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15| Politique du corps (post) colonial
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Écriture postcoloniale du corps et pathologies coloniales

Adler Camilus
Docteur et enseignant, École Normale Supérieure de Port-au-Prince (Haïti)

citation

Adler Camilus, "Écriture postcoloniale du corps et pathologies coloniales ", REVUE Asylon(s), N°15, février 2018

ISBN : 979-10-95908-19-7 9791095908197, Politique du corps (post) colonial, url de référence: http://www.reseau-terra.eu/article1407.html

résumé

L’objectif de cet article est d’analyser le corps du sujet altérisé par l’imaginaire colonial de la race fondant l’esclavage moderne comme le tombeau où se refugie le fantôme du maître/colon. Cette idée doit être comprise au sens où ce corps porte le spectre de la réification du maître-fantôme. Celle-ci est le signe d’une présence spéculaire non abolie ou non-effacée dans l’imaginaire en tant qu’elle supporte toujours le geste colonial dans sa phénoménalité post-coloniale, c’est-à-dire dans sa reprise ou sa répétition. Que ce sujet soit visible uniquement comme Nègre (Frantz Fanon) ou invisible du fait de son être-nègre construit et objectivé (Ralph Ellison) ou assigné à l’invisibilisation selon une logique d’exclusion/inclusion, cette phénoménalité demeure le lieu de son enchaînement.

This body that is not mine : bodies in (post)colonial situations of domination, colonial pathologies and emancipations

This paper’s objective is to analyse the body of the subject that is made “other” by the colonial imaginary of race, that same imaginary that places the slavery as the tomb where the specter of the master/colon figure find refuge. This bodies carries the reification of the ghost-master. This is the case whether it is seen solely as a “Nigger” (Fanon) or is not seen (Ellison) : this phenomenality remains attached to the colonized subject.

« Mon ultime prière :
Ô mon corps, fait de moi toujours un homme qui interroge ! »
Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs

Cet article a pour toile de fond une double expérience subjective : celle d’être confronté à la violence coloniale dans les rapports des ex-colonisés à leur propre corps, au travers de la dépigmentation comme expression pathologique du colonial, et celle d’avoir été interpellé par un sujet tout aussi marqué par l’expérience coloniale sous le nom de Nègre réduit à son sexe. Son objectif est d’analyser le corps du sujet altérisé par l’imaginaire colonial de la race fondant l’esclavage moderne comme le tombeau où se refugie le fantôme du maître/colon. Cette idée doit être comprise au sens où ce corps porte le spectre de la réification du maître-fantôme. Celle-ci est le signe d’une présence spéculaire non-abolie ou non-effacée (non-symbolisée) dans l’imaginaire en tant qu’elle supporte toujours le geste colonial dans sa phénoménalité post-coloniale, c’est-à-dire dans sa reprise ou sa répétition. Que ce sujet, en tant qu’être affecté par le regard colonial et déterminé par la grammaire du colonial, soit visible uniquement comme Nègre (Frantz Fanon [1]) ou invisible du fait de son être-nègre construit et objectivé (Ralph Ellison [2]), assigné à l’invisibilisation selon une logique d’exclusion/inclusion [3], qu’il soit assimilable au Nègre grimaçant dans le tramway, le Nègre « comique et laid », dont Aimé Césaire nous dresse le portait par un retournement du langage, dans Cahier d’un retour au pays natal, cette phénoménalité demeure le lieu de son enchaînement. Alors comment peut-il s’en libérer ?

Le colonisé se fait révolutionnaire en dansant sur le cadavre du maître/colon tout en croyant pouvoir s’en libérer par la force de ses armes. Mais son devenir-autre [4] serait obstrué par le processus de réification du maître-fantôme qui apparaît sous de nouveaux visages inattendus. Cette réification est présente chez le post-colonisé sous la forme d’un mépris de soi : le retournement pathologique de la violence coloniale contre soi. Elle se manifeste dans le procès de l’identification du maître à la Norme et à la Loi de l’universel. Pourtant, « contrairement à ce qu’on est le plus souvent tenté de croire, le maître n’est rien. Et il n’a rien en propre » [5], écrit Jacques Derrida. Nous la voyons aussi à l’œuvre dans le devenir-maître du post-colonisé symbolisé par des rapports de domination et de violence entre frères et sœurs, entre père et fils, en somme entre autochtones engendrant l’autodestruction et l’auto-enchaînement. D’où « […] l’intensité de ‘la violence du frère à l’égard du frère’ et le statut problématique de la ‘sœur’ et de la ‘mère’ au sein de la fratrie » [6]. Enfin, elle est surdéterminée et omniprésente chez l’ex-colonisateur par son enfermement dans l’enclos de l’imaginaire colonial de la race. Cela donne lieu, dans le premier cas de figure, à tout un ensemble de rituel prenant la forme d’une exorcisation de la part maudite de soi constituée en dette et culpabilité à la fois (Schuld) pour le sujet postcolonial. Dans la seconde configuration, elle nourrit l’idée d’une histoire ponctuée de répétition des scènes de malheur contre tout devenir. En dernier lieu, elle renvoie à l’impossibilité d’instituer une scène de rencontre égalitaire (lieu d’apparition des corps) par-delà la race entre anciens maîtres et anciens colonisés.

Que signifie émancipation si nous sommes pris dans l’enveloppe de cette réification renvoyant l’espace de civilité républicaine à sa mémoire coloniale, l’universalité à son envers, la « modernité » à sa « face cachée », selon la configuration coloniale du monde moderne [7], ainsi que le post-colonisé à la tonalité du passé colonial-esclavagiste qui ne ce cesse de revenir par son autopoïèse [8] ? Que signifie-t-elle dans un espace postcolonial (ancienne colonie, ancienne métropole) lorsque l’État de droit est saisi par le colonial et lorsque ce dernier se métamorphose sous le masque du postcolonial ? Comment alors « faire peau neuve, développer une pensée neuve, tenter de mettre sur pied un homme neuf » [9] ?
Comment faire advenir un sujet neuf après son auto-abolition comme figure de la servitude ?

