans le reste du monde. La charte de la diversité adoptée par notre entreprise a pour objet de témoigner de notre engagement, en France, en faveur de la diversité culturelle, ethnique et sociale au sein de notre organisation. En vertu de cette charte, nous nous engageons à : 1) Sensibiliser et former nos dirigeants et collaborateurs impliqués dans le recrutement, la formation et la gestion des carrières aux enjeux de la non-discrimination et de la diversité. 2) Respecter et promouvoir l’application du principe de non-discrimination sous toutes ses formes et dans toutes les étapes de gestion des ressources humaines que sont notamment l’embauche, la formation, l’avancement ou la promotion professionnelle des collaborateurs. 3) Chercher à refléter la diversité de la société française et notamment sa diversité culturelle et ethnique dans notre effectif, aux différents niveaux de qualification. 4) Communiquer auprès de l’ensemble de nos collaborateurs notre engagement en faveur de la non-discrimination et de la diversité, et informer sur les résultats pratiques de cet engagement. 5) Faire de l’élaboration et de la mise en œuvre de la politique de diversité un objet de dialogue avec les représentants des personnels. 6) Inclure dans le rapport annuel un chapitre descriptif de notre engagement de non-discrimination et de diversité : actions mises en œuvre, pratiques et résultats. »

La charte de la diversité constitue une action incitative : elle donne priorité au volontariat et ne pose aucun cadre coercitif pour l’entreprise. Sa signature résulte de la décision unilatérale des dirigeants. Ainsi lit-on sur le site du Ministère de l’égalité des chances, à la page consacrée à la charte de la diversité (où d’ailleurs il est proposé de signer le texte en ligne), que la question « La charte a-t-elle une valeur contractuelle ? » reçoit la réponse suivante : « Non, la charte de la diversité a une valeur morale. Elle n’est en aucun cas un contrat ayant une quelconque valeur juridique. Elle vise à témoigner de l’engagement de l’entreprise en faveur des questions de diversité, de lutte contre les discriminations et d’égalité des chances. Elle peut servir de base à des actions de management, de formation et de communication » [5] (Noël, 2008). Une étude menée par le CREDOC sur Les bonnes pratiques dans la lutte contre les discriminations et pour l’égalité dans les petites et moyennes entreprises en France et en Europe, menée en mars 2007, montre que, pour de nombreuses entreprises, la signature de la charte n’implique pas systématiquement la mise en place et la poursuite de dispositifs particuliers. Dans de nombreux cas – peut-on lire dans cette étude – on trouve « une dimension affichage qui prime sur la dimension action » [6].

C’est pour répondre à ces limites que le projet de créer un label de la diversité dont l’objectif est d’engager les entreprises à rendre compte des actions concrètes voit le jour. Son pilotage est confié par les pouvoirs publics à l’ANDRH. Le lancement du label, le 11 septembre 2008, est présenté comme inaugurant une nouvelle étape dans le mouvement pour la diversité :

« Bon, la charte a été une étape importante, mais aucune étape aussi importante soit-elle ne change complètement les choses. Donc, ça a été une marche d’escalier, mais ça n’a pas été le coup d’ascenseur définitif. […] Le label permet de concrétiser les grands principes de la charte. Il permet de faire un état des lieux, et puis, on doit suivre des objectifs, on les atteint et si on ne les atteint pas, on s’en fixe d’autres. » (Vice-président de l’ANDRH chargé du pilotage de l’élaboration du label « Diversité »)


Bien que le label ait pour ambition de dépasser la logique incitative, celle-ci perdure néanmoins dans la mesure où il appartient aux entreprises d’identifier « les principales discriminations qui les concernent » (Cahier des charges du label) et de définir les champs d’action dans lesquels elles souhaitent s’engager (Doytcheva, 2009).

2. La diffusion de la charte : le rôle des promoteurs et relais locaux

En 2009, la charte compte plus de 1700 entreprises signataires rejointes par un certain nombre de collectivités territoriales. Comment s’est faite la diffusion de ce texte et de cette initiative, selon quelles logiques ? L’enquête que nous avons menée montre l’importance d’un « travail de mobilisation » (Bereni, 2009) d’acteurs proches de l’entreprise comme les clubs d’entreprise, des cabinets de recrutement, les chambres consulaires qui ont été « les porteurs » et les « promoteurs » du thème auprès des entreprises, dans un premier temps, puis des prestataires de services et des « pourvoyeurs de contenu » pour la mise en œuvre de leurs engagements. « Alors que la question de la lutte contre les discriminations était jusqu’au milieu des années 2000 monopolisée par des acteurs associatifs, académiques et institutionnels, le thème de la diversité émerge sous la pression de nouveaux acteurs » (Bereni, 2009, p. 88).

Le monde entrepreneurial a joué un rôle important dans la diffusion et la légitimation de la thématique, d’abord au niveau national avec le mouvement engagé autour de la charte et la figure emblématique de Claude Bébéar. Avant la proposition du texte, plusieurs actions avaient été menées sur des objectifs proches ou similaires sans être désignées en ces termes et surtout sans connaître la même publicité [7].

La personnalité de Claude Bébéar, ancien dirigeant d’Axa, fondateur de l’Institut Montaigne, fréquemment présenté comme un des « parrains » du capitalisme français, revient souvent dans les entretiens avec les structures à l’origine de la mobilisation des entreprises : « Les gens qui ont signé la charte, c’est surtout des gens que Bébéar avaient réussi à motiver, d’ailleurs, il y avait des entreprises qui étaient déjà engagées avant et qui n’ont pas signé. La charte, au départ, a été assez connotée par son instigateur. Parmi le cercle des patrons français, il y en a certains qui l’apprécient et d’autres, qui ne l’apprécient pas. Donc, les premiers qui ont signé la charte, c’est ceux qu’il a sollicités et il a un réseau incroyable. » (Responsable de projet, Entreprise et Personnel). Pour ce qui est de l’engagement même du PDG d’AXA, il apparaît soudain. D’après une contradiction relevée par l’Express, sa déclaration en août 2002 à l’université d’été du Medef à propos de la baisse de la natalité en Europe selon laquelle la « race blanche commet un suicide », contraste avec son engagement quelques années plus tard en faveur de la promotion des « minorités visibles » (Simon, 2007).

La mobilisation nationale autour de la diversité en France s’appuie, d’après Laure Bereni, principalement sur deux types d’acteurs : des clubs d’entreprises proches des milieux patronaux qui agissent depuis les années 2000 dans le champ de la RSE (responsabilité sociale de l’entreprise) ; des organisations des professionnels de ressources humaines (comme l’ANDRH, Entreprise et Personnel [8]), professionnels qui ont une légitimité précaire dans le monde des affaires engageant précisément leur capacité à traduire des thématiques sociales dans un langage managérial (Edelman, 2001 ; Bereni, 2009). La mise à l’agenda public de l’antidiscrimination a été perçue par ces structures comme une opportunité pour redéfinir et étendre l’engagement des entreprises « dans la cité », et donc comme un nouveau champ à investir, avec le soutien de financements publics. Selon un des responsables de l’association Alliances que nous avons rencontré (cf. infra) : « Quand la charte de la diversité est sortie, on s’est dit, nous Alliances, on travaille déjà dans l’insertion, on ne peut pas laisser passer ce dossier, cette charte, ce moyen nouveau, extraordinaire, positif… positif, parce que la diversité c’est devenue une opportunité de richesses, n’est-ce pas ? Si la lutte contre les discriminations est une contrainte, la diversité est une opportunité, donc on ne peut pas passer à côté de ça, donc on va essayer d’aider à la diffusion de la charte de la diversité au moins dans notre réseau, on a 150 entreprises adhérentes ».

