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[TERRA- Quotidien]

REVUE Asylon(s)

15| Politique du corps (post) colonial
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Introduction

Pauline Vermeren
Malcom Ferdinand
Pauline Vermeren est chercheure associée au Laboratoire de changement social et politique (LCSP) de l’université Paris 7-Diderot. Elle a été postdoctorante pour le projet IDEX Sorbonne Paris Cité "Écrire l’histoire depuis les marges" (EHDLM). Docteure en philosophie et sciences politiques de l’université Paris 7-Diderot, elle est aussi titulaire d’un (...)

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Pauline Vermeren, Malcom Ferdinand, "Introduction ", REVUE Asylon(s), N°15, février 2018

ISBN : 979-10-95908-19-7 9791095908197, Politique du corps (post) colonial, url de référence: http://www.reseau-terra.eu/article1404.html

Introduction


En 1952, Frantz Fanon concluait son célèbre Peau noire, masques blancs, par cette phrase : « O mon corps, fais de moi toujours un homme qui interroge » [1]. Dans cette ultime prière, le psychiatre martiniquais engagé auprès des mouvements anti-coloniaux algériens plaça le corps au cœur d’une politique de la relation. Par cette phrase, il invitait tout un chacun à interroger le monde à partir de l’expérience du corps en situation coloniale. Fanon proposait de penser les manières de vivre ensemble, les rapports de pouvoir et l’émancipation depuis l’expérience sensible d’un corps en une situation donnée.

Issu d’un séminaire qui s’est déroulé de 2014 à 2016 à la Fondation Maison des Sciences de l’Homme [2], ce numéro 15 d’Asylon(s).Digitales poursuit l’invitation fanonienne en explorant les conséquences politiques de l’héritage colonial et esclavagiste de part et d’autre de l’Atlantique depuis plusieurs conditions contemporaines. Si l’époque coloniale est révolue, il s’agit pourtant d’interroger les façons dont cette histoire coloniale s’accroche aux corps, détermine les représentations des sujets et influence les possibilités d’un agir politique d’un côté comme de l’autre du rapport de domination. Les multiples assignations par lesquelles un corps est racialisé, genré, sexualisé, localisé, nationalisé, tant dans l’espace public que dans l’espace privé en font un témoin privilégié des changements sociopolitiques et culturels de l’après-colonisation (notamment à partir des années 1940).

Le terme postcolonial se réfère à la critique épistémique d’une zone d’ombre dans laquelle il faut s’insérer, même au risque de son corps. C’est pourquoi, notre réflexion est tout d’abord partie du constat que le corps du chercheur n’est pas qu’un médium de la recherche, il fait partie de sa recherche. Il est lui aussi pris dans cette relation qui affecte la production de sa recherche. Cela suppose de s’interroger non seulement sur l’objet de sa recherche en lui-même mais aussi sur le pourquoi de cet objet de recherche. La résolution de cette question, si tant est qu’elle puisse être résolue, met en jeu tout un processus réflexif qui interroge sur la relation de soi à soi-même, comme démarche et comme composante à part entière de sa recherche. Comment se défaire de l’embarras qu’est le corps du chercheur face à une injonction de l’implication (la recherche est jugée inhérente à moi ou hors de moi) ? Considérant l’implication et la réflexivité du chercheur, à quel point les corps sont-ils embarrassés ou deviennent-ils embarrassants ?

