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L’immigration organisée. Construction et inflexions d’une matrice de politique publique (1910-1930)

Benoît Larbiou

citation

Benoît Larbiou, "L’immigration organisée. Construction et inflexions d’une matrice de politique publique (1910-1930) ", REVUE Asylon(s), N°4, mai 2008

ISBN : 979-10-95908-08-1 9791095908081, Institutionnalisation de la xénophobie en France, url de référence: http://www.reseau-terra.eu/article735.html

résumé

La matrice des politiques d’immigration jusqu’en 1930, qualifiée d’immigration organisée par opposition à l’immigration « anarchique », forme un agencement de logiques portées par différents espaces sociaux, travaillé pour être cohérent, qui évolue dans le temps, se reconfigure en fonction de l’état des tensions sociales et politiques et du poids des groupes qui portent ces différentes logiques, et au prix de transactions sans cesse renouvelées. En l’occurrence, la construction de la matrice depuis la dernière décennie du XIXème jusqu’à la guerre explique la structuration de l’expérience de guerre, à la faveur d’une centralisation étatique et d’une intégration au sein des instances étatiques des milieux réformateurs, ainsi que la forme que prend la politique publique d’immigration après les années 1920 et, le rôle prépondérant qu’y jouent les agents centraux du champ du pouvoir économique.

    • « L’immigration actuelle est pour une grande part une immigration collective, provoquée, organisée […]. Elle est donc sélectionnée […] puis répartie au grès de la demande, ce qui assure une distribution rationnelle des nouveaux arrivés dirigés […] vers les postes où ils pourront utilement servir, donc s’intégrer sans heurts dans les rouages de notre activité économique. Enfin, c’est un fait heureux que les immigrants, qui pénètrent le plus volontiers et le plus facilement en France, appartiennent à des races voisines de la nôtre. » [1]

Face aux demandes de plus en plus prégnantes de restriction de l’immigration en 1930, Georges Pairault justifie ici 20 années d’immigration organisée. Pairault est à bien des égards qualifié, tout autant qu’intéressé, par la justification de cette politique publique, tant sa position est intimement liée à la forme même que prend cette politique. Ingénieur de formation, issu du catholicisme social et futur trésorier du MRP, docteur en sciences politiques et économiques après avoir soutenu une thèse qui fait autorité sur l’immigration, très lié au champ du pouvoir économique, il assure depuis deux ans la fonction de rédacteur en chef de la Revue de l’immigration, considéré comme un organe de liaison entre employeurs désireux d’importer de la main d’œuvre étrangère, administrations compétentes et universitaires.

Son argumentaire, qui doit être resitué au regard de sa mulipositionnalité sociale, présente plusieurs registres de justification : un registre utilitariste, d’inspiration productiviste, qui souligne la rationalité d’une telle organisation au regard de l’utilité de l’activité économique, et qui, du fait de cette rationalité revendiquée, englobe la logique bureaucratique (ici à peine esquissée, mais développée ailleurs par le même auteur) ; un registre social, certes peu appuyé, qui dans le contexte de concurrence ouvrière affirme que les immigrants s’intègrent socialement « sans heurts » ; enfin un registre racialiste qui écarte toute dangerosité raciale de l’immigration au motif que cette dernière a été rationnellement « sélectionnée ». Au-delà de la simple stratégie discursive qui consiste à justifier une politique qui a abouti à ce que la France compte en 1930 près de 3 millions d’étrangers, et qui, pour cette raison même, est très sévèrement attaquée, cette présentation réactualise les principes qui ont fait naître cette politique, qui ont permis la création et l’entretien d’un large consensus à son égard.

La matrice des politiques d’immigration jusqu’en 1930, qualifiée d’immigration organisée par opposition à l’immigration « anarchique », forme un agencement de logiques portées par différents espaces sociaux, travaillé pour être cohérent, qui évolue dans le temps, se reconfigure en fonction de l’état des tensions sociales et politiques et du poids des groupes qui portent ces différentes logiques, et au prix de transactions sans cesse renouvelées. En l’occurrence, la construction de la matrice depuis la dernière décennie du XIXème jusqu’à la guerre explique la structuration de l’expérience de guerre, à la faveur d’une centralisation étatique et d’une intégration au sein des instances étatiques des milieux réformateurs, ainsi que la forme que prend la politique publique d’immigration après les années 1920 et le rôle prépondérant qu’y jouent les agents centraux du champ du pouvoir économique.

