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Références

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Emmanuel Filhol

La Bohémienne dans les dictionnaires français (XVIIIe-XIXe siècle) : discours, histoire et pratiques socio-culturelles

auteur

Enseignant-chercheur à l’université de Bordeaux, Emmanuel Filhol est membre du Laboratoire SPH (Sciences, Philosophie, Humanités) et du Comité scientifique de la revue Etudes Tsiganes. Ses travaux de recherche portent sur l’histoire des Tsiganes et de leurs représentations. Il a publié notamment, Histoires tsiganes. Hommage à François de Vaux de Foletier (dir.), Archives départementales de la Charente-Maritime, La Rochelle, 2003, Un camp de (...)

résumé

Après Furetière, dont le Dictionnaire universel (1690), véritable matrice dans le champ du discours lexicographique, témoigne d’un regard ambivalent sur la Bohémienne - mélange de formulation positive et de jugements négatifs rapportés - qui reflète en partie l’accueil bienveillant réservé en France aux " Egyptiennes " jusqu’à la seconde moitié du XVIIe siècle, les dictionnaires des deux siècles suivants s’emploient surtout à noircir la femme tsigane. Celle-ci, à travers son art de la danse, l’évocation de sa beauté, troublante et mystérieuse, ses manières libres, son don de prédire l’avenir, est désormais assimilée à une figure démoniaque, la Bohémienne voleuse se présentant sous les traits d’une ensorceleuse et d’une prostituée. Autrement dit, l’image inversée, comme objet de mépris mais aussi d’attirance ambiguë, du modèle féminin prôné par l’Eglise, la morale bourgeoise et les valeurs de l’idéologie républicaine.

à propos

Article paru dans La Bohémienne, figure poétique de l’errance aux XVIIIe et XIXe siècles, Etudes réunies et présentées par Pascale Auraix-Jonchière et Gérard Loubinoux, Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, 2005 - Affiche du colloque (Clermont-Ferrand, 12, 13, 14 mars 2003) :

Pour des raisons théoriques relatives à l’analyse du discours [1], en particulier, la question du dit et du non-dit, la présence de l’interdiscours (ce qui s’énonce, ailleurs et avant, à travers l’histoire, ses divisions sociales et ses effets de mémoire) dans toute formation discursive, il me paraît difficile d’étudier le statut dévolu à la Bohémienne dans les dictionnaires français des XVIIIe et XIXe siècles en s’en tenant strictement aux énoncés qu’ils renferment. C’est pourquoi je propose ici comme grille de lecture la confrontation entre discours lexicographique, production littéraire et artistique, pratiques culturelles et inscriptions socio-historiques, l’articulation de ces différents niveaux de production et instances de signification permettant de mieux apprécier les enjeux qui sous-tendent l’image de la femme tsigane véhiculée par les dictionnaires.

Il n’est sans doute pas inutile de rappeler que du début du XVe siècle, période de leur arrivée en France, à la première moitié du XVIIe siècle, les Tsiganes ont connu un âge d’or [2], entrecoupé certes de mesures coercitives (bannissement, galères et punitions corporelles infligés aux hommes) ou de peines infamantes (cheveux rasés en signe de rejet physique aussi bien à l’encontre des hommes que des femmes et des enfants, afin de les exposer à l’hostilité des populations). Les protections émanant d’autorités laïques et religieuses dont les « Egyptiens » bénéficient, leurs pratiques chrétiennes en ce qui concerne les rituels du baptême et des funérailles, les titres et les patronymes français qu’ils s’attribuent, les récits des grandes découvertes, des voyages aux Indes orientales et occidentales, qui nourrissent une vision exotique favorable aux Tsiganes, l’attrait que les divertissements donnés par les Bohémiens suscitent dans tous les groupes sociaux des villes, les faveurs que leur accordent les nobles, en raison d’un ensemble d’affinités - amour des chevaux, conception de la liberté, vision du monde et art de vivre - , sans doute aussi parce que la noblesse projette à travers eux la nostalgie d’un Orient mythique des croisades, autant de traits qui ont pu valoriser les Tsiganes auprès des populations médiévales et au temps de la Renaissance. Mais, à partir du milieu du XVIIe siècle, une série d’éléments déterminants chronologiquement liés à la consolidation des États, aux crises économiques, le vagabondage et la mendicité qu’elles impliquent, à la structure de l’État-nation moderne dans ses rapports avec la nationalité et les migrants, l’affirmation de son caractère ethnocentriste, au nationalisme et à la xénophobie, ou encore aux valeurs de l’ordre moral et du travail prônées par la société bourgeoise et l’Église, entraînent un renversement d’attitude de la part des pouvoirs et président à l’adoption de législations particulièrement sévères et discriminatoires [3]. On aimerait donc examiner, compte tenu de ce processus contradictoire, quelles représentations se sont déployées autour de la figure spécifique de la Bohémienne dans le champ du discours lexicographique [4].

Par souci de méthode et pour introduire le cadre de notre analyse, commençons d’abord par indiquer ce que dit l’article rédigé par Furetière dans son Dictionnaire universel (1690), étant donné son importance, puisqu’il constitue la matrice à partir de laquelle s’organise le texte de nombreux dictionnaires qui s’en inspireront :

« Bohémien, enne, ( …) Les Bohémiennes dansent agréablement des sarabandes… » [5].

Si l’énoncé définitoire auquel se rapporte Furetière (sans que l’énonciateur l’assume personnellement : « qui se dit de… ») repose sur un jugement défavorable, cliché largement répandu dans la société de son époque (« qui se dit de certains gueux errants, vagabonds et libertins qui vivent de larcins, d’adresse et de filouterie… »), il n’en va pas de même pour l’exemple mentionné juste après au sein de la définition-description. Furetière, au contraire, y fait mention d’une qualité première chez les Bohémiennes, celle que donne à voir leur talent de danseuses. Cet art, exécuté à la manière « égyptienne », produisit un véritable engouement. Car la danse a toujours été l’une des principales ressources tsiganes, et sans doute l’activité qui plaisait le plus aux publics les plus divers. Au temps de Henri IV, comme la Cour était à Fontainebleau, des Egyptiens vinrent danser un soir de juin 1607 dans une salle du château. Une Bohémienne, la belle Liance, a joui au milieu du XVIIe siècle d’une célébrité dont témoignent chroniqueurs, poètes et peintres. Tallemant des Réaux, en ses Historiettes, la compare à la Preciosa de Cervantès : « Liance est la Preciosa de France : après la belle Egyptienne de Cervantes, je ne pense pas qu’on en ayt veû une plus aimable. Elle est de Fontenay-le-Comte, en Bas Poitou ; c’est une grande personne, qui n’est ny trop grasse ny trop maigre, qui a le visage beau et l’esprit vif ; elle danse admirablement » [6]. La comparaison est plutôt flatteuse, puisque Preciosa, dans La Gitanilla, apparaît comme « la plus singulière danseuse de tout l’empire des gitans », ses prouesses fascinent tous ceux qui la regardent [7]. La mode bohémienne, surtout attestée par des pièces de théâtre et de ballets, touche également les nobles de provinces. La marquise de Sévigné accueillit, l’été 1671, en son château des Rochers, une troupe bohémienne qui donnait des spectacles de danse. Dans la troupe, il y avait une jeune fille qui dansait à ravir [8]. Mme de Sévigné écrivit alors à sa fille pour que celle-ci intervint auprès du duc de Vivonne, général des galères, en faveur d’un capitaine bohême, « afin qu’il lui relâche un peu les fers », et ajouta : « Je ne puis refuser cette prière au ton de la petite fille, et au menuet le mieux dansé que j’aie vu depuis ceux de Mademoiselle de Sévigné : c’est votre même air ; elle est de votre taille ; elle a de belles dents et de beaux yeux » [9]. Les Tsiganes exercent leur art avec un succès identique dans les bourgs ou les villes. Ainsi, sur des tapisseries magnifiques de Tournai, tissées au début du XVIe siècle par Arnold Poissonnier, les Egyptiens figurent, au milieu des gens du pays, de seigneurs et de dames, curieux de visiter leurs camps, d’assister à leurs danses ou d’écouter leur musique. Une petite fille danse, un bras levé, une écharpe blanche, rayée de bleu, à chaque poignet, paumes ouvertes ; enturbannée de rose, elle est nue sous une longue robe rouge, ouverte par devant de haut en bas et maintenue à la taille par une ceinture garnie de grelots. Une femme en robe longue danse aussi, un grelot à chaque main, tandis que deux musiciens accompagnent l’événement, l’un joue de la flûte traversière, un autre bat de la grosse caisse [10].