Nous savons aujourd’hui, et la théorie postcoloniale nous y engage, que les corps sont incarnés ou plutôt situés et qu’il y a une urgence à penser cette expérience vécue que déterminent les normes d’un ordre social et politique. Ainsi l’enjeu de cet ouvrage est de mettre en lumière les rapports entre ces corps dominés et dominants qui offrent un point de vue sur le monde (Frantz Fanon). Le corps devient le siège d’une posture interrogative vis-à-vis du monde. Déterminé, il est incarné par l’histoire de la colonisation, la Traite négrière et l’esclavage entre l’Europe, l’Afrique et l’Amérique. Ces conditions matérielles historiques et cette organisation des rapports sociaux à visée économique mais aussi en fonction de la ligne de partage des couleurs (W.E.B. Du Bois) s’ancrent dans la chair du corps de l’autre. Le corps postcolonial s’inscrit comme la condition de possibilité à penser cette relation en offrant une nouvelle version des récits historiques de ces corps. La maîtrise du corps de l’autre, dominé, esclavagisé, hiérarchisé, classé, détermine des rapports de pouvoir encore à l’œuvre dans nos sociétés contemporaines. Le corps postcolonial est ce corps oublié des sciences, le corps perçu depuis une raison philosophique qui se voulait universelle mais qui s’est détourné de toutes ses capacités singulières. C’est pourquoi, nous proposons de réunir des articles traversés par les interrogations suivantes : en quoi la colonisation européenne a-t-elle affecté les corps et leurs représentations ? Quelles en sont les traces aujourd’hui ? Comment ces marques déterminent-elles les conditions sociales et politiques d’existence des individus aujourd’hui ? Et comment penser ces formes de domination coloniales et postcoloniales qui ont affecté et qui affectent encore les corps ?

Cet ensemble d’articles veut explorer les rencontres, et particulièrement celles de la colonisation, dans son héritage et sa mémoire, qui font du corps le lieu d’une mise en question du soi et de l’autre. Il s’agit de s’interroger sur les nombreuses résistances contemporaines face aux formes de domination en montrant comment celles-ci remettent en cause les structures épistémiques, économiques et politiques léguées par les différents phénomènes de colonisation. Le corps est ici pensé comme présence au monde, comme mémoire, comme savoir et comme nécessité de subjectivation politique. Nous voulons examiner la dimension incorporée non seulement des rapports de domination et de pouvoir, des manières d’être ensemble, des formes de stigmatisation et d’assignations, des catégorisations, mais également des conditions de l’exercice de la pensée, depuis la nécessité d’une critique épistémologique de l’historiographie, d’une approche nouvelle par la décolonisation des savoirs.

Ce travail présente deux intérêts majeurs. Tout d’abord, il constitue une contribution aux études postcoloniales en langue française, un champ de recherche encore décrié du point de vue académique en France. Pourtant, depuis les années 2000, un ensemble de penseurs et de chercheurs en France multiplient les études et les analyses des conséquences contemporaines du passé colonial de l’espace français. En s’appuyant sur les études postcoloniales et les études subalternes à partir des auteurs tels que Frantz Fanon, Aimé Césaire, Gayatri Chakravorty Spivak, Homi Bhabha, Edward Saïd, Paul Gilroy, Stuart Hall, Achille Mbembe ainsi que sur les études décoloniales en Amérique Latine à travers Walter Mignolo, Enrique Dussel ou encore Anibal Quijano, cet ouvrage revisite la critique épistémique de la production et de l’énonciation du savoir. Cette critique amène à questionner l’enjeu politique actuel des places et de la participation des racisés issus des représentations coloniales dans les sociétés postcoloniales, depuis les Indépendances françaises. Nous contribuons à ce mouvement en soumettant ces questions à des recherches en cours dans l’espace français, de la Méditerranée à l’Atlantique noir (Paul Gilroy). Ventre du monde, cet espace fait référence aux continents Africain, Américain et Européen noués ensemble par l’ombilical des faits impériaux et coloniaux, par l’immémorial des tracés des navires négriers, flibustiers égarés, par les sonorités vodous, bretonnes, bantous et créoles de ces multiples voix et de ces corps qui ne cessent de manifester leur désir du monde et d’être au monde. Par ailleurs, notre but n’est pas de définir ou de (re)circonscrire ce terrain d’études encore marginalisé et même stigmatisé, mais bien de donner à voir un questionnement actuel qui anime les travaux de nouveaux chercheurs dans le champ des sciences humaines et sociales, ou encore des humanités, de l’université française.

Dans un second temps, ce numéro propose un ensemble d’analyses pluridisciplinaires sur les enjeux politiques des représentations raciales dans la vie sociale et culturelle. Ces analyses se révèlent d’autant plus nécessaires dans le contexte actuel européen de repli identitaire, de renforcement des frontières et de stigmatisations des minorisés. À travers les différents cas d’études, nous souhaitons observer comment le vivre ensemble est affecté par les représentations du corps racisé en prêtant attention aux rapports de domination postcoloniale.