Le devenir-autre comme travail clinique de soi par soi n’est possible qu’« en se délivrant de la part servile constitutive de soi et en travaillant pour l’accomplissement de soi en tant que figure singulière de l’universel » [10]. S’il arrache les corps de l’enclos colonial, libère la puissance langagière des subjectivités et s’il est toujours inaccompli, comment peut-il neutraliser en même temps le devenir-maître [11] de l’ex-colonisé, c’est-à-dire contourner sa tentation à transformer les rapports sociaux postcoloniaux en rapport de maîtrise et de servitude ? Comment peut-il porter l’exigence anarchique d’une configuration décoloniale du monde tendant vers l’acolonialité ? L’exigence de l’émancipation nécessite l’auto-abolition de soi et la déprise de son corps afin d’ouvrir la possibilité d’une scène de rencontre polémique [12].

Afin de mieux faire ressortir les enjeux de ces interrogations - sans prétendre pouvoir y répondre -, qui sont inscrites dans une expérience subjective et enracinées dans les modes de configuration des rapports sociaux postcoloniaux, je proposerai une analyse en trois temps. Il s’agira de : faire ressortir le caractère autopoïétique de la réification du maître-fantôme (I), analyser les effets des pathologies coloniales (II), et saisir philosophiquement la question du corps en lien avec l’expérience de la domination coloniale.

La réification du maître-fantôme et l’expérience sociale du regard

Dans Cahiers de retour au pays natal, Césaire décrit une scène qui a tous les traits d’une scène d’interpellation. Celle-ci ne mobilise pas les mêmes éléments de langage que celle de Fanon analysée par Pierre Macherey de façon comparative avec celle d’Althusser [13]. Un homme noir, un ouvrier, est pris en otage par le regard des femmes et contraint de s’effacer dans un tramway. Le narrateur en fait le récit de manière à ce qu’y apparaissent ses conditions sociales d’existence et sa condition de sujet racialement assignée. L’insistance sur ses traits physiques, sur la peur qui ronge un gaillard, « avec des mains tremblantes de boxeur affamé », qui « se » fait « tout petit » et s’abandonne lui-même sur le siège montre tout le drame subjectif provoqué par cette expérience. Il n’y a ici ni échange langagier au sens strict, ni appel (« Eh ! vous là-bas », chez Althusser). Pourtant, l’assignation du sujet au nom de la grammaire de l’imaginaire colonial semble irréversible : le regard traduit une injonction à un effacement de soi. Le Nègre est coupable d’être-là !

Il s’agit d’un « ouvrier infatigable » et miséreux dont le corps est neutralisé par les conditions objectives d’existence, un ouvrier dont le corps porte les signes de la violence de sa condition sociale. Il est décrit comme un « nègre comique et laid », « affalé », « mélancolique » et « sans pudeur ». « Un nègre enseveli dans une vieille veste éliminée. Un nègre comique et laid [14] et des femmes derrière moi ricanaient en le regardant. […] J’arborai un grand sourire complice… Ma lâcheté retrouvée ! » [15], ajoute le narrateur. Qui sont ces femmes ? Le ricanement qui accompagne leur regard traduit cette interpellation à laquelle l’homme répond comme un colonisé. Si le corps noir a une mémoire insoutenable (la mémoire de la domination coloniale qui ne cesse de hanter notre présent), le rapport à son corps traduit la difficulté, pour l’ex-colonisé, à devenir un sujet qui fait le deuil de cette expérience pour pouvoir habiter pleinement son présent. Face à cette difficulté, il veut abolir son corps comme le siège d’un tord, d’un traumatisme. « Nul ne sait ce que peut un corps », disait Spinoza dans l’Ethique, mais un corps dépigmenté est-il encore le siège d’une énergie latente et indomptable ? L’ex-colonisé malade n’est-il pas un bois mort de l’histoire ?

C’était par une autre expérience du regard que j’étais amené à redécouvrir que j’étais un corps assigné et susceptible d’être assiégé, un sujet réduit à une partie invisible de moi-même. C’était un après-midi d’été parisien pas comme les autres, non loin de la gare de Saint-Maur à côté de la station de bus 111. J’ai été apostrophé par un groupe de jeunes garçons se réclamant d’Algérie. Discutant avec une jeune femme originaire de leur pays qu’ils reprochaient d’être une Algérienne inauthentique pour avoir couché avec les « Autres », ils l’avaient traitée de tous les noms. L’un deux disait, « tient voilà, à présent elle aime les « Nègres » pour leur « bite » ».
À ce moment, j’étais sur le point de terminer ma thèse de doctorat de philosophie consacrée à Haïti : son expérience coloniale, sa Révolution et son devenir décolonial entravé. Théoriquement, j’étais armé pour n’être pas affecté par son interpellation. C’était un Algérien qui traitait un Haïtien de Nègre à Paris tout en le réduisant à son sexe. Regardant autour de moi, j’avais eu la sensation d’être seul en ce lieu avec mes références théorico-historiques : Jean-Jacques Dessalines, Joseph Anténor Firmin, Frantz Fanon, Aimé Césaire... Remémorant cette scène, je me suis parfois demandé pourquoi je me suis tu.

