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Didier Fassin

L’humanitaire contre l’Etat – tout contre

auteur

Didier Fassin, professeur à l’Institut for Advanced Study de Princeton et à l’École des hautes études en sciences sociales, et dirigre l’Iris, l’Institut de recherche interdisciplinaire sur les enjeux sociaux (CNRS/Inserm/EHESS/université Paris-XIII).

résumé

Apparemment construite contre l’Etat, l’intervention humanitaire se révèle ainsi, bien plus structurellement qu’on ne le pense généralement, tout contre cet Etat, pour paraphraser une formule attribuée à Sacha Guitry. Le constat vaut pour la scène nationale comme pour l’espace global. Faire ce constat, ce n’est pas déstabiliser le travail des organisations humanitaires en montrant qu’il est autre chose que ce qu’il se donne. C’est probablement penser autrement le politique, en particulier s’efforcer de comprendre ce que peut être un gouvernement non gouvernemental. Par cette expression, il faut entendre les formes de l’action des organisations non gouvernementales dans la gestion des affaires du monde, depuis l’opposition frontale aux Etats pour dénoncer les violations du droit humanitaire (les enquêtes conduites par Médecins du monde en Tchétchénie en est une illustration) jusqu’aux collaborations souvent invisibles pour réformer les politiques de santé (le programme Drugs for Neglected Diseases Initiative qui associe Médecins sans frontières à l’Organisation mondiale de la santé, à des instituts publics de recherche et à des laboratoires pharmaceutiques privés pour permettre le développement de médicaments considérés comme non rentables mais nécessaires au traitement de maladies infectieuses des pays pauvres, en est un exemple peu médiatisé mais remarquable). L’humanitaire donne ainsi matière à inventer de nouvelles modalités de ce qu’on appelle gouverner. Lire la suite...

à propos

Réédition du texte publié par la revue Vacarmes dans son numéro 34, janvier 2006 pp.15-19.

 


Se rendant au Niger les 23 et 24 août 2005 pour y faire le point sur la famine dont souffrait le pays, Kofi Annan commença par visiter le centre de nutritionnel de Médecins sans frontières à Zinder. Il félicita les professionnels de santé sur place pour leur « travail très appréciable », mais, sollicité par les journalistes à propos des critiques que l’association humanitaire venait d’adresser à son institution, il « ne souhaita pas les commenter », selon la formule diplomatique. « J’ai été très impressionné par ce que MSF tente de faire au Niger », déclara-t-il simplement. L’anecdote n’a surpris personne. Elle fait partie de notre paysage familier. Que le représentant de l’assemblée mondiale des Etats fasse ainsi un détour obligé par la mission locale d’une organisation non gouvernementale et soit sommé de s’expliquer face à ses attaques publiques ne nous étonne plus : les agents humanitaires sont devenus des acteurs légitimes sur la scène internationale.

Porte-parole autoproclamés des pauvres et des malheureux de la planète, ils se sont imposés dans l’espace public global comme des interlocuteurs incontournables des grands de ce monde. Leur autorité morale, consacrée en l’occurrence par un Prix Nobel de la paix, leur confère un pouvoir dont le secrétaire général des Nations unies ne peut pas ne pas tenir compte dans sa politique, qu’il s’agisse de ménager des intervenants dont la parole bénéficie désormais, sinon d’une réelle représentativité, du moins d’une forte légitimité ou, à l’inverse, de les utiliser pour les laisser exprimer ce que sa position institutionnelle ne lui permet pas de dire. Il n’en va pas autrement des chefs d’Etat qui, même dans des situations de belligérance, ne peuvent faire l’économie d’un dialogue et d’une négociation avec des organisations non gouvernementales qui se revendiquent du droit d’assistance aux victimes des conflits et s’expriment au nom d’une émergente société civile globale.

La chose n’est pas nouvelle, pensera-t-on. Le Comité international de la Croix-Rouge n’intervient-il pas depuis plus d’un siècle sur les terrains des guerres en s’immisçant dans les relations entre les Etats et en pouvant même assurer, par substitution à ces derniers, la fonction de « puissance protectrice » que lui reconnaissent les Conventions de Genève de 1949 ? L’observation est juste, mais précisément, outre que cette organisation internationale entretient des relations privilégiées avec les pouvoirs publics dans chacun des pays où existe une « société nationale » de la Croix-Rouge, elle jouit de droits et de prérogatives qui lui sont accordées par les Etats dans le cadre de ces conventions. Elle bénéficie même d’un « mandat humanitaire », ce qui revient à lui octroyer collectivement une délégation de pouvoir pour les questions de protection des populations civiles, des blessés et des prisonniers de guerre. Non gouvernementale, la Croix-Rouge est donc étroitement et officiellement liée aux Etats qui lui ont confié, en leur nom, cette mission supérieure.

