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Colonisés-immigrés et “périls migratoires” : origines et permanence du racisme et d’une xénophobie d’Etat

Olivier Le Cour Grandmaison
Olivier Le Cour Grandmaison est un universitaire français né le 19 septembre 1960 à Paris. Historien spécialiste des questions de citoyenneté sous la Révolution française et des questions qui ont trait à l’histoire coloniale, il enseigne les sciences politiques à l’université d’Evry-Val d’Essonne ainsi qu’au Collège international de (...)

citation

Olivier Le Cour Grandmaison, "Colonisés-immigrés et “périls migratoires” : origines et permanence du racisme et d’une xénophobie d’Etat ", REVUE Asylon(s), N°4, mai 2008

ISBN : 979-10-95908-08-1 9791095908081, Institutionnalisation de la xénophobie en France, url de référence: http://www.reseau-terra.eu/article734.html

résumé

Immigrés, “clandestins”, “flux migratoires” et menaces diverses supposées peser sur la France en raison de la présence de “trop nombreux étrangers” que l’on dit mal intégrés à la société : vieille est cette antienne. En mai 2007, c’est elle qui a justifié la création, sans précédent connu, d’un ministère ad hoc doté de compétences multiples qui vont de la « gestion » de l’immigration à la défense de l’identité nationale en passant par l’intégration et le co-développement. Vaste programme.

Immigrés, “clandestins”, “flux migratoires” et menaces diverses supposées peser sur la France en raison de la présence de “trop nombreux étrangers” que l’on dit mal intégrés à la société : vieille est cette antienne. En mai 2007, c’est elle qui a justifié la création, sans précédent connu, d’un ministère ad hoc doté de compétences multiples qui vont de la « gestion » de l’immigration à la défense de l’identité nationale en passant par l’intégration et le co-développement. Vaste programme. Pour l’heure, cette nouvelle administration et celui qui en a la charge se font surtout connaître par une activité menée avec un acharnement que rien ne vient tempérer : les expulsions massives d’étrangers en situation irrégulière pratiquées dans la continuité des orientations mises en œuvre par l’ancien ministre de l’Intérieur devenu président de la République. Comme le prouvent certains documents présents sur le site officiel du ministère que dirige Brice Hortefeux, une telle politique permet, conformément à la “culture du résultat” aujourd’hui de saison, de faire croire aux Français qu’en ces matières le chef de l’Etat et le gouvernement font ce qu’ils disent et disent ce qu’ils font [1]. Nouveauté ? Rupture comme l’affirme le credo présidentiel relayé par de nombreux experts en communication ? A rebours de ce bruit médiatique savamment orchestré, on s’interrogera sur les origines républicaines, et la permanence, d’un racisme et d’une xénophobie d’Etat que l’on découvre déjà présents dans les années 20 du siècle précédent. Quels ont été leurs ressorts anthropologiques, ethnologiques et politiques ? Dans quelles circonstances ont-ils surgi ? Quelles furent, pour les populations coloniales visées alors, les conséquences juridiques des dispositions adoptées ? Telles sont quelques-unes des questions auxquelles nous chercherons à répondre.

Jugée impossible par certains, l’assimilation est réputée nuisible par d’autres en raison de ses conséquences néfastes pour les autochtones eux-mêmes car elle trouble leur tempérament et favorise des désirs nouveaux, sources de frustration puis de haine pour les « roumis. » S’appuyant sur sa bonne connaissance de l’Algérie et sur de nombreux exemples mobilisés à l’appui de sa thèse, le colonel Azan soutient donc que « l’assimilation » des « indigènes » ne « produit (…) que de mauvais effets : elle leur enlève la tranquillité d’âme, l’insouciance et les convictions religieuses qui font leur bonheur, elle étouffe en eux les qualités qu’ils pouvaient avoir sans en faire naître d’autres, elle éveille leurs appétits sans les satisfaire, et leur fait, en somme, adopter tous les vices de notre race sans leur en faire acquérir les vertus. ». Les causes de cette situation ne sont pas conjoncturelles ou liées à quelques défauts de la politique assimilatrice qui pourraient être corrigés ; au contraire, elles sont liées à un « phénomène d’atavisme bien connu » qui rend « l’Arabe inapte à comprendre nos idées et à adopter nos mœurs » affirme Azan. Il est donc impossible de l’élever « dans l’espoir de s’en faire un auxiliaire dévoué, on s’aperçoit toujours à un moment donné qu’on a entrepris une tâche [2] » vouée à l’échec. Affirmation classique et commune à tous les adversaires de l’assimilation qui professent en cette matière une sorte de lebonisme dominant et dégradé en vulgate quand bien même ils ne partagent pas l’ensemble des analyses de Gustave Le Bon. Relativement à l’éducation des « indigènes » d’ailleurs, ce dernier, qui a officiellement rapporté sur ce thème au Congrès colonial international de Paris tenu en 1889, ne prétend pas à l’originalité lorsqu’il affirme qu’il est « impossible de faire adopter aux Arabes d’Algérie notre civilisation. ». « Toutes les personnes » ayant étudié la région, « sans préjugés ni intérêts d’aucune sorte, en un mot sans théorie préconçue » sont d’accord sur ce constat qui repose sur des observations nombreuses, objectives et concordantes, selon lui. En ces matières, donc, Le Bon n’innove en rien et il ne fait que mettre ses pas dans ceux des spécialistes de l’ancienne Régence d’Alger.

Vaine est la « francisation » des « Musulmans » et des autres « indigènes » en raison d’un complexe de différences raciales, culturelles et cultuels héréditaires qui interdit une telle évolution. De même en métropole où des causes identiques engendrent des effets plus néfastes encore puisqu’ils sont susceptibles de nuire à la pureté de la race à cause du développement d’un métissage coupable. « On oublie, écrit ainsi le docteur Jauréguiberry, que les hommes de couleur ne sont pas plus aptes à vivre en pays tempérés et froids que les blancs en pays chauds. (…). La nature leur a départi des climats différents et elle n’aime point que l’on transgresse ses lois. ». En 1924, cette mise en garde est commune dans un contexte où, réhabilitée par les “progrès” de la géographie, de la psychologie des peuples et de la sociologie, la théorie des climats nourrit une multitude de travaux qui ont débouché, quelques années plus tard, sur la constitution d’une véritable spécialité internationalement reconnue et soutenue par des personnalités importante du monde médical, entre autres [3]. En changeant de continent et de conditions climatériques, comme on l’écrit alors, les membres des différentes races sont victimes de graves désagréments susceptibles de déboucher sur une dégénérescence physique et psychologique générale. Ce qui est vrai pour les Blancs, appelés à demeurer longtemps dans les colonies tropicales, l’est aussi pour les « indigènes » lorsqu’ils résident en France, par exemple, où ils perdent leurs rares qualités sans en acquérir de nouvelles. De plus, et c’est là un péril plus grave encore, ils corrompent la collectivité au sein de laquelle ils se trouvent, menacent sa vitalité et les conditions de la reproduction de ses membres. Non sans provocation, puisqu’il est un partisan convaincu de l’empire, Jauréguiberry conclut son ouvrage par cette sentence : « Au diable les colonies avec produits et habitants, si de leur commerce devait résulter, à la longue un mélange qui abâtardit notre sang qui a inscrit Verdun sur les registres de l’Histoire. [4] ». La dangerosité raciale de l’immigration venue d’Afrique et d’ailleurs fonde une mixophobie revendiquée et légitime puisqu’elle se présente comme une réaction indispensable pour préserver la pureté du sang et le « tempérament » des Français.

Partisan, comme les Anglais, de la séparation des colons et des « indigènes » en outre-mer, Jauréguiberry plaide en faveur de restrictions draconiennes imposées à l’entrée des populations coloniales en métropole. Il s’agit des deux volets complémentaires d’une même politique destinée à combattre des maux identiques par le recours à des moyens adaptés aux spécificités de chaque situation. Sous les tropiques, pour éviter son « indigénisation », le Blanc doit vivre « enfermé dans sa tour d’ivoire [5] » en se gardant de tout contact avec les autochtones. En France, la présence de ces derniers doit être limitée au maximum et ceux qui pourront y résider légalement feront l’objet d’une sélection rigoureuse. Les objectifs de cette proscription et de cette sélection sont clairs : protéger le corps social de la corruption raciale engendrée par le métissage, et de la transmission de maladies contagieuses – la tuberculose et la syphilis, notamment. L’ensemble relève d’un eugénisme négatif destiné à empêcher que des hommes de “qualité inférieure” nuisent à la vie et à la santé de ceux qui sont réputés être au sommet de la hiérarchie humaine.

1. Contrôler et sélectionner

Certaines recommandations, défendues par de nombreux spécialistes des questions coloniales qui n’ont cessé de mettre en garde les pouvoirs publics contre les dangers d’une immigration incontrôlée et néfaste, vont déboucher sur l’adoption d’une réglementation nouvelle. Ainsi fut fait en 1924 puisque la circulaire du 8 octobre met un terme à la libre circulation entre les départements algériens et la France établie depuis dix ans seulement, et impose aux « indigènes » la possession d’un certificat d’hébergement visé par le ministère du travail et d’un certificat médical. Peu après, le Conseil d’Etat annule ces dispositions mais le gouvernement ne renonce pas ; de nouvelles mesures sont prises par décret le 4 août 1926. Poussés par des « salaires de misère » et confrontés à ces nouveaux obstacles administratifs, certains « travailleurs » algériens décident de recourir à des « bakchichs » pour embarquer, dans des conditions déplorables, de façon clandestine et parfois au péril de leur vie, sur des navires à destination de la métropole. Mêmes causes, mêmes effets, mêmes drames, déjà à l’époque. En mai 1926 la « catastrophe du Sidi Ferruch » survient et l’on découvre, à bord de ce bateau, « plus de vingt indigènes » morts étouffés dans des réduits où ils s’étaient cachés pour échapper aux contrôles des autorités de police [6]. Quelques mois plus tard, des faits similaires se produisent puisqu’en décembre de la même année, onze Algériens sont « sortis agonisants des soutes du Charley-le-Borgne à Port-Saint-Louis-du-Rhône. ». De même à Nice en janvier 1927, et au port de La-Nouvelle dans l’Aude, en février, où quarante-huit « travailleurs » venus d’Algérie sont retrouvés entassés dans les « cales du voilier Afrique » et privés de « nourriture substantielle » après avoir payé la somme de « 1000 francs par tête. ». « Quatre d’entre eux périrent ; les survivants furent dirigés à l’hôpital ou… à la prison » pour violation des règles relatives à l’entrée et au séjour sur le territoire national. Les pratiques du gouverneur général de l’Algérie, le socialiste Maurice Viollette, semblent montrer que des considérations politiques pèsent également dans les autorisations de sortie accordées aux « indigènes » puisqu’un militant « arabe » du Syndicat unitaire du livre de Bône s’est vu empêcher, aux dires de la CGTU, de quitter la colonie pour participer « au Congrès confédéral de Bordeaux. [7] ». Passé un court moment d’indignation et de protestations minoritaires de la société civile, comme on dit aujourd’hui, - elles sont vite oubliées ou tenues pour secondaires - le gouvernement adopte un décret plus restrictif encore sans doute parce que ces événements sont interprétés comme autant de preuves supplémentaires qui attestent la réalité des menaces migratoires contre lesquelles un nouvel arsenal juridique doit être mobilisé. Quand bien même le terme n’est pas encore employé, l’inquiétante figure du “clandestin” vient de faire une apparition spectaculaire dans l’actualité et le champ politique. Confrontées à cette situation nouvelle, les autorités métropolitaines réagissent rapidement. Le 4 avril 1928, la réglementation suivante est arrêtée : désormais les candidats au départ pour la France doivent produire, en plus d’une carte nationale d’identité, un extrait de casier judiciaire constatant l’absence de condamnation grave, la justification d’un pécule de 150 francs et le versement d’une caution destinée à couvrir les frais de rapatriement. Pour éviter la production de documents médicaux de complaisance, ou jugés tels par les services de police, une contre-visite médicale est organisée sur le lieu même d’embarquement ; la défense de la santé publique permettant de légitimer l’ensemble de ce dispositif qui, sous des formes diverses, va être rapidement étendu à d’autres régions de l’empire.