1- Construction et expérimentation de l’immigration organisée :

A la fin du XIXème siècle, divers secteurs de la société sont intéressés par et intéressés à la question de l’immigration, en fonction de logiques qui leur sont propres. Ceux-ci construisent une certaine perception du problème public à traiter et modélisent des types de réponses possibles. Dès lors, les termes qui vont baliser le débat public sur l’immigration tout au long du siècle sont posés. Malgré les lignes de tensions qui traversent ce champ des prises de positions (1.1), l’interdépendance de certains des promoteurs de ces problèmes autorise une circulation des modèles entre groupes sociaux et une montée en généralité, opérée par des agents disposés à la production de modèles universels (1.2).

1.1 Le champ des problématiques de l’immigration :

L’immigration, à la fin du XIXème siècle, s’inscrit dans cinq problématiques sectorielles. La construction de ces problématiques et leur prise en compte publique ne répondent pas à une même temporalité, mais ces problématiques ont en commun d’être posées en cette fin de siècle par des agents interdépendants et conscients des bienfaits de cette interdépendance.

Les représentants patronaux inscrivent l’immigration dans une problématique éminemment productiviste. Le champ de la production proclame, alors que la demande ne cesse d’augmenter, la nécessité et l’urgence de « stabiliser » [2] des « bras fidèles », dans un contexte de malthusianisme des classes populaires, à l’encontre de leur mobilité professionnelle et géographique.

Les réseaux de l’Alliance Nationale pour l’Accroissement de la Population promeuvent une problématique de reproduction du corps national. Il importe pour ces réseaux de relancer l’accroissement de la population, qui est en soi un signe de la « vitalité de la race » [3], et qui emporte des conséquences très larges, tant du point de vue du potentiel de production, que du potentiel militaire. Malgré leur apparente unité, ces réseaux n’en sont pas moins traversés de multiples tensions, polarisées en fonction de la plus grande insistance donnée à la quantité ou à la qualité de la population française. En l’occurrence, ces deux pôles s’affrontent, de façon idéal-typique (tant les positions sont multiples et s’entremêlent), sur le rôle de l’immigration au regard de l’accroissement de la population française. L’immigration apparaît alors, soit comme un « adjuvant nécessaire », soit comme un risque au regard de l’équilibre ethnique français. La nébuleuse populationniste trouve malgré tout son équilibre sur la commune reconnaissance de la nécessaire conciliation entre qualité et quantité de la population, imposant pour l’immigration un contrôle ethnique seul à même d’éviter la « colonisation » du pays. Les réseaux comme la problématique populationniste, par-delà ses divisions qui sont plus un signe de l’étendue de leur surface sociale qu’un signe de fragilité, sont à ce point prégnants, qu’ils orientent le droit de la nationalité vers le jus soli, acception annexionniste de la nationalité [4].

Pour les eugénistes et raciologues, l’immigration pose le problème du respect de l’équilibre de la « race française ». Pour ces derniers, l’immigration constitue un risque de « dégénérescence » au regard des dispositions essentiellement ou substantiellement pathogènes des étrangers pour la « race française ». Les deux problématiques, raciales et populationnistes, au regard du choix qu’elles promeuvent d’une population de « qualité », sont poreuses tant leurs réseaux s’interpénètrent, tout au moins en ce qui concerne les secteurs les plus républicains de ces espaces [5].

Le problème de la « protection du travail national » se présente différemment suivant les secteurs sociaux et les entreprises politiques qui le portent et le travaillent. D’un côté les partisans de la protection du marché du travail, dans un contexte de radicalisation de la xénophobie ouvrière [6] entretenue par les mouvements d’extrême-droite, tentent d’imposer des contingentements et des taxes sur l’emploi, tout en déniant toute possibilité aux travailleurs étrangers de bénéficier des lois sociales naissantes. D’un autre côté, les milieux syndicalistes modérés, les réformateurs de l’Office puis du Ministère du Travail et les universitaires réformateurs tentent d’imposer le principe d’une lutte contre les sous-concurrences ouvrières, seule à même de protéger le travail national, tout en octroyant aux étrangers certains droits sociaux (par le biais notamment des accords bilatéraux).