Tel n’est pas le cas des organisations de ce que l’on peut appeler le deuxième âge de l’humanitaire, inauguré en 1971 par la naissance de Médecins sans frontières, justement en réaction à ce qui est alors vu comme l’ambiguïté politique constitutive de la Croix-Rouge (pour laquelle le noyau des fondateurs de la nouvelle association avaient été volontaires lors de la guerre du Biafra). Le mouvement sans-frontiériste, comme certains l’appelleront, est en principe émancipé de toute tutelle étatique. Plus même : il se construit « contre l’Etat » [1] dans une rhétorique par laquelle la revendication d’indépendance s’affirme à travers la dénonciation des pouvoirs. Quand le président de Médecins sans frontières oppose à « l’esprit humanitaire » la violence de « l’ordre cannibale » [2], ce sont les Etats, leurs gouvernements et leurs armées qui, à ses yeux, incarnent ce dernier, avec la complicité des instances des Nations unies – du Haut commissariat aux réfugiés, lorsqu’il s’agit des victimes de persécution, à l’Organisation mondiale de la santé, pour le paludisme et le sida, en passant par le Programme alimentaire mondial, dans le cas du Niger. C’est cette ligne de démarcation présumée comme allant de soi, entre les Etats et les humanitaires, entre le gouvernemental et le non gouvernemental que j’aimerais reconsidérer ici.

Le gouvernement humanitaire

Il est généralement deux manières de concevoir ce que l’on peut appeler le gouvernement humanitaire, c’est-à-dire l’administration des populations au nom d’un principe moral supérieur qui fait de la préservation de la vie et du soulagement de la souffrance les valeurs suprêmes de l’action [3]. Pour les théoriciens des relations internationales et du droit international, il est un mode nouveau d’action des gouvernements et de régulation de la société globale [4] : concrètement, il s’agit de comprendre les ressorts des interventions des Etats et des organisations supra-étatiques dans les conflits, comme en Somalie, au Timor ou en Bosnie au cours des dernières années ; on a affaire à un déplacement de la problématique classique des guerres justes vers la question de l’ingérence humanitaire. Pour les spécialistes des mouvements sociaux et de la mobilisation politique, il correspond en revanche à l’irruption de nouveaux acteurs sur les scènes nationales et internationales [5] : principalement, il s’agit d’analyser les ressorts et les modalités des interventions des organisations non gouvernementales, et de façon emblématique Médecins sans frontières et Médecins du monde ; on s’intéresse ici à l’émergence de structures transnationales de médiation.

C’est dire que le gouvernement humanitaire procède de deux figures politiques presque opposées, l’une gouvernementale, l’autre non gouvernementale. S’il en est ainsi, c’est qu’il relève d’une logique politique et morale plus large, à l’œuvre à la fois dans des formes étatiques et non étatiques : on l’appellera raison humanitaire. Bien qu’il s’agisse ici de réfléchir sur les politiques non gouvernementales, autrement dit sur des modes de gouvernementalité qui échappent à l’Etat, il est nécessaire de s’interroger sur cette logique tellement puissante qu’elle s’impose à tous comme le bien par excellence dans les rapports de forces internationaux, tellement efficace qu’elle sous-tend à la fois les politiques gouvernementales et non gouvernementales, dont elle tend à abolir la frontière (sans cesse rappelée, pourtant, par les organisations humanitaires), et tellement désirable qu’elle fait l’objet d’une concurrence des unes et des autres, les premières contestant toujours plus le monopole dont se prévalent les secondes (en l’utilisant pour légitimer leurs interventions, même guerrières). Le gouvernement humanitaire procède donc de cette raison qui, précisément, estompe la limite instituée entre le gouvernemental et le non gouvernemental.