Vingt jours plus tard des mesures voisines sont prises en Afrique occidentale française puisque les « indigènes » ne peuvent quitter « la colonie » sans « être munis d’une pièce d’identité établie par l’administration locale » à quoi s’ajoute, pour l’écrasante majorité de ceux qui ne sont pas « citoyens français », l’obligation de détenir « un permis d’émigration délivré par le lieutenant-gouverneur. ». L’objectif principal et avoué de ces dispositions : limiter l’émigration vers d’autres possessions françaises ou étrangères, et vers la métropole en contrôlant les mouvements de population dans les territoires d’origines ce qui permet de renforcer l’efficacité des mesures prises pour contrôler les frontières de « la plus grande France » [8]. De même au Togo où, suite à un décret du ministère des Colonies adopté un an auparavant, aucun « indigène » ne peut « sortir du territoire » sans « une autorisation » préalable délivrée par le « commissaire de la République » ou « son délégué » après examen du laisser-passer, du permis d’embarquement ou du passeport fourni par le demandeur [9]. En Indochine enfin, où depuis plus longtemps encore, les étudiants désireux de poursuivre leurs études dans les universités de la métropole sont tenus d’obtenir l’accord préalable des autorités coloniales qui exigent un livret universitaire visé par le gouverneur général conformément à l’article 50 bis de l’arrêté du 20 juin 1921 au motif que « le chemin de la France est le chemin de l’anti-France », comme le résume fort bien Garros qui condamne cette mesure digne d’un « régime d’asservissement [10]. ». Dans ce cas d’espèce, et contrairement aux décrets équivalents appliqués en Afrique occidentale française et au Togo, le ressort principal de cette disposition n’est pas économique mais politique puisqu’il s’agit d’éviter la multiplication d’échanges jugés favorables au développement de la « subversion » rouge ou anticoloniale. De plus, lorsqu’ils se déplacent dans la colonie même, les autochtones indochinois doivent être porteurs d’un passeport intérieur comme l’a constaté Andrée Viollis en 1932 lors de son voyage avec le ministre Paul Reynaud, chargé d’une mission d’étude [11]. Trois ans plus tard, en dépit des revendications des « indigènes » et des protestations formulées en France par ceux qui dénoncent ces atteintes aux droits fondamentaux, rien n’a changé, et Félicien Challaye note lui aussi que les « Annamites » ne « peuvent librement sortir de leur propre pays, ni y rentrer. ». Citant l’écrivain et journaliste Léon Werth, bon connaisseur de cette colonie à laquelle il a consacré un ouvrage remarqué lors de sa publication en 1926 et de nombreux articles, Challaye dénonce un « régime de tyrannie » et de « Kommandantur » reposant sur une « police toute puissante. [12] ».

De ce point de vue, la situation faite aux colonisés français est très proche de celle des « sujets coloniaux ou assimilés » de l’Erythrée dominée par l’Italie fasciste de Mussolini. Là, les « indigènes » ne peuvent obtenir de passeport – ils sont réservés aux citoyens - mais seulement une « feuille de route » indispensable pour quitter le pays et délivrée pour un trajet précis après le dépôt d’une somme de 2000 lires pour frais de rapatriement [13]. Des mesures similaires existent également dans la province du Katanga et au Congo belge. Dans cette dernière colonie, les règles sont plus sévères encore puisque les déplacements, à l’intérieur du territoire, sont contrôlés a priori par les autorités. Elles exercent ainsi une surveillance étroite des populations sur lesquelles pèse une sorte d’assignation à résidence qui peut-être permanente ou temporaire selon la conjoncture et les “impératifs” de l’ordre public. En effet, « aucun indigène n’est autorisé à quitter pendant une période continue de plus de trente jours la circonscription dont il fait partie, qu’à la condition » d’être en possession d’un « passeport de mutation de l’administrateur ou de son délégué. [14] ». Au-delà de spécificités qu’il ne s’agit pas de nier, et relativement aux dispositions qui retiennent notre attention, il se confirme que la nature du régime établi en métropole n’a pas vraiment d’incidence sur la condition des autochtones de ces différentes colonies. A degré divers, tous tombent sous le coup, conformément à leur statut d’assujetti, d’une réglementation d’exception destinée à limiter leur possibilité d’émigration. Quant aux particularités de la colonisation « à la française », réputée être plus libérale, au plan politique, que celle conduite par l’Italie mussolinienne, la Grande-Bretagne ou la Belgique, il se confirme qu’elle n’est qu’un mythe destiné à faire croire en la compatibilité des principes républicains avec l’empire.

En 1929, à l’occasion d’un cycle de conférences, consacré à « l’œuvre française » réalisée en Algérie et organisé par la Société des anciens élèves et élèves de l’Ecole libre des sciences politiques, Azan aborde de nouveau les problèmes posés par la présence en métropole de nombreux « Musulmans » afin d’alerter les pouvoirs publics sur les dangers de cette situation. Estimant que les relations prolongées des « indigènes » avec « la masse française » ont des « résultats déplorables » sur leur mentalité et considérant que les populations originaires d’Afrique du Nord « peuplent » désormais « la banlieue des grandes villes et certains centres ouvriers », il affirme : la France « n’a aucun intérêt à les conserver et à les naturaliser : elle devrait au contraire défendre notre race, comme font aujourd’hui les Américains du Nord pour la leur. » Fort de ce constat alarmiste, qui fait croire à une sorte d’invasion insidieuse et dangereuse pour l’intégrité raciale du pays, il conclut par cette injonction pressante : « Ce n’est pas vers le Nord qu’il faut diriger nos Algériens et nos Marocains ; c’est vers le Sud. Au lieu de leur montrer le chemin de Paris et de Saint-Denis, montrons-leur le chemin du Niger et du Tchad. [15] ». Pour Azan, et beaucoup de ses contemporains, l’immigration n’est pas seulement considérée comme un problème majeur d’ordre public, elle est immédiatement intégrée à une véritable politique des races qui, en raison des enjeux, exige l’intervention de l’Etat ; l’une de ses fonctions étant de protéger les Français par l’inversion des mouvements migratoires en provenance du Maghreb [16]. Eu égard à la gravité des menaces et à leurs conséquences, seule la puissance publique peut agir avec efficacité et parvenir à cette fin qui intéresse la métropole, ses habitants, la sécurité de leurs biens et de leur personne, et la bonne gestion des colonies.

2. Hygiène raciale, hygiène publique et défense de la France

C’est dans ce contexte de politisation et de racisation des questions relatives à la présence des « indigènes » en France que le Dr. Martial rédige un ouvrage ambitieux intitulé Traité de l’immigration et de la greffe inter-raciale salué par le sénateur Pierre Even comme « un travail d’une importance (…) considérable, qui complète l’œuvre de trente années de labeur » et « apporte au monde politique et médical un enseignement précieux. ». Double consécration donc puisque l’auteur, reconnu comme un éminent spécialiste en raison de sa légitimité scientifique, est élevé au rang d’expert capable d’éclairer les hommes chargés d’élaborer les orientations du pays en matière d’immigration. A la suite de Gobineau, qu’il « tient pour un grand écrivain et ethnographe », le docteur constate que la « population française est formée (…), depuis les Gallo-romains, d’un mélange de races qu’on ne retrouve nulle part ailleurs. ». A la différence du premier cependant, il estime que « le vieux fond français a toujours assimilé totalement et résorbé les éléments étrangers » sans provoquer « d’affaiblissement » racial comme le prouve « la guerre de 1914-1918. ». Cette proposition générale ne vaut cependant que pour les allochtones d’origine européenne puisqu’elle se conjoint avec l’existence d’une autre “loi” qui peut être ainsi énoncée : plus les différences raciales sont importantes, plus le métissage devient problématique, plus l’assimilation est compromise voire impossible. Et pour illustrer cette thèse, Martial se livre à une étude de cas qui débute par « l’exemple des juifs », certes assimilables sur le plan politique et économique, mais pas « au point de vue physique » puisque « le mariage entre un juif et une française donne une descendance souvent dégénérée » où « le type et l’intellect juifs dominent. » Classique antisémitisme livré sous le couvert d’une science des races et des croisements inter-raciaux. Il est d’autant plus répandu alors qu’il est théorisé et professé par des personnalités importantes venues d’horizons intellectuels et politiques divers. A l’autre extrême, se trouve « la race rouge » des Indiens d’Amérique du Nord, qui, n’étant « pas assimilable », a « été exterminée » constate l’auteur de façon laconique sans s’appesantir sur cette situation connue de tous. Les « nègres » et les « jaunes » occupent une position intermédiaire ; lorsque « le métissage a lieu » avec eux « la qualité des produits est souvent très inférieure » sur le plan « mental », notamment, comme « tous nos psychothérapeutes » s’accordent à le dire affirme Martial. La cause de ce phénomène singulier ? « Un antagonisme racial qui empêche toute greffe » réussie et cette situation appelle l’adoption de mesures restrictives en matière d’immigration puisqu’on ne saurait, sans danger pour la santé publique et l’intégrité de la race française, favoriser la multiplication de ces « métis. » Le docteur plaide donc en faveur de l’instauration d’un « barrage » et de « méthodes de sélection sérieuses » afin « d’éviter l’hétéromorphie due au métissage et à sa descendance. [17] ». Quelques années plus tard, il défend la mise en place d’un « dossier bio-anthropologique » destiné à permettre le contrôle et le refoulement des immigrés porteurs de « tares » et de « maladies chroniques [18]. ». Inspirées de la législation des Etats-Unis, où se pratique « une sélection mentale » depuis « près de vingt ans », selon lui, ces mesures permettront de « renforcer la population » française et de préserver son avenir puisqu’elles intégreront « toutes les données de la biologie de l’hérédité, de la psychologie et même de la démographie. [19] ». Indépendamment d’une phraséologie scientifique élaborée grâce au recours à plusieurs disciplines dont les “progrès” sont mis au service des orientations de Martial, les analyses proposées s’inscrivent dans la continuité de celles de ses prédécesseurs même si les mesures eugéniques préconisées sont plus sévères.