Les secteurs administratifs et ministériels s’attachent, quant à eux, à défendre une problématique de gestion des flux migratoires principalement déterminée par le « paradigme de la trace » [7], lequel s’inscrit dans l’histoire longue des répertoires d’action publique construits à l’encontre des individus susceptibles de désaffiliation [8]. Quoique cette problématique soit propre, au regard de sa genèse, aux secteurs coercitifs de l’Etat, elle n’en demeure pas moins matricielle pour les ministères qui auront ensuite la charge de la régulation de l’immigration, à l’instar du Ministère du Travail après 1906.

Tous les protagonistes de ces problématiques ont en commun de devoir compter avec, d’un côté, la politisation internationaliste portée par les fractions révolutionnaires du syndicalisme, qui proclament l’union des travailleurs et leur libre circulation par delà les divisions nationales, et, de l’autre, avec la politisation de la question de la « protection du travail national » [9] et la radicalisation xénophobe, entretenue par les mouvances nationalistes, mais aussi par les prégnantes prises de position journalistiques [10]. Cette politisation est à ce point pressante qu’elle aboutit à la mise sur agenda politique de la question de la protection du travail national. Mais la loi du 8 août 1893 qui en résulte, dite « loi relative au séjour des étrangers en France et à la protection du travail national », ne constitue qu’un affichage politique, qu’une « satisfaction platonique », puisqu’elle ne fait que mettre en œuvre des « mesures de police » [11], selon le traditionnel paradigme de la trace.

1.2 L’immigration organisée en chantier :

L’investissement d’une certaine partie des promoteurs des différentes problématiques sectorielles dans les réseaux de la « nébuleuse réformatrice » [12] favorise la circulation des modèles et la recherche d’un projet commun, eux-mêmes facilités tant par les dispositions de ces agents à concevoir les effets bénéfiques de leur interdépendance, que par leur intérêt commun à une collaboration effective. Certains universitaires, spécialisés dans l’économie politique, trouvent dans la participation à ces problématiques des ressources nécessaires à la stabilisation de leur position académique au sein d’une discipline en voie de structuration [13]. Intéressés à la production d’une problématique cohésive, qui transcende toutes les arènes dans lesquels ils interviennent et qui constituent autant de marchés à conquérir [14] (dont les ressources pourront être converties tant sur le marché universitaire que sur le marché de l’expertise), ils construisent un projet à vocation universelle. Son acception sociale assez large tient à l’intégration de deux impératifs, qui forment les deux pôles structurant le champ des prises de position et, en même temps, les deux sollicitations majeures des deux pôles sociaux participant à la nébuleuse réformatrice : (re)produire tout en évitant les sous- concurrences ouvrières.

L’immigration est ainsi perçue et donnée à voir comme une « nécessité », tout à la fois économique et démographique. Cette proclamation tient compte des demandes sociales des milieux industriels, désireux de constituer une main-d’œuvre directement utilisable et peu susceptible de mobilité sociale et géographique, mais aussi des milieux populationnistes obnubilés par l’accroissement de la population. Cette nécessité est d’autant plus prégnante qu’elle est inéluctable : à l’instar de toute force hydraulique [15], « il n’y a aucune force humaine, aucune force gouvernementale qui puisse l’empêcher » [16], « nous ne pouvons aller à l’encontre de cette infiltration inéluctable. La seule chose qui nous est possible, c’est non de la repousser, mais de la canaliser. » [17]. Le principe de réalité, dont les universitaires se font les dépositaires exclusifs, écarte et délégitime toute velléité protectionniste, au nom des conséquences funestes d’un point de vue social et militaire d’un endiguement illusoire [18], mais au nom, aussi, des réalités tant de la dépopulation, que de la faiblesse du marché du travail agricole et ouvrier. Par là, les universitaires mettent sur le marché une représentation unique des problèmes à résoudre et balisent le champ des réponses possibles tout en faisant exister un problème qui les fait légitimement exister. L’immigration n’est plus simplement un « fait économique », mais un phénomène qui engage l’avenir de la France au regard de ses conséquences générales d’un point de vue productiviste, populationniste et militaire. Ainsi donc, le fait, relevé par Albert Thomas, de « maintenir la valeur numérique de notre population et de sauvegarder la situation de la France dans le monde » [19] permet d’éviter l’opposition entre problématiques sociales et économiques, tout en recourant au puissant instrument fédérateur que constitue le « complexe de supériorité superlatif » [20].