Afin de montrer l’extension et la prégnance de la raison humanitaire dans les économies morales contemporaines, on peut évoquer deux situations très différentes dans lesquelles elle a été officiellement et littéralement invoquée. Premièrement, lorsque les politiques de plus en plus restrictives en matière d’immigration ont conduit à la production d’un nombre croissant d’étrangers sans titre de séjour, une catégorie particulière a posé problème : les malades atteints de pathologies graves, comme le sida ou le cancer, ne pouvant bénéficier de soins adaptés dans leur pays d’origine. Pour ces patients, on a mis en place, de manière d’abord dérogatoire puis réglementaire, une procédure de régularisation que l’on a dit pour « raison humanitaire » grâce à laquelle une prise en charge est devenue possible. Deuxièmement, quand le scandale des conditions d’incarcération dans les prisons françaises a éclaté, une question a surgi : elle concerne les malades en phase terminale ou dont le traitement ne pouvait être conduit dans le cadre de leur détention. Afin de justifier la libération de ces prisonniers, on a parlé cette fois encore de « raison humanitaire » [6]. On est bien ici au-delà du périmètre à l’intérieur duquel les organisations humanitaires s’efforcent de définir un champ d’intervention où elles bénéficieraient d’un monopole moral. C’est l’Etat lui-même qui revendique ce langage et cette pratique.

L’Etat humanitaire

Les politiques non gouvernementales qui reposent sur la raison humanitaire ont connu un essor remarquable au cours du dernier quart de siècle, avec la création d’un grand nombre d’associations nationales ou transnationales qui occupent une place croissante dans l’espace public mondial. Alors que la Croix-Rouge en avait, jusqu’aux années 1970, quasiment le monopole (de multiples organisations se partageant en revanche les domaines des droits de l’homme, de l’assistance médicale et du développement), l’humanitaire est devenu le nouveau mot d’ordre de l’intervention et, peut-être plus encore, le nouveau leitmotiv de la communication à laquelle elle donne lieu, au point même que beaucoup d’organisations issues de ces domaines plus anciennement établis s’en réclament aujourd’hui (certaines après en avoir dénoncé les dérives urgentistes). Aujourd’hui, les plus grandes de ces organisations non gouvernementales ont des antennes dans plusieurs pays : ainsi, Médecins sans frontières compte-t-il une vingtaine de sections, de tailles très inégales, qui sont regroupées dans un « mouvement international ». Fait remarquable, toutes ces antennes, qui jouissent de plus ou moins d’autonomie par rapport aux institutions mères, sont implantées dans des sociétés occidentales, dont elles circonscrivent pratiquement le territoire planétaire : sur les vingt que comptent Médecins sans frontières, quatorze sont européennes, deux nord-américaines, une australienne, une japonaise, une hongkongaise ; une enfin a son siège dans les Emirats arabes unis [7]. Mais cette dissémination du vocable humanitaire pour qualifier les interventions d’acteurs des pays du Nord dans les pays du Sud ne se limite pas aux seules organisations non gouvernementales. Les Etats, à leur tour, et les institutions supranationales se sont emparés de la manne symbolique que représente la raison humanitaire pour fonder, justifier ou légitimer leurs actions, y compris de nature militaire.

Cette humanitarisation de l’Etat, si l’on peut dire, en entendant par cette formule le développement d’une rhétorique et d’une politique humanitaires dans la pratique gouvernementale étatique, peut paraître surprenante. Non seulement l’humanitaire est né, avec la Croix-Rouge, en marge de la barbarie des Etats et de leurs armées, revendiquant un espace autonome sur les champs de bataille, mais de manière plus manifeste encore, comme on l’a vu, sa renaissance, avec Médecins sans frontières puis Médecins du monde, s’est ouvertement faite contre la violence des Etats : plus qu’une indépendance, c’est souvent une opposition qui est affirmée. En s’appropriant le langage humanitaire pour donner sens à son action publique, l’Etat récuse donc cette division sociale du travail moral. On peut voir dans ce refus de laisser le monopole du cœur aux organisations non gouvernementales des raisons à la fois anthropologiques, qui tiennent à la prégnance croissante des valeurs attachées à la compassion dans le monde contemporain [8], et tactiques, qui relèvent de la plus-value symbolique que ce registre représente dans l’espace public [9]. Mais on ne doit pas sous-estimer une réalité plus triviale qui est liée aux formes de passage entre le gouvernemental et le non gouvernemental, bien plus fréquentes que ne l’admettent généralement les organisations humanitaires.