L’idée de penser le corps-nègre comme le tombeau où se refugie le fantôme du maître pose la question de l’émancipation (et de son effectivité). Celle-ci est définie, en contexte postcolonial, comme la sortie (le détachement) de l’imaginaire colonial dont l’entrecroisement avec l’imaginaire social du pouvoir produit les potentats obscènes minant ainsi l’expérience postcoloniale de fondation et de commencement. Cet entrecroisement engendre la réification des rapports de domination, qu’ils soient fondés sur la race, le capital, le genre. Contre cette réification qui met en évidence la vitalité de la colonialité, il faut opposer la décolonialité comme praxis émancipatrice dont le déploiement ultime tend vers l’acolonialité (le « a » privatif). Celle-ci suppose la mise en œuvre d’une logique sociale du monde qui tend à éviter ou à contourner la répétition du colonial sous le masque du postcolonial et disjoindre les rapports de domination. Priver le colonial de sa puissance de transformation et de « contamination » consiste à penser la reconfiguration radicale du monde, les rapports entre les corps et les subjectivités par-delà le spectre de la grammaire coloniale. S’émanciper de cet imaginaire social du pouvoir consiste à laisser ouverte une brèche-anarchique au nom d’un horizon acolonial comme horizon d’agir et de penser.

Plus fondamentalement, Michel-René Hilliard d’Auberteuil [16] est l’un de ceux qui donnent l’énoncé du corps-nègre. Il affirme que « l’intérêt et la sûreté de la colonie veulent que nous accablions la race noire d’un si grand mépris que quiconque en descend jusqu’à la sixième génération soit couvert d’une tâche ineffable » [17]. L’exhibition de cette dernière, qui est contemporaine de l’invention de la race, est un rappel aussi bien qu’un appel adressé à l’ex-colonisé susceptible d’être transformé en auto-flagellation. Elle devient le signe du passé énonçant l’impossibilité à ce que ce passé soit différent du présent contre tout devenir.
Une « tâche ineffable » est celle qui résiste au changement du temps qui vient et à l’agir humain disruptif. Elle résiste parce qu’elle doit dire ce qui est une fois pour toute. C’est la raison pour laquelle, jusqu’à la sixième génération, et bien au-delà, le post-colonisé en porterait les signes comme justification de son exclusion de la cité ou son enfermement dans le dehors de la « communauté ». Elle réactive la souffrance mémorielle comme le dépôt d’une plaie non pansée/pensée dans le but de dépouiller le dominé de toute capacité à s’approprier l’histoire, à en avoir le souci pour pouvoir se présenter autrement au monde. Il n’existe pas, avant l’invention de la race, de « tâche ineffable » qui me révèle aux autres en me déterminant comme un « être-pour-les-autres » et un sujet-pour-la-mort. La modernité, par sa configuration dans le dehors imaginaire de l’Europe, invente cette tâche et les fantasmagories qui doivent la justifier selon la raison conquérante.

Moreau de Saint-Méry disait dans la même perspective que [contrairement aux Juifs qui peuvent être confondus avec les autres citoyens français], « nous ne pouvons empêcher que la couleur des affranchis ne rappelle leur origine et ne réveille toujours dans ceux avec lesquels cette origine est commune, l’idée de servitude » [18]. Mon corps doit porter le témoignage d’un rapport de causalité naturelle entre ma couleur et l’idée de servitude. Cette relation évacue la question du jugement, de la responsabilité et de la condamnation. Elle transforme l’histoire de l’esclavage et celle de la traite négrière en un procès ontologique de l’histoire, c’est-à-dire son propre déploiement interne dont la malédiction biblique aurait été la vérité matricielle. Au nom de cette « origine commune », qui devient le propre d’une humanité excrémentielle, nous retrouvons chez Moreau de Saint-Méry [19] une saisie ontologique du Nègre d’où découlent 126 espèces de nègres dans la colonie selon le discours colonial. Le Nègre, comme genre, produit les nègres comme espèce dans son croisement biologique avec l’autre.
Mon corps porterait la mémoire de sa servitude et la justification de son asservissement. Il devient aux yeux du maître ou de son héritier une nécessité pour le post-colonisé de faire constamment la démonstration de son égale humanité et de son droit à être-là au nom de l’égalité : l’espace de la civilité républicaine. En ce sens, il nourrit la hantise à m’effacer du monde. Le corps-nègre est une présence fantomale au monde sans enracinement symbolique vouée à son effacement ou à son enfermement dans l’univers bestial par le geste colonial. Il doit être donc maîtrisé, neutralisé et repoussé vers le dehors.

Impossible entre-deux, entre soi et l’autre : le corps-nègre en lambeau

À partir de ce qui précède, il est facile d’admettre la conclusion tirée de l’analyse croisée de la scène d’interpellation althussérienne et de celle de Fanon portée par l’idée de « tiens, un sale Nègre ! ». Elle met en évidence « deux figures de l’interpellation » qui s’inscrivent dans deux mécanismes d’assujettissement différents, et qui engendrent, par conséquent, deux réactions distinctes de la part des interpellés. Ce croisement, effectué par Pierre Macherey, nous met face à l’impossibilité de penser l’émancipation et révèle l’illusion de toute scène de rencontre intersubjective (par-delà le spectre de l’imaginaire colonial de la race) entre les deux corps marqués par l’expérience de la domination coloniale. Le corps du maître est aussi marqué par celle-ci et porte illusoirement les signes d’une élévation en humanité contrairement au corps-nègre. Dans quelle mesure nous serait-il possible de ne pas nous enfermer dans l’enclos colonial de la race ? La réponse serait évidente puisqu’« il en résulte que, de quelque côté qu’il se tourne, le nègre reste pris dans la nasse que tend sur lui la situation coloniale, qui le condamne à être un sujet surdéterminé, un sujet avec quelque chose en plus (ou en moins), c’est-à-dire un sujet qualifié : sa maladie est, peut-on dire, incurable » [20]  ? Que signifie s’émanciper pour nous si notre maladie est incurable et si les pathologies coloniales nous surdéterminent comme sujet hantés, affectés et infectés par le colonial ?