Aux XVIIIe et XIXe siècles, le discours lexicographique sur la danse et le chant des Bohémiennes, mais cela vise aussi les hommes, change quelque peu de ton. En dehors du Dictionnaire de Trévoux [11], qui reproduit le jugement valorisant exprimé par Furetière, on relève dans les dictionnaires et encyclopédies certaines restrictions, énoncées de façon implicite, ou alors des formulations nettement péjoratives. L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert affirme, avec ironie : « Leur talent est de chanter, danser et voler » [12]. L’article signé de Léon Vaïsse, dans l’Encyclopédie moderne, reconnaît qu’ « ils n’en connaissant pas moins quelquefois des chants rimés, mais qui sont aussi grossiers que leurs mœurs » [13]. L’écrivain allemand des Lumières Henrich Grellmann, auteur d’un ouvrage de référence sur l’histoire des Tsiganes, auquel renvoie l’Encyclopédie du XIXe siècle [14], éprouve quant à lui un sentiment de répulsion manifeste : « Leurs danses sont ce qu’on peut voir de plus dégoûtant au monde, et se terminent par d’horribles grimaces et des attitudes lascives » [15]. On mesure la distance qui sépare à la même époque le goût bourgeois qu’expriment en la matière certaines encyclopédies et le regard d’écrivains comme l’abbé Prévost [16] et les romantiques [17].

Autre thème privilégié, que mettent en lumière la plupart des dictionnaires, à la suite du Dictionnaire universel (« qui sur tout font profession de dire la bonne aventure »), celui de la diseuse de bonne aventure. A côté des spectacles de danse et de l’art de guérir [18], exercés par les Bohémiennes, qui permettent aux familles de tirer quelque revenu, la bonne aventure, ou la « bonne fortune », reste l’une des ressources essentielles des femmes tsiganes. Celles-ci, ayant le don de dire l’avenir, passent pour être des personnes douées de double vue. Faisant profession des arts divinatoires, elles recourent depuis longtemps à la pratique de ce métier et avec succès. Les témoins des premiers passages d’Egyptiens ou de Sarrasins à Mâcon, à Arras, à Paris, en parlent. Ainsi, dans le récit anonyme d’un bourgeois de Paris, sur lequel s’appuie Etienne Pasquier (Les Recherches de la France, 1596), cité par Furetière, on peut lire, à propos de l’arrivée des Bohémiens en 1427 : « Et néanmoins leur pauvreté, en la compagnie… [elles] regardaient ès mains des gens et disaient ce qui advenu leur était ou à advenir » [19]. La littérature s’y réfère souvent. Qu’il suffise de mentionner, au passage, La petite Gitane [20], de Cervantès, et à l’époque du romantisme, Carmen, la nouvelle célèbre de Mérimée, en particulier le passage où Carmen révèle au narrateur son identité de Bohémienne et se propose de lui dire la bonne aventure (« voulez-vous que je vous dise la baji ? »), tandis que celui-ci, se confiant au lecteur, avoue qu’il a éprouvé naguère une passion pour les sciences occultes, et déclare se réjouir « d’apprendre jusqu’où s’était élevé l’art de la magie parmi les Bohémiens » [21]. C’est un thème favori des artistes, abondamment traité surtout par les peintres italiens du XVIIe siècle, Le Caravage, dont la Diseuse de bonne aventure fournit une entrée dans le Grand Dictionnaire du XIXe Siècle [22] de Pierre Larousse, Manfredi, et chez les artistes caravagesques français, tels Nicolas Cochin, Guerchin, Valentin, Nicolas Régnier, Vouet, La Tour, Nicolas Arnoult. Une gravure d’après Vouillement porte une légende qui met dans la bouche de la Bohémienne la prédiction suivante : « La fille que vous aimez bien / Est aussi de vous amoureuse / Il ne faut que cette Maîtresse / Pour rendre vos désirs constans / Vous l’aurez avec sa richesse / Et vous vivrez fort longtemps » [23]. La figure de la diseuse de bonne aventure, à l’image des Bohêmes qui, pour reprendre la belle expression, relevée dans un acte de mariage de Tsiganes en Normandie, sont nommés « coureurs de bonne aventure », séduira tout autant les artistes du XIXe siècle, parmi lesquels Gustave Doré, à qui l’on doit une série de dessins exécutés en 1862 lors d’un voyage en Espagne.

A toutes les occasions de l’exercice de cette profession, un décor « bohémien » est représenté : logements de hasard dans les grottes, à l’orée d’une forêt, dans les rues des villes ou des villages, dans les ruines antiques ou médiévales, devant une auberge ou un château, dans les tavernes ou dans une maison aristocratique. En règle générale, la devineresse, jeune ou ridée, seule ou assistée de compagnes, s’adresse à des publics divers, de tous âges et de toutes conditions, contrairement à ce qu’affirment les dictionnaires [24] : dames du monde, gentilshommes et bourgeois de belle prestance, chasseurs et bûcherons, soldats et généraux, paysans et paysannes ; elle prend dans l’une de ses mains la main gauche de son client ou de sa cliente ; mais dans la plupart des cas, elle ne lit pas que dans les lignes de la main ; elle fixe ses yeux sur la figure de la personne qui la consulte. Il s’agit ici d’une astuce qui permet d’introduire n’importe quel type de mystification, mais il est certain que ces diseuses de bonne aventure regardent plus souvent les visages que les mains et que leur don - quand il existe - relève surtout de la psychologie. Elles savent, en tout cas, lire les émotions, les préoccupations. Un regard un peu triste, ou un air soucieux, ne leur échappe pas. Une femme semble un peu mélancolique et la Gitane qui vient d’entrer chez elle lui demande ce qu’elle a. Elle répond qu’elle a été déshonorée par un homme qui, à présent, l’a abandonnée pour une autre. C’est toute une « affaire » qui commence [25].

L’intérêt manifesté envers les Tsiganes diseuses de bonne aventure tient à plusieurs facteurs. Cela s’explique d’abord par le fait que la chiromancie bohémienne est liée à un ensemble de pratiques divinatoires largement répandues au sein des milieux populaires, comme (en partie et jusqu’à une certaine époque) des groupes sociaux dominants, pratiques héritées du paganisme et de la culture profane qui s’inscrivent, depuis l’Antiquité [26], dans la longue durée de l’histoire des mentalités [27]. Parmi la liste répertoriée par Saint-Augustin (De doctrina christiana, élaboré entre 396 et 426), Hincmar de Reims, dans un traité écrit en 860 sur la divination, et Gratien (Décret, 1160), en passant par les Etymologies (début du VIIe siècle) d’Isidore de Séville, figurent les praestigiatores, ou obstrigili, qui « obscurcissent l’acuité des yeux des hommes », et les sortilegi, qui, « exercent la science de la divination par des sorts qu’on appelle les " sorts de saints " et promettent des choses futures en regardant certaines écritures » [28]. Songeons également à la prédiction basée sur l’observation des signes. Ainsi Eginhard s’en fait l’écho à propos de Charlemagne : trois ans avant la mort de l’empereur se multiplient des « signes exceptionnels » (éclipse du soleil, une tache apparue sur le soleil, un portique qui s’effondre, un accident de cheval, des secousses ressenties dans le palais, etc.) qui annonçaient la mort imminente de l’empereur et que Eginhard lui-même ne négligea pas d’exposer dans le détail [29]. Pendant la Renaissance et au XVIIe siècle, magiciens et magiciennes, devins et devineresses, jeteurs de sorts, chercheurs de trésors, connaissent un véritable engouement. Dans son traité sur la chiromancie et la physionomie, Pierre Massé écrit : « Chyromance est la science qui se fait par le jugement des linéaments des mains : elle est à tous connue, d’autant que ces coureurs que nous appelons communément Aegyptiens, ou Bohémiens font profession d’icelle : à laquelle est semblable, et conjointe physionomie qui se fait par le jugement des traits, et linéaments de la face, et de toute la composition du corps » [30]. Bartholomeo Coclès, qui acquit une grande réputation pour ses prédictions, s’adonna surtout, outre la médecine, la chirurgie, l’astrologie, à la physiognomonie et à la chiromancie ; son livre comporte de nombreux exemples illustrant la technique du déchiffrement des signes de la main : « De la paume de la main longue, et des doigts bien proportionnés. Quand la paume de la main est longue, et que les doigts sont d’une louable proportion ; qu’elle n’est pas molle au toucher, mais un peu dure, l’homme sera inventif à former divers maux, et même il sera larron et adonné à plusieurs vices » [31]. Sénébal de Spadacine prétend lui que « la femme qui naît au mois de Mai sera inclinée d’être belle en toutes façons, grâcieuse plus que les autres, savante, honnête et honorée de tous… » [32].