Ce « travail de mobilisation » autour de la charte se poursuit au niveau local avec une diversification des relais et des réseaux. Dans la métropole lilloise, nous avons identifié trois acteurs principaux : FACE (Fondation agir contre l’exclusion) qui est un club d’entreprises créé à l’initiative de Martine Aubry en 1993 ; Alliances, un réseau d’entreprises également, proche du patronat, et intervenant pour une part de ses activités dans le champ de la RSE et de « l’entreprise citoyenne » ; CLE (Convention laïque pour l’égalité) initialement, une association roubaisienne « de jeunes » qui s’est saisie de la question de la diversité dans la lignée de la parution du rapport de Laurence Méhaignerie et de Yazid Sabeg (président national de l’association). Les travaux de ces structures sont assez similaires. Ils concernent : « le portage de la charte » (prospection des entreprises en vue de sa signature) ; « l’accompagnement des entreprises » dans leur engagement à travers une aide à l’élaboration des programmes et à la mise en place des interventions. Les intermédiaires et opérateurs de la diversité, selon la terminologie que nous proposons ici pour les désigner, sont des pourvoyeurs de contenus pour l’engagement entrepreneurial à travers une offre de « sensibilisations », de formations… mais aussi de « candidats de la diversité ». Le développement ces dernières années de cabinets de recrutement spécialisés dont nous avons étudié des exemples locaux est, de ce point de vue, un phénomène intéressant révélé par l’enquête (Dhume, 2007 ; Doytcheva et ali., 2008).

Alliances est une association « d’obédience patronale  » créée en 1993, dans l’enceinte d’Entreprises et Cités. Entreprises et Cités forme un « campus » situé dans la banlieue de Lille qui abrite notamment la Maison des entreprises, la Cité des échanges, la Cité apprenante et qui réunit la majorité des syndicats professionnels de la région. Cette structure a été créée grâce aux « petites tirelires qui existent dans les syndicats professionnels à la suite de l’ère industrielle et qui ne pouvaient plus être redistribuées puisque tous les adhérents étaient morts ». Ces sommes ont servi à acheter les terrains et à y construire un campus, essentiellement pour loger les syndicats professionnels. Par la suite, « pour se financer  », Entreprises et Cités commence à proposer aux entreprises des services dans différents domaines. Elle réunit aujourd’hui 250 personnes. C’est une structure originale qui n’a pas d’équivalent en France. Localement, elle est perçue comme l’émanation et la représentation du MEDEF. L’association Alliances est créée en 1993 dans l’enceinte Entreprises et Cités par trois « hommes d’entreprise » dont Bruno Liber, figure du patronat local, qui est déjà fondateur, au milieu 1980, du « Club gagnant » [9]. Au début, l’association s’appelle « Alliances des entreprises citoyennes », puis « Alliances pour la citoyenneté des organisations » et puis « Alliances pour la responsabilité sociale et environnementale des entreprises et des organisations » ou Alliances tout court. Autour de dénominations différentes, cette organisation se propose de réunir et d’incarner les préoccupations sociales du patronat, elle est perçue localement comme la « la vitrine sociale du MEDEF  ». En 1994-1995, Bruno Bonduelle président du « Comité Grand Lille » (puis président de la CCI), sollicite Alliances pour « faire quelque chose pour les jeunes diplômés issus de l’immigration ». Le Comité Grand Lille est une structure informelle destinée à favoriser l’émergence de la métropole lilloise au niveau européen. Elle réunit près de 700 décideurs et se manifeste par l’organisation de « petits déjeuners d’information  » rassemblant 300 à 400 personnes autour d’événements qui concernent la « métropolisation de la région ». A l’intérieur de Comité Grand Lille, Bruno Liber est à l’origine d’un sous-groupe « Grand Lille Intégration », forum de chefs d’entreprise pour débattre des questions de l’intégration. Les travaux de ce forum qui durent plus de deux ans débouchent sur la création d’une « cellule spécialisée » à Alliances pour l’accompagnement de « jeunes diplômés issus de l’immigration ». A partir de 1996-1997, cette cellule d’Alliances travaille en partenariat avec l’ANPE pour la recherche de stages notamment. Puis elle met en œuvre une méthode d’accompagnement dite « Groupe Dynamique Emploi » dont l’objectif est l’accompagnement et le placement en entreprise de « jeunes diplômés issus de l’immigration ». C’est ce dispositif qui sera mobilisé dans la période récente sur les thèmes de la diversité et de la lutte contre les discriminations. En la figure de Bruno Liber, aujourd’hui président d’honneur, Alliances fait partie du collectif national de la charte de la diversité, un groupe de pilotage constitué autour du secrétariat de la charte à l’IMS qui réunit notamment l’ensemble des partenaires institutionnels. Alliances est dite d’ailleurs assurer le secrétariat de la charte dans le Nord-Pas-de-Calais, étant ainsi la seule « antenne régionale ». L’association participe également à un groupe de travail constitué par la HALDE sur la sensibilisation des PME. Positionnée plus largement sur la notion de « responsabilité sociale et environnementale de l’entreprise », Alliances dont la première orientation est « la promotion d’actions citoyennes », distribue tous les ans le prix de l’action citoyenne à cinq – six entreprises de la région, lors du « dîner de l’action citoyenne », grand rassemblement organisé au moment des fêtes de fin d’année. En 2007 toutefois, aucune entreprise n’a été primée sur le thème de la diversité. En 2007, Alliances organise à Lille le « Forum mondial de l’économie responsable » placé sous le thème de la diversité. L’association compte une cinquantaine de bénévoles réunis dans deux pôles d’activités : l’évaluation des actions citoyennes conduites par les entreprises ; l’« accompagnement de jeunes diplômés issus de l’immigration à la recherche d’un premier poste ». Alliances compte plus de 120 entreprises adhérentes.

Ces relais de la charte prospectent les entreprises locales en vue d’une signature. Leur intervention a pu être décrite par ces dernières en termes de « prosélytisme », de « démarchage ». Dans le récit de leur engagement en faveur de la diversité, les entreprises soulignent souvent le fait d’avoir été « démarchées », « approchées » par ces organisations.

On observe donc un « mouvement » - selon le terme affectionné par nos interlocuteurs - une mobilisation dans les milieux proches du patronat, notamment, en vue de la multiplication des signatures : « Il s’agit d’un mouvement plutôt que quelque chose de complètement ficelé sur un plan juridique, donc la personne qui veut signer, c’est très bien, on accepte, on enregistre ! » - témoigne un membre de l’association Alliances qui se charge à titre bénévole de faire signer la charte aux entreprises. Les erreurs d’enregistrement ou les enregistrements multiples ont été d’ailleurs fréquents – une entreprise peut être recensée à la fois au niveau régional et national ; ou encore, la signature d’un club d’entreprises peut être comptabilisée comme la signature de l’ensemble des entreprises adhérentes. C’est notamment ce qui se produit à Clermont Ferrand où après la signature du « Club des 1000 », 1000 nouvelles entreprises signataires ont été comptabilisées, faisant passer le bilan national, en l’espace de quelques semaines à environ 2000 entreprises signataires.