En réalité, si l’écriture postcoloniale du corps l’inscrit dans une posture de résistance, sa résistance n’est pas moins entravée par les pathologies coloniales. Celles-ci sont les divers modes de manifestation au présent de la réification du maître-fantôme et de l’imaginaire symbolique du maître. La dépigmentation comme pratique consistant à se donner un nouveau corps en est la forme la plus sauvage et visible. Elle est une tentative de débarrasser un corps de ce qui est présenté comme étant sa corporéité malade justifiant sa laideur, sa difformité et sa monstruosité. Elle produit l’effet d’un masque cachant faussement le corps-nègre. Elle n’est autre chose que le nom d’une certaine forme de maladie coloniale, l’impossibilité pour l’ex-colonisé d’habiter son corps, de se réconcilier avec lui-même tel qu’il apparaît dans le miroir social déformant.
En tant que symptôme des pathologies coloniales, quelque chose qui renvoie à la blessure coloniale troublant sans cesse le rapport à soi et à l’autre, la dépigmentation est un tort qu’on fait à soi-même ainsi qu’aux autres. Dans les transports parisiens, j’avais tendance à interpréter la dépigmentation comme une violence contre mon propre corps, la manifestation de quelque chose de symptomatique qui semble prétendre justifier la prétendue insignifiance de mon être. Parce que le corps noir du colonisé était pour le maître la vérité irréfutable de son infériorité, le sujet postcolonial malade, qui vit son émancipation ou sa libération comme un acte manqué, veut s’en débarrasser. Il sublime la violence coloniale en la retournant contre lui-même sous la forme d’un amour pathologique de son corps. Il tente vainement de se donner un nouveau corps mettant ainsi en exergue une haine secrète de soi. Comment avoir un corps qui n’est pas le sien ? Ce processus d’auto-abolition du corps, en tant que corps portant la signature du colon ou du maître, est un geste qui tend à abolir son auteur et à renvoyer en même temps une image psychique troublante aux ex-colonisés. Il me semble qu’en étant en France et en Haïti, mon attention à la dépigmentation est conditionnée par les expériences du regard qu’elle génère et les possibilités de transformations sociales et de soi qu’elle obstrue.

Sous l’effet de la métamorphose du colonial en post-colonial et de la configuration des rapports de pouvoir et de domination, les pathologies coloniales deviennent le lieu de sédimentation et de prolifération des pathologies sociales postcoloniales. Ces dernières entravent le présent comme temporalité prometteuse du devenir et de l’émancipation. Elles produisent le développement obstrué de la libération. Mais elles ne sont pas forcément internes, c’est-à-dire substantiellement liées à l’expérience révolutionnaire et à la fondation postcoloniale des sociétés concernées ici.
Chez Axel Honneth, les pathologies sociales, les « pathologies du social » produisent le développement manqué de la modernité dans son incapacité à rendre effective sa propre promesse d’émancipation. Mais celles qu’il diagnostique sont internes au capitalisme et à la modernité. Elles se jouent au niveau structurel et normatif, que ce soit dans la réalisation [21] de la raison dans l’Histoire (idée devenue aujourd’hui désuète après avoir alimentée la Théorie critique occidentale [22]), la mise en œuvre effective des institutions de socialisation. Elles bloquent et neutralisent le processus social et psychique qui permet une réalisation de soi (une vie accomplie) dans la société. D’où le décalage entre ce que la société promet, les attentes sociales des individus (extériorisées dans les conflictualités sociales) et les conditions sociales d’existence perçues comme des points de blocage à cette réalisation de soi en interaction avec celle des autres [23]. Comme le rappelle Honneth, la tâche première d’une théorie critique ou de la philosophie sociale est « de diagnostiquer, parmi les processus du développement social, ceux qui constituent une entrave pour les membres de la société et réduisent leurs possibilités de mener une vie accomplie, une vie sociale réussie [24] ». L’usage du concept de pathologie et de diagnostic suppose toujours hypothétiquement un cadre social, normatif et alternatif, dans lequel les effets négatifs de la vie sociale peuvent être neutralisés. « On ne peut parler véritablement d’une ‘pathologie’ de la vie sociale que si l’on dispose de certaines hypothèses sur les conditions de l’autoréalisation de l’être humain [25]. »

En général, l’idée de pathologie, qu’elle soit coloniale, postcoloniale et sociale, évoque toujours l’image d’une affectation négative de la société et de la maladie du corps social dont la puissance d’autoreproduction est neutralisée. Les pathologies (éléments perturbateurs) sont l’effet d’une organisation sociale morbide qui produit des subjectivités malades, des corps malades (comme le corps-nègre pour un ex-colonisé non-émancipé). Elles ne peuvent être visibles réellement qu’après avoir été diagnostiquées, soit au regard de ce que la société dit d’elle-même et promet au monde, soit au regard d’une (autre) normativité extérieure à elle-même (à l’image de Rousseau relu par Honneth). Si l’expérience coloniale est une structure de domination génératrice de pathologies, si la colonie est par excellence la pathologie de la modernité, elle produit des corps, des subjectivés hantés et des schèmes qui façonnent nos expériences sensibles.