Spécialiste de l’immigration qui s’est fait connaître par son ouvrage – Les étrangers en France. Leur rôle dans l’activité économique paru en 1932 - Georges Mauco a accueilli très favorablement le Traité de Martial qu’il cite à de nombreuses reprises. A priori, le titre de ce premier livre indique de façon claire quel en est le sujet : l’étude des allochtones présents sur le territoire national. C’est ainsi que ce texte volumineux et documenté, conformément aux exigences académiques requises pour soutenir avec succès la thèse qu’il fut à l’origine, a été interprété par ceux qui ont redécouvert son importance pour l’histoire politique et administrative des étrangers, et le rôle joué par Mauco avant, pendant et après la Seconde Guerre mondiale [20]. Lectures partielles grevées par des éléments contemporains et les conceptions mêmes de l’auteur qui entretiennent une confusion que les premières ne dissipent pas. En effet, une partie substantielle de son travail n’est pas consacrée aux étrangers, comme on pourrait le croire, mais aux « indigènes » de l’empire, qu’ils soient « sujets » ou « protégés » français conformément aux catégories juridiques employées pour les désigner. De même, et c’est une conséquence, l’immigration étudiée par Mauco concerne, entre autres, des populations coloniales d’Asie, d’Afrique noire et du Nord qui, par définition, ne viennent pas de pays tiers mais de territoires placés, quel que soit leur statut, sous l’autorité de la France, certains d’entre eux étant mêmes des départements français dans le cas particulier de l’Algérie [21]. Que l’auteur considère les « Arabes », les « Indochinois » et les « nègres » comme des étrangers est significatif de ses représentations, et il ne cesse de mobiliser deux types de critères pour définir l’ensemble des allochtones constitutif de son objet de recherche. Des critères juridiques classiques reposant sur la nationalité, dans le cas des Italiens, des Espagnols et des Polonais, par exemple, et des critères fondés sur des caractéristiques psycho-raciales dans le cas des « Levantins », des « Arabes », des « Africains » et des « Asiatiques. ». Et ce sont ces caractéristiques qui occultent le fait que l’écrasante majorité d’entre eux ne peuvent être tenus pour des non-nationaux comme les autres puisqu’ils ne proviennent pas d’Etats indépendants mais de colonies françaises. De là cette confusion, maintenue tout au long de l’ouvrage, entre des hommes et des femmes venus du Vieux Continent et ceux que Mauco appelle les « exotiques » pour mieux souligner leurs origines particulières et leur altérité jugée radicale cependant que les catégories d’étranger et d’immigré, employées de façon relâchée par l’auteur, l’autorisent à subsumer sous de mêmes vocables des populations et des situations d’une grande diversité. Afin d’éviter ces imprécisions, qui occultent le statut singulier des « indigènes » de l’empire, nous emploierons le concept de colonisé-immigré pour nommer ces derniers de façon aussi juste que possible et dire les particularités de leur condition dans les territoires d’outre-mer comme en métropole ; ces particularités étant indispensables à la compréhension de leur situation en France même.

En raison de leur « tempérament » et d’un « esprit » spécifiques, les Européens, certains d’entre eux du moins, nuisent à « l’âme » de la « nation » et à son « principe spirituel » écrit Mauco en s’inspirant des thèses de Renan qu’il cite à l’appui de sa démonstration. Classique xénophobie que soutiennent des considérations relatives aux caractères des étrangers perçus comme une atteinte « à la raison, à l’esprit de finesse, à la prudence et au sens de la mesure qui caractérisent le Français » ; en un mot à “l’identité spirituelle” du pays que l’auteur décrit menacé par un « esprit doctrinal, rigide, novateur à l’excès voire révolutionnaire. [22] ». Quant aux « indigènes », les périls qu’ils font courir à la métropole sont d’une nature différente puisqu’ils se traduisent par « l’abâtardissement » racial de la population et le retour « de maladies » que la France était parvenue « à éliminer. ». De telles analyses appartiennent à la doxa scientiste, raciste et hygiéniste de saison ; l’un des objectifs majeurs de Mauco étant de défendre la « santé » publique pour mieux préserver « l’avenir de la race [23] » dans une conjoncture où, depuis longtemps déjà, l’hygiène publique est indissociable de préoccupations raciales ; ce pour quoi le syntagme d’hygiène raciale s’impose. Eu égard au contexte intellectuel et politique de l’époque, ces analyses, de même les conséquences pratiques qui en découlent, sont à la fois communes et lestées d’une autorité particulière car elles sont exposées dans une thèse élaborée sous la direction d’un géographe célèbre alors – Albert Demangeon [24] – puis soutenue au sein de l’université et dans un ouvrage grâce auquel son auteur a été reconnu comme un expert de premier plan ; les responsabilités importantes qui lui ont été rapidement confiées en témoignent. Défendu par Henry de Jouvenel, Mauco devient secrétaire du Comité d’études sur les étrangers en 1935, trois ans plus tard, secrétaire de l’Union internationale pour l’étude scientifique des problèmes de population et représentant de la France à la Xème session de la Conférence internationale de coopération intellectuelle à quoi s’ajoute l’entrée dans le cabinet de Philippe Serre, sous-secrétaire d’Etat chargé des services de l’immigration et des étrangers de janvier à mars 1938 [25]. Brillant parcours. Il prouve que les analyses de celui qui occupe désormais ces fonctions politiques et administratives bénéficient d’une consécration certaine, laquelle modifie la nature des premières puisqu’elles sont ainsi officialisées par plusieurs institutions ad hoc de la Troisième République. Xénophobie et racisme d’Etat ? Assurément.

Dénonçant l’envahissement de certains quartiers de Marseille et de la banlieue parisienne par des « Africains du Nord » peu « aptes au travail discipliné », Mauco souligne, après et avant beaucoup d’autres, les dangers multiples qui en découlent. Prostitution, dégradation de la « santé morale et physique » des populations concernées, « ravages effrayants » de la « syphilis et de la tuberculose », et insécurité enfin : tels sont les différents maux privés et publics engendrés par la présence de nombreux « indigènes » maghrébins, notamment, dont la criminalité est « quinze fois supérieure à celle de la population française » soutient-il. De plus, en raison de leurs « coutumes », de « leur tournure d’esprit », de leurs « goûts », de leurs « passions » et du « poids d’habitudes séculaires qui contredisent l’orientation de notre civilisation », ces colonisés-immigrés arabes sont, comme les Asiatiques, jugés rétifs à toute assimilation. Aussi faut-il réformer la politique mise en œuvre, choisir les « sources de recrutement » de la main-d’œuvre étrangère et coloniale, et pratiquer une sélection rigoureuse pour ne retenir que « les éléments ethniquement assimilables. [26] ».

C’est dans ce contexte que l’hôpital franco-musulman de Paris et du département de la Seine est créé. Aux dispositions restrictives imposées aux « sujets » ou « protégés » français souhaitant se rendre en métropole et à la création, en 1925, du Service de surveillance et de protection des indigènes nord-africains, s’ajoute désormais cette institution située à Bobigny qui est alors une banlieue lointaine fort mal reliée à la capitale. La construction de cet hôpital, réservé aux seuls « Musulmans » qui sont bientôt contraints de s’y rendre parce que les autorités de l’Assistance publique refusent de les admettre ailleurs [27], peut être interprétée comme la continuation, par d’autres moyens, de la politique « indigène » conduite en métropole. En effet, cette nouvelle structure complète le dispositif juridique et policier déjà en place en remplissant des fonctions distinctes mais complémentaires parfaitement congruentes avec les missions du Service de surveillance précité. Fonctions de santé publique d’une part, qui intéressent les colonisés-immigrés venus du Maroc, de Tunisie et des départements français d’Algérie, et la population métropolitaine que l’on souhaite protéger des épidémies, et fonctions de contrôle d’autre part, puisqu’il s’agit, face à « l’afflux » d’hommes « laborieux mais dépaysés », de contribuer à séparer les « individus indésirables » des « éléments sains [28] » comme l’affirme le président du Conseil général de la Seine, Augustin Beaud, dans son discours prononcé le jour de l’inauguration, le 22 mars 1935. De là le statut dérogatoire, exorbitant en fait au regard du droit commun, de cet établissement qui est soustrait à l’Assistance publique et placé sous la tutelle de la Préfecture de Paris et de la Seine, et dont les patients sont ouvertement sélectionnés sur des critères raciaux. Si cette ségrégation est nouvelle en métropole, elle est depuis longtemps établie dans les colonies françaises, de même dans les départements algériens. Il ne s’agit donc pas d’une innovation, à proprement parler, mais de l’importation, en France même, de mesures qui semblent avoir été la règle dans de nombreux territoires de l’empire.

Dans un étude sur l’hygiène de l’Afrique septentrionale publiée en 1907, Edmond et Etienne Sergent, après avoir rappelé la dangerosité sanitaire des autochtones qui « constituent le réservoir de virus paludéen », estimaient qu’il était nécessaire de « maintenir séparés les quartiers européens et indigènes » et ils regrettaient que cette règle ne soit pas davantage appliquée en Algérie et en Tunisie conformément à la « ségrégation » instaurée par les Anglais dont ils approuvent les méthodes. Ce principe n’est pas défendu par ces seuls auteurs puisqu’il a fait l’objet d’un vœu, adopté deux ans plus tôt par la section médicale du Congrès colonial français de 1905, dans lequel on lit ceci : « qu’il soit établi une séparation complète entre les villages indigènes et les villages habités par les Blancs et, dans les limites d’une même agglomération, les habitations des uns et des autres soient établies dans des quartiers différents. [29] » Objectif de cette disposition : lutter contre les épidémies et préserver la santé des colons. De plus, relativement aux hôpitaux d’Algérie, Edmond et Etienne Sergent établissent que le traitement séparé des « Musulmans » et des Européens, est ancien puisqu’il pratiqué dès les années 1876, et poursuivi par le gouverneur général Jonnart en 1903 avec la création d’infirmeries « indigènes. ». Infirmeries qu’ils jugent « très modestes », tant du point de vue des installations matérielles – les malades dorment sur des nattes apprend-on - que du personnel mobilisé puisqu’il s’agit d’infirmiers et de médecins « arabes. ». La situation est identique en Indochine où les hôpitaux militaires sont réservés aux colons et aux fonctionnaires [30]. En 1938, à la tribune prestigieuse du Congrès des médecins aliénistes et neurologistes de France et des pays de langue française, qui s’est tenu sous le haut patronage du gouverneur général de l’Algérie, le médecin-commandant des troupes coloniales, H. Aubin, rappelle que la « séparation des malades européens et indigènes » est une « mesure indiscutable » et « nécessaire pour mille détails d’hospitalisation aussi bien que pour le prestige du colonisateur. ». Cette dernière précision prouve que des considérations politiques et symboliques majeures, qui participent du maintien de la domination coloniale, fondent aussi ce système particulier que les contemporains jugent essentiel en même temps que se découvrent sa banalité et sa généralité. Il n’est donc pas surprenant d’apprendre qu’au Maroc et à Libreville, par exemple, l’administration hospitalière est organisée sur des bases raciales puisqu’elle comprend deux types d’établissements : l’un pour les autochtones, l’autre pour les colons venus du Vieux Continent, comme le notent plusieurs spécialistes des colonies [31]. Ces différents éléments prouvent que les recommandations du Congrès colonial français de 1905 ne sont pas restées lettres mortes ; elles ont effectivement contribué à la structuration des établissements de santé publique dans de nombreuses régions de l’empire. Il se confirme que l’organisation particulière de l’hôpital franco-musulman de Bobigny est parfaitement conforme au us et coutumes relatifs au traitement, dans tous les sens du terme, des « indigènes » d’Afrique du Nord et d’ailleurs. En ces matières, les autorités de la Troisième République n’ont fait qu’étendre à la métropole des dispositifs expérimentés depuis longtemps en outre-mer.