On le voit, la « science divinatoire » des Bohémiennes, qui se piquent aussi de lire l’horoscope [33], trouve, à la période classique comme aux XVIIIe et XIXe siècles, malgré les mutations culturelles (influence des modes de pensées fondés sur des dispositifs de rationalité), un accueil favorable auprès des gens parce qu’elle correspond à des pratiques « magiques » anciennes et partout diffusées. Il y a néanmoins une autre raison à ce succès, plus profonde, à la fois d’ordre psychologique, humain, et d’ordre économique et politique, indissociable de la dimension socio-historique. La consultation des diseuses de bonne aventure répond à un souci d’interprétation de la vie quotidienne. L’avenir reste le grand sujet de préoccupation, qu’il s’agisse du sort individuel ou des événements collectifs : les fluctuations du marché, la rentabilité des investissements (pour les commerçants et hommes d’affaires), la date de la mort future du conjoint ou des parents, pour des problèmes d’héritage, les femmes veulent savoir si elles sont enceintes, quel sera le sexe de l’enfant, si l’accouchement se passera bien, les jeunes gens qui sera leur futur conjoint et plus encore vers quelle carrière se diriger, et puis les questions sur les événements politiques et leur répercussion sur l’existence de chacun, les périodes de crise et de guerre, etc. Dans le domaine de la « magie amoureuse », les techniques dont se prévalent les Bohémiennes, de la lecture de l’avenir à la confection de philtres et de talismans, font incontestablement recette. Les Gitanes procurent à leurs clients des talismans appropriés aux sortilèges d’amour. Il y en a pour attirer l’amour ou pour le retenir [34], pour empêcher les maris d’aimer d’autres femmes, pour favoriser la bonne entente du couple ou pour que l’union soit féconde. Si l’on veut attirer l’amour, on se sert couramment d’un aimant [35], mais aussi de fleurs, de sel [36], de grains de blé. La devineresse peut être également consultée pour opérer un désensorcellement [37].

En dépit de son crédit attesté - une autorité (inquiétante) sans doute renforcée par certains rituels magiques, des formules bizarres et incompréhensibles, le caractère d’étrangeté (vestimentaire) et d’exotisme qu’induit chez les Bohémiennes leur mode de vie nomade -, la prophétie gitane ne plaît pas à tout le monde. L’église et les pouvoirs publics la réprouvent. La bonne aventure est « condamnée des lois divines et humaines ». Cette activité illicite, après avoir provoqué, dès l’arrivée des premiers Bohémiens à Paris, l’excommunication des malheureux trop hâtifs à connaître leur sort, justifie selon un juriste la sévérité de l’ordonnance de 1561 : « Il estoit bien necessaire de chasser ces espouvantails des gens idiotz et rudes ausquelz ils faisoient mille impostures (…), suggerant qu’ils avoyent connaissance des heurs et malheurs des personnes, qu’ils savoyent presager les morts et les vies, se mesloient de bailler aux jeunes gens (peu rusez pour eschauffer leurs amies en leur amour) des breuvages amoureux et des drogues » [38]. La chiromancie utilisée par les Bohémiennes est un danger social, car elle trouble l’entente et la paix des familles. L’édition de 1759 du Grand Dictionnaire Historique de Moréri, reprenant à son compte l’affirmation accusatrice contenue dans le Journal d’un Bourgeois de Paris, le déclare tout net : « Ils jetaient souvent la division dans les ménages, en parlant mal à une femme de son mari, et au mari de sa femme » [39]. Autant dire que la Bohémienne exerce une action diabolique. Dans la langue grecque, le verbe diaballô, d’où provient diabolique, signifie jeter de côté et d’autre, avec l’idée de : 1) séparer, désunir, c’est-à-dire brouiller des gens avec les autres, avoir de l’aversion ; 2) calomnier, accuser une personne auprès d’une autre ; 3) tromper, induire en erreur. De là à imaginer que ces magiciennes et magiciens entretiennent une relation secrète avec le diable, il n’y a qu’un pas aisé à franchir. La deuxième édition entièrement refondue du Dictionnaire infernal, publié en 1826, se plaît à mentionner l’opinion de Delancre selon lequel « les Bohémiens ne sont pas autre chose que des demi-démons » et répète, après le jésuite Del Rio, qu’ils sont « experts en sorcellerie » [40]. Le même Del Rio, dans ses Controverses et Recherches Magiques de 1608, ne nous présente-t-il pas les Bohémiennes comme des créatures redoutables qui incarnent le mal : « Bohemiae spectrum mortis praesagum », spectre de Bohémienne qui annonce un présage de mort, ou encore, « Bohemae fascinatae viros occidere » [41], les Bohémiennes ensorcelées [42] tuent des hommes.

Non seulement la femme tsigane, à cause de son activité maléfique, est une trafiquante d’illusion, comme peuvent l’être les comédiens, elle trompe toujours ceux qui se laissent séduire et succombent aux « charmes et enchanteries » de ses paroles [43], mais elle joint à cette qualité celle de voleuse. Les lexicographes l’écrivent tous unanimement, répétant, on l’a vu, l’opinion dominante (« qui vivent de larcins, d’adresse et de filouterie »). Taxées de « larronnesses », les Bohémiennes, « disant la bonne aventure, & dérobant avec adresse » [44], sont censées se livrer avec leurs compagnons « à cet instinct de fraude et de vol qui semble inné en eux ». L’expression proverbiale « Foi de bohême » en constitue d’ailleurs la preuve : « La foi que les fripons, les voleurs se gardent entre eux » [45]. L’Encyclopédie moderne, qui leur attribue tous les vices, après avoir expliqué de quelle façon ils s’y prennent (les hommes et les femmes s’introduisent dans les maisons sous divers prétextes, et dérobent tout ce qu’ils trouvent sous leurs mains), assure que si quelque Bohémien est dénoncé comme voleur, et que le délit soit prouvé, le chef du clan « administre au coupable de grands coups de fouet, pour le punir, non d’avoir commis le vol, mais de l’avoir commis maladroitement, ou de n’avoir pas su en cacher le produit » [46]. Certes des vols commis par les Bohémiennes sont indéniables. Les enfants les aident à subtiliser adroitement des bourses de clients distraits, pendant qu’on leur dit la bonne aventure. Cette scène figure sur maint tableau. Les témoignages (des intéressés), aussi bien dans les chroniques que dans les archives judiciaires, en attestent. Le vol le plus fréquent est celui des volailles, auquel s’ajoutent d’autres vols alimentaires : les lapins, les fruits et légumes, et d’autres biens de consommation courante, comme le bois de chauffage, l’avoine, le foin ou la paille. En somme, ce qui paraît un don de la nature, ce qui se trouve aisément, en plein air, tout ce qui, aux yeux des nomades, semble appartenir à tout le monde. Bref, il s’agit avant tout de vols alimentaires à l’usage familial et de menus larcins, dont les femmes ont la charge et qui permettent, lorsque les ressources et activités des Tsiganes deviennent par trop insuffisantes (en dehors de celles déjà évoquées, il y a les aumônes, et les métiers divers : maquignons, tondeurs de mulets, montreurs d’animaux, acrobates, soldats, maîtres d’armes, vanniers, forgerons, armuriers, chaudronniers, marchands ambulants, etc.), de pourvoir au ravitaillement du groupe [47].