Il semble que la maladie serait incurable si elle annihilait la capacité du sujet post-colonial à s’auto-instituer et à s’auto-fonder comme figure de l’universel polémique. La conclusion de Macherey ne nous laisse pas le choix. Elle énonce notre incapacité à avoir un discours non altéré par la voix énonciatrice et interpellatrice qui fabrique le « sale Nègre », à être sujet de langage par-delà les nasses coloniales.
Nous serions contraints de nous soumettre à cette injonction comme sujet surdéterminé. Cette maladie n’est rien d’autre que les pathologies coloniales et serait le propre d’un sujet singulier. Mais cette voix interpellatrice n’est-elle pas tout aussi malade en tant qu’elle est celle d’un corps qui prétend être dans la transparence pure de la vérité phénoménale de son être, alors que ce corps a déjà été retravaillé par la mémoire coloniale-esclavagiste ? Si elle était auto-interpellatrice, il nous serait plus facile de montrer à quel point elle est aussi structurée par la colonialité.
Le corps-du-maître comme corps dit sain qui aurait la puissance du dévoilement de la lumière de l’être n’existe pas dans sa prétention sans son double antithétique et fantomatique : le corps-nègre. Cela nous enferme dans une dualité ontologique qui neutralise toute possibilité d’une scène de rencontre par-delà l’imaginaire colonial de la race en instituant par conséquent un impossible entre-deux, entre soi et l’autre. Contre cet impossible entre-deux, entre soi et l’autre, comme enclos subjectif nourri par la colonialité, l’auto-abolition de soi suppose dans un même mouvement dialectique la déconstruction du corps-nègre et du corps-du-maître.

Il est possible de rencontrer le nom des pathologies coloniales de diverses manières. Après l’incapacité du sujet postcolonial à retrouver l’autre au nom de la ressemblance sans trahir l’égalité [26], le XIXe siècle haïtien porte la mémoire d’un combat pour la reconnaissance dont Anténor Firmin [27] aura été la figure la plus représentative. Au nom de l’humanité, la République d’Haïti fut devenue celui d’une démonstration de l’égalité entre les races prouvée par l’élite intellectuelle contre le racisme académique. Face aux pathologies coloniales (le bovarysme collectif chez Price-Mars, par exemple), le sujet postcolonial cherche à fonder une subjectivité qui aurait retrouvé son sol de natalité et de déploiement par le détour vers l’Afrique contre l’exubérance mégalomaniaque du maître. L’Afrique devient le lieu mythique du surgissement généalogique de Soi, la scène d’une auto-interpellation et de l’impossible auto-fondation du sujet.

C’est ainsi qu’au XXe siècle, Jean Price-Mars avait tenté d’élever en vérité ethno-anthropologique l’idée selon laquelle par « ses huit dixième », l’identité/la culture haïtienne / « l’héritage ancestral » est un « don de l’Afrique » [28]. Il avait lancé le mot d’ordre « soyons nous-mêmes le plus complètement possible » (reconnaissance de soi par soi) contre les élites déconnectées et déracinées de la vie sociale haïtienne. La « multitude » devient le sujet de l’effectivité de cet héritage ancestral au prix de son exclusion et de son confinement par une « élite » méprisante, non soucieuse de sa « mission de leadership » et de sa « vocation ». Mais Price-Mars ne peut pas la penser comme sujet politique contre l’ordre social dominant et s’est donné in fine comme tâche de penser une sorte d’élite qui vient. Tel fut le moment de la Négritude.
Le sujet post-colonial serait de nouveau le jouet de la réification comme s’il ne pouvait que rater le sol de toute intersubjectivité décoloniale. Il serait alors face à une double perte : perte de soi et perte de l’autre, le propre d’un sujet-flottant-errant qui ne parvient pas à s’auto-fonder comme figure polémique de l’universel. Cette double perte est l’impossible entre-deux, entre soi et l’autre, la difficulté de se dessaisir de son corps. Il s’agit aussi d’une impossibilité à re-constituer l’unité symbolique et imaginaire de celui-ci pour qu’il ne soit pas mis en lambeau par l’imaginaire de la race. Par conséquent, un tel sujet risque à tout moment de devenir « esclave de son infériorité » [29] fabriquée par le savoir colonial sans une émancipation effective.

Mon corps n’est pas le mien, il est celui de l’Autre

Comment se désapproprier de son corps qui n’est pas le sien lorsqu’il a été le siège de l’imaginaire colonial portant la signature perverse de ce dernier ? Quelles sont les conditions de possibilités de l’émancipation ? Comment éviter les formes d’auto-asservissement en se libérant de ce qui a été construit pendant des siècles de violence et de prédation comme la part maudite de soi enracinée dans l’histoire biblique imaginaire exhibant la malédiction paternelle de génération en génération de celui qui deviendra le Nègre [30], selon les fantasmagories coloniales ?

Mon corps est toujours le site de l’écriture masquée et affichée du savoir colonial. Il n’y a pas d’émancipation possible si le sujet (post)colonial ne peut se détacher ou sortir de l’emprise de l’imaginaire de la race, de l’imaginaire social du pouvoir et « s’auto-abolit comme Nègre ». L’« auto-abolition de soi » suppose alors la capacité de se défaire de son corps comme étant celui qui n’est pas le sien, mais celui par lequel son entrée dans une certaine histoire aura été la tentative de son expulsion de l’humanité (la prétention mégalomaniaque du maître). Se défaire de son corps ne consiste pas à le dépigmenter faute de pouvoir s’en donner un autre, ni à en avoir honte ou à s’en détourner. Cela revient à l’arracher de l’histoire dans laquelle on veut toujours l’enfermer et à dynamiter tout rapport entre sa configuration épidermique et la phénoménalisation d’une quelconque vérité de l’être. L’auto-abolition est une déprise qui rouvre la possibilité du devenir acolonial.
Mon corps n’est pas le mien ! Il est celui de l’Autre ou du maître comme corps qui m’est impropre, mais qui me détermine, m’objective et m’abolit auprès des autres. Il est, par conséquent, celui que je ne peux pas habiter. Pourtant, il m’habite par l’intermédiaire d’un certain regard, m’approprie, se substitue à ma présence au monde en obstruant mon ouverture au monde. Le sujet colonial est possédé par ce corps pour pouvoir être possédé par le corps de l’Autre. Que signifie être possédé par son corps qui n’est pas le sien pour un tel sujet ? Cela doit être entendu au sens où il porte une vérité contemporaine de l’invention de la race qui ne le révèle pas au monde si ce n’est comme une bête parlante, mais l’enferme dans un trou existential hors du monde. Cela veut dire aussi qu’il le néantise et l’anéantit aux yeux du maître ou de son héritier. Alors, la différence radicale est visible lorsque l’on affirme ailleurs que « mon corps, au sens fort, n’est pas mien, il n’est pas de moi, il est plutôt nôtre, ce corps collectif et collection de morceaux socialement choisis » [31]. Ce singulier sujet n’a pas de corps qui lui soit propre. Celui qu’il revendique comme Nègre n’est pas le sien de la même manière que celui fabriqué par la race. Il doit abolir les deux pour s’auto-émanciper.