Significatif également des missions diverses que cet établissement doit remplir, le fait que son premier directeur est Adolphe Gérolami qui fut fonctionnaire dans l’administration coloniale en Algérie puis responsable, à Paris, du Service de surveillance et de protection des indigènes nord-africains. Bel exemple de carrière où les compétences acquises par certains outre-Méditerranée sont employées en France afin d’assurer, par la continuité du personnel dirigeant, la continuité de la politique en matière de gestion hospitalo-policière des colonisés-immigrés puisque tel est bien le rôle de l’hôpital de Bobigny. De là, l’installation, à l’intérieur même des locaux, d’un poste de police appelé « bureau des entrées » qui fut rapidement soupçonné de servir de source de renseignement pour alimenter les fichiers du Service de surveillance précité. Sélectionner, réunir, soigner et reléguer hors de la capitale – en ban-lieue - pour mieux suivre les mouvements des « Musulmans », telles sont les tâches essentielles de cette nouvelle institution. Pour le dirigeant de l’Etoile nord-africaine, Messali Hadj, son existence même est la preuve que les « Arabes » sont traités comme des « pestiférés » appartenant à « une race inférieure. [32] ». La localisation de cet établissement, son organisation et sa direction confirment le statut singulier des colonisés-immigrés qui, assujettis dans leur territoire d’origine, sont soumis, en France, à des dispositions discriminatoires qui ne pèsent que sur eux. Ayant consacré un ouvrage important à l’hôpital de Bobigny, Octave Depont ne le cache nullement. Inquiet de « l’infiltration » venue d’Algérie, du Maroc et de Tunisie, scandalisé par « l’absence », jusqu’à une date récente, « de mesures » capables de « filtrer la vase de ces sortes de torrents d’hommes  » qui se précipitent « vers nos usines » de Paris et de « sa banlieue », il salue la création de ce centre hospitalier qui permettra de rétablir la surveillance des « musulmans » en les empêchant d’abuser de la « dangereuse licence [33] » qui les perdaient à leur arrivée en France. L’hôpital de Bobigny peut donc s’interpréter comme l’institutionnalisation d’une politique d’hygiène raciale destinée à défendre la population française menacée, sur son sol même, par de nombreux “éléments inférieurs” et dangereux. Le vocabulaire, les métaphores employés par Depont, après et avant beaucoup d’autres, de même l’opposition qu’il établit entre deux mondes, l’un pur, ce « chez nous » promis si rien n’est fait à l’envahissement et à la dégénérescence, l’autre impur incarné par les « autochtones », en témoignent.

D’une façon plus générale, on découvre que certains procédés et mesures propres à l’Etat colonial ne sont pas employés dans les seuls territoires de l’empire cependant que la métropole serait demeurée fidèle aux principes républicains de ses institutions en accueillant sans discrimination les colonisés-immigrés. Au contraire, confrontées à la présence de ces derniers, qui viennent majoritairement d’Afrique du Nord, les autorités nationales ont importé des méthodes, le personnel parfois aussi, considérés comme indispensables à leur surveillance policière, sanitaire et moral conformément aux dispositions et aux pratiques de ségrégation établies en Algérie [34], au Maroc et en Tunisie. Expansion et déterritorialisation de l’ordre colonial. Il continue ainsi à produire certains de ses effets sur les « indigènes » présents en France qui sont également privés du bénéfice « des allocations familiales pour les enfants demeurés en Afrique du Nord » affirme la philosophe Simone Weil qui connaît bien la situation. « Chassés » de leurs villages « par la faim », les « Arabes » sont contraints à des « privations inhumaines pour envoyer de maigres mandats » destinés à subvenir aux besoins de leurs proches restés dans les colonies, et ces sacrifices rendent leur condition d’existence plus difficile encore. Enchaînement de la misère, dureté de l’exil et vies précaires exposées, qui plus est, à la menace de l’expulsion. A cela s’ajoutent, en effet, la crainte constante d’un « renvoi brutal dans leur pays d’origine » et des discriminations économiques et salariales importantes puisque ces travailleurs sont « voués aux tâches les plus malpropres et les plus épuisantes, misérablement payés, traités avec mépris » par « leurs compagnons (…) qui ont une peau d’autre couleur, il est difficile d’imaginer plus complète humiliation. [35] ». Le racisme de l’Etat impérial républicain et le racisme social se conjuguent donc pour faire des colonisés-immigrés des hommes voués à une exploitation et une oppression spécifiques trop souvent inaperçues par ceux-là même qui prétendent défendre “les intérêts matériels et moraux” des prolétaires, selon la formule consacrée. Quant la « solidarité ouvrière », tant vantée par certaines organisations politiques et syndicales qui en ont fait un élément majeur de leur identité passée et présente, elle n’est qu’un mythe affirme Simone Weil, parfaitement consciente des divisions raciales qui sévissent en France et de leurs effets délétères pour les « Arabes » concernés. Confrontée à ces réalités qui l’indignent, de même que celles qu’elle a découvertes dans les colonies d’Afrique et d’Indochine, elle écrit : « J’éprouve, depuis un an et demi, un sentiment plus douloureux. J’ai honte de ceux dont je me suis toujours sentie le plus proche. J’ai honte des démocrates français, des socialistes français, de la classe ouvrière française. [36] ».

3. L’exception est la règle

A partir de 1924, les « Musulmans » sont donc passés d’une situation, où ils avaient la possibilité de se déplacer librement entre l’Algérie et la métropole, à une autre où ils ont été soumis à de nombreuses restrictions et contrôles dans un contexte marqué par un emballement réglementaire certain qui ne se limite pas à cette seule colonie puisqu’il affecte aussi le sort de millions de « noirs » et d’Indochinois. Emballement qui témoigne des craintes éprouvées par les dirigeants de la Troisième République et de leur désir de conjurer au plus vite les menaces qu’ils disent être liées à la présence de ces immigrés, « sujets » ou « protégés » français. Se découvrent ainsi le racisme fait droit, puisque ce dernier sanctionne, pour partie, les représentations dominantes que l’on sait en même temps qu’il les valide en contribuant à leur induration institutionnelle, sociale et politique, et le racisme d’un droit dont le caractère discriminatoire est établi puisqu’il n’est opposable qu’aux autochtones d’Algérie, d’Afrique et d’Asie identifiés à partir de leurs caractéristiques psycho-raciales. Cette situation fut dénoncée par le Comité de vigilance des intellectuels antifascistes qui constatait : pour « les indigènes, les libertés sont lettre morte. La liberté d’aller et venir dans la colonie même, celle d’en sortir, dépendent de la fantaisie de l’administration » et de « gouverneurs » qui, échappant « au contrôle des ministres, souvent impuissants, parfois complices, et par suite à celui du pouvoir central », se conduisent comme de « véritables potentats. [37] ». Vaines protestations. Si le 17 juillet 1936, le Front populaire supprime, pour les seuls départements algériens, les mesures précitées, elles ressurgissent aussitôt sous la forme de deux arrêtés du gouverneur général de cette colonie qui impose à « tous les travailleurs [indigènes] se rendant dans la métropole, le dépôt d’un cautionnement de 125 francs [38] » destiné à couvrir les frais de leur rapatriement éventuel – 9 décembre 1936 – et, quelques semaines plus tard, le contrôle sanitaire – 29 janvier 1937 -. Habile manoeuvre politico-juridique. Rendue possible par l’existence de prérogatives exorbitantes conférées au détenteur de l’autorité en territoire algérien et par l’autonomie dont il jouit depuis les réformes initiées par Ferry, elle permet de faire croire à l’existence de changements significatifs lors même que sont maintenues des restrictions importantes à l’immigration. De plus, les voyageurs « indigènes » désireux de se rendre à l’étranger sont tenus d’obtenir un visa des autorités coloniales ce qui contribue à restreindre davantage leur possibilité de voyage [39]. La liberté de circulation des autochtones algériens n’a été rétablie par ordonnance qu’en 1944 puis confirmée le 15 octobre 1946 avant que de nouvelles dispositions ne soient arrêtées au lendemain du déclenchement de « la guerre de libération nationale. ».

Au cours de cette période, plusieurs spécialistes se sont élevés contre la disparition des contrôles entre les départements algériens et la métropole parce qu’ils estiment cette situation dangereuse pour l’économie nationale et l’identité de la France menacée par de « multiples infiltrations » qui risquent de « changer les valeurs physiques, spirituelles et morales auxquelles nous tenons [40] » comme le soutient Louis Chevalier dans une publication officielle de l’Institut national des études démographiques. Outre Mauco, qui reste favorable à des mesures restrictives pour des motifs d’hygiène publique notamment, Chevalier met lui aussi en garde les responsables politiques contre l’arrivée, « particulièrement inquiétante », de nombreux colonisés-immigrés d’Afrique du Nord. Professeur d’histoire, membre de la Direction générale de l’équipement national sous le régime de Vichy à partir de 1943 où il fut chargé d’élaborer un plan d’immigration, Chevalier demeure un expert reconnu dans l’immédiat après-guerre ; les travaux qu’il a publiés, dans le cadre du prestigieux Institut précité et quelquefois préfacés par Alfred Sauvy, en témoignent. Ses analyses reposent sur une thèse ancienne : l’impossible assimilation des « travailleurs » algériens, tunisiens et marocains. Cependant, cette continuité thématique repose sur une discontinuité des facteurs avancés pour rendre compte des singularités de cette immigration puisque la “variable religieuse”, comme on dit aujourd’hui, prend le pas sur les éléments raciaux qui, sans être complètement absents, ne sont plus considérés comme primordiaux. « Les données essentielles du problème humain » posé par les Nord-africains se « ramènent à ce fait fondamental : l’Islam » écrit Chevalier car cette religion est beaucoup plus « qu’une pratique religieuse, beaucoup plus qu’un orgueil communautaire » ; « l’Islam est une manière d’être, de sentir, de comprendre, un tempérament en somme, une psychologie qui crée, par derrière toutes les apparences secondaires d’européanisation, un profond refus de toute assimilation. Le changement de costume, l’usage de la langue française, la pratique de nos banlieues ne changent rien à la chose et il n’y a que les Français de la métropole pour y croire, ignorants qu’ils sont du milieu d’origine et traditionnellement persuadés de l’identité foncière de tous les hommes » ; celle-là même qu’il conteste comme beaucoup de ses prédécesseurs.