Accusation plus grave, celle du vol d’enfants, un thème exploité largement dans la littérature, de la Gitanilla de Cervantès à la figure d’Esmeralda, l’héroïne de Notre-Dame de Paris (âgée d’un an à peine, elle a été volée par des Bohémiennes qui ont laissé dans son lit, à sa place, « un monstrueux enfant de quelque égyptienne donnée au diable »), légende enracinée dans les croyances populaires et qui sera abondamment diffusée par la presse à sensation, au début du XXe siècle. Cette légende tenace ne pouvant que blesser davantage les Tsiganes, pour lesquels l’enfant est roi. L’Encyclopédie Nouvelle, qui n’éprouve guère de sympathie à l’égard des Bohémiens, souligne que les hommes et les femmes « furent accusés d’empoisonner les sources et les fontaines publiques, et de voler les enfants pour en faire d’horribles repas » [48]. De toutes les calomnies proférées contre les Tsiganes, la plus méchante et la plus délirante est celle d’anthropophagie. Ainsi, en Hongrie, à la fin du XVIIIe siècle, une affaire de cannibalisme, fondée sur des ragots, mais prise au sérieux par la police et la magistrature, eut un retentissement considérable. L’été de 1782, des Bohémiens en grand nombre furent accusés d’avoir assassiné des voyageurs et d’avoir dévoré leurs cadavres. Après des jugements hâtifs, ils furent exécutés. Plusieurs hommes furent pendus. D’autres périrent sur la roue. Des femmes furent décapitées. Or tout cela était faux. On apprit par la suite que les personnes qu’on croyait disparues, assassinées et mangées, avaient été retrouvées en bonne santé [49].

Le tableau d’ensemble que dressent de la Bohémienne les dictionnaires français serait incomplet si nous passions sous silence deux aspects importants souvent abordés, d’ordre physique et moral, chargés de significations ambivalentes. D’abord, la beauté accordée à la femme tsigane. L’Encyclopédie Catholique, dirigée par l’abbé Glaire, malgré le contenu dépréciatif de l’article, admet que « leurs femmes sont jolies et bien faites » [50]. On ne sait si la description des Bohémiens que donne de son côté La Grande Encyclopédie vaut aussi pour les femmes : « Leur aspect extérieur suffit à attirer sur eux l’attention. Ils sont de taille au-dessous de la moyenne. Leur teint est basané, leurs cheveux très noirs et très frisés et bouclés, leur ligne ovale, leurs traits généralement très réguliers et souvent beaux, leurs extrémités fines. Leur tournure, en dépit de leur air sauvage, a souvent un remarquable cachet d’élégance native » [51]. La fin du texte nous autoriserait à le penser, puisque l’auteur y évoque l’attrait que font naître les femmes tsiganes, ou plutôt quelques-unes d’entre elles, cette restriction permettant du même coup, comme pour se protéger du charme qu’elles inspirent, d’en minimiser la portée : « Quelques-unes de leurs filles sont d’une beauté éclatante ». Mais cette beauté est particulièrement redoutée, car elle s’accompagne, chez une Bohémienne, d’une perversion naturelle. Un des personnages de La Esmeralda, livret d’un opéra composé par Hugo en 1836, le formule explicitement :

« Madame Aloïse
C’est une belle créature !
Il est étrange, en vérité,
Qu’une bohémienne impure
Ait tant de charme et de beauté ! » [52].

Comment une Bohémienne, de surcroît à la peau noire, pourrait-elle échapper à un tel jugement. Sa beauté participe d’une profonde dualité. Bien avant que le thème ne soit traité par les lexicographes, un chroniqueur allemand du début du XVIe siècle - ceux de France ou d’Italie soutiennent la même chose - n’écrivait-il pas déjà au sujet des « Zuginer » qu’ils étaient « nigredine informes » [53], hideux par leur couleur noire ! Le noir symbolisant la couleur de l’esprit du mal, il convient de noircir les Tsiganes, de manière à faire ressortir la laideur physique et morale qui les caractérise. Au demeurant, rien n’est plus facile que de glisser conceptuellement de la négativité de cette couleur (noirceur de la vilenie et des ténèbres, du pêché et de la corruption) au rejet de la noirceur du corps et du corps « noir » du Tsigane et à la définition de son âme. A elle, avec cette couleur, la stupidité et la malignité. C’est net : l’âme d’une Bohémienne a la noirceur des ténèbres et de tous les vices :

« Chœur
Eh quoi ! si belle
Et si cruelle !
Entendez-vous ?
Comment y croire ?
L’âme si noire
Et l’œil si doux ! » [54].

Mais l’œil de la Gitane peut être lui-même noir et suggérer un pouvoir inquiétant et néfaste. Carmen, dont la « beauté étrange et farouche » fascine le narrateur de la nouvelle, en est la parfaite manifestation : « Ses yeux surtout avaient une expression à la fois voluptueuse et farouche que je n’ai trouvée depuis à aucun regard humain. Œil de Bohémien, œil de loup, c’est un dicton espagnol qui dénote une bonne observation. Si vous n’avez pas le temps d’aller au Jardin des Plantes pour étudier le regard d’un loup, considérez votre chat quand il guette un moineau » [55]. Vision que traduit à sa façon l’écrivain et voyageur anglais George Borrow, passionné par les minorités nomades, à travers cette notation reproduite dans l’Encyclopédie du XIXe siècle : « M. Borrow semble avoir remarqué chez les Bohémiens de tous les pays deux traits caractéristiques : l’un est le regard fascinateur de leurs yeux, dont l’éclat est extraordinaire… » [56]. Il est intéressant de se reporter à l’ouvrage de Borrow où cet aspect du regard bohémien intervient : « Its particularity consists chiefly in a strange staring expression which to be understood must be seen, and in a thin glaze, which steals over it when in repose, and seems to emit phosphoric light » [57] (Sa particularité se définit principalement par une étrange fixité qui doit être vue pour être comprise, et par un léger voile qui vient se déposer sur son regard au repos, regard d’où semble émaner l’éclat du phosphore). Or le phosphore existe sous plusieurs propriétés, violet, rouge et jaune, lequel est aussi la couleur du soufre, à l’odeur suffocante, capable de produire un acide fort, corrosif, élément chimique dont les connotations symboliques négatives rappellent le démon, l’enfer, qui sent le soufre. La couleur jaune traduisant quant à elle, dès la fin du XIIIe siècle, la couleur de la bile, du mensonge, de la trahison et de l’hérésie, ou encore la couleur des juifs et des criminels, enfin celle de la jouissance. En un mot, la couleur du désordre et de la transgression de la norme [58].