L’engagement est présenté à l’entreprise par le promoteur de la charte comme un engagement de principe qui n’entraîne pas nécessairement d’actions immédiates : « (Les actions), j’en suis pas là ! Quand je propose la charte de la diversité, je promeus les aspects positifs de la diversité dans l’entreprise… En tout cas, je ne vais pas dans le détail parce que ça concerne la responsabilité du chef d’entreprise…. L’idée est de ne pas partir d’une logique de jugement, mais de partir d’une logique de progrès, dans l’optique de s’inscrire dans une dynamique de progrès. C’est ça l’objectif de cette démarche. » (ibid.) Le nombre d’entreprises signataires est ainsi fonction du temps consacré à la promotion et au « portage » de la charte. Il s’agit à l’évidence ici de rendre compte d’un engagement : « Alliances, son objectif, c’est de faire en sorte que le plus d’entreprises possibles signent dans la région Nord-Pas-de-Calais. Donc à chaque fois qu’on peut faire de la promotion, on y va, à chaque fois qu’on peut rencontrer un club de dirigeants d’entreprises, on le fait. » De ce point de vue, cependant, la situation peut paraître ambiguë : peu de moyens sont mobilisés au service de cette action. Chez Alliances, cette tâche est confiée à un bénévole qui y consacre un mi-temps ; en période de transition d’emploi, cette personne assume la mission au sein du réseau, avant de retrouver de nouvelles responsabilités dans une autre association à dimension sociale issue du mouvement patronal local. Alliances se dote alors d’une « chargée de mission diversité » salariée à mi-temps par l’association. Faute de temps, l’association n’a pas réussi à approcher l’ensemble de ses entreprises adhérentes. Son action est perçue, selon des témoignages que nous avons recueillis, comme une action « d’affichage » qui vise à mettre en valeur l’engagement des syndicats patronaux locaux [10].

Chez CLE (cf.infra), la prospection des entreprises se veut plus systématique. Une personne est employée à mi-temps par l’association pour prendre en charge cette mission. Les fonds mobilisés pour la salarier sont essentiellement publics. Systématiquement, la signature du texte est accompagnée par l’association d’une proposition d’aide à la formalisation et à la mise en place d’un programme d’actions. Pour le président de l’association, les « porteurs de la charte » se doivent aussi d’être les garants de l’effectivité des mesures qu’elle est censée impulser :

« L’une des plus grandes problématiques de la charte de la diversité, c’est qu’elle n’est pas cœrcitive. Alors, comment on fait pour valider, le fait que cette charte de la diversité soit respectée ?
Parce qu’on ne va pas se leurrer, c’est un véritable vecteur marketing ! Il faudrait être naïf pour croire et penser que l’ensemble des personnes qui se sont lancées dans la démarche de la diversité le font pour véritablement faire de la diversité. Certaines entreprises que j’appelle des entreprises voyous utilisent la charte de la diversité pour avoir une image des diversités car il y a une image.
La charte de la diversité est un très bon outil, seulement, il est nécessaire d’avoir des gardes fous. Je pense qu’à ce niveau là, notre association constitue un des gardes fous puisqu’on est là pour tirer la sonnette d’alarme !
L’idée d’ensemble, c’est que nous, en tant que, entre guillemets intermédiaires en tant qu’acteurs, notre crédibilité et notre action découlent aussi de notre capacité à vérifier à ce qu’on avance ! »

A la lecture de ce témoignage, ce sont principalement les intermédiaires qui évoluent dans l’environnement de l’entreprise qui constituent les éléments moteurs de son engagement. Ces acteurs dont CLE n’est pas le seul exemple, travaillent à ce que la « diversité » aille au-delà des déclarations d’intention. Dans la présentation de leurs interventions, ils s’attardent sur la nécessité de dépasser la dimension de communication qui occupe une place importante dans les initiatives locales à travers notamment l’organisation de colloques, de séminaires et de rencontres-débats, comme le relève de manière critique un de nos interlocuteurs :

« On n’est pas uniquement là pour faire des colloques ! On n’est pas uniquement là pour se dire à quel point on est bien ! Cela fait quinze ans que je participe à ce genre de débats. Monsieur de Décathlon est formidable ! Monsieur des 3 Suisses est formidable ! On est tous formidables ! Mais ce n’est pas ça ! Aujourd’hui, il faut arrêter les débats, il faut passer à la loi : discrimination positive, CV anonymes ! » Mais qu’est-ce que je n’avais pas dis là ! » (Président de la CGPME, vice-président de la CCI)
CLE – NPDC prend la suite d’une association roubaisienne, créée en 1997 autour d’un projet d’échanges culturels et d’action humanitaire avec des villes jumelées. L’association s’appelle alors Jeunesse Sans Frontières. En 2004, elle change d’objectif sous l’effet de « l’évolution professionnelle et personnelle de ses membres fondateurs ». Le rapport de Yazid Sabeg et « l’émulation qu’il suscite autour de qu’est-ce que la discrimination, qu’est-ce qu’on en fait concrètement, qu’est-ce qu’on doit en dire exactement ? Comment en concrétiser les objectifs ?  » joue un rôle important dans cette redéfinition. CLE (Convention laïque pour l’égalité des droits et la participation des musulmans de France) est une association nationale fondée et présidée par Y. Sabeg. CLE- NPDC se veut une structure régionale pilote. L’association s’organise autour de quatre pôles ou missions : 1) un pôle « sensibilisation » qui est chargé de prospecter, « d’approcher les entreprises  » en vue d’une signature de la charte. CLE est la première association à faire signer la charte de la diversité en région. Elle recueille notamment les signatures d’entreprises comme la Redoute, les 3Suisses, Total ; 2) un pôle juridique ; 3) un pôle formation et orientation : l’association a identifié ainsi « vingt métiers de demain » qu’elle propose de faire découvrir aux lycéens ; 4) un pôle accompagnement vers l’emploi. CLE organise en 2005 à Lille son premier congrès annuel consacré à la diversité. En 2008, l’association compte 2500 adhérents et a accompagné, selon les chiffres qu’elle nous a communiqués, plus 700 personnes. Suite à son premier congrès, elle recueille près de 500 adhésions et presque autant à la suite du deuxième. Son vivier est aussi local et roubaisien : « le bouche à oreille  », « des personnes qui sont influentes dans le quartier qui ramènent des gens  ». L’association anime une émission hebdomadaire sur une radio départementale où elle reçoit des personnalités politiques et économiques locales. L’association est identifiée par ses « partenaires » et interlocuteurs comme un acteur « communautaire ». Elle est à différentes reprises prise pour cible par des partisans d’extrême droite, lui reprochant de mettre en place une action de discrimination positive en faveur de l’immigration.

De ces exemples se dégage l’importance des réseaux et des clubs d’entreprises. Dans la métropole lilloise Alliances, la CGPME, la CCI, FACE Lille, CLE en sont les acteurs principaux. De manière plus générale, les entreprises qui connaissent la charte et la signent font partie le plus souvent d’un réseau : le CJD (le centre des jeunes dirigeants), le MEDEF, l’ANDCP (l’Association Nationale des Dirigeants et Cadres du Personnel), la confédération des CCI. La signature de la charte est la plupart du temps le résultat d’une approche informelle au sein de l’un de ces réseaux où un travail de « sensibilisation » se fait de proche en proche, « par capillarité  ». Pour toutes les entreprises ayant répondu aux questions de l’enquête européenne de l’EBTP, la principale source d’informations relatives à la diversité sur le lieu de travail se situe au niveau des organisations patronales et des réseaux d’employeurs [11] : « On se connaît tous, on s’échange des fichiers, on repère qui sont les chefs d’entreprise qui sont un peu orientés sur ces questions, on les contacte, on contacte leur DRH, on se crée un réseau d’amis, de sympathisants  » (Alliances). De manière plus générale, on peut dire que les modes d’agir observés dans l’enquête relèvent souvent d’un principe de discrétion et de non-transparence.