Le projet réformateur réserve une place importante, dans la gestion de l’immigration, à la « protection légale contre les sous-concurrences ouvrières » qui constitue le pendant acceptable, pour les partenaires réformateurs et surtout patronaux, des revendications ouvrières. A l’encontre d’un nivellement des droits, quelque soit l’origine, promu par les milieux internationalistes, ce projet construit une frontière entre ayants droit et ressortissants étrangers, privés de la plénitude de leurs droits sociaux et politiques. Face aux prises de position protectionnistes et xénophobes, il proclame l’inéluctabilité de l’immigration et la protection minimale des droits des travailleurs étrangers.

L’universalisation de cette problématique crée ainsi les conditions de production et de reproduction d’un consensus sur la perception de l’immigration. S’ensuivent les premières expériences pratiques d’une immigration organisée dès 1910, dans le secteur industriel (le Comité des Forges monte en 1911 un service de recrutement collectif) comme dans le secteur agricole (avec la création en 1912 d’une Société nationale de Protection de la main-d’œuvre). L’organisation de l’immigration suppose, pour ces entrepreneurs, un travail préalable d’évaluation des besoins par branche, réalisé en étroite collaboration par les employeurs et les universitaires, un travail de recrutement collectif, un travail de placement, et enfin un travail d’évaluation a posteriori de l’efficience de la main-d’œuvre importée. Par ailleurs, les implications pratiques d’un recrutement opéré à l’étranger rendent nécessaires l’intercession de l’Etat, laquelle prépare les employeurs rétifs à l’acceptation du fait étatique. Ainsi en 1913, le Comité des Forges au regard des prétentions, jugées excessives, du Commissariat italien à l’émigration [21], se doit de solliciter l’intervention officielle et se rend à l’évidence « que le développement du bassin de main-d’œuvre étrangère exigeait une intervention politique » [22].

Ces premières expériences initient des pratiques, des types de relations entre protagonistes légitimement convoqués afin de réguler l’immigration (notamment entre les employeurs et l’Etat, mais aussi entre les employeurs et les syndicats), qui forment les cadres sur lesquels vont se construire l’expérience de guerre. A la veille de la guerre donc, selon un agent économique tout disposé à accréditer cette perception, « on s’est orienté […] vers la solution large et simple d’un interventionnisme d’Etat, étroitement associé aux groupements privés » [23].

2. L’immigration organisée expérimentée :

L’expérience de guerre institutionnalise les interfaces et les relations entre employeurs, syndicalistes et agents administratifs sous la médiation des universitaires dont certains deviennent administrateurs experts. L’arrivée du personnel réformateur dans les cabinets et services ministériels [24] ménage le système d’action structuré dans les laboratoires du champ réformateur, réactualise et institutionnalise les habitudes de travail [25]. De plus, du fait que les prérogatives et les intérêts de chacun des groupes intéressés à la question de l’organisation de l’immigration sont respectés, « aussi bien les employeurs que les travailleurs découvrent un nouveau rôle pour l’Etat afin de promouvoir leurs intérêts économiques » [26].

Ainsi, le recrutement d’une main-d’œuvre opéré par les trois services en charge de l’immigration (le Service de la Main-d’œuvre étrangère pour l’industrie [SMOE], le Service de la Main-d’œuvre agricole [SMOA] et le Service des Travailleurs Coloniaux [STC]) permet de fournir aux employeurs agricoles et industriels une main-d’œuvre en masse, directement utilisable, dans un contexte où la dépopulation est aggravée par la mobilisation, et où très rapidement, la main-d’œuvre féminine ne suffit plus. Le conditionnement du placement local des étrangers aux avis des organismes tripartites que sont les Offices régionaux et départementaux de placement, fait droit aux revendications syndicales d’une protection du travail national. Par ailleurs, l’organisation de l’immigration ménage les prérogatives des ministères et des savoir-faire de leurs agents, aux premiers rangs desquels les Ministères de l’Intérieur et des Affaires étrangères.