Qui dit corps séducteur dit par la même occasion libertinage des Bohémiennes. Les femmes sont « portées à la lubricité la plus dégoûtante », et l’Encyclopédie Catholique ajoute qu « il n’est pas rare de voir le père et sa fille, l’oncle et la nièce, le frère et la sœur vivre ensemble et se confondre à la manière des animaux » [59]. Bescherelle cite à l’appui l’expression familière « c’est une Bohémienne, une vraie Bohémienne  », désignant « une femme rusée, qui emploie adroitement les cajoleries pour arriver à ses fins ; ou d’une femme trop libre dans ses manières » [60]. Une sentence reprise par Littré : « C’est une bohémienne, se dit d’une femme adroite et intrigante, et surtout d’une femme dévergondée » [61]. Par rapport au modèle féminin prôné par l’Eglise et la société civile, il va de soi que la Bohémienne ne peut être perçue que comme écart et déviance. Au Moyen Age, déjà, toute prescription adressée aux femmes (la modestie dans le geste, l’usage modéré de la parole, l’abandon du fard et des parures, la restriction des allées et venues), s’inscrit en effet dans un double processus de dévalorisation du dehors et de valorisation du dedans. D’une part, la femme est écartée de la vie publique extérieure et confinée dans l’espace privée et intérieur des maisons et des monastères ; de l’autre, elle est amputée de l’extériorité de son corps et assignée à l’intériorisation de son âme. C’est pourquoi les femmes qui sortent pour participer à des moments collectifs (fêtes, danses, réunions, spectacles) s’exposent à de graves périls, puisque ces moments favorisent les rencontres et débrident les désirs. Alors que le rôle féminin exige de ne pas trop se divertir, se faire distantes, se mouvoir avec mesure [62]. Des vertus (chasteté, humilité, sobriété, silence, travail, contrôle) que la morale catholique diffusée au XIXe siècle continuera à imposer à la jeune fille. Figure antithétique par excellence, la femme tsigane représente au contraire l’image inversée de ce modèle. La Bohémienne est une vagabonde, « sans aveu », qui erre et vague en compagnie des siens à travers le pays, d’un lieu à l’autre, « ainsi que bon leur semble », sans que l’on sache d’où elle vient, fréquente les endroits publics des villes et des bourgs réservés aux hommes, devisant avec eux ; mystérieuse et évanescente, elle disparaît le lendemain. En outre, son goût marqué pour la parure et les bijoux, ses vêtements colorés, rayés en diagonale, la rayure connotant les idées de trouble, d’impureté, d’immoralité ou de tromperie, mais aussi de liberté et de jeu [63], le plaisir qu’elle a à fumer du tabac, la signalent aux yeux des autres comme une femme dont « la morale est en général fort relâchée », adonnée à « cette vie libertine et vagabonde », « incapable de se fixer dans un lieu où il faudrait vivre conformément aux lois civiles » [64].

En conséquence de quoi, représentation chrétienne et bourgeoise de la femme oblige, la Bohémienne se voit assimilée à une prostituée. L’Encyclopédie Nouvelle nous le laisse entendre à demi-mot : « Les femmes, les filles, non seulement en Espagne, mais aussi dans tous les autres pays, chantent, dansent, se mêlent de dire la bonne aventure, volent dans l’occasion, et font pire encore lorsqu’elles y trouvent leur profit » [65]. Thouret et Zaborowski, dans leur article respectif cité avant (notes 15 et 51), sont catégoriques : « Les jeunes filles gagnent leur vie par la prostitution » ; « En Algérie leurs vieilles femmes font le métier de devineresses et leurs jeunes exercent la prostitution ». Lecture symptomatique : le Dictionnaire des Opéras considère Carmen, l’héroïne de l’opéra de Bizet, comme une prostituée, et s’en plaint, pour des raisons de bienséance auxquelles doit obéir ce genre musical : « Il sera nécessaire de refaire le livret, d’en retrancher les vulgarités, de lui ôter ce caractère de réalisme qui ne convient pas à une œuvre lyrique, de faire de Carmen une bohémienne capricieuse et non une fille de joie » [66]. Et, comble du cliché, cette mauvaise réputation à l’égard des femmes tsiganes se concrétisa même par le fait que les prostituées de Londres s’habillaient en Gitanes, au XIXe siècle, pour attirer la clientèle à Epson pendant la semaine du derby [67].

Contre les désordres qu’engendre la vie bohémienne - et l’oisiveté qui l’accompagne, l’idéologie bourgeoise préconise pour les femmes un redressement moral fondé sur les vertus du travail, de l’instruction, et de la sédentarisation. Plutôt que de reconduire les mesures coercitives d’enfermement prescrites dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle (« … ils seront condamnés encore qu’ils ne fussent prévenus d’aucun crime ou délit […], les filles ou femmes à être enfermées pendant le même temps de trois ans dans l’hôpital le plus prochain […]. Dans le cas où lesdits particuliers seraient arrêtés de nouveau et convaincus d’avoir repris le même genre de vie, ils seront condamnés […], les femmes ou filles, à être enfermées pendant neuf ans dans l’hôpital le plus prochain et en cas de récidive, à perpétuité » [68]), on songe davantage, sous l’influence des Lumières et de la Révolution, qu’il est peut-être possible à ces femmes d’être éduquées et de devenir civilisées. Un programme dont se félicitent certaines encyclopédies : « En Angleterre, on a tenté de les civiliser : en 1827, un philanthrope établit une association pour l’amélioration des Bohémiens (…). Les femmes recevaient un commencement d’instruction, et se distinguaient par une intelligence remarquable ; l’une d’elles surtout, et qui était connue dans le comté sous le nom de fair Gipsy (la belle Egyptienne), placée dans une maison de commerce, montrait les plus heureuses dispositions » [69]. Mais le programme de civilisation mis en œuvre auprès des Bohémiennes et Bohémiens ne semble guère avoir atteint les résultats escomptés : « En Allemagne, Marie-Thérèse et Joseph II ont fait de vains efforts pour les civiliser » [70]. Il est vrai que l’un des règlements promulgués en 1782 par l’empereur Joseph II précisait ni plus ni moins « qu’on ne permettra aux Bohémiens de s’occuper de musique ou de tel autre instrument, que lorsque l’agriculture n’aura pas besoin de leurs bras ».

La Bohémienne dans les dictionnaires français conjugue une série de clichés aussi grotesques qu’humiliants. Il en résulte ainsi une caricature de la femme tsigane, destinée à la dévaloriser. Certes, dans le meilleur des cas, conjointement à la méfiance et au mépris qu’elle suscite, la Bohémienne exerce une attirance troublante, fascinante, car elle symbolise l’ailleurs, le nouveau, le mystère [71], et plus encore, ce qui a trait au monde du désir et de la sensualité. On ne l’aime pas cependant pour ce qu’elle est mais pour les images qu’on projette sur elle, la capacité qu’elle a de les faire vivre en nous. D’un côté, il y a la Bohémienne rêvée (libre, séductrice : ce que n’autorise pas le code social et moral imposé à la femme), idéalisée, objet des fantasmes masculins, un personnage à la fois désiré et redouté (elle est supposée transgresser l’interdit) ; de l’autre, la femme réelle, complètement ignorée, le plus souvent détestée et rejetée. Cette dichotomie caractérise durant les XVIIIe et XIXe siècles l’attitude ambivalente de la société vis-à-vis des femmes tsiganes. Le phénomène devait se renforcer par la suite et revêtir, au début du XXe siècle, une dimension emblématique : en 1910, la Régie Française des Tabacs créait la marque de cigarettes Gitanes, dont le succès s’avéra grandissant ; deux ans plus tard, la République votait une loi institutionnalisant le carnet anthropométrique d’identité (photos de face et de profil, empreintes digitales, mensurations diverses, visa à l’arrivée et au départ de chaque commune) obligatoire pour toute femme « nomade », comme pour les hommes et les enfants, une législation discriminatoire et disciplinaire qui allait rester en vigueur près de soixante ans [72].

NOTES

[1] Je renvoie aux travaux du linguiste Michel Pêcheux, L’inquiétude du discours, Textes de M. Pêcheux choisis et présentés par Denise Maldinier, Paris, Editions des Cendres, 1990.

[2] Sur cette période propice aux « Egyptiens » et « Bohémiens », voir François de Vaux de Foletier, Les Tsiganes dans l’Ancienne France, Paris, Société d’Edition Géographique et Touristique, 1961.

[3] Concernant ces mesures de coercition appliquées au XVIIe siècle, voir l’étude d’Henriette Asséo, Le traitement administratif des Bohémiens dans la société française du XVIIe siècle, dans Problèmes socio-culturels en France au XVIIe siècle, préface de R. Mandrou, Paris, Klincksieck, 1974, p. 10-87. Les régions non françaises adoptent la même politique d’exclusion : Emmanuel Filhol, « Les Tsiganes en Lorraine à l’époque de Jacques Callot », Le Pays Lorrain. Journal de la société d’histoire de la Lorraine, & du musée lorrain, Volume 83, Nov.-Janv. 2002, numéro consacré à Jacques Callot, p. 57-61.

[4] Au sujet de l’image des Bohémiens en général appréhendée comme montage énonciatif dans les dictionnaires français pour la période étudiée, nous nous permettons de renvoyer à notre contribution « Le mot Bohémien(s) dans les dictionnaires français (XVIIe-XIXe siècles). A propos des formes de l’énoncé », Lexicographica. Revue Internationale de Lexicographie, Tübingen, Max Niemeyer Verlag, 1998, volume 14, p. 177-204.