La promotion de la diversité auprès des entreprises locales est rythmée par une série d’évènements initiés par ces organisations entrepreneuriales souvent avec le soutien des pouvoirs publics : petits-déjeuners de la diversité pour les dirigeants d’entreprise (comme ceux organisés par FACE), séminaires et débats (comme le colloque annuel organisé par CLE), ateliers diversité chez Alliances. Ces « forums » sont des lieux de rencontre mais aussi « des lieux d’influence et donc de sensibilisation très forte  » des dirigeants d’entreprise. Ils leur sont d’ailleurs souvent strictement réservés. Les différents réseaux et enceintes entrepreneuriales sont politiquement structurés : Alliances, « organisation d’obédience patronale » est vue comme la vitrine sociale du MEDEF ; FACE, initiée en 1993 par Martine Aubry, compte parmi ses adhérents et partenaires des entreprises dites « de gauche » ; l’association roubaisienne, CLE est perçue comme un « acteur communautaire » [12]. Ces différents acteurs peuvent dès lors entrer dans des rapports de concurrence mais aussi également de complémentarité. Leur rôle est, au regard de l’enquête, intéressant à analyser : elles sont dans un premier temps un relais d’opinion, un facteur d’entraînement et de mobilisation dont se saisit une initiative nationale ; puis assez rapidement elles se transforment en animateurs et au final en prestataires de services en matière de diversité, pourvoyeurs de contenu pour l’engagement des entreprises à travers notamment une offre de formation, de « diagnostics », de « candidats issus de la diversité ».

La Fondation Agir Contre l’Exclusion (FACE), créée en 1993 à l’initiative de Martine Aubry et de 13 entreprises, est un réseau national de clubs d’entreprises qui se propose de participer aux politiques locales de lutte contre les exclusions. Elle a « vocation à développer des actions pragmatiques et concrètes, afin d’aider des personnes en risque d’exclusion et « à réussir une intégration dans la cité et dans le travail  ». En 2008, FACE compte au niveau national 25 clubs qui regroupent plus de 1200 entreprises. Chaque club est présidé par un dirigeant d’entreprise et animé par un directeur de site FACE. Composé de petites, moyennes et grandes entreprises, le Club travaille en partenariat avec les élus, les associations et les administrations en direction de territoires et de populations touchées par l’exclusion pour « initier avec ses différentes partenaires, des actions concrètes de prévention et de lutte contre les exclusions. [L’association se donne pour objectif]De promouvoir l’égalité des chances et de privilégier la mixité sociale au sein de l’entreprise ». FACE met également en œuvre une stratégie de labellisation des structures auxquelles elle a apporté son soutien. Ce label, accordé à la demande, vise à garantir un engagement de partenariat et permet une visualisation commune plus forte auprès des partenaires entreprises et institutionnels. L’association FACE Lille Métropole a été créée en 1996, elle regroupe des entreprises et des chefs d’entreprises qui souhaitent s’engager dans la lutte contre l’exclusion en référence à la charte nationale des entreprises FACE qui recoupe trois points :1) « Agir avec et à côté de tous ceux qui agissent contre les exclusions » ; 2) « Agir sur toutes les causes des exclusions » ; 3) « Agir pour innover et expérimenter ». L’objectif est de favoriser la mise en œuvre et le développement d’actions contre les exclusions, plus particulièrement dans le domaine de l’accès à l’emploi. A l’origine, l’association comptait cinq entreprises, elle en regroupe aujourd’hui, plus d’une centaine. Financée au début presque entièrement par les pouvoirs publics, l’association est aujourd’hui financée à 55% par des fonds privés. D’après son directeur, la singularité de la Fondation de Lille réside dans sa capacité d’innovation pour imaginer et mettre en œuvre des actions préventives contre l’exclusion : « Nous agissons le plus en amont possible, ici, nous pensons qu’il vaut mieux avoir une action préventive que curative. Ici, c’est la mise en emploi, on développe des actions vers des créations d’emploi, et une spécificité de notre club local c’est l’innovation ». Plusieurs actions ont été menées dans ce sens, comme par exemple, l’action « mini-entreprises » initiée en 2005 en direction d’élèves de troisième d’insertion invités ainsi à s’essayer à la création de leur propre entreprise. Dans le même esprit, l’action « F@cetic » menée en 2006 en partenariat avec la Caisse d’Epargne a pour objectif d’équiper gratuitement de matériel informatique de récupération des associations et des structures locales de quartiers défavorisés pour en faire bénéficier les habitants. L’association affiche une préoccupation sociale et un souci économique et pour réaliser cette ambition elle travaille en partenariat avec, entre autres, l’ANPE, les collectivités locales, les plans locaux d’insertion (PLIE), des missions locales, des associations de proximité. Si la volonté affirmée est celle de la lutte contre l’exclusion, il ne s’agit pour autant de « faire du social ». « Nous ne faisons pas un travail d’accompagnement social, nous faisons un travail managérial. (…) La mission locale s’occupe, par exemple, des problèmes sociaux des personnes (…) et nous, nous ne sommes qu’un maillon qui met en lien avec l’entreprise. Nous ne sommes pas des assistants sociaux, ce qu’on voit chez les personnes qui viennent nous voir, c’est leur potentiel  » (un des responsables de l’association). Le dispositif de « parrainage », l’une des actions les plus anciennes de l’association, illustre cette double préoccupation. Elle consiste à mettre en relation un jeune diplômé résidant dans des zones défavorisées – un filleul- avec un cadre – un parrain- d’une entreprise membre de l’association. De manière différente du club d’entreprises Alliances, FACE insiste sur la logique territoriale de ses actions : « On a pour objectif de rétablir l’égalité de traitement en accompagnant un public motivé à la recherche d’un emploi et résidant dans les zones urbaines sensibles ». Alors qu’Alliances affiche clairement l’objectif de privilégier des descendants de migrants, arguant leur plus grande difficulté à accéder au monde de l’entreprise, FACE s’interdit ce type de distinction. Selon l’un des responsables de l’association : « Nous ne voulons pas que l’on réserve systématiquement des actions à un public (…) je veux dire que ça n’est pas lié à la couleur de la peau ». Lutte contre l’exclusion, lutte contre la discrimination, et promotion de la diversité. La lutte contre l’exclusion, est le maître mot de l’association, elle s’accompagne également d’un objectif de lutte contre la discrimination. Dans les propos de nos interlocuteurs, la discrimination est comprise dans sa dimension la plus large sans se rapporter uniquement à des critères ethno-raciaux : « Nous sommes tous potentiellement discriminés et nous sommes tous des potentiels discriminateurs  » (Discours prononcé à l’Assemblée générale de Face). Par conséquent, lutte contre l’exclusion et lutte contre la discrimination sont entremêlées même si elles ne se confondent pas. Selon un responsable de l’association : « La discrimination permanente peut entraîner l’exclusion, mais on peut être discriminé sans être exclu ». Conscients de la médiatisation récente de la discrimination dans les discours publics, sous la forme euphémisée de la diversité, les membres de l’association insistent sur l’ancienneté de leur engagement : « Nous, nous pensons que, contrairement, à d’autres structures qui découvrent que la lutte contre la discrimination doit aller dans l’entreprise, nous ça fait dix ans à Lille qu’on travaille avec les entreprises là-dessus, et nous avons évolué avec le processus…  » (Président de l’association, DRH d’une grande entreprise de la région). Le succès de la thématique de la diversité depuis 2004 est perçu avec quelque suspicion : « Je crois qu’on en parle, c’est positif, les médias en parlent, si les entreprises commencent à en parler, c’est bien, je trouve que c’est bien également pour ceux et celles qui sont dans la galère pour montrer que l’exclusion relève de plusieurs formes (….) Ca, c’est le côté positif, mais de l’autre, c’est une totale foutaise, j’ai bien peur que ce ne soit que de la communication. Un discours d’intérêt et pas un discours de preuve. Je pense qu’il faut communiquer sur ce qu’on a fait et pas sur ce qu’on va faire. C’est politiquement correct de dire qu’aujourd’hui, on travaille sur la diversité. C’est politiquement correct de s’afficher ». Une réelle action en faveur de la diversité ne peut, selon lui, faire l’économie de l’antidiscrimination- même si parfois dans les discours des membres de l’association, les deux se confondent. L’action en faveur de la diversité est ainsi arrimée à celle de la lutte contre les discriminations, l’une et l’autre étant définies comme complémentaires, « le management de la diversité donne un contenu humain et réel à l’action pour l’égalité de traitement » (Rapport d’activité 2006). Selon, les responsables de l’association, c’est l’expérience accumulée depuis plusieurs années dans la lutte contre l’exclusion qui confère à FACE la légitimité d’entamer des actions autour de la diversité : « Hier, il s’agissait de lutter contre l’exclusion, aujourd’hui, on continue de lutter contre l’exclusion, mais aussi sur l’égalité de traitement et de la diversité » (discours prononcé à l’Assemblée générale de l’association). C’est ainsi que malgré les doutes que suscite la médiatisation de la thématique « diversité », FACE Lille Métropole a mis en place, en 2006, des formations pour « Agir contre les discriminations à l’embauche et favoriser la diversité en entreprise ». Ces formations sont construites autour de trois objectifs : 1) « Favoriser la prise en compte de la diversité culturelle dans la pratique managériale » ; 2) « Comprendre la diversité culturelle et l’intégrer dans sa pratique professionnelle, et enfin 3) « Prendre conscience des enjeux juridiques et professionnels liés aux discriminations ». Ces sessions de formation ont connu un écho favorable auprès des entreprises (112 sessions ont été organisées et 5000 cadres ont été formés pour l’entreprise Auchan). A l’issue de l’Assemblée générale de l’association de 2006, le Président de l’association a formulé le projet de créer un centre de formation à la diversité autour de l’association : « Je sais que cela va faire parler, on va nous questionner sur notre légitimité. En plus, c’est un sujet à la mode, mais notre différence sera que nous, on vient du terrain. On théorise de la pratique  ».