Parmi les conséquences de cette immigration, jugée d’autant plus funeste qu’elle est réputée incapable de se franciser, Chevalier insiste notamment sur le fait qu’elle crée, « dans les rues en pente » du 18eme et 19eme arrondissements ainsi que « dans les cafés les plus illustres de 1830, de 1848 et de la Commune l’ambiance et jusqu’à l’odeur des lointaines médinas. ». Les quartiers centraux de Paris sont « atteints [41] » eux aussi par ces transformations susceptibles, si rien n’est fait pour endiguer ces “flux migratoires”, pour user d’une expression contemporaine, de bouleverser la composition ethnique de la ville, ses traditions et son aspect. Ces quelques exemples ne sont pas secondaires, tant s’en faut, ils sont au contraire mobilisés pour apporter les preuves empiriques indispensables à la validité de la thèse défendue par l’auteur puisqu’ils sont censés démontrer, de façon concrète et immédiatement perceptible par tous, l’impossible assimilation des colonisés-immigrés et les dangers qui en résultent. Dangers majeurs sur le plan symbolique et pratique puisque c’est la capitale, et au-delà d’elle, la France toute entière, sa physionomie, son histoire, en un mot son identité nationale, qui sont gravement affectées par ces Nord-africains. Aussi faut-il, pour préserver le pays de cet envahissement, limiter leur entrée sur le territoire métropolitain en rétablissant des mesures de contrôle aux frontières. Telle est aussi la position de Robert Debré et Alfred Sauvy qui, pour « garder au caractère et au type français ses meilleures qualités », proposent la création d’un « ministère unique » chargé de « diriger et contrôler l’immigration en France. [42] ». Après avoir élaboré une typologie sommaire, mais appelée à un grand avenir comme le prouvent bien des discours tenus à l’époque et aujourd’hui encore, et distingué les étrangers assimilables – Italiens, Espagnols, Belges, Hollandais notamment – de ceux qui ne le sont pas ou moins comme les « Nord-africains », les « habitants de l’Est de l’Europe et des confins de l’Asie (Grecs, Levantins, Arméniens, Israélites de l’Europe orientale) », les auteurs estiment que les problèmes posés par les Maghrébins « proviennent beaucoup moins d’une différence de race que de civilisation. ». La cause de cette situation ? « L’Islam » qui rend « la fusion des (…) populations difficile et, sans doute, peu souhaitable » puisqu’on « constate que les résultats obtenus sont déplorables, tant pour la santé publique que pour la moralité générale. [43] ». Classique mixophobie. Elle ne repose plus cependant sur des fondements biologiques mais sur un complexe cultuel et culturel dont les effets ne laissent pas d’être dangereux pour la collectivité nationale.

Deux ans plus tard, dans un cours de droit dispensé au sein de l’université, après avoir fait état de « recherches » qui semblent démontrer que « le mélange avec les Nord-africains compromettrait la formule raciale traditionnelle française », le juriste Hubert Deschamps plaide en faveur d’une « sélection morale et physique. ». Hélas, ajoute-t-il, « on se heurte toujours au fait légal » que les autochtones d’Algérie « sont citoyens [44] » ; de là de nombreuses difficultés politiques et juridiques qui compliquent l’adoption de dispositions de ce type. Le déclenchement de la guerre, le 1er novembre 1954, va permettre d’invoquer utilement des circonstances exceptionnelles pour justifier le recours à des mesures restrictives et lever ainsi les obstacles dénoncés à l’instant. Mollesse des principes d’égalité et de liberté, ces principes qui n’en sont d’ailleurs pas puisqu’ils sont dépourvus de toute force contraignante et que nul ne peut les invoquer pour contester la légalité des dispositions arrêtées ; dureté du droit positif et des pratiques policières plus encore, nous y reviendrons.

Les analyses de Chevalier, Debré et Sauvy permettent de saisir comment des thématiques anciennes, convenues et rebattues perdurent grâce aux déplacements des arguments qu’ils opèrent. En effet, à la différence de certains de leurs prédécesseurs et/ou successeurs, ils n’ont plus recours à des éléments raciaux ou à d’improbables considérations physiologiques et psychologiques [45] pour rendre compte des phénomènes qui les intéressent et les inquiètent, mais à la religion musulmane dont les particularités sont considérées comme autant de causes permettant d’expliquer à nouveaux frais, selon eux, l’incapacité des colonisés-immigrés d’Afrique du Nord à s’assimiler. Ainsi soutenue, cette thèse parait novatrice et conforme au « régime de vérité » et de scientificité qui tend à s’établir dans les années d’après-guerre puisque les auteurs peuvent se targuer d’avoir rompu avec les explications communes avancées jusque-là. Dans un contexte où la catégorie de race fait l’objet de critiques toujours plus nombreuses, quand bien même elles affectent les sciences humaines à des rythmes variables qui interdisent de concevoir les changements intervenus sur le mode d’une rupture franche et uniforme, on assiste à une évolution notable de certaines analyses. Elles reposent désormais sur la mobilisation de facteurs cultuels réputés déterminer des traits culturels intangibles, transmis de générations en générations, et constitutifs « d’une ethnie hautement valable mais totalement différente et même antagoniste » affirme Chevalier. Proposition remarquable qui témoigne des mutations à l’œuvre et de l’avènement d’un nouveau mode de racisation de type ethnique, religieux et culturaliste en lieu et place du racisme matérialiste et biologique forgé dans la seconde moitié du XIXeme et au début du XXeme siècles. De là plusieurs conséquences majeures ; la substitution de la catégorie d’ethnie – elle n’est pas définie au demeurant - jugée plus conforme aux exigences académiques de saison, à celle de race discréditée, en partie du moins, par l’idéologie nationale-socialiste et la destruction des Juifs d’Europe, et l’accent mis, non pas tellement sur les inégalités supposées séparer les Nord-africains des Français - Chevalier reconnaît la valeur de certaines de leurs caractéristiques - mais sur des différences d’une nature telle que rien ni personne ne peut les réduire. Dans cette nouvelle configuration, la question de l’inégalité devient, ou peut devenir, parfaitement secondaire puisque les problèmes posés par la présence, en métropole, d’hommes appartenant à une “ethnie” étrangère ne sont plus liés à leur infériorité mais à leurs seules et irréductibles particularités ethnico-religieuses.

La formule des tenants du racisme traditionnel, reposant sur une conception hiérarchisée du genre humain dont les membres sont déterminés par des facteurs anthropo-biologiques transmis par le sang, était : « L’homme est toujours le représentant de sa race » ; celle de Chevalier, Debré et Sauvy pourrait être : « Le maghrébin est toujours le représentant de la religion qui l’a vu naître. ». Si les ressorts du déterminisme ont changé, leur puissance demeure intacte ce pour quoi, après la race, l’ethnie s’impose à ses membres en les assignant à une identité et à des traditions éternisées constitutives d’un véritable destin. Il est alors possible de recourir à la vieille et imprécise catégorie de « tempérament » qui peut être employée de nouveau parce qu’elle est parée de vertus explicatives et démonstratives renouvelées. A preuve, c’est elle qui permet à Chevalier d’affirmer que les colonisés-immigrés d’Afrique du Nord se caractérisent par « un profond refus de toute assimilation » en dépit de changements superficiels – habillement, langue – favorisés par la durée de leur séjour en métropole dont on découvre qu’il est sans effet véritable [46]. Le passé comme le présent apportent donc quantités de faits qui établissent, de manière irréfragable selon lui, l’impossible francisation de ces hommes : étrangers à la civilisation occidentale ils sont, étrangers ils demeureront et l’avenir s’éclaire par là même puisqu’on peut établir en raison qu’il en sera toujours ainsi. Les catégories employées par Chevalier, Debré et Sauvy, les représentations du monde qu’elles légitiment en même temps qu’elles les expriment, les causes avancées pour rendre compte de la permanence des singularités de certains groupes humains sont à l’évidence distinctes de celles de leurs prédécesseurs mais elles débouchent sur des conclusions voisines. La majeure est : l’assimilation des colonisés-immigrés est impossible ; la mineure : leur présence est donc un danger quand bien même sa nature a changé puisqu’il était racial auparavant, qu’il est culturel et identitaire désormais. Ces analyses ne sont pas seulement soutenues dans le cadre des travaux du prestigieux Institut national d’études démographiques ; sous une forme adaptée au public visé désormais, elles sont reprises par Chevalier dans les cours qu’il a rédigés pour les étudiants de l’université de Paris et de l’Institut d’études politiques. Après avoir affirmé que « le problème français de l’immigration est un (…) des plus graves » qui « se posent aujourd’hui » et critiqué le métissage qui « provient », la « plupart du temps », de la « rencontre d’éléments sociaux » inadaptés « à leur milieu », il conclut : « le grand obstacle à l’assimilation » des Nord-africains « semble bien être l’Islam. [47] ».

Ainsi s’éclairent les principaux mécanismes discursifs grâce auquel une thèse, forgée il y a longtemps et menacée, en raison de l’effondrement total ou partiel de ses fondements scientifiques, est réactivée par la mobilisation d’analyses jugées novatrices. Au terme de cette transmutation, la première peut alors perdurer dans l’espace et le temps puisqu’elle est tenue pour conforme aux changements des règles qui déterminent, pour une période donnée, la production d’énoncés légitimes et savants. C’est très précisément cette discontinuité argumentative et “souterraine”, en quelque sorte, qui garantit la continuité de certaines propositions antérieures, lesquelles passent alors pour établies en raison et en connaissance ; ce pour quoi elles peuvent être défendues au sein d’institutions prestigieuses qui les valident et créent ainsi les conditions favorables à leur approbation dans d’autres champs disciplinaires, et par le plus grand nombre [48]. Plus encore, tous les incidents et /ou événements sont désormais interprétés à la lumière de cette “vérité” - « l’immigré-colonisé est inassimilable » - tant est si bien qu’elle peut perdurer fort longtemps puisque la “réalité” ne cesse de produire des faits qui s’y conforment, et qui confortent tous ceux qui tiennent cet énoncé pour vrai. « Sans doute, écrit Lavergne en 1956, quand le Musulman se trouve transplanté en France, il perd assez vite ses habitudes et (…) ses croyances ; mais ce serait une grave erreur de croire que pour autant il devient un Occidental. ». A preuve : « Les 208 000 Nord-africains qui (…) vivent chez nous ne s’assimilent nullement (témoins les troublent qu’ils ont causé le 20 août dernier dans le quartier de la Goutte d’Or à Paris et à Douai) et seraient un élément très dangereux le jour où un mouvement révolutionnaire se produirait en France. [49] ». Bel exemple du processus décrit à l’instant puisque le principe étant posé, il est en permanence validé par l’observation de l’actualité, et c’est ainsi que le plus idéologique peut passer pour le plus objectif. L’ethnicisation des phénomènes économiques, sociaux et politiques, qui fait tant de ravages aujourd’hui, de même la mobilisation presque systématique de l’Islam comme facteur prétendument explicatif des difficultés d’intégration rencontrées par certains, ont de nombreux antécédents que l’on découvre dans le passé colonial de la France, et dans les représentations des contemporains. Déjà, des explications simples, pour ne pas dire simplistes, étaient avancées pour rendre compte de phénomènes complexes cependant que triomphait une sorte de mono-causalisme dont le succès doit sans doute beaucoup à l’apparente limpidité des analyses qu’il autorise. Triomphe de l’opinion parée des atours de la parole et/ou de l’écriture autorisées et doctement dispensées, défaite spectaculaire de la réflexion.