[5] Antoine Furetière, Dictionnaire universel, contenant généralement tous les mots français tant vieux que modernes, & les termes de toutes les sciences et les arts…, 3 vol., La Haye / Rotterdam ; rééd., Paris, S.N.L. -Dictionnaire Le Robert, 1978.

[6] Tallemant des Réaux, Historiettes, 1657-1659,Texte intégral établi et annoté par Antoine Adam, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de La Pléiade », 1961, Tome II, p. 623.

[7] Cf. Cervantès, La petite Gitane (1613), Traduction de Michel Lafon, Paris, Aubier, « Domaine hispanique », 1994, p. 59, 61, 104.

[8] Mme de Sévigné, Lettres, éd. Monmerqué, cité par F. de Vaux de Foletier, Les Tsiganes dans l’Ancienne France, op. cit., p. 109.

[9] Mme de Sévigné, Lettres, cité par F. de Vaux de Foletier, ibid., p. 110. Selon Roger Duchêne, « la légende veut que la prière de Mme de Sévigné ait été exaucée et qu’en souvenir Mme de Grignan ait été peinte en Bohémienne ; ce serait l’original du tableau placé à Grignan dans la chambre dite, pour cette raison, chambre de la Bohémienne » (Madame de Sévigné, Correspondance, I, Texte établi, présenté et annoté par Roger Duchêne, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de La Pléiade », 1972, note 4, p. 1115).

[10] Cf. Aultre histoire de Carrabarra dit des Egiptiens, « La kermesse », début du XVIe siècle, Château-musée de Gaasbeek, Belgique ; image insérée, à l’occasion du colloque européen de La Rochelle (17-18 octobre 2003) en hommage à François de Vaux de Foletier (1893-1988), historien des Tsiganes (Actes parus sous la dir. d’Emmanuel Filhol en 2004, numéro spécial 18/19 des Etudes tsiganes), dans le catalogue de l’exposition Histoires tsiganes. Hommage à François de Vaux de Foletier (1893-1988), conçue par E. Filhol, Centre de recherches tsiganes de l’université Paris V, Revue des Etudes tsiganes (Paris), Archives départementales de la Charente-Maritime (rue F. de Vaux de Foletier), La Rochelle, 16 octobre 2003.

[11] Cf. Dictionnaire universel français et latin vulgairement appelé Dictionnaire de Trévoux, contenant la signification et la définition…le tout tiré des plus excellens auteurs, 3 vol., Paris, chez Etienne Ganeau, 1e éd., 1704, Tome Premier, article « Bohémien, enne », col. 1085.

[12] Encyclopédie, ou Dictionnaire raisonné des sciences et des arts et des métiers, publié par Diderot et D’Alembert, Paris, chez Briasson, David, Le Breton, Durand , 1751-1772 ; rééd., New York, Readex Microprint Corporation, 1969, 3 vol. et 1 vol. de planches, Tome 1, art. « Bohémiens », p. 332.

[13] Encyclopédie moderne. Dictionnaire abrégé des sciences, des lettres, des arts, de l’industrie, de l’agriculture et du commerce, Nouvelle édition, sous la direction de Léon Renier, 30 vol., Paris, Firmin-Didot Frères, 1846-1851, Tome 27, art. « Zinganes », p. 663.

[14] Dont la 2e éd. (Paris, 25 vol. et 2 vol. de suppl.) paraît en 1858-1859, art. « Bohémiens », signé Constancio, Tome 1, p. 566-569.

[15] Henrich M. G. Grellmann, Historischer Versuch über die Zigeuner, betreffend die Lebensart..., Göttingen, 1787, Histoire des bohémiens, ou tableau des moeurs, usages et coutumes de ce peuple nomade, suivie de recherches historiques sur leur origine, leur langage et leur première apparition en Europe, Traduit de l’allemand sur la 2e édit., par M. J ., Paris, Joseph Chaumerot, 1810, p. 105. Le même énoncé est repris dans la première édition de l’Encyclopédie moderne (1823-1832), 26 vol., Paris, Mongie Ainé, art. « Zingares, Bohémiens », signé Thouret, Tome 24, p. 238-241.

[16] Sous l’anecdote appelée « Une aventure singulière », l’abbé Prévost fait tenir ces propos au chef d’une compagnie d’Egyptiens rencontrés par un témoin sur les bords du Rhône : « Nous avons plusieurs petites filles qui dansent en perfection (…) Vous auriez peine à croire ce qu’elles nous valent dans certaines provinces ; telles que la Gascogne, le Languedoc et la Provence, où l’on est passionné pour la danse, à la ville comme à la campagne (…), et nous avons des femmes parmi nous qui donneraient des leçons aux maîtres de ville » (Œuvres de Prévost, Sous la direction de Jean Sgard, Tome VII, Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, 1985, p. 239).

[17] Dans son récit de voyage en Espagne en 1840, Théophile Gautier évoque avec enthousiasme une rencontre avec trois gitanos. Après avoir aperçu dans une ruelle de Grenade un enfant de huit ans, qui s’exerçait à danser le Zorongo, en présence de sa sœur, accroupie à terre à côté d’elle, une guitare sur les genoux, tandis que la mère battait la mesure, le narrateur conclut en ces termes : « La sauvagerie d’attitude, l’accoutrement étrange et la couleur extraordinaire de ce groupe, en eussent fait un excellent motif de tableau pour Callot… » (Gautier, Voyage en Espagne, Paris, Gallimard, « Folio », 1981, p. 296). Liszt a ressenti ces mêmes émotions intenses en assistant à des spectacles de chant et de danse improvisés par des Bohémiennes de Russie (Franz Liszt, Des Bohémiens et de leur musique en Hongrie, Paris, 1859, rééd. chez Marval, Paris, 1999, p. 121-123).

[18] A l’acte III de la tragi-comédie d’Alexandre Hardy, La Belle Egyptienne (1626), une vieille égyptienne, moyennant finances, soigne un blessé (non tsigane) : « Demeure coy tandis qu’un murmure de rang Sur tes playes redit arrêtera le sang : Tout succede à plaisir, vite, ma fille, apporte Ce Nepenthe divin chauffé de bonne sorte L’instillant goute à goute où désigne mon doigt ». (A. Hardy, La Belle Egyptienne, Texte établi annoté et présenté par B. Bearez Caravaggi, Bari-Paris, Ed. Schena-Nizet, 1983, p. 95).

[19] Journal d’un Bourgeois de Paris, de 1405 à 1449, Texte original et intégral présenté et commenté par Colette Beaune, Paris, Le Livre de Poche, « Lettres Gothiques », 1990, p. 237-238.

[20] Cf. la scène du dialogue entre Madame Claire, ses filles de chambre, et celles d’une autre dame, sa voisine, avec Précieuse, la petite gitane : « - (…) Sais-tu dire la bonne aventure, petite fille ?
- En trois ou quatre sortes, répartit-elle.
- Cela aussi ? s’écria madame Claire. Par la vie de monsieur le Lieutenant mon mari, tu me la diras, petite d’or, petite d’argent, petite de perles, petite d’escarboucle et petite du ciel, qui est tout ce que je peux dire.
- Donnez seulement la paume de la main à la petite, et de quoi faire la croix, dit la vieille, et vous verrez combien de choses elle vous dit ; car elle en sait plus qu’un docteur en médecine. (…). Précieuse acheva sa bonne aventure et alluma ainsi le désir de toutes les assistantes de savoir chacune la sienne ». (Cervantès, La petite Gitane, op. cit., p. 78, 82).

[21] Mérimée, Carmen (1845), Edition d’Adrien Goetz, Paris, Gallimard, « Folio classique », 2000, p. 59.

[22] Pierre Larousse, Grand Dictionnaire Universel du XIXe Siècle, Genève-Paris, éd. Slatkine, 1982 (Réimp. de l’éd. de Paris, 1866-1879), II, Deuxième partie, p. 870, art. « Bohémienne (La), ou la Diseuse de bonne aventure ».