3. Les relations avec les pouvoirs publics : une « ambiguïté structurelle » [13]

Alors qu’elles se présentent comme une initiative propre à l’entreprise, ces actions en faveur de la diversité trouvent un écho très favorable après des pouvoirs publics et du gouvernement qui dès 2004 évoque l’idée de les étendre à l’emploi public à travers une « charte de la diversité dans la fonction publique » (rapport Versini, 2004) [14]. Nommé en juin 2005 par Dominique de Villepin, Azouz Begag, ministre délégué à la Promotion de l’égalité des chances, fait de la diversité dans l’emploi une priorité de son action. Il soutient la diffusion de la thématique en inaugurant notamment en 2006 « Le tour de France de la diversité » [15]. Rappelons également qu’en mai 2007, l’invitation à signer la charte de la diversité figure en première page du site du ministère délégué la Promotion de l’égalité des chances.

Selon les instigateurs de la charte, l’entreprise est parvenue, à travers cette initiative, à proposer des pistes d’action permettant de pallier les insuffisances des politiques menées par les pouvoirs publics en matière de lutte contre la discrimination. Les éléments mis en œuvre jusqu’alors sont jugés inefficaces et mal adaptés à l’entreprise. Le droit et la contrainte légale sont perçus comme peu opératoires [16]. L’action de la CNIL en matière de réglementation de la collecte de données faisant apparaître une appartenance minoritaire est critiquée. Dans le rapport Les oubliés de l’égalité des chances, l’action des pouvoirs publics fait déjà l’objet de plusieurs critiques sur le décalage entre des « intentions affichées » et la réalité d’une France « lanterne rouge planétaire au chapitre de la représentativité ». En somme, nos interlocuteurs sont convaincus d’être parvenus à se saisir d’une question sociale, la lutte contre les discriminations, là où les pouvoirs publics ont échoué :

« On a voulu attirer l’attention des entreprises sur le rôle essentiel dans l’accueil des Français différents et aussi des immigrants. On a interpellé le gouvernement, s’il ne le fait pas, nous, on le fait. Nous nous sommes mis autour d’une table et nous nous sommes dit : ‘ Nous allons le faire !’ » (Claude Bébéar, discours prononcé lors des Rencontres de la Diversité organisées par l’entreprise Deloitte)
« On a énoncé le problème, et il n’y avait pas vraiment conscience du problème avant qu’on l’énonce. Les entreprises nous ont écoutés. Les chefs d’entreprise ne sont pas des salauds ni des racistes, ils sont dans une dynamique économique. A partir du moment où on leur démontre que ce qu’ils font n’est pas vertueux, que c’est contreproductif pour leur entreprise, et bien, ça prend car c’est une question de bon sens. » (Ancienne présidente du Centre des Jeunes Dirigeants)
« Les entreprises, c’est quand même le secteur de la société où on est le plus dans l’innovation, dans le mouvement, dans la mobilisation. Je pense que c’est pour cela que l’entreprise a pu très vite intégrer dans sa pensée, sa stratégie, ce concept de diversité » (Directrice à la promotion de l’égalité à la HALDE)

L’engagement de l’entreprise et le rôle social qu’elle s’attribue sont souvent référés par les promoteurs de la charte à la problématique plus générale de la Responsabilité sociale de l’entreprise (RSE). L’émergence du concept de RSE au début des années 2000 – à la suite de celui d’« entreprise citoyenne » dans les années 1990 - marque le développement d’une vision de l’activité économique comme contribuant au progrès social [17]. Une des idées sous-jacentes est celle que l’Etat ne peut pas tout faire : « Dans un monde ouvert, les Etats jouent encore un rôle majeur, mais ne peuvent pas tout assumer. Les responsabilités sont partagées et les entreprises en ont évidemment une part » [18]. L’émergence de la notion de RSE témoignerait ainsi d’un « déplacement des frontières » en matière de politique sociale entre pouvoirs publics et monde économique. A la lumière de l’enquête, le sens et les modalités de ce processus sont à questionner : dans leurs effort en faveur de la diversité et contre les discriminations, les acteurs du monde économique sont soucieux de préserver une certaine indépendance ; l’enquête montre pourtant que les actions effectivement menées sont principalement celles qui reçoivent le concours public- séminaires, sensibilisations, recrutement et placement des « candidats » sont autant de domaines où la diversité, par le biais de ses opérateurs, fonctionne essentiellement comme « un service gratuit aux entreprises ».