Si les recommandations formulées par Mauco, Chevalier, Debré et Sauvy visant à rétablir des contrôles aux frontières n’ont, relativement aux « Français musulmans d’Algérie », pas débouché en raison des problèmes politico-juridiques posés par leur nouveau statut de citoyen, le déclenchement de la guerre va brutalement modifier la situation. Pour venir en métropole désormais, les « Français musulmans d’Algérie », ou « FMA » comme on le dit et l’écrit avec mépris, doivent fournir une « autorisation de voyage », délivrée par les autorités, et une carte nationale d’identité, de même lorsqu’ils voyagent de la métropole vers les départements algériens ; ces règles étant rappelées dans une note du 25 novembre 1958 par le ministre de l’Intérieur au commandant en chef des Forces armées présentes en Algérie [50]. Les atteintes portées à la libre circulation des colonisés-immigrés « arabes » entre le territoire algérien et la France : des mesures exceptionnelles et éphémères ? Exceptionnelles, au regard des principes généraux du droit supposés établir l’égalité des prérogatives des individus sans distinction de race ou de religion, elles le sont assurément. Ephémères, elles ne le sont pas puisqu’elles furent appliquées pendant des décennies par trois Républiques successives. En ces matières aussi, il se confirme que l’exception fut la règle, dans tous les sens du terme puisque l’exception dicta la règle, et la liberté de circulation, rarement accordée, l’exception. Cette situation nous éclaire sur la nature de cette dernière liberté qui ne fut jamais considérée comme une prérogative, moins encore comme un droit fondamental mais comme une simple tolérance toujours susceptible d’être fortement restreinte pour des motifs variés. De là, ces réformes multiples qui se traduisent, pour les « indigènes » hier, pour les allochtones non ressortissants d’un pays de l’Union européenne aujourd’hui, par une insécurité juridique structurelle dont le fondement est la raison d’Etat. Au nom de la défense des intérêts supérieurs du pays et de la souveraineté, c’est elle qui légitime le recours aux dispositions restrictives étudiées. De nos jours encore, le droit des étrangers, opposable aux anciens colonisés notamment même si beaucoup d’autres sont visés, demeure soumis à des considérations de ce type qui, présentées comme des impératifs intéressant l’ordre intérieur, l’unité et l’identité nationales - en témoigne la création en mai 2007 d’un ministère ad hoc [51] -, sont toujours à l’origine d’un prurit législatif et réglementaire qui ne se dément pas.

Olivier Le Cour Grandmaison.
Université d’Evry-Val-d’Essonne.
Dernier ouvrage paru : Coloniser. Exterminer. Sur la guerre et l’Etat colonial , Paris, Fayard, 2005.

NOTES

[1] . « La lutte contre l’immigration illégale restera une priorité absolue » lit-on ainsi. « Grâce à la politique pragmatique menée par le gouvernement précédent, sous la conduite du ministre de l’Intérieur Nicolas Sarkozy, les reconduites effectives à la frontière ont augmenté de 140% entre 2002 et 2006. Nous resterons très fermes : pour 2007, l’objectif est de 25 000 éloignements. » http://premier-ministre.gouv.fr/iminidco. Des chiffres légèrement supérieurs ont été récemment fixés par le premier ministre pour l’année 2008 cependant qu’en 2010 le nombre d’expulsions à atteindre est d’ores et déjà établi à 28 000.

[2] . P. Azan. Recherche d’une solution de la question indigène en Algérie, (1903), op. cit. , p. 25 et 28. Ces analyses sont banales ; Fouillée affirme ainsi : « lorsqu’un homme descend d’une famille de race inférieure, dépourvue de toute culture ancestrale, il est généralement impossible de l’élever du premier coup au-dessus d’un certain niveau. (…) Voulez-vous (…) arriver aux notions les plus abstraites, aux combinaisons de logique ou d’invention scientifique, le développement s’arrête. » Tempérament et caractère selon les individus, les sexes et les races, op. cit. , p. 334-335.

[3] . Bien que critique, Sorokin, consacre un chapitre entier aux partisans de « l’Ecole géographique » emmenés par Ellsworth Huntington dont l’ouvrage – Civilization and climate – est, en 1935, une référence mondialement connue. P. A. Sorokin. Les théories sociologiques contemporaines, (1938), op. cit. , p. 143-149. En France, les thèses de Huntington ont inspiré les travaux d’André Missenard, spécialiste des climats et rapporteur auprès de l’organisation d’hygiène de la Société des nations. En 1937, il publie L’homme et le climat préfacé par le prix Nobel de médecine Alexis Carrel. Reprenant les thèses de son maître à penser, Missenard écrit : « les zones de civilisation coïncident exactement avec les zones de stimulation du climat », c’est-à-dire avec les zones tempérées. A contrario, on apprend que « la grande chaleur des tropiques diminue l’activité de l’esprit » ce qui explique, selon lui, le faible niveau de développement des peuples et des contrées concernés. L’homme et le climat, Paris, Plon, 1937, p. 202 et 181. Thèse classique déjà présente chez P. Giran, par exemple, lorsqu’il étudie la psychologie de « l’Annamite. » « La dépression considérable produite dans l’organisme par l’action de la chaleur et de l’humidité (…) se traduit par une invincible torpeur, par l’horreur de tout effort pénible, physique ou intellectuel » affirme-t-il. Psychologie du peuple annamite…, (1904), op. cit. , p. 64.

[4] . Dr. Fr. Jauréguiberry. Les Blancs en pays chauds. Déchéance physique et morale, (1924), op. cit. , p. 60. S’inspirant des théories de Darwin et des thèses de Le Bon, Fouillée soutient qu’en raison de « la loi de régression », les « croisements » entre races très différentes ont pour conséquence de « ramener à la surface les traits inférieurs souvent disparus. » Tempérament et caractère…, op. cit. , p. 341. Dans une conférence publique soutenue par l’Union coloniale, J-B. Malon déclarait : « Ah ! non, je ne saurais encourager la reproduction des métis franco-indochinois ! » « Ils passent (…) pour posséder les vices des deux races et non leurs qualités. » « Conseils à ceux qui veulent s’établir en Indo-Chine. » Préparations aux carrières coloniales, préface de J. Chailley-Bert, Paris, Challamel, 1904, p. 162

[5] . Dr. Fr. Jauréguiberry. Les Blancs en pays chauds. Déchéance physique et morale, op. cit. , p. 51. Pour l’auteur, cette séparation est « un principe fondamental » de la colonisation britannique et, « peut-être, le secret de [sa] réussite. » Aussi faut-il s’en inspirer et l’appliquer aux territoires de l’empire français pour restaurer l’autorité de « l’Européen » que les « indigènes » doivent considérer comme le « sahib. » Idem, p. 56..

[6] . V. Spielmann. (1866-1938). En Algérie. Le centenaire au point de vue indigène, Alger, Editions du Trait-d’Union, 1930, p. 27. Cet ouvrage comporte un avertissement ainsi rédigé : « Etant donné que nos éditions sont interdites et saisies au Maroc, étouffées en Algérie-Tunisie, nous prions nos amis de vouloir bien les faire connaître à leurs relations. » Cette information en dit en long sur la liberté d’expression dans ces trois colonies françaises. Journaliste, fondateur de plusieurs journaux en Algérie dont Le Trait d’Union en 1923, Spielmann fut militant du Parti communiste. Sans doute exclu en 1926, il participe à la Fraternité algérienne de l’Emir Khaled dont il a publié, deux ans auparavant, un texte important. Parmi les revendications défendues par l’Emir, et présentées sous la forme d’une lettre ouverte adressée au président du Conseil, Edouard Herriot, il y a celles-ci : « Application aux indigènes des lois sociales et ouvrières ; Liberté absolue pour les ouvriers indigènes de toutes catégories de se rendre en France. » La situation des musulmans d’Algérie, op. cit. , p. 23.

[7] . « Code de l’indigénat, code d’esclavage », (1928), in H. Cartier. Comment la France « civilise » ses colonies, textes du PCF et de la CGTU (1932 et 1928) présentés par J-P. Aubert, Paris, Les nuits rouges, 2006, p. 152. Il s’agit d’une brochure rédigée et publiée par le secrétariat colonial de la CGTU. « La vérité, lit-on aussi, est que le but de cette réglementation est tout d’abord d’empêcher la venue en France de travailleurs algériens qui s’émanciperaient et y verraient s’y développer leur conscience de classe, et ensuite pour garder en Algérie, pour les colons, une main-d’œuvre assouplie et à bon marché permettant la réalisation de scandaleux surprofits. » Idem, p. 151.

[8] . Décret du 24 avril 1928 relatif à « l’émigration » et à la « circulation des indigènes en Afrique occidentale française. » Annuaire de documentation coloniale comparée, 1928, vol. 2, p. 412. Cf. également. P. Moreau. Les indigènes d’AOF. Leur condition politique et économique, Paris, Domat-Montchrétien, 1938, p. 21 et suiv.

[9] . Décret du 1er mars 1927 « portant réglementation de l’émigration des indigènes du Togo. » idem, p. 642.

[10] . G. Garros. Forceries humaines, (1926), op. cit. , p. 54. L’auteur cite le programme de Bui Quang Chieu, chef du Parti constitutionnaliste indochinois en 1926, qui exigeait, entre autres, « la liberté de voyager. » Idem, p. 167. Le livret doit comprendre la photographie de son titulaire, son état civil, l’adresse de ses parents, la liste des établissements scolaires fréquentés, les diplômes obtenus et l’adresse du correspondant en France. Hô Chi-Minh. Le procès de la colonisation, op. cit. , p. 120.

[11] . A. Viollis. (1870-1950). Indochine S. O. S, (1935), préface de Fr. Jourdain, Les Editeurs français réunis, 1949, p. 128. La première édition avait été préfacée par A. Malraux.