La pièce maîtresse du dispositif de gestion de l’immigration est la carte d’identité [27] : le décret du 21 avril 1917 [28] qui l’institue, stipule que ces cartes sont octroyées aux postes frontières et qu’elles établissent la commune dans laquelle doit se rendre l’étranger. Un récépissé est établi et envoyé dans la commune de destination, l’étranger arrivant dans la commune remet sa carte en échange du récépissé, lequel ne l’autorise à circuler que dans les limites normales de ses déplacements quotidiens. Cette fixation est assurée par le biais des lieux transitoires d’immigration qui permettent de répartir les étrangers sur le territoire et les emplois : un travailleur en rupture ou en fin de contrat doit obligatoirement rejoindre un dépôt afin d’y être affecté à un nouvel emploi [art. 10] ; par ailleurs, un nouveau contrat ou l’affectation dans une nouvelle localité doivent être autorisés par le SMOE [art. 9]. Une fois l’autorisation obtenue, il doit récupérer sa carte et la faire viser en fonction de sa nouvelle destination, le récépissé est alors envoyé dans une nouvelle commune. Quant à la fixation dans un secteur d’activité, elle est donnée à voir de façon ostensible, par la couleur de la carte d’identité, couleur verte pour l’industrie et couleur chamois pour l’agriculture [art. 1]. Par ce dispositif, l’étranger est astreint à une zone géographique, à un emploi et à un secteur d’activité : toute mobilité est de ce fait, limitée, et en tout état de cause surveillée. L’article 11 complète cette limitation en affirmant que s’il « refuse un nouvel emploi proposé ou change trop fréquemment d’établissement […] il sera […] dirigé sur le frontière de son pays d’origine ». Ce dispositif est justifié par une pluralité de moyens [29] qui signifie son rattachement à une logique à la fois policière, sociale et économique. Sont affirmées les « exigences de la défense nationale », lesquelles doivent être conciliées avec les « propres intérêts des travailleurs et ceux de leurs employeurs ». De plus, ce dispositif permet que le travailleur « ne reste pas inutilement à la charge du pays qui l’hospitalise, [qu’il ne soit pas] sujet aux tentations de l’oisiveté, souvent dangereuses pour l’ordre public » : l’introduction du travailleur se mesure à son utilité, il doit disposer pleinement de ses moyens physiques afin de produire, ce qui est visé ici, c’est son improductivité, i.e. son inactivité subie (la maladie) ou son inactivité voulue (l’oisiveté), laquelle mènerait à la déviance délinquante. Par ce dispositif une relation circulaire s’établit entre la traditionnelle police des étrangers et la gestion économique, sociale et professionnelle de l’immigration. La surveillance instituée apparaît tout aussi fonctionnelle aux secteurs coercitifs de l’Etat du fait qu’elle réponde au paradigme corporatif de la trace, qu’aux employeurs, qui attachent ainsi leurs ouvriers aux secteurs d’activité pour lesquels ils ont été importés, sans possibilité de débauchage intempestif, et aux syndicalistes, qui peuvent ainsi éviter un déséquilibre du marché du « travail national ».

La création de STC [30] et le mode de gestion de l’immigration « exotique » institutionnalisent les catégories de l’entendement racialiste - la mixophobie et la récapitulation [31] - partagées par les raciologues, les agents coloniaux et les populationnistes.

La mixophobie au nom d’une différence radicale, puisque naturelle, de ces populations qui constituent un risque de « dégénérescence » pour le corps national, détermine une ségrégation absolue. Les travailleurs « exotiques » sont concentrés dans des groupements de travailleurs et dans des casernements. Ils ne sont jamais utilisés par unité individuelle, mais par unité collective d’au moins 25 travailleurs [32]. Ces unités sont regroupées aux abords de certaines localités dans des « groupements ne comprenant que des ouvriers de même race » [33]. Les trajets entre casernements et lieux de travail sont encadrés militairement afin d’éviter tout contact. Les casernements des chinois sont explicitement « conçus de façon à assurer une surveillance et un gardiennage facile et à permettre d’empêcher toute communication des Chinois avec l’extérieur après le retour des chantiers de travail » [34]. De même la limitation des contacts sexuels ou unions matrimoniales avec les nationaux fait l’objet d’une attention constante [35].