La circulation des hommes en est peut-être la manifestation la plus visible, tout particulièrement dans le cas français. Ce sont Bernard Kouchner, fondateur de Médecins sans frontières puis de Médecins du monde, devenu membre des gouvernements successifs de Michel Rocard, Edith Cresson, Pierre Bérégovoy et Lionel Jospin, puis administrateur du Kosovo au titre de représentant de la communauté internationale des Etats ; Claude Malhuret, ancien président de Médecins sans frontières, puis secrétaire d’Etat à l’action humanitaire de Jacques Chirac et maire de Vichy pour le parti Démocratie libérale ; Xavier Emmanuelli, ancien vice-président de Médecins sans frontières, secrétaire d’Etat à l’action humanitaire d’Alain Juppé ; Jacques Lebas, président d’honneur de Médecins du monde, chargé de plusieurs missions sur l’exclusion par le gouvernement ; Gilles Brücker, également ancien président de Médecins du monde, nommé directeur de l’Institut national de veille sanitaire. Cette présence des acteurs humanitaires dans l’appareil d’Etat et les gouvernements de la République ne se limite toutefois pas à ces figures connues.

Ainsi, l’histoire des politiques de lutte contre le saturnisme infantile en France est-elle incompréhensible si on ne la resitue pas par rapport aux interactions fortes entre le gouvernemental et le non gouvernemental humanitaires [10]. C’est Médecins sans frontières qui organise et finance, à la fin des années 1980, la mission conduite aux Etats-Unis par une équipe médico-technique chargée d’y obtenir l’expertise nécessaire dans le dépistage et la prévention de cette maladie dont la Direction générale de la santé nie la réalité épidémiologique. C’est Médecins du monde qui suscite, au début des années 1990, la mobilisation d’associations d’habitants et dénonce publiquement les carences des pouvoirs publics en matière de réhabilitation de l’habitat dégradé et de relogement des familles exposées. Mais c’est un ancien membre de Médecins sans frontières passé par l’Ecole nationale d’administration et devenu responsable du bureau chargé des populations précaires au ministère de la Santé qui réussit à convaincre deux de ses anciens collègues du monde associatif, le secrétaire d’Etat Xavier Emmanuelli et le ministre Bernard Kouchner, d’inscrire la lutte contre le saturnisme dans la loi de 1998 sur la prévention des exclusions. On pourrait multiplier les exemples d’interférences fortes entre le gouvernemental et le non gouvernemental, par exemple, le rôle de Médecins sans frontières dans la rédaction de la loi sur la Couverture maladie universelle à laquelle le cabinet de Martine Aubry l’avait étroitement associé ou la contribution de Médecins du monde, parmi d’autres organisations, à la préparation de circulaires concernant l’Aide médicale de l’Etat par l’équipe de Xavier Bertrand. Bien plus qu’une opposition frontale, il s’agit à chaque fois d’un travail invisible de conviction, de négociation, de construction en commun – qui n’exclut pas, bien entendu, des tentatives de manipulation des uns et des discours de protestation des autres.

Cette porosité de la frontière entre gouvernemental et non gouvernemental procède donc de logiques multiples. Sur la scène internationale, c’est sur le terrain de la guerre qu’elle a été le plus manifeste, les Etats s’étant peu à peu approprié le langage même dont les organisations humanitaires pensaient avoir l’exclusivité.

Le moment militaro-humanitaire

Le début de l’histoire de cette appropriation est difficile à déterminer, tant il est possible de relire a posteriori avec les lunettes de l’humanitaire un certain nombre d’interventions militaires conduites au nom de la défense d’une population menacée. C’est d’ailleurs ce que font la plupart des analystes politiques qui proposent des critères pour décider ce qui relève, ou non, de ce registre spécifique de l’action internationale [11]. A une perspective externe ou objective, qui place ainsi l’observateur dans une position d’autorité, on peut toutefois préférer une démarche interne ou subjective, qui s’attache inversement à découvrir l’émergence explicite et revendiquée de la notion d’humanitaire dans la rhétorique par laquelle les acteurs expliquent les raisons de l’intervention. Autrement dit, il ne s’agit pas de juger d’après des critères supposés de guerre juste, mais à partir d’un lexique avéré de justification de la guerre. Cette lecture a l’avantage de saisir le moment où un nouveau vocabulaire politique apparaît, où de nouvelles normes internationales sont formulées, où la moralisation de l’action s’énonce publiquement.