[12] . F. Challaye (1875-1967). Souvenirs sur la colonisation, Paris, Librairie Picart, 1935, p. 112. Philosophe et ami de Péguy, Challaye fut un militant anticolonialiste de la première heure. Alain, Gide et R. Rolland saluèrent la publication de cet ouvrage et le courage de son auteur. Critiquant lui aussi ces dispositions, L. Werth écrit : « La doctrine, tout au moins le système, est d’empêcher les jeunes annamites de connaître le ferment d’Europe. » Cochinchine, (1926), op. cit. , p. 118. En Nouvelle-Calédonie, la réglementation est plus stricte encore puisque les tribus « sont cantonnées dans des territoires délimités administrativement, d’où il est même défendu de sortir aux femmes et aux filles. » P. Dareste. Traité de droit colonial¸ (1931), op. cit. , p. 188.

[13] . Décret du 22 mars 1930 du gouverneur de l’Erythrée, Annuaire de documentation coloniale comparée, op. cit. , 1930, vol. 1, p. 408.

[14] . Art. 5 du décret du 5 décembre 1933 relatif aux « circonscriptions indigènes. » Idem, 1933, vol. 1, p. 120. A la même époque, des dispositions analogues existent dans l’Union Sud-Africaine où les « Noirs » doivent disposer d’un « pass ou licence de déplacement » pour voyager à l’intérieur du pays. R. Darson. « La “barre de couleur” en Afrique australe. » Outre-Mer, n°2, juin 1936, p. 140.

[15] . P. Azan. « L’armée d’Afrique. » Une œuvre française, (1929), op. cit. , p. 48-49. (Souligné par nous.) Dans la même publication, E. F. Gautier écrit : « On ne se représente pas l’abîme entre l’Occident et l’Orient. On croit souvent qu’il y a une simple différence de catéchisme entre le musulman et le chrétien. En réalité, conception de la famille, de l’Etat, du juste et de l’injuste, constitution même du cerveau, tout de part et d’autre a été modelé différemment par des millénaires d’histoire divergente. » Idem, p. 285. En 1937, les travailleurs algériens en France sont estimés à « 70 000 » par R. Lespès qui soutient que leur « séjour » en métropole altère « leur santé » et « leur moralité. » Pour comprendre l’Algérie, Alger, 1937, p. 35. Ce livre exprime un point de vue officiel puisqu’il fut publié sous les « auspices du gouverneur général de l’Algérie. »

[16] . Le thème de l’envahissement de l’Europe et des Etats-Unis par le « flot montant des peuples de couleur » est classique. Il a été popularisé, entre autres, par Stoddard qui écrivait dans l’ouvrage grâce auquel il est devenu célèbre : « l’immigration de couleur est un péril universel qui menace chaque partie du monde blanc. » Le flot montant des peuples de couleur…. , (1925), op. cit. , p. 259.

[17] . R. Martial. (1873-1955). Traité de l’immigration et de la greffe inter-raciale, Paris, Larose, 1931 p. 224. Fort classiquement, il estime que le « séjour » des « exotiques » en France a pour conséquence une augmentation de leurs « défauts » ce qui est « source de nouvelles difficultés. » Idem, p. 282-283. Martial fut directeur municipal puis directeur départemental d’Hygiène, adjoint technique des armées, directeur des services d’hygiène de la ville de Fez, membre de la Société d’hygiène et de médecine publiques, chargé de cours sur l’immigration à l’Institut d’hygiène de la Faculté de médecine de Paris. Pour une étude générale, cf. C. Reynaud-Paligot. La République raciale 1860-1930, Paris, PUF, 2006.

[18] . R. Martial. La race française, Paris, Mercure de France, 1934, p. 323.

[19] . R. Martial. Race, hérédité, folie. Etude d’anthropo-sociologie appliquée à l’immigration, Paris, Mercure de France, 1938, p. 143 et 187. L’auteur a placé en exergue de cet ouvrage la phrase suivante : « Tant que les qualités héréditaires de la race sont intactes, la force et l’audace de leurs ancêtres pourront se réveiller chez les hommes modernes. Sont-ils encore capables de le vouloir ? » Il s’agit d’une citation extraite du livre L’homme, cet inconnu d’Alexis Carrel, prix Nobel de médecine et partisan de l’eugénisme.

[20] . Cf. P. Weil. La France et ses étrangers, Paris, Calmann-Lévy, 1991 et, plus récemment, A. Spire. Etrangers à la carte. L’administration de l’immigration en France (1945-1975), Paris, Grasset, 2005. G. Noiriel. Immigration, antisémitisme et racisme en France (XIXe-XXe siècle). Discours publics, humiliations privées, Paris, Fayard, 2007.

[21] . Cf. par exemple, le chapitre IV, intitulé « L’immigration pendant la guerre », qui comprend une sous-partie consacrée à la main-d’œuvre coloniale et chinoise. G. Mauco. Les étrangers en France…, op. cit. , p. 69 et suiv. Sur ce sujet précis, cf. L. Dornel. « Les usages du racialisme. Le cas de la main-d’œuvre coloniale en France pendant la Première Guerre mondiale. » Genèses, n°20, 1995, pp. 48-72.

[22] . G. Mauco. Les étrangers en France…, op. cit. p. 556 et 558. (Souligné par nous.)

[23] . Idem, p. 490. Mauco s’appuie sur l’expérience de la Première Guerre mondiale où, selon lui, « la venue de nègres, de Chinois, d’Indiens, d’Arabes avait déjà permis de constater dans les hôpitaux les dangers de l’introduction de ces populations exotiques. » « Populations » qui furent, pour la plupart, réquisitionnées dans les différents territoires de l’empire pour venir travailler en métropole et pallier ainsi la pénurie de main-d’œuvre provoquée par la mobilisation générale et la durée du conflit.

[24] . Agrégé d’histoire, professeur de géographie économique à la Faculté des lettres de Paris, Demangeon (1872-1940) est l’auteur de très nombreux ouvrages spécialisés et de plusieurs manuels de géographie pour l’enseignement secondaire.

[25] . Sous Vichy et jusqu’en 1943, Mauco collabore à la revue xénophobe, raciste et antisémite L’Ethnie française dirigée G. Montandon, professeur d’ethnologie à l’Ecole d’anthropologie depuis 1933 puis directeur de l’Institut d’études des questions juives et ethnoraciales sous l’Occupation. A la Libération, Mauco devient secrétaire général du Haut comité de la population et de la famille créé auprès du gouvernement provisoire. Il a exercé cette responsabilité jusqu’en 1970.

[26] . G. Mauco. Les étrangers en France, op. cit. , p. 485 et 523. L’inquiète aussi la présence de nombreux Juifs étrangers. Rue Pavé par exemple, des « enfants bruns, nerveux, aux yeux ardents animent les vieilles demeurent et ajoutent à l’impression de vie fébrile et inquiétante qui se dégage de ces milieux. » Idem, p. 347.

[27] . En 1938, l’élu communiste Léon Mauvais déclare au Conseil général de la Seine : « Je dois (…) dire qu’il s’est trouvé des arabes qui sont venus se plaindre de ce qu’on les obligeait à se rendre à cet hôpital franco-musulman et qu’on avait pas voulu les admettre dans les hôpitaux de Paris. » Cité in 1935-2005. L’hôpital Avicenne : une histoire sans frontières, Musée de l’Assistance publique, Paris, 2005, p. 14. Député et conseiller municipal de Paris de 1935 à 1939, L. Mauvais (1902-1980) fut également membre du Bureau politique du PCF de 1945 à 1964.

[28] . A. Beaud cité par O. Depont. Les Berbères en France. L’hôpital franco-musulman de Paris…, (1937), op. cit. , p. 122.

[29] . Congrès colonial français de 1905, op. cit. , p. 314. (Souligné par nous.)

[30] . Edmond et Etienne Sergent. « « Hygiène de l’Afrique septentrionale. » in A. Chantemesse et E. Mosny. Hygiène coloniale, Paris, Baillière & Fils, 1907, p. 183. Le premier était préparateur à l’Institut Pasteur de Paris, le second médecin colonial hors cadre. Sur l’Indochine, cf. Dr. Simond. « Hygiène de l’Indochine », idem, p. 474. 28 ans plus tard, au Cambodge, A. Viollis constate que « l’assistance médicale est insuffisante » et « mal organisée » puisqu’il y a « 160 000 indigènes pour un seul médecin. » Indochine S. O. S, op. cit. , p. 72. Contrairement à la légende dorée de la colonisation, la “couverture médicale” des territoires de l’empire est toujours demeurée très faible. Dans un « rapport fait au nom de la Commission des finances » de l’Assemblée nationale « chargée d’examiner le projet de loi portant fixation du budget général de l’exercice 1933 », le député de la Drôme, Léon Archimbaud (1880-1944) livre les chiffres suivants : 419 médecins en Indochine pour 20 millions d’habitants, 299 en A. O. F pour 13 451 603 d’habitants, 154 en A. E. F pour 3 196 979 d’habitants, 14 au Togo pour 750 065 d’habitants. A titre de comparaison, il y avait, à la même époque, 28 000 médecins pour 40 millions d’habitants en métropole. Annuaire de documentation coloniale comparée, 1932, vol. 2, p. 27. Considéré comme un bon connaisseur des affaires impériales, Archimbaud a publié plusieurs ouvrages sur les possessions françaises.

[31] . H. Aubin. « L’assistance psychiatrique indigène aux colonies », Congrès des médecins aliénistes et neurologistes de France et des pays de langue française, XLIIeme session, Alger 6-11 avril 1938, Paris, Masson, 1938, p. 29. Sur le Maroc, cf. l’intervention du Dr. Pierson de Casablanca, idem, p. 188. Dans ce protectorat, une telle pratique est ancienne ; elle remonte à Lyautey et elle est consignée dans un document officiel, préfacé par ses soins. On y apprend que « le principe de la séparation des Européens et des indigènes » s’applique pour les hospitalisations. C’est ainsi qu’un « grand hôpital civil, pour Européens » fut construit à Casablanca. Rapport général sur la situation du protectorat du Maroc au 31 juillet 1914, établi par les services de la Résidence général sous la direction de M. le général Lyautey, Rabat, 1916, p. 190-191. A Libreville, Marcel Homet constate l’existence d’un hôpital « européen » et d’un autre « indigène » dépourvu de tout matériel moderne. Congo. Terre de souffrances, Paris, Aubier-Montaigne, 1934, p. 132 et 151.

[32] . 1935-2005. L’hôpital Avicenne : une histoire sans frontières, op. cit. , p. 7. Idem. Ouvert à tous en 1945, cet hôpital n’a été rattaché à l’Assistance publique qu’en 1961 et il a changé de nom en 1978 seulement. A propos de la situation des colonisés-immigrés, Paul Rivet, Paul Langevin, Alain et Marc Casati affirment en 1936 : « On cherche à empêcher le plus possible les contacts entre indigènes de diverses régions, et entre indigènes et Français de France. » « On craint l’éveil de l’esprit critique par la comparaison du régime imposé à la colonie et du régime libéral et démocratique de France. » Comité de vigilance des intellectuels antifascistes. La France en face du problème colonial, op. cit, p. 40.