La logique de la récapitulation, au terme de laquelle tout exotique est assimilé à un « grand enfant », explique pour partie certaines des mesures de ségrégation, mais aussi la prise en charge totale de ces travailleurs et leur mise sous tutelle, militaire mais aussi traditionnelle, puisque cette dernière est censée contenir leur propension à la déviance et au débauchage. Ainsi, les « contrôleurs de la main-d’œuvre » sont employés à « suggérer toutes les mesures susceptibles de fixer et d’attacher cette main-d’œuvre à son travail » [36], soit : respecter les fêtes nationales, ouvrir des « cafés maures », des mosquées, des foyers indochinois et nord-africains. De même, leur « santé morale », confiée à des agents détachés des administrations coloniales [37], et surtout leur propreté, dans une optique très hygiéniste, font l’objet de toutes les attentions administratives [38].

Ce service dont la structure même institutionnalise les principes racialistes de division de la réalité coloniale, puisqu’il est divisé en quatre sections correspondant chacune « à une race de travailleurs » [39], ce service qui emploie des « officiers et fonctionnaires coloniaux choisis parmi ceux qui avaient la connaissance la plus approfondie des indigènes » [40] et, pour l’encadrement des groupements de travailleurs, des sous-officiers coloniaux connaissant les langues « indigènes », contribue à importer sur le territoire national les principes de perception et de classement des agents coloniaux. Cette importation dans le champ économique est assurée par la diffusion de « notices et instructions » tendant à une utilisation optimale de ces travailleurs : ainsi que l’affirme le Général Famin (1855-1922), Directeur des troupes coloniales dont dépend le service, « pour obtenir de la main-d’œuvre son rendement maximum, il importe avant tout de savoir ce qu’on peut lui demander et de bien connaître l’ouvrier que l’on emploie » [41].

Les modalités de régulation de l’immigration « exotique » aboutissent à fixer des stéréotypes raciaux qui justifient au sortir de la guerre le rapatriement massif des ouvriers ainsi dépréciés et pourtant jusqu’alors (tout au moins en ce qui concerne les nord-africains) relativement bien considérés : le STC introduit ainsi pendant la guerre 220.000 travailleurs « exotiques » [42] ; en mars 1919 le gouvernement décide de leur rapatriement massif, après qu’une conférence interministérielle ait décidé de « faire appel de la main-d’œuvre européenne de préférence à la main-d’œuvre coloniale » [43] ; en 1921, il ne restera sur le territoire que 8% de ce contingent.

Au total cette immigration organisée par l’Etat assure un flux continuel de travailleurs dont se targuent les services concernés [44] : revient ainsi au SMOE l’introduction de 22.000 travailleurs entre 1916 et 1917 et de 82.000 entre 1918 et 1919. Quant au SMOA après avoir introduit 14.461 travailleurs en 1915, il en introduit 48.929 en 1916, 47.718 en 1917, et 37.563 en 1918. Enfin, le STOC importe près de 220.000 travailleurs entre 1915 et 1918. L’immigration organisée par l’Etat offre en 1918 un « résultat d’ensemble » qui s’élève à près de 450.000 travailleurs étrangers introduits. Cette organisation de l’immigration, très en lien, de par le rôle important qu’y jouent les universitaires, avec l’activité typologique, le travail de classement et d’évaluation académiques, participe à la division des principes de perception des étrangers et à leur diffusion très large, entre une immigration exotique discriminée racialement, encadrée militairement, exclue de toute relation contractuelle (puisque celle-ci suppose un échange de volonté éclairé) et une immigration « blanche », soumise au droit commun, distinguée ethniquement et hiérarchisée selon des perceptions essentialistes [45] :

« 1° Italiens ; 2° Polonais ; 3° Tchécoslovaques ; 4° Portugais ; 5° Espagnols ; 6° Grecs ; 7° Russes ; 8° Allemands, Austro-hongrois et Bulgares. » [46]

3. « Notre machine à importer des hommes » [47] : « La main-d’œuvre est une marchandise comme une autre » [48]

La création en 1924 d’une Société Générale d’Immigration [SGI], spécialisée dans « l’importation » de main-d’œuvre, considérée comme une marchandise au regard de l’important marché qu’elle constitue, signe un infléchissement du rapport de forces qui avait présidé à la construction