Dans une réinterprétation de la « conscience malheureuse » et de « l’auto-servitude chez Hegel », Judith Butler dans La Vie psychique du pouvoir, au moment où elle interprète la « maîtrise et la servitude » par la relation au travail, tente de saisir un rapport d’échange entre le « maître » et le « valet », « un marché ou un accord », où la ruse et la dissimulation engendrent la complicité du dominé. Ce rapport s’exprime de manière étrange : « en réalité, l’impératif auquel est soumis le valet consiste en la formulation suivante : sois mon corps à ma place, mais ne me dis pas que ce corps que tu es est mon corps » [32]. Cet impératif exprime une double obligation qui paraît à première vue antithétique : celle de « se substituer » au corps de l’autre [33] dans l’espace colonial et celle de n’être pas son corps aussi bien dans ce même espace qu’ailleurs. Comment lier les deux en même temps et les rendre effectives ? En réalité, ce double impératif témoigne d’un seul et même geste comme modalité de l’accumulation du capital passant par l’appropriation du travail de celui qui est assigné à devenir esclave du maître. Une fois le travail accompli, la présence du maître exclut le captif de toute relation à l’objet du travail. Il se substitue alors à l’esclave et celui-ci se confond avec l’objet comme simple instrument et marchandise. Pourtant, l’esclave reconnaît sa signature sur l’objet mais en perd le bénéficie volé par le maître :
« le valet signe, en quelque sorte, pour le maître, en tant que signataire délégué, substitut du maître. Ainsi la signature ne scelle pas la propriété de l’objet par le valet, mais devient le site du redoublement de la propriété et, par conséquent, plante le décor d’une scène de contestation » [34].

Le prétendu marché ou accord devient la violence singulière instituée par le droit colonial. Il s’inscrit dans l’économie globale de l’entreprise esclavagiste et l’institutionnalisation de la race comme grille d’intelligibilité du monde et fondement de la nouvelle division internationale du travail [35]. Je suis présent dans l’espace colonial et exclu de toute humanité. Entre les deux corps, le maître institue une différence ontologique. La phrase « sois mon corps à ma place, mais ne me dis pas que ce corps que tu es est mon corps » s’inscrit dans cette ontologie. Montesquieu [36] en donne la configuration portée par un « corps tout noir » privé d’une « âme, surtout d’une âme bonne ». Si Dieu, « Être très sage », est l’auteur de ce corps-monstre, le maître ne peut pas être « chrétien » (un « homme »). Mais l’auteur l’énonce sous une forme (« si j’avais à soutenir le droit que nous avons eu de rendre les nègres esclaves ») qui ouvre l’espace d’un conflit d’interprétations. Cela énonce une prétention de m’enfermer dans une prétendue ipséité. Celle-ci porterait la révélation phénoménale de mon identité servile. Le signe de la présence fantomale de l’Autre qui rôde autour de moi, m’éclipse et m’objective sans cesse comme la figure archétypale de l’Autre tant que je ne parviens pas à devenir-autre contre la « bête » [37] ou cette figure duelle mi-bête mi-humaine dont j’aurais été l’incarnation, selon l’imaginaire instituant l’esclavage moderne. Le devenir-autre n’énonce pas une contre-ipséité de soi qui doit révéler une contre-vérité de mon être. Il est une contré-écriture. Il est celui de l’émancipation du sujet à sortir de l’enclos de la race et des rapports de domination. Il nécessite par conséquent une contre-écriture de soi que j’appellerais une contre-écriture décoloniale de soi contre toute hantise à habiter l’être ou à l’exhiber et à voir dans l’autre la cause de mon malheur.

L’Africain (qui devient une marchandise aux yeux du négrier et du maître) se découvre comme un corps étrange/étranger sur les rives coloniales. Son corps est le site de son entrée dans le monde colonial et de son impossible rapport au monde de l’humain. Il a été altérisé et enfermé dans le dehors imaginaire de l’histoire, du monde et de l’Europe/Occident par sa surdétermination. Il ne peut pas, par conséquent, séjourner à nouveau au monde tout en habitant ce corps. Mon effort consistait à montrer qu’une déprise de ce corps où les pathologies coloniales viennent se greffer met en jeu la question de l’effectivité de l’émancipation. Celle-ci est à ce prix ! Que ce soit en situation coloniale ou post-coloniale de domination, son inscription au monde a été déterminée par son corps comme proie et cible du pouvoir.
Le sujet post-colonial doit s’auto-abolir pour pouvoir devenir-autre (« devenir autrement soi-même », d’après la formule de Seloua Luste Boulbina) selon les exigences décoloniales d’une reconfiguration du monde sans prétendre retrouver le trésor d’un âge perdu en s’enfermant dans la dualité ontologique (Soi/Autre). Il doit sortir de la race ainsi que de l’imaginaire social du pouvoir qui engendre son devenir-maître, lequel transforme le soleil des indépendances en un jour sans soleil et une insoutenable détresse humaine. Devenir-autre est le contre-point libérateur qui transcende les pièges de la réification du maître-fantôme. Il est le perpétuel site du surgissement d’un « mauvais sujet » (Louis Althusser) contre l’institution d’une « vie sociale méprisante » et les rapports de domination/exploitation donnant lieu à l’appropriation du commun. Mais il doit être aussi le geste disruptif qui déconstruit la frontière et qui institue les dehors comme espace pour les Autres.