[23] Cité par Shu-Hwa Chen, Les Bohémiens dans l’art français au XVIIe siècle, Thèse de Doctorat en Histoire de l’art, sous la direction de Daniel Ternois, Université Paris I Sorbonne, 1994, p. 340.

[24] En raison d’intérêts idéologiques, impliquant une certaine stratégie de classe (se distinguer des goûts du peuple en matière de divertissement), le discours lexicographique ne cesse de répéter à l’envi que la bonne aventure pratiquée par les femmes tsiganes touche exclusivement le « peuple crédule et superstitieux ». Certains dictionnaires introduisent des variantes, sociologiquement plus restrictives et méprisantes, qui vont du « bas peuple » (« …quantité de gens du bas peuple allèrent les consulter », Louis Moréri, Le Grand Dictionnaire Historique, ou le Mélange curieux de l’histoire sacrée et profane, 1e éd. 1674, Lyon, Nouvelle éd., 10 vol., Paris, Les Libraires associés, 1759, Tome second, art. « Bohémiens ») aux « femmelettes et aux servantes » (« … et se mirent à dire la bonne aventure aux femmelettes et aux servantes », Gilles Ménage, Dictionnaire Etymologique de La Langue Françoise, 1e éd. 1694, Nouv. éd., 2 vol., Paris, chez Briasson, 1750, Tome 1, p. 208, art. « Bohémiens », signé Briasson). Une autre version est avancée par les Lumières, selon laquelle « …le peuple devenu ou moins crédule ou plus pauvre, et par conséquent moins facile à tromper, le métier de bohémien ne soit plus aussi bon » (Diderot et D’Alembert, Encyclopédie, op. cit., Tome 1, p. 332). Voltaire, en bon rationaliste, affiche de son côté un optimisme satisfait : « … les hommes ont été désinfatués des sortilèges, des talismans, des prédictions et des possessions » (Voltaire, « De ceux qu’on appelait Bohèmes ou Egyptiens », in Essais sur les mœurs, 1756-1775, Tome II, chap. 104, éd. de R. Pomeau, Paris, Garnier, 1963, p. 65).

[25] Voir Bernard Leblon, Les Gitans d’Espagne, Paris, PUF, 1985, p. 175. Dans sa longue et admirable ode au peuple tsigane et à son inimitable musique, Liszt consacre une réflexion suggestive à cette finesse psychologique dont témoigne la puissance occulte de ces sibylles errantes (Liszt, Des Bohémiens et de leur musique en Hongrie, op. cit., p. 107-109).

[26] Cf. Cicéron, De la divination, Paris, Les Belles Lettres, 1992.

[27] On consultera à ce sujet l’ouvrage de Georges Minois, Histoire de l’avenir. Des Prophètes à la prospective, Paris, Fayard, 1996.

[28] Cité par Jean-Claude Schmitt, Les « superstitions », dans Histoire de la France religieuse, sous la dir. de J. Le Goff et R. Rémond, Tome 1, Paris, Seuil, 1988, p. 419 à 551, p. 485.

[29] Cf. J.-C Schmitt, ibid., p. 489.

[30] Pierre Massé, De l’imposture et tromperie des diables, devins, enchanteurs, sorciers…, Paris, chez Jean Poupy, 1579, Livre Premier, 27a.

[31] Barthelemy Coclès, La Physionomie naturelle et la Chiromancie, Où par les Traits et les Signes du Visage…, A Rouen, chez Jean-B. Besongne, 1698 (1e éd. Bologne, 1504), p. 220.

[32] Spadacine, Miroir d’astrologie naturel, lequel traite de l’inclination de l’homme et de sa nativité (…) La Connaissance de la bonne ou mauvaise fortune des hommes ou des femmes, Paris, 1626, dans B. Coclès, op. cit., p. 249.

[33] C’est la définition que donne le Dictionnaire françois de Pierre Richelet : « Boëmienne, Femme, ou fille qui court le monde, et se mêle de dire l’horoscope » (P. Richelet, Dictionnaire françois, contenant les mots et les choses…, 2 vol., Genève, chez Jean Herman Widerhold, 1680 ; rééd., Genève, Slatkine Reprints, 1994, Tome 1, p. 82).

[34] Le mouchoir enchanté donné par une Egyptienne à la mère d’Othello remplit cette fonction : « Othello. – C’est une faute. Ce mouchoir, une Egyptienne le donna à ma mère…. C’était une Egyptienne qui pouvait presque lire les pensées des gens : elle lui dit que tant qu’elle le garderait, elle aurait le don de plaire et de soumettre entièrement mon père à ses amours ; mais que, si elle le perdait ou en faisait présent, mon père ne la regarderait plus qu’avec dégoût et mettrait son cœur en chasse de fantaisies nouvelles » (Shakespeare, Othello, 1604, in Œuvres Complètes, II, Traductions de François-Victor Hugo, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de La Pléiade », 1959, Acte III, scène IV, p. 837).

[35] Carmen est prête à en offrir un morceau à don José lorsque celui-ci la conduit en prison : « Laissez-moi m’échapper, dit-elle, je vous donnerai un morceau de la bar lachi, qui vous fera aimer de toutes les femmes. La bar lachi, monsieur, c’est la pierre d’aimant, avec laquelle les Bohémiennes prétendent qu’on fait une quantité de sortilèges quand on sait s’en servir. Faites-en boire à une femme une pincée râpée dans un verre de vin blanc, elle ne résiste plus » (Mérimée, Carmen, op. cit., p. 74).

[36] En septembre 1872, Emile Zola publie dans La Cloche le récit de sa visite au campement de Bohémiens, établi à l’entrée de Paris, porte de Saint-Ouen. Parmi les jeunes filles, « il y en a de très belles (…), la peau cuivrée, avec de grands yeux noirs d’une douceur exquise ». L’une d’entre elles propose la bonne aventure aux visiteuses : « Elle casse, entre les dents, un petit morceau d’une matière rougeâtre, qui ressemble à de l’écorce d’orange séchée ; elle noue ce morceau dans le coin du mouchoir de la personne à laquelle elle vient de dire la bonne aventure ; puis, elle lui recommande d’ajouter au talisman du pain, du sel et du sucre » (Zola, Nouveaux Contes à Ninon (Souvenirs IX), in Œuvres complètes, Edition établie sous la direction de Henri Mitterand, Tome 9, Paris, Cercle du Livre Précieux, 1968, p. 433).

[37] Dans le Dialogue de deux amoureux, Clément Marot fait dire au second : « J’ai parlé aux Aegyptiennes Et aux sorcières anciennes D’y chercher jusqu’au dernier point : Mais je ne m’en puis descoiffer. Je pense que c’est ung enfer Dont jamais je ne sortiray ». (Marot, Œuvres poétiques, 1538, Paris, Flammarion, 1973, p. 203).

[38] Cité par Henriette Asséo, Le traitement administratif des Bohémiens dans la société française du XVIIe siècle, op. cit., p. 48.

[39] Louis Moréri, Le Grand Dictionnaire Historique, op. cit. Dans le Journal d’un Bourgeois de Paris, on lit : « … et mirent contens en plusieurs mariages, car elles disaient (au mari) : " Ta femme (t’a fait) cocu " , ou à la femme : " Ton mari t’a fait coulpe " » (op. cit., p. 238).

[40] Jacques-Auguste Simon Collin de Plancy, Dictionnaire infernal, ou Bibliothèque universelle, sur les êtres, les personnages, les livres… qui tiennent aux apparitions, à la magie (1e éd. 1819), Paris, P. Mongié Aîné, 2e éd. entièrement refondue, 4 vol., art. « Bohémiens », Tome 1, p. 410.

[41] Martino Delrio, Disquisitionum Magicarum Libri Sex,..., Lugduni, apud J. Pillehotte, 1608 ; rééd. Moguntiae, Sumptibus Petri Henningii, 1617 ; In-fol. à 2 col., p. 665.