De ce point de vue, c’est à partir du début des années 1990 que les interventions militaires commencent à être qualifiées d’humanitaires. Le déploiement des forces des Etats-Unis et des Nations Unies en Somalie en 1992 est probablement un tournant car pour la première fois non seulement la situation est présentée comme une « crise humanitaire » mais également la résolution internationale s’appuie sur la notion d’impossibilité de « distribuer l’aide humanitaire », car aussi les acteurs gouvernementaux et non gouvernementaux se mêlent de la façon la plus spectaculaire sur la scène médiatique, la figure de Bernard Kouchner en tenue kaki débarquant un sac de riz étant devenue emblématique de ce mélange des genres [12]. Mais, c’est peut-être plus encore le génocide perpétré au Rwanda en 1994 qui va donner toute sa légitimité à la notion de guerre humanitaire : si l’extermination programmée des Tutsis est pudiquement désignée par les Nations Unies comme une « crise humanitaire », c’est ici l’absence d’intervention militaire, ou plutôt son retard, qui sont dénoncées par les organisations non gouvernementales humanitaires, notamment Médecins sans frontières qui évacue sa mission dont une partie du personnel local a été massacrée ; la question n’est plus de savoir si une guerre peut être conduite pour une raison humanitaire, mais si le refus d’intervention n’est pas criminelle au regard même du droit humanitaire [13]. Dès lors, les Etats et leur société instituée au sein des Nations Unies deviennent les premiers agents de l’internationale humanitaire et toutes les interventions militaires occidentales se justifient au regard de cette norme, du Timor à l’Irak en passant par le Kosovo.

Les organisations non gouvernementales n’ont pourtant cessé, au cours ces dernières années, de dénoncer ces abus de langage, l’utilisation de l’argument humanitaire pour fonder moralement le recours à la guerre, les confusions entretenues sur le terrain entre les militaires et les humanitaires, avec les risques inhérents en termes non seulement de sécurité de leurs membres, mais aussi de publicisation de leurs actions. Probablement n’ont-elles pas totalement pris la mesure de leur propre rôle dans ce mélange des genres. Ainsi se sont-elles indignées d’entendre Vaclav Havel et Tony Blair parler de « guerre humanitaire » à propos de l’intervention de l’Otan au Kosovo ; mais dans le même temps, Médecins sans frontières produisait un rapport faisant état des violences et des crimes commis par les Serbes contre les Kosovares albanophones que les forces armées alliées considéraient comme pain béni pour attester l’urgence de l’intervention militaire. Ainsi ont-elles condamné le largage de paquets de nourriture en même temps que de bombes à fragmentation sur la population de l’Afghanistan en 2002, afin de soulager la famine tout en chassant les talibans ; mais depuis le début de l’invasion soviétique, Médecins du monde, comme d’autres, étaient présents auprès des résistants afghans pour les soutenir, médicalement d’abord, mais politiquement ensuite, dans leur guerre contre l’envahisseur.

De manière plus générale, les organisations humanitaires se plaignent de l’instrumentalisation dont elles font l’objet de la part des militaires, mais elles sont elles aussi dans une relation ambiguë avec les armées dont elles attendent protection dans le cadre de couloirs ou de sanctuaires humanitaires, tout en exigeant d’elles la préservation de leur indépendance, et auxquelles elles demandent à la fois de ne pas reprendre à leur compte la rhétorique humanitaire, mais d’intervenir pour prévenir des massacres ou des génocides. C’est dire que la ligne de crête que se sont tracée les organisations humanitaires est étroite, que les tensions sont fortes entre elles et en leur sein sur la manière de faire face à cette difficulté de positionnement. Sur le terrain, les agents évoluent ainsi entre postures idéologiques, conduisant à la dénonciation de la confusion des genres entretenue par les chefs d’Etat (qui demandent aux organisations humanitaires de collaborer à leur mission de guerre qualifiée elle aussi d’humanitaire) et par les chefs d’état-major (qui imposent à ces organisations les modalités de fonctionnement dont dépend de fait l’intervention humanitaire), et options pragmatiques, allant de simples négociations de corridors ou d’espaces sécurisés (dont on comprend la nécessité) à des collaborations étroites dans le cadre de missions embarquées (comme pendant la seconde guerre d’Irak), voire de participation au renseignement (établi dans certains cas comme lors des bombardements du Kosovo).