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NOTES

[1] Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, Paris, Éditions du Seuil, 1952.

[2] Ralph Ellison, L’homme invisible, pour qui chantes-tu ? trad.de l’anglais, Paris, Grasset, 1969.

[3] Cf. Adler Camilus, « La communauté et son dehors », in John Picard Byron (dir) Production de savoir et construction sociale. L’Ethnologie en Haïti, Presses de l’Université Laval/Éditions de l’Université d’État d’Haïti, 2014, pp. 271-286.

[4] La notion du devenir-autre est employée dans la préface de la Phénoménologie de l’Esprit de Hegel. Devenir-autre signifie ici la mise en acte d’un processus de transformation de soi et du monde, un long travail clinique sur soi comme sujet affecté (ex-colonisé et ex-colonisateur) par la colonialité. Il est toujours contemporain du devenir du monde, de sa reconfiguration sociale comme lieu de son inscription et de sa vérification. Lorsque Fanon parle de la nécessité de faire peau neuve, de mettre sur pied un homme neuf, d’interroger le soleil, nous pouvons y voir les conditions de possibilité du devenir-autre après l’expérience de domination coloniale.

[5] Jacques Derrida, Le monolinguisme de l’autre ou la prothèse d’origine, Paris, Galilée « Incises », 1996, p. 45.

[6] Achille Mbembe, De la Postcolonie. Essai sur l’imagination politique dans l’Afrique contemporaine, 2e édition, Paris, Karthala, 2005, p. XI.

[7] Walter Mignolo, Local histories/Global designs. Coloniality, Subaltern knowledge and border thinking, Princeton, Princeton University Press, 2000. p. 249.

[8] La notion d’autopoïèse doit être comprise ici comme l’effet de la non-symbolisation (supposée) de l’expérience de la domination colonial-esclavagiste, d’où la répétition pathologique de sa violence et de la colonialité. Par conséquent, toute expérience postcoloniale de fondation et de commencement serait phagocytée par celle-ci. « Du grec auto, soi-même, et poièsis, production, création, l’autopoièse est la propriété d’un systèmede se produire lui-même, en permanence et en interaction avec son environnement, et ainsi de maintenir sa structure malgré le changement de composants. » Angèle Kremer-Marietti, « Réflexions sur l’autopoièse », in Revue Dogma, Revue philosophique et des Sciences humaines, Otobre 2012, www.dogma.lu, pp. 1-6.

[9] Frantz Fanon, Les Damnés de la terre, Paris, La Découverte & Syros, 2002 [1961], p. 305.

[10] Achille Mbembe, Sortir de la grande nuit, Essai sur l’Afrique décolonisée, Paris, La Découverte, 2010, p.62.

[11] Cet aspect que j’ai déjà problématisé ailleurs apparaît sous une forme brutale dans le Royaume de ce monde de Carpentier et la Tragédie du Roi Christophe de Césaire.

[12] L’idée de scène est empruntée ici à Jacques Rancière. Il s’agit plus précisément du moment où la question de l’égalité qui doit être sans cesse vérifiée, comme « égalité de n’importe avec n’importe qui », est en jeu. La rencontre est polémique en tant qu’elle ne peut être possible sans saper les présupposés qui ont fondé la colonie esclavagiste moderne et l’imaginaire moderne de la race. Toute scène porte toujours une re-configuration. Dans La méthode de l’égalité, Rancière précise que « la scène est fondamentalement antihiérarchique » et qu’elle « est la rencontre directe du plus particulier et de l’universel ». Jacques Rancière, La méthode de l’égalité, « Entretien avec Laurent Jeanpierre et Dork Zabunyan », Paris, Fayard, 2012, pp. 119-120. L’universel ici peut avoir pour nom l’égalité (Rancière). Cf. Ma thèse de doctorat.

[13] Pierre Macherey, « Deux figures de l’interpellation : « Hé, vous, là-bas ! » (Althusser) – « Tiens, un nègre ! » (Fanon) » http://philolarge.hypotheses.org/1201, 15 février 2012.

[14] Reprise du poème de Beaudelaire « Albatros ». Le vers cité est celui-ci : « Ce voyageur ailé, comme il gauche et veule ! / Lui naguère, si beau, qu’il est comique et laid ! / L’un agace son bec avec un brûle-gueule / l’autre mime, en boitant, l’infirme qui volait ! ». Cf, Les fleurs du mal. Je remercie ici Françoise Simasotchi-Bronès de m’avoir rappelé cette référence lors d’un colloque international (sur « La mise en récit et écritures des sociétés postcoloniales. Penser l’état présent et ses pathologies ») à Port-au-Prince, 2017.

[15] Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal, Paris, Présence africaine, 1983, pp. 40-41.

[16] Il est l’auteur de Considération sur l’état présent de la colonie française de Saint-Domingue, Paris, Grangé, 1776.