Les discussions menées autour du pilotage de la charte témoignent de l’enjeu que constitue aux yeux des acteurs du monde économique le fait de conserver « une indépendance » et de « garder le contrôle » de la démarche. A ses débuts, le pilotage de la charte est confiée au pôle « gestion de la diversité » de l’Institut du Mécénat Social (IMS), à l’époque sous la responsabilité d’Alexandra Palt, avant d’être confié à un « secrétariat général de la charte », toujours hébergé dans les locaux de l’IMS-« Entreprendre pour la cité ». Dès la présentation publique de la charte, un comité de pilotage est mis en place avec six partenaires. Les pouvoirs publics y participent par l’intermédiaire d’un représentant du ministère délégué à la Promotion de l’égalité des chances. Sur la proposition d’un grand nombre de personnes de ce comité, il est décidé de créer une association indépendante dont Françoise Cocuelle assurerait la présidence [19]. Cette association aurait pour vocation de porter la charte et de décider des actions à mener.

« C’est une association qui aurait dû être ouverte aux entreprises signataires, aux acteurs de la diversité et qui aurait juridiquement une existence, ce qui aurait permis de capter d’autres financements et de prendre des décisions vraiment libres du politique. Les statuts de cette association ont été déposés en décembre. » (Secrétariat général de la charte)

Les statuts de cette association sont déposés mais l’association ne verra pas le jour. Selon des témoignages indirects que nous avons recueillis : « Cette association a été créée quand Azouz Begag était encore Ministre de la diversité. Je ne sais pas ce qui s’est passé, mais au Ministère ils ont eu peur qu’on leur prenne la diversité, et la charte a été intégrée dans l’ACSE alors que c’est une entreprise privée ! » (Membre du comité de pilotage de la charte à l’IMS).

Fin 2006, le Conseil des Ministres confie à l’ACSE le soin de piloter la charte en collaboration avec les représentants du monde de l’entreprise. Selon un autre témoignage, « On ne sait pas pourquoi, il se passe une mauvaise communication en interne. Le Ministère fait savoir qu’il a entendu parler de cette association et qu’il est contre, qu’il s’agit d’une prise de pouvoir d’un petit nombre d’élus sur cette initiative » (un membre du comité de pilotage). Pendant presque quatre mois, un comité d’orientation est mis en place, présidé par un membre délégué du ministère de la Promotion et de l’égalité des chances et le directeur général de l’ACSE qui se réunit toutes les deux semaines : « Nous, on essaie au sein de ce comité d’orientation de ramener un maximum de monde du comité de pilotage, ne serait-ce que par correction des premiers partenaires qui sont à l’initiative, le CJD a failli être évincé et d’autres partenaires pour des histoires personnelles, de susceptibilité par rapport au Ministère. Tout ça a tenu jusqu’à la démission d’Azouz Begag et même après car le directeur de cabinet a continué à nous convoquer, il a pris une forme d’intérim de ce Ministère. Le comité d’orientation est resté en place et au fur et à mesure, on y a fait entrer tous les partenaires qu’on avait dès le départ. On s’est retrouvé 5-6 mois les pieds et poings liés, on ne pouvait pas avancer, on gagnait du temps parce que l’ACSE savait très bien que ce n’était pas possible pour elle de prendre en charge… Donc on disait tous qu’on attendait la fin du mandat présidentiel. On venait à tous les comités d’orientation toutes les deux semaines, c’était assez tendu. Aujourd’hui, c’est un partenaire privilégié parce que c’est un partenaire historique, un partenaire qui nous finance. Au sein du comité de pilotage, l’ACSE valide et soutient le plan d’action, pratiquement à égalité avec les autres. » (Membre du comité de pilotage de la charte à l’IMS).

A la suite du changement présidentiel en 2007, l’ACSE passe du statut de « pilote » de la charte à celui de partenaire privilégié. Depuis deux ans, le Comité d’orientation de la charte fonctionne en associant l’IMS, qui en assure le secrétariat général, l’ACSE, la DAIC, la DGEFP, la HALDE, LE MEDEF, le CJD, l’ANDRH et des « personnes qualifiées ». Il participe à la validation des plans d’action à égalité avec les autres partenaires. Finalement, plutôt qu’un accompagnement, c’est une sorte de « partenariat » public/privé qui s’est mis en place pour le pilotage de la charte. Plusieurs acteurs impliqués dans le mouvement de la charte ont gravité tour à tour entre institutions privées et institutions publiques tout au long de leur engagement (Huët et Canterelle, 2006). C’est le cas par exemple de Laurence Méhaignerie d’abord chercheure associée à l’Institut Montaigne, puis co-auteure, en 2004, du rapport Les oubliés de l’Egalité des chances et rédactrice de la charte de la diversité, puis coordinatrice de son lancement par 40 entreprises du CAC 40 avec l’Institut Montaigne et l’AFEP, avant de devenir en juin 2005 conseillère technique chargée de l’emploi et de l’entreprise au cabinet du ministre délégué à la Promotion de l’égalité des chances. C’est le cas également d’Alexandra Palt, responsable du pôle diversité de l’association IMS jusqu’en 2006, année de son intégration à la HALDE.

La position de la HALDE elle-même, oscillant entre une fonction d’incitation et de régulation et une intervention de sanction (Calvès, 2008) est, de ce point de vue, également à étudier. Chargée de « promouvoir l’égalité » à travers la reconnaissance de « bonnes pratiques », son attitude, vis-à-vis des entreprises et des acteurs économiques est, à la lecture de certains écrits, marquée par l’absence de distance critique. Les rapports produits par l’Autorité reprennent parfois explicitement des discours managériaux – il s’agit par exemple de ne pas « culpabiliser les entreprises » (HALDE, 2006) ; ils donnent aussi l’impression de mélanger bien souvent évaluation et communication. Ainsi l’enquête réalisée en 2006 auprès de grandes entreprises en France pour connaître leur politique en matière de lutte contre les discriminations avait pour le moins une triple action : d’une part, elle se présentait comme une incitation adressée aux entreprises et un rappel de l’activité de vigilance de la HALDE ; d’autre part, à travers notamment les statistiques produites, elle donnait l’impression d’évaluer l’engagement des entreprises ; enfin, elle restituait des « bonnes pratiques », mettant ainsi en visibilité quelques projets jugés significatifs et attestant de l’engagement des entreprises, résultats dont la Haute autorité fait également état dans son rapport annuel [20].

L’idée principale qui ressort des entretiens réalisés est la réticence des entreprises à fonctionner sous la contrainte. Lorsque l’ACSE s’est vue attribuer le pilotage de la charte, des membres du comité de pilotage se sont inquiétés de cette décision, convaincus d’une mainmise sur l’indépendance du mouvement. Ils craignaient également que les entreprises voient dans cette nouvelle direction des contraintes qui leur seraient imposées :

« On était assez embêtés, car on sait que par rapport aux entreprises, le fait qu’un tel projet soit porté par un représentant de l’Etat leur donne l’impression qu’ils vont être fliqués, que c’est encore une contrainte, que ce n’est pas l’ « entreprise qui parle aux entreprises » mais que l’administration pose une nouvelle norme. » (Un membre du comité de pilotage)

Les entreprises argumentent ainsi en faveur des « méthodes douces » qui agissent « par capillarité ». Elles s’opposent à la mise en place d’un cadre national et coercitif. Au regard de l’actualité, un tel cadre, cependant, ne semble pas réellement les « menacer », même si l’on trouve dans certains documents l’idée qu’en l’absence de résultats significatifs, la diversité pourrait être « imposée » [21]. Se dessine ainsi un contexte d’action spécifique dans lequel des financements publics étayent l’engagement des entreprises, cependant que et c’est le point qu’il convient de souligner ici, ces dernières conservent la capacité de définir le sens et l’orientation qu’elles souhaitent donner à leurs actions.