Mais au-delà même de ces connivences ou de ces alliances objectives et, dans certains cas, inévitables, c’est la temporalité et la forme mêmes de l’intervention humanitaire qui tendent à se calquer sur celles de l’action militaire : la prégnance de l’urgence avec son débarquement massif et son retrait brutal ; la mise en place de dispositifs physiquement identifiés et séparés pour rendre le travail plus efficace mais avec un effet d’isolement par rapport aux populations. Dans ces conditions, il n’est probablement pas étonnant que beaucoup de celles et ceux qui reçoivent l’aide ne fassent guère la différence entre les militaires faisant de l’humanitaire et les humanitaires arrivés avec les militaires – que ce soit du reste pour se réjouir de leur présence ou pour dénoncer leur ingérence.

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Apparemment construite contre l’Etat, l’intervention humanitaire se révèle ainsi, bien plus structurellement qu’on ne le pense généralement, tout contre cet Etat, pour paraphraser une formule attribuée à Sacha Guitry. Le constat vaut pour la scène nationale comme pour l’espace global. Faire ce constat, ce n’est pas déstabiliser le travail des organisations humanitaires en montrant qu’il est autre chose que ce qu’il se donne. C’est probablement penser autrement le politique, en particulier s’efforcer de comprendre ce que peut être un gouvernement non gouvernemental. Par cette expression, il faut entendre les formes de l’action des organisations non gouvernementales dans la gestion des affaires du monde, depuis l’opposition frontale aux Etats pour dénoncer les violations du droit humanitaire (les enquêtes conduites par Médecins du monde en Tchétchénie en est une illustration) jusqu’aux collaborations souvent invisibles pour réformer les politiques de santé (le programme Drugs for Neglected Diseases Initiative qui associe Médecins sans frontières à l’Organisation mondiale de la santé, à des instituts publics de recherche et à des laboratoires pharmaceutiques privés pour permettre le développement de médicaments considérés comme non rentables mais nécessaires au traitement de maladies infectieuses des pays pauvres, en est un exemple peu médiatisé mais remarquable). L’humanitaire donne ainsi matière à inventer de nouvelles modalités de ce qu’on appelle gouverner.

Didier Fassin est professeur à l’université Paris 13, où il dirige le Centre de recherche sur la santé, le social et le politique, et titulaire de la direction d’études d’Anthropologie politique et morale à l’Ecole des hautes études en sciences sociales. Il a été vice-président de Médecins sans frontières. Ses derniers ouvrages parus sont Des maux indicibles (La Découverte, 2004), Le gouvernement des corps (Editions de l’EHESS, 2004, avec D. Memmi), Les constructions de l’intolérable (La Découverte, 2005, avec P. Bourdelais).

 



NOTES :

[1] Si, dans La société contre l’Etat, Minuit, Paris, 1974, Pierre Clastres faisait de la société des « Sauvages » un paradigme alternatif à l’ordre de l’Etat, les acteurs humanitaires font, presque symétriquement, de la société internationale des Etats un ordre cannibale, par conséquent renvoyé du côté des « Sauvages ». Dans les deux cas, il s’agit bien sûr d’une construction idéologique.

[2] Voir Jean-Hervé Bradol, « L’ordre international cannibale et l’action humanitaire », in A l’ombre des guerres justes, sous la direction de Fabrice Weissman, Flammarion, Paris, 2003.

[3] Dans un article intitulé « Le camp des vunérables. Les réfugiés face à leur citoyenneté niée », Les Temps Modernes, 59 (627), p. 132, Michel Agier utilise l’expression « ‘gouvernement’ humanitaire » pour désigner le contrôle des camps de réfugiés par les « organisations d’assistance et onusiennes ». J’utilise pour ma part l’expression, sans guillemets, dans un sens quelque peu différent, plus général (au-delà des organisations dites humanitaires), inspiré de l’œuvre de Michel Foucault qui parle, par exemple, de « gouvernement des hommes ». Je me permets de renvoyer sur ce point à ma communication : « L’espace moral de l’action humanitaire », Colloque Autour de l’intervention, Université Montréal-McGill University, 23-25 octobre 2003.