[17] Cité par Dantès Bellegarde, Haïti et ses problèmes, Montréal, Éditions Valiquette, [1941 ?] L’auteur ne cite pas la référence de l’affirmation d’Auberteuil. Souligné par moi.

[18] Louis-Élie Moreau de Saint-Méry, Considérations présentées aux vrais amis du repos et du bonheur de la France, 1791, p. 37. Archives Nationales, AD XVIIIc 12, cité par Florence Gauthier, L’aristocratie de l’épiderme. Le combat de la Société des Citoyens de Couleur, 1780/1791, Paris, CNRS éditions « Histoires pour aujourd’hui », 2007, p. 268. Souligné par moi.

[19] Louis-Élie Moreau de Saint-Méry, Description topographique, physique, civile, politique et historique de la partie française de l’île Saint-Domingue..., tome I, 2e éd, Paris, Théodore Morgand, 1875, pp. 88-95. Ce point fait l’objet d’une autre réflexion (« Le Nègre ou le sujet-pour-la-mort : esclavage et procès de production esclavagiste au cœur de la modernité ») qui sera publiée dans les actes d’un colloque international (« Mémoire, Histoire et Pouvoir en terres postcoloniales. L’expérience haïtienne ») tenu à Paris 8 en hommage à Michel-Rolph Trouillot.

[20] Pierre Machery, op.cit. Souligné par moi. Peau noire, masques blancs de Fanon justifie-t-il en réalité une telle impasse en tant qu’il inscrirait la parole du « sujet de couleur » (dénomination coloniale) soit dans une acception de l’humanisme en fuyant sa noirceur soit dans la Négritude ?

[21] « La position dans la société et la fonction pratique de la Théorie critique se mesurent au fait de savoir dans quelle mesure le potentiel de la raison présent dans les forces de productions a déjà été libéré dans les formes d’organisation de la société. À l’instar de la philosophie hégélienne de l’histoire, mais avec des présupposés matérialistes et non pas idéalistes, la Théorie critique se donne pour tâche d’examiner de manière critique le cours empirique de l’histoire en en référence aux possibilités de la raison incarnée dans cette dernière. » Tâche ambitieuse mais abandonnée ! Axel Honneth, « Théorie critique. Du centre à la périphérie d’une tradition de pensée », in Un monde de déchirement. Théorie critique, psychanalyse, sociologie, trad. fr. Pierre Rusch et Olivier Voirol, Paris, La Découverte « Théorie critique », 2013, pp. 121-159, p. 127.

[22] Sur cette question, voir Axel Axel Honneth, « Une pathologie sociale de la raison. Sur l’héritage intellectuel de la Théorie critique », in La société du mépris. Vers une nouvelle Théorie critique, trad.de l’allemand par Olivier Voirol, et al., Paris, La Découverte « La Découverte-Poche », 2008, pp. 100-129.

[23] Axel Honneth, « Les maladies de la société. Approche d’un concept presque impossible », Réseaux 2015/5 (n° 193), pp. 21-42., La Lutte pour la reconnaissance, trad.de l’allemand par Pierre Rusch, Paris, Éditions du Cerf « Passages », 2000.

[24] Axel Honneth, « Les pathologies du social », in La société du mépris, op.cit., p. 40

[25] Ibid.,p. 87.

[26] Pour un approfondissement de la question de la reconnaissance chez Anténor Firmin et Jean Price-Mars, cf. Adler Camilus, « L’égalité dans le miroir de l’autre : les enjeux de l’écriture de l’histoire en Haïti », Chantiers, revue des Sciences sociales et humaines de l’Université d’État d’Haïti, vol. I, # 1, octobre 2014, pp. 61-82.

[27] Anténor Firmin, De l’égalité des races humaines. Anthropologie positive, Montréal, Mémoire d’Encrier, 2005 [1885]. Voir sur ce point particulièrement le chapitre XII intitulé : « l’évolution intellectuelle de la race noire en Haïti » p. 267 sq.

[28] Jean Price-Mars, Ainsi parla l’Oncle. Essais d’ethnographie, Montréal, Mémoire d’Encrier « Essai », 2009 [1928], p. 234.

[29] Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, Paris, Éditions du Seuil, 1952, p. 48.

[30] « L’imaginaire chrétien contenait déjà l’image du Noir comme être humain inférieur et descendant de Canaan mais la traite atlantique et l’assimilation entre esclaves et Africains le resémantisa au XVIe siècle ». Walter Mignolo, « Géopolitique de la sensibilité et du savoir. (Dé)colonialité, pensée frontalière et désobéissance épistémologique », Mouvements, 2013/1 n° 73, pp. 181-190, p. 186.

[31] Chantal Jacquet, Le corps, Paris, PUF, « Philosopher », Paris, 2001, p. 193.

[32] Judith Butler, La Vie psychique du pouvoir. L’assujettissement en théories, tr.fr, Paris, Léon Scheer « Non & Non », 2002 [1997], p.69.

[33] « Le valet semble réduit à un corps instrumental, dont le travail pourvoit aux conditions matérielles de l’existence du maître et dont le produit matériel reflète à la fois la subordination du valet et la domination du maître. », ibid., p. 68.

[34] Ibid., p. 71.

[35] Aníbal Quijano, « Colonialidad del poder, eurocentrismo y America Latina », in Elgardo Lander (dir.), La Colonialidad del saber : Eurocentrismo y Ciencias Sociales. Perspectivas Latinoamericanas, Buenos Aires, CLACSO, 2000, pp. 201-245.

[36] Montesquieu, L’Esprit des lois, Tome I, édition de Robert Dérathé, Paris, Classique Garnier, 2011, p. 265.

[37] Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme in Œuvres complètes, tome III, Paris, édition Désormeaux, 1976, p. 367.