[33] . O. Depont. Les Berbères en France. L’hôpital franco-musulman de Paris…, op. cit. , p. 3 et 4. (Souligné par nous.)

[34] . « L’humiliation et la discrimination raciale ne datent pas d’aujourd’hui. Elles ont été les instruments du régime écrit Ferhat Abbas. Cela est parfaitement connu, et personne ne se pose plus de question. Ni l’Européen qui n’a jamais caché ce qu’il voulait, ni l’Algérien qui a toujours su à quoi s’en tenir. » La nuit coloniale, Paris, Julliard, 1962, p. 44. (Souligné par nous.) Cf. également ; A. Sayad. La double absence : des illusions de l’émigré aux souffrances de l’immigré, préface de P. Bourdieu, Paris, Seuil, 1999.

[35] . S. Weil. « Ces membres palpitants de la patrie… », [Vigilance, n°63, 10 mars 1938], in Œuvres complètes, II, op. cit. , p. 143 et 140. Très critique à l’égard de la colonisation française, ses nombreux articles en témoignent, l’auteure estime cependant qu’il n’est pas « question de faire des colonies, tout à coup, des Etats indépendants. Une telle métamorphose serait sans doute sans lendemain ; de toute façon, aucun gouvernement français, de quelque parti qu’il se réclame, n’y songerait. » « Les nouvelles données du problème colonial dans l’empire français », [Essais et combats, n°2/3, décembre 1938], idem, p. 149. En Algérie, « la loi sur les allocations familiales a été appliquée (…) avec neuf ans de retard sur la métropole », et c’est le régime de Vichy qui a procédé à cette réforme en 1941. A. Mercier. Contribution à l’étude des réformes politiques, sociales et économiques en faveur des musulmans français d’Algérie, Alger, Imprimerie officielle, 1944, p. 10. Député de Paris, l’auteur fut vice-président de l’Assemblée consultative provisoire. Plus généralement, ce sont toutes les « lois d’assistance sociale » qui sont ignorées dans cette colonie comme le constatait M. Viollette en 1931. L’Algérie survivra-t-elle ? Notes d’un ancien Gouverneur général, op. cit. , p. 138.

[36] . S. Weil. « Qui est coupable de menées antifrançaises », (1938), [projet d’article], in Œuvres complètes, II, op. cit. , p. 136. V. Spielmann fait un constat identique pour l’Algérie. « L’indifférence des organisations ouvrières pour les questions indigènes, est grande. On n’a qu’à consulter la collection du « Cheminot » et des autres organes syndicalistes, depuis huit ans, et vous trouverez très peu, sinon pas du tout, d’interventions en faveur des travailleurs indigènes. » En Algérie…, (1930), op. cit. , p. 27.

[37] . Comité de vigilance des intellectuels antifascistes. La France en face du problème colonial, op. cit. , p. 29. « Les organisations antifascistes (…) se chargent, par leur attitude à l’égard des colonies, d’une honte ineffaçable » écrit Simone Weil en 1938. « Y a-t-il beaucoup d’hommes, parmi les militants ou les simples membres de la SFIO et de la CGT, qui ne s’intéressent pas beaucoup plus au traitement d’un instituteur français, au salaire d’un ajusteur français, qu’à la misère atroce qui fait périr de mort lente les populations d’Afrique du Nord ? » « Qui est coupable de menées antifrançaises ? », [Projet d’article], in Œuvres complètes, II, op. cit. , p. 136.

[38] . A. Girault. Principes de colonisation et de législation coloniale, op. cit. , p. 448. Le principe du cautionnement est repris dans l’ordonnance du 2 novembre 1945 (art. 5-2°) opposable aux étrangers désireux de séjourner en France quel que soit le motif – touristique, familial ou professionnel – de leur visite. Fr-J. Laferrière. Droits des étrangers, Paris, Dalloz, 2000, p. 52.

[39] . Cf. M. Kessous. La vérité sur le malaise algérien, préface du Dr. Bendjelloul, président de la Fédération des élus indigènes du département de Constantine, Bone, 1935, p. 71. Dénonçant cette mesure discriminatoire et bien d’autres encore, l’auteur demande leur abrogation. Plus tard, François Luchaire note que la liberté de circulation n’a jamais été complètement assurée puisque « l’entrée dans certaines colonies » est demeurée subordonnée « soit à un emploi, soit à la consignation de la somme nécessaire au voyage de retour. » F. Luchaire. Manuel de droit d’Outre-Mer, op. cit. , p. 147.

[40] . L. Chevalier. (1911-2001). « Principaux aspects du problème de l’immigration » (1944) in Les travaux du Haut comité consultatif de la population et de la famille, INED, travaux et documents, cahier n°1, Paris, PUF, 1946, p. 13. Favorable à la sélection des immigrés, il entend préserver ainsi « l’humanité française » dans un contexte où la France ne « tient pas à laisser abâtardir un héritage moral, intellectuel et physique qui est plus que jamais son principal bien. » Idem, p. 16. Professeur à l’Ecole libre des sciences politiques puis directeur de recherches à l’INED, Chevalier est élu au Collège de France en 1952. Il a notamment publié Classes laborieuses et classes dangereuses à Paris pendant la première moitié du XIXe siècle. Dans le même ouvrage, Robert Sanson se prononce pour l’encadrement militaire « des travailleurs nord-africains » présents en métropole. De plus, il souhaite qu’ils soient « groupés » et « recrutés » pour une durée de 6 mois à 1 an « avec retour au pays au bout de ce laps de temps ». « Les travailleurs nord-africains de la région parisienne. » Ibidem, p. 192.

[41] . L. Chevalier. Le problème démographique nord-africain, INED, travaux et documents, cahier n°6, préface d’A. Sauvy, Paris, PUF, 1947, p. 209 et 150.

[42] . R. Debré et A. Sauvy. Des Français pour la France, le problème de la population, Paris, Gallimard, 1946, p. 126 et 232. Sauvy (1898-1990) fut directeur de l’INED de 1945 à 1962, directeur de la Revue Populations jusqu’en 1975 et professeur au Collège de France à partir de 1962. En 1938, il avait exercé la fonction d’expert auprès du président du Conseil Paul Reynaud pour les questions démographiques. Pédiatre célèbre, Debré (1882-1978) a joué un rôle particulièrement important au moment de la fondation de l’Institut précité lequel, conformément à l’ordonnance qui l’a créé, a pour but « d’étudier les problèmes démographiques sous tous leurs aspects. »

[43] . Idem, p. 227-229.

[44] . H. Deschamps. L’Union française…, op. cit. , p. 264 et 265. « Pensant endiguer l’immigration nord-africaine, le gouvernement a incité l’Assemblée algérienne à adopter la Sécurité sociale » affirme J. Saint-Germès. « Cette dernière » a donc fait l’objet « d’un arrêté du gouverneur en date du 10 juin 1949 » soit 4 ans après son instauration en métropole. Voilà qui éclaire d’un jour singulier les mobiles qui ont poussé les autorités françaises à s’engager avec retard dans cette voie. Economie algérienne, Alger, La maison des livres, 1950, p. 321. Professeur d’économie politique à la Faculté de droit d’Alger, Saint-Germès fait partie, aux côtés de A. Siegfried, E. Gilson, Ch. Rist et M. Laignel-Lavastine, des fondateurs de la Revue de psychologie des peuples en 1949.

[45] . Parmi beaucoup d’autres possibles, signalons cette analyse exemplaire : « Le primitivisme (…) a des assises (…) plus profondes et nous pensons même qu’il doit avoir son substratum dans une disposition particulière sinon de l’architectonie, du moins de la hiérarchisation “dynamique” des centres nerveux. Nous avons émis l’hypothèse qu’il pouvait s’agir d’une certaine fragilité des intégrations corticales, laissant libre jeu à la prédominance des fonctions diencéphaliques. Ainsi pourrait s’expliquer la fréquence de l’épilepsie, de l’hystérie, des syndromes mimiques grossiers, des états d’agitation psycho-motrice. » Jean Sutter et Antonin Porot. « Le “primitivisme” des indigènes Nord-Africains. Ses incidences en pathologie mentale. », Sud médical et chirurgical, 15 avril 1939, p. 18. Célèbre professeur de psychiatrie à la faculté d’Alger pendant plus de 30 ans et expert auprès des tribunaux pour lesquels il a rédigé de nombreux rapports, Porot (1876-1965) avait été chef de clinique à la Faculté de médecine de Lyon puis médecin à l’hôpital français de Tunis. Sutter (1910-1970), quant à lui, s’est fait connaître, entre autres, par un ouvrage : L’eugénique. Problèmes, méthodes, résultats préfacé par A. Sauvy et publié dans le cadre officiel des « Travaux et Documents de l’INED » aux PUF en 1950. Cet ouvrage a fait l’objet d’une recension élogieuse dans la Revue L’Anthropologie où M. de Lestrange écrit : « Le chapitre concernant la valeur intellectuelle est (…) particulièrement intéressant pour les anthropologistes : la psychologie différentielle des races, sujet extrêmement controversé, peut trouver des bases biologiques solides dans les études montrant que l’hérédité des caractères intellectuels est déterminée par la génétique. » L’Anthropologie, t. 55, 1951, p. 338.

[46] . « Il y a, écrit-il, un tempérament musulman et un ordre social musulman qui ont jusqu’ici résisté aux émigrations les plus longues et aux contacts les plus étroits et les plus sympathiques avec le milieu européen. » L. Chevalier. Le problème démographique nord-africain, op. cit. , p. 200.

[47] . L. Chevalier. Problèmes français de l’immigration, Université de Paris. Institut d’études politiques 1946-1947, Les cours de droit, 1947, fascicule I, p. 1, 34-35 et 86.

[48] . On pourrait certainement faire des analyses voisines pour rendre compte de la permanence, sur une période longue de deux siècles, de la « théorie des climats » de Montesquieu, par exemple. De ce point de vue, l’invocation d’une « tradition lettrée », reposant « sur une rhétorique de la scientificité », est nécessaire mais pas suffisante car elle tend à occulter l’importance des innovations qui ont permis de préserver le cœur de la « théorie. » P. Bourdieu. « La rhétorique de la scientificité : contribution à une analyse de l’effet Montesquieu. » Ce que parler veut dire, Paris, Fayard, 1986, p. 227 et 229.

[49] . B. Lavergne. Afrique du Nord et Afrique noire. Les solutions nouvelles qui s’imposent, Paris, Larose, 1956, p. 14 et 108.

[50] . A. Spire. Etrangers à la carte…, op. cit. , p. 200 et P. Piazza. Histoire de la carte nationale d’identité, Paris, O. Jacob, 2004, p. 295.

[51] . « Ministère de l’immigration, de l’intégration, de l’identité nationale et du co-développement. »