Cette livraison d’Asylon(s).Digitales présente une compréhension politique du corps postcolonial suivant trois moments distincts.

La première partie interroge avec minutie les possibilités de subjectivation politique d’un corps postcolonial. Faisant écho au poème d’Aimé Césaire « Corps perdu », elle retrace la quête, parsemée d’embuches, du corps pour une existence politique. À quelles conditions un sujet est réduit à n’être qu’un corps ? Peut-il prendre une place dans le monde et faire entendre et reconnaître sa voix ? La contribution de Lotte Arndt place cette quête au cœur des archives ethnographiques européennes. Fabiana De Souza explore les manières dont certains artistes renversent les archives désubjectivantes. Réactualiser l’archive devient à la fois une praxis politique et une pratique artistique qui inverse une épistémè coloniale faisant des racisés des objets de musées. Adler Camilus explore, quant à lui, les enjeux philosophiques et existentiels de cette recherche d’un corps qui détourne les dominations postcoloniales. Partant de la propension aliénante d’un corps objet, « le corps qui n’est pas le mien », Adler Camilus s’interroge sur les possibilités d’une émancipation politique de la domination postcoloniale depuis ce corps « imposé ». C’est précisément cette issue, cette voie émancipatrice et ces voix politiques qu’explore Constantin Apovo. À partir de l’analyse de la représentation des militants Noirs dans deux films de la Blaxploitation, Constantin Apovo révèle les impasses d’un sujet, dont les désirs d’émancipation politique sont systématiquement disqualifiés, cantonnés à l’image d’un corps dérangeant et corps malade, voire dangereux.

La deuxième partie nous plonge dans les stratégies, les pratiques et les ruses mises en place pour contourner et déjouer les assignations sociales de genre où se jouent et se déjouent les normes et les assignations. Elle souligne des spécificités du corps postcolonial féminin et des manières dont le genre se combine à la domination coloniale. Comment ces formes de dominations postcoloniales s’articulent-elles aujourd’hui avec les questions d’égalité sociale et de genre ? Quelles sont les stratégies mises en place pour se défaire des assignations coloniales des corps ? Sous l’angle de l’intersectionnalité, les trois auteures démontrent la nécessité d’associer la problématique du genre à toute pensée de l’émancipation postcoloniale. Considérant l’histoire de la conquête de l’Algérie, Aurélie Perrier montre en quoi la représentation du genre affecte la relation coloniale dans laquelle le colon est revalorisé face à l’indigène par l’exposition de la masculinité et de traits virils. Par ailleurs, mettant face à face deux œuvres de Dereck Walcott et de Toni Morrison, Vanessa Sylvanise analyse les stratégies et les ruses mise en place par des femmes face au pouvoir colonial, et aux assignations de genre et de race.

La troisième partie interroge des pratiques politiques et artistiques visant à se réapproprier des corps, des espaces, voire des identités en contexte postcolonial. Comment préserver un espace à soi dans un monde qui n’échappe pas aux catégorisations qui enferment ? Par quelles pratiques politiques et artistiques est-il possible de se (ré)identifier depuis cet héritage colonial ? Dans son analyse anthropologique, Clémence Léobal retrace la résistance d’une femme « marron » en Guyane voulant préserver son habitat face une urbanisation étatique peu soucieuse de la multiplicité des identités. Puis, Claire Clouet prolonge le rapport entre espace et identité en contexte postcolonial à travers l’étude des danses de migrants africains dans des foyers d’Île-de-France. Enfin, Ary Gordien analyse la pratique du gwo-ka comme appropriation du corps et revendication critique d’une identité culturelle en Guadeloupe et en Île-de-France.
Ces trois approches permettent de dessiner trois chemins par lesquels nous proposons, collectivement, de penser ces nœuds et ces zones d’ombre des histoires coloniales et des récits postcoloniaux à partir du corps, témoin et vaisseau de nos désirs d’un monde commun.

NOTES

[1] Peau noire, masques blancs, Paris, Seuil, 1952.

[2] Le séminaire s’intitulait « Le nœud du monde. Politique du corps (post)coloniale. Perspectives croisées Europe-Afrique-Amérique ».