[4] Voir par exemple le numéro spécial « The dilemmas of humanitarian interventions » de l’International Political Science Review, 1997, 18 (1).

[5] Voir notamment le livre de Pascal Dauvin et Johanna Siméant, Le travail humanitaire. Les acteurs des ONG, du siège au terrain, Presses de la Fondation nationale de sciences politiques, Paris, 2002.

[6] S’agissant des prisons françaises, le détenu le plus célèbre qui ait bénéficié de cette mesure est Maurice Papon, ce qui montre bien, compte tenu des charges qui pesaient sur lui, la force du principe qu’il a fallu mobiliser pour obtenir sa libération. Dans ce véritable dilemme moral, l’argument de la compassion l’a emporté sur le sens de la justice. On peut remarquer que la réglementation qui a permis de mettre en oeuvre la raison humanitaire dans ces circonstances a été établie par l’un des fondateurs de Médecins sans frontières, puis de Médecins du monde : Bernard Kouchner, alors ministre de la Santé et de l’Action humanitaire. Je me permets, sur ces questions, de renvoyer à mes articles : « Quand le corps fait loi. La raison humanitaire dans les procédures de régularisation des étrangers », Sciences sociales et santé, 2001, 19 (4), 5-34 ; et « Compassion and repression. The moral economy of immigration policies in France », Cultural Anthropology, 2005, 20 (3), 362-387.

[7] Une certaine désoccidentalisation du mouvement international humanitaire serait toutefois à l’œuvre, si l’on en croit par exemple l’étude conduite sur les associations caritatives musulmanes par le fondateur, précisément, de la section de Médecins sans frontières dans les Emirats arabes unis. On peut toutefois se demander s’il s’agit vraiment d’humanitaire ou si l’on a pas plutôt affaire à des organisations religieuses traditionnelles oeuvrant dans le champ non moins traditionnel de l’assistance aux pauvres. En effet, ni les valeurs morales (exaltation de la vie nue), ni les principes éthiques (approche universaliste des victimes), ni les caractéristiques de l’action (invocation de l’urgence) ne se retrouvent ici. Voir Abdel-Rahman Ghandour, Jihad humanitaire. Enquête sur les ONG islamiques, Flammarion, Paris, 2002.

[8] On sait qu’Hannah Arendt a théorisé cette émergence de la compassion dans l’action publique dans le chapitre « La question sociale » de son Essai sur la Révolution, Gallimard, Paris, 1967.

[9] Un peu à la manière dont Luc Boltanski et Eve Chiapello ont montré comment le capitalisme absorbe la critique dont il fait l’objet dans Le nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, Paris, 1999.

[10] Sur cette histoire, on peut lire mon ouvrage Faire de la santé publique, Editions de l’ENSP, Rennes, 2005, ainsi que mon article avec Anne-Jeanne Naudé : « Plumbism reinvented. The early times of childhood lead poisoning in France 1985-1990 », American Journal of Public Health, 2004, 94, 11, 1854-1862.

[11] C’est notamment ce que fait Nicholas Wheeler dans Saving Strangers. Humanitarian Intervention in International Society, Oxford University Press, Oxford, 2000. Il admet du reste que ses quatre critères ne sont guère différents de ceux que l’on utilise pour qualifier une guerre de juste. Pour lui, les interventions de l’Inde contre le Pakistan pour arrêter le massacre de la population bengalie dans le futur Bangladesh et du Vietnam contre le régime de Pol Pot pour faire cesser les crimes de masse contre les Cambodgiens appartiennent au registre de l’intervention humanitaire, même s’il en discute les raisons stratégiques.

[12] Pour une analyse critique des ambiguïtés de l’intervention militaro-humanitaire en Somalie, on peut se référer au livre de Sherene Razak, Dark threats and white knights. The Somali Affair, peacekeeping, and the new imperialism, University of Toronto Press, Toronto, 2003.

[13] La trace laissée par le génocide des Tutsis dans les organisations humanitaires présentes sur place est profonde, comme en témoignent les trois volumes de « prises de parole publiques » édités par Laurence Binet pour Médecins sans frontières : Génocide des Rwandais tutsis 1994 ; Camps de réfugiés rwandais Zaïre-Tanzanie 1994-1995 ; Violences du nouveau régime rwandais 1994-1995.