Conclusion

Comme nous avons essayé de le montrer dans ce texte, l’engagement en faveur de la diversité au travail se présente comme une initiative propre et en apparence endogène à l’entreprise. Les acteurs engagés dans ce mouvement se proposent de transcrire les objectifs des dispositifs juridiques et institutionnels de lutte contre les discriminations dont vient de se doter la France depuis la fin des années 1990 dans un langage propre à la « culture d’entreprise » qui efface la contrainte et l’obligation légales ainsi que les considérations d’ordre politique, éthique ou moral au profit d’une vision positive et managériale, déclinée en termes d’efficacité, de productivité et de profitabilité. Des rhétoriques de la diversité qui attestent d’un mouvement de « managérialisation de la loi » (Dobbin et Kelly, 1998 ; Edelman, 2001). La diffusion et le succès de ces thématiques a bénéficié d’un « travail de mobilisation » d’acteurs proches de l’entreprise dont nous avons essayé d’esquisser ici les logiques d’intervention différentielle : représentation et valorisation non dénuées d’ambivalence d’un engagement patronal, requalification de missions antérieures menées au titre de l’insertion ou de la lutte contre l’exclusion, prestation de services dans un champ d’expertise et un marché en développement.

Le développement des rhétoriques managériales de la diversité semble aujourd’hui avoir dépassé le seul cadre de l’entreprise pour trouver un écho large dans l’action et le débat publics, au travail, dans l’éducation, la représentation politique. Les pouvoirs publics ont aussi largement accompagné et soutenu ce mouvement, tendant à requalifier de manière significative leur action anti-discriminatoire naissante en préoccupations subsumées autour de l’idéal de diversité. Notre enquête se proposait d’interroger les réalisations auxquelles avait conduit sa mise en oeuvre dans les pratiques des entreprises, dans leur double articulation à la non-discrimination, d’une part, et au principe de reconnaissance, revendiqué par les acteurs du mouvement, du caractère « pluriethnique » et multiculturel de la société française, d’autre part. Il apparaît, de ce point de vue, que la « promotion de la diversité » recouvre peu et se décline rarement en termes d’égalité et de justice sociale mais est davantage arrimée à des objectifs de représentation et de gestion de l’image. Parallèlement, la préférence très largement exprimée en faveur d’une définition « large » du terme qui inclut les catégories de sexe, d’âge, de handicap, de parentalité ou de formation a eu comme conséquence de déplacer le focus anti-discriminatoire des questions de « race » et d’ethnicité vers d’autres problématiques et champs d’intervention publique.

Travaux et rapports cités :

Bébéar Claude (2004), Des entreprises aux couleurs de la France. Minorités visibles : relever le défi de l’accès à l’emploi et de l’intégration dans l’entreprise, Rapport au Premier ministre.

Bereni Laure (2009), « Faire de la diversité une richesse pour l’entreprise : la transformation d’une contrainte juridique en catégorie managériale », Raisons Politiques, n°38, août, pp. 87-106.

Blivet Laurent (2004), Ni quotas, ni indifférence : les entreprises et l’égalité positive, Paris, Institut Montaigne.

Calvès Gwénaëlle (2008), « Sanctionner ou réguler. L’hésitation des politiques de lutte contre les discriminations », Informations sociales, n° 148, pp. 34-45.

Caradec Vincent (dir.), Lefrançois Claire, Poli Alexandra (2008), Emergence et diffusion de la discrimination sur l’âge en France, Université de Lille 3-GRACC/DREES-MiRE.

CREDOC (2007), Les bonnes pratiques dans la lutte contre les discriminations et pour l’égalité dans les petites et moyennes entreprises en France et en Europe, http://www.credoc.fr/pdf/Rapp/R248.pdf

Commission Européenne (2003), Coûts et avantages de la diversité, Direction générale de l’emploi des affaires sociales et de l’égalité des chances, Bruxelles.

Commission Européenne (2005), Le cas commercial en faveur de la diversité. Bonnes pratiques sur le lieu de travail, Direction générale de l’emploi, des affaires sociales et de l’égalité des chances, septembre.

Dobbin Frank, Kelly Erin (1998), « How Affirmative Action Became Diversity Management : Employer Response to Antidiscrimination Law, 1961 to 1996 », American Behavioral Scientist, vol. 41, n°7, pp. 960-984.

Doytcheva Milena (dir.), Hachimi Alaoui Myriam, Helly Denise, Dalibert Marion (2008), De la lutte contre les discriminations à la promotion de la diversité : une enquête sur le monde de l’entreprise, Université de Lille 3-GRACC/ DREES-MiRE, décembre.

Doytcheva Milena (2009), « Réinterprétations et usages sélectifs de la diversité dans les politiques des entreprises », Raisons Politiques, n°38, pp. 87-106.

Dhume Fabrice (2007), « De la discrimination du marché au marché de la discrimination », Mouvements, n°49, pp. 128-136.

Edelman Lauren B., Fuller Sally Riggs, Mara-Drita Iona (2001), « Diversity Rhetoric and the Managerialization of Law », American Journal of Sociology, 106 (6), pp. 1589-1641.

Fassin, D

idier (2002), « L’invention française de la discrimination », RFSP, vol. 52, n°4, pp. 403-423.

HALDE (2006), Rapport annuel 2005.

HALDE (2006), Prévenir les discriminations, promouvoir l’égalité. Que répondent les entreprises à la HALDE, Enquête réalisée par la HALDE auprès de 146 entreprises.

Huët Romain, Cantrelle Morgane (2006), « Gouvernance et acteurs privés : le cas de la lutte contre les discriminations au travail », Développement durable et territoire, http://developpementdurable.revues....

Huët Romain (2006), « Régulation sociale et communication des entreprises », http://w3.u-grenoble3.fr/les_enjeux...

Huët Romain (2008), Les dynamiques sociales entre acteurs ou organisations lors de processus d’engagement : le cas des chartes et codes de conduite, Thèse : information et communication, Université de Lille 3.

Méhaignerie Laurence, Sabeg Yazid (2004), Les oubliés de l’égalité des chances, Paris, Institut Montaigne.

Noël Olivier (2008), « Politique de diversité ou politique de diversion ? Du paradigme public de lutte contre les discriminations à sa déqualification juridique », Asylons, n°4, http://terra.rezo.net/rubrique139.html.

Novethic Etudes (2005), A la recherche de la diversité dans les rapports du CAC 40. Diversité et non-discrimination dans le reporting développement durable du CAC 40.

Simon Patrick (2007), « Comment la lutte contre les discriminations est passée à droite », Mouvements, n°52, pp. 153-163.

Versini Dominique (2004), Rapport sur la diversité dans la fonction publique, Paris, La Documentation française.

NOTES

[1] Lettre de mission du Premier ministre Jean-Pierre Raffarin à l’attention de Claude Bébéar, 28 mai 2004.

[2] Pour une approche historique de l’institutionnalisation en France d’un cadre public antidiscriminatoire, on consultera Didier Fassin, « L’invention française de la discrimination » (2002).