[42] Notons que le terme « ensorcelé » désignerait selon un dictionnaire du XVIIe siècle l’origine même des Bohémiens : « Boem, ensorcelé ; d’où pourrait venir le nom des Boëmes ou Egyptiens, qui se mêlent de sortilèges et de divinations » (Borel, Dictionnaire des Termes du Vieux François, ou Trésor de Recherches et Antiquités Gauloises et Françoises, 1e éd. 1655, 1667 ; rééd. dans le Dictionnaire Etymologique de La Langue Française, par M. Ménage, Paris, chez Briasson, 1750, Tome II, p. 27).

[43] Carmen apparaît sous ce trait dans la bouche de don José : « Elle mentait, monsieur, elle a toujours menti. Je ne sais pas si dans sa vie cette fille-là a jamais dit un mot de vérité ; mais, quand elle parlait, je la croyais ; c’était plus fort que moi » (Mérimée, Carmen, p. 75-76).

[44] Dictionnaire de l’Académie française, édition de 1718, 2e éd., Paris, Jean-Baptiste Coignard ; rééd. Genève, Slatkine Reprints, 1994, Tome Premier, art. « Boheme, Bohémien, Bohémienne », p. 158.

[45] Louis-Nicolas Bescherelle, Dictionnaire national, ou Dictionnaire universel de la langue française (1843), 2e éd. 1859, Paris, Simon et Garnier-Frères, art. « Bohémien », Tome Premier, p. 424.

[46] Encyclopédie moderne, 1823-1832, op. cit.

[47] C’est l’opinion qu’émet l’abbé Prévost dans un des volumes du Pour et contre, en se servant du texte d’un jurisconsulte anglais : « leur friponnerie ne s’étend pas non plus au-delà des choses absolument nécessaires à la vie, c’est-à-dire que ne pensant qu’à s’épargner la peine du travail, ils sont contens lorsque leurs tours de souplesse leur procurent de quoi se nourrir dans les campagnes (…), & ils ne deviennent voleurs que pour suppléer à ce qui leur manque » (Pour et contre, XV, p. 6-7, cité par Jean Sgard, Œuvres de Prévost, VIII, Commentaires et Notes, op. cit., p. 573).

[48] Encyclopédie Nouvelle, ou Dictionnaire Philosophique, Scientifique, Littéraire et Industriel, offrant le tableau des connaissances au dix-neuvième siècle, sous la direction de P. Leroux et J. Reynaud, 6 vol., Paris, Gosselin, 1835-1841 ; rééd. Genève, Slatkine Reprints, Tome Deuxième, art. « Bohémiens », signé Ménétrier, p. 743-744.

[49] Cf. Vaux de Foletier, Mille ans d’histoire des Tsiganes, Paris, Fayard, 1970, p. 70-71.

[50] Encyclopédie Catholique, Répertoire Universel et Raisonné des Sciences, des Lettres et des Métiers, sous la direction de M. L’Abbé Glaire, 18 vol., Paris, 1839-1848, Tome Troisième, art. « Bohémiens , p. 730.

[51] La Grande Encyclopédie, Inventaire Raisonné des Sciences, des Sciences, des Lettres et des Arts, sous la direction de M. Berthelot, H. Derenbourg, 31 vol., Paris, H. Lamirault, 1885-1902, Tome 7, art. « Bohémiens », signé Zaborowski, p. 80.

[52] Hugo, La Esmeralda, dans Théâtre complet, II, Edition établie et annotée par J.-J. Thierry et Josette Mélèze, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1964, acte II, p. 718.

[53] Albert Krantz, Saxonia, Francfort, 1520, cité par Paul Bataillard, De l’apparition et de la dispersion des Bohémiens en Europe, Paris, Firmin Didot Frères, 1844, p. 23, note 5.

[54] Hugo, La Esmeralda, op. cit., acte IV, p. 748.

[55] Mérimée, Carmen, p. 61. L’auteur pouvait-il imaginer que cette observation trouverait un jour à se manifester sous une forme spectaculaire : la veille de 1914, le public parisien n’eut même plus besoin de se rendre au Jardin des Plantes pour étudier le regard d’un loup puisque le « zoo humain » installé dans le Jardin d’Acclimatation lui permit d’observer à loisir des Bohémiens et autres « sauvages » exotiques ! (voir le récit de l’écrivain rom Matéo Maximoff, Dites-le avec des pleurs, Concordia, 1990, p. 117).

[56] Encyclopédie du XIXe siècle, 1858-1859, op. cit.

[57] G. Borrow, The Zincali, or an account of the gypsies of Spain, 1841(London, J. Murray) ; rééd. dans The Works of George Borrow, London, J. Murray, 1923-1930, volume 2, p. 246.

[58] Voir Michel Pastoureau, « Formes et Couleurs du désordre : le jaune avec le vert », Médiévales, n° 4, Ordre et désordres, Mai 1983, p. 62-73.

[59] Encyclopédie Catholique, op. cit.

[60] Bescherelle, Dictionnaire national (1852), op. cit.

[61] Emile Littré, Dictionnaire de la langue française, 4 vol., Paris, Hachette, 1863-1870 ; rééd., 7 vol., Paris, Gallimard/Hachette, 1961, Tome 1, art. « Bohémiens », p. 546. Le Grand Dictionnaire Universel du XIXe siècle de Pierre Larousse émet un jugement identique (op. cit., art. « Bohémien, ienne », p. 868).

[62] Voir Carla Casagrande, « La femme gardée », in Histoire des femmes en Occident, sous la dir. de G. Duby et M. Perrot, Tome 2, Le Moyen Age, sous la dir. de C. Klapisch-Zuber, Paris, Plon, 1991, p. 83-116.

[63] Sur les significations culturelles de la rayure occidentale, Michel Pastoureau, L’étoffe du diable. Une histoire des rayures et des tissus rayés, Paris, Seuil, « La librairie du XXe siècle », 1991.

[64] Encyclopédie Catholique, op. cit. et citations tirées du Grand Dictionnaire géographique, historique et critique de Bruzen de la Martinière (1e éd. 1726-1730, La Haye, 10 vol.) ; rééd. Paris, chez P.-G. Lemercier, 6 vol., 1739-1741, Tome second, art. « Egyptiens ».

[65] Encyclopédie nouvelle, op. cit.

[66] Dictionnaire des Opéras, sous la direct. de P. Larousse et F. Clément, Paris, 1897, art. « Carmen », signé Berton, p. 201. Au milieu du siècle suivant, il ne parut pas non plus convenable, au nom d’un certain ethnocentrisme blanco-français, que le rôle de Carmen pût être confié à une actrice noire : le film d’Otto Preminger, Carmen Jones, réalisé en 1954, fut interdit dès sa sortie pour cette raison par les héritiers de Bizet.

[67] Cf. Donald Kenrick, Grattan Puxon, Destins gitans. Des origines à la « Solution finale », 1972, Traduit de l’anglais par Jean Sendy, Paris, Gallimard, « Tel », 1995, p. 44.

[68] Déclaration du Roi du 3 août 1764, citée par Jean-Pierre Liégeois, « Bohémiens et pouvoirs publics en France du XVe au XIXe siècle », Etudes tsiganes, 1978, n° 4, p. 10-30, p. 23.

[69] Encyclopédie Nouvelle, op. cit. ; voir aussi le parallèle fait entre le projet de civilisation des Bohémiens et celui des Africains, dans l’Encyclopédie moderne (1823-1832), op. cit., art. « Bohémiens », Tome 1, p. 28-29.

[70] Encyclopédie Catholique, op. cit.

[71] Certains auteurs évoquent aussi la part de bonheur et d’inconnu séduisant que renferme la vie des Bohémiens en général. Dans un drame posthume publié en 1887, intitulé La Fin de Don Juan, Baudelaire transporte Don Juan près d’un camp de Zingaris : « je parierais presque qu’ils ont des éléments de bonheur que je ne connais pas (…). Cette race bizarre a pour moi le charme de l’inconnu » (Baudelaire, Œuvres complètes, Paris, Seuil, « L’Intégrale », 1968, p. 437).

[72] Emmanuel Filhol, « La loi de 1912 sur la circulation des " nomades " (Tsiganes) en France », Revue Européenne des Migrations Internationales, 2007 (23), 2, p. 135-158.