[3] N=28. Cf. Projet de recherche « Inégalités, discriminations, reconnaissance : usages sociaux des catégories de la discrimination », Université de Lille 3- GRACC avec le soutien de la DREES-MiRE. Cf. Milena Doytcheva (dir.), Myriam Hachimi Alaoui, Denise Helly, Marion Dalibert, De la lutte contre les discriminations à la promotion de la diversité : une enquête sur le monde de l’entreprise, Université de Lille 3 – GRACC/ DREES-MiRE, décembre 2008. Rapport disponible sur : http://gracc.recherche.univ-lille3....

[4] A ce jour, sont partenaires de la Charte de la diversité : L’ANPE, l’ACSE (Agence nationale pour la cohésion sociale et l’égalité des chances, ex FASILD), Alliances, ANDRH, Chambre des Métiers et de l’artisanat, APCM, la CGPME, le CJD, la DGPEF, le DAIC, Entreprise et Personnel, la HALDE, IMS-Entreprendre pour la Cité, Face, Institut de l’entreprise, MEDEF, UPA.

[5] http://www.egalitedeschances.gouv.fr/

[6] Les bonnes pratiques dans la lutte contre les discriminations et pour l’égalité dans les petites et moyennes entreprises en France et en Europe, http://www.credoc.fr/pdf/Rapp/R248.pdf

[7] Voir notamment les programmes EQUAL qui associent sur la base de financements européens des acteurs institutionnels et des entreprises privées comme Casino, Adecco en France.

[8] L’ANDRH a ainsi créé par exemple une « commission diversité » en son sein avant d’être chargée par les pouvoirs publics du pilotage de la création du label diversité.

[9] Le Club Gagnant se définit comme « un réseau de réseaux » ; il réunit actuellement quelques 150 entreprises et est présidé par Luc Doublet.

[10] Cet engagement apparaît, l’enquête le montre, comme ambivalent, tant au niveau national que local. En 1999, le MEDEF signe la déclaration sur la lutte contre les discriminations au travail, issue de la table ronde de Grenelle organisée par les pouvoirs publics et incluant les partenaires sociaux seulement la veille, alors qu’il avait déjà signé ce type d’engagement à Florence en 1995. Au niveau local, selon des témoignages que nous avons recueillis, il est embarrassé pour désigner des représentants en vue de la signature publique du texte de la charte de la diversité en présence du Ministre délégué à l’égalité des chances, au moment du « Tour de la diversité » que celui-ci organise en 2006 (cf. Infra). C’est donc le président de la CGPME qui signera publiquement la charte en représentation des syndicats d’employeurs. Selon un témoignage recueilli : « (Le MEDEF) ne voulait pas y aller de peur de s’afficher et que ses propres adhérents pensent qu’ils soient obligés d’embaucher des personnes d’origine maghrébine. ». Selon les propos rapportés du responsable d’un groupement professionnel patronal : « On a déjà eu des difficultés à leur faire accepter les femmes dans l’industrie, on va quand même pas maintenant leur demander de prendre des Arabes ».

[11] cf. Le cas commercial en faveur de la diversité. Bonnes pratiques sur le lieu de travail, Commission Européenne, Direction générale de l’emploi, des affaires sociales et de l’égalité des chances, septembre 2005.

[12] L’association est décrite par ses partenaires comme « rentre-dedans ». Les origines « harki » de ses membres sont soulignées. Dans les manifestations qu’elle organise, l’association est la cible d’attaques de militants d’extrême droite. Au fil des manifestations, ses responsables ont été amenés à infléchir leur discours en faveur des « minorités visibles » à la faveur, d’une approche « plus large » de la diversité. Cf. sur ce point notre rapport précité.

[13] Selon l’expression de F. Dhume (2007).

[14] Un certain nombre de collectivités territoriales sont aujourd’hui signataires de la charte, d’autres ont mis en place leurs propres programmes sans parapher le texte, comme par exemple la ville de Roubaix dans notre enquête.

[15] Selon un extrait du communiqué de presse, « À travers dix-sept étapes qui s’étaleront du 9 octobre au 30 novembre 2006, l’objectif du Tour de France est de sensibiliser les chefs d’entreprise aux enjeux de la diversité dans l’emploi. Il s’agit de leur démontrer par des exemples concrets et des bonnes pratiques que la diversité est une richesse économique et sociale, qu’elle est synonyme de plus de talents disponibles et plus de compétitivité pour les entreprises, et de plus de créativité et de qualité de vie pour les collaborateurs ». Ces étapes s’accompagnent souvent de signatures publiques de la charte.

[16] « C’est-à-dire que la lutte contre les discriminations, qu’est-ce que vous voulez faire quand vous êtes un grand groupe et qu’on vous dit que vous devez lutter contre les discriminations ? Surtout quand il n’y a aucune obligation. Parce que vous avez l’obligation de ne pas discriminer mais personne ne verra jamais si vous discriminez ou non, puisqu’il n’y a pas de contrôle. A moins qu’on porte une plainte de discrimination pénale, vous n’êtes en danger de rien du tout et encore, même quand il y a une plainte au pénal, jusqu’à il y a très peu de temps, ce n’était pas une épée de Damoclès pour les entreprises. » (rédacteur de la charte)

[17] On peut citer ici en exemple l’ouvrage publié en 2007 par l’IMS : La société, une affaire d’entreprise ?, consacré aux démarches d’engagement sociétal, « pilier de la responsabilité sociale de l’entreprise ». Dans la préface de l’ouvrage, signée par Claude Bébéar on peut lire : « (…) il est dans l’intérêt même des entreprises de contribuer au progrès social (…) S’engager dans cette voie est une obligation morale, mais aussi un atout pour le développement de l’entreprise à moyen et long terme ».

[18] Citation de Philippe Vasseur, ibid, p.56.

[19] Françoise Cocuelle a été présidente (2004-2006) du Centre des Jeunes dirigeants (CJD). Elle est largement impliquée dans le mouvement autour de la charte de la diversité. Le rapport sur la diversité qu’elle a rédigé dans le cadre de ses responsabilités aux CJD, intitulé Faire de la diversité une ressource pour entreprendre. Dossier de synthèse du travail de réflexion et d’expérimentation réalisé par le CJD sur le thème de la diversité dans les entreprises (2004-2006), a été remarqué par C. Bébéar qui a fait appel à elle pour travailler à la charte et à sa diffusion avant qu’elle ne se consacre plus particulièrement à la promotion de la diversité dans les petites et moyennes entreprises. « Bébéar, entendant que je travaillais sur ce thème-là, m’a appelé et ça n’a été que du bonheur car je me suis retrouvée avec une force de frappe inouïe. Donc, on a beaucoup travaillé avec lui à créer cet outil que je me suis efforcée de décliner ensuite pour les PME. On a aussi beaucoup travaillé avec l’IMS pour développer des outils d’objectivation » (Ancienne présidente du CJD).

[20] HALDE, Prévenir les discriminations, promouvoir l’égalité. Que répondent les entreprises à la HALDE, 2006. Sondage mené auprès de 146 entreprises.

[21] Ainsi, selon le programme 20 du Plan de cohésion sociale consacré à la lutte antidiscriminatoire de 2005 : « Si […] les démarches engagées par les acteurs sociaux ne progressaient pas dans les deux ans, un débat serait engagé au Parlement sur les moyens d’imposer la diversité du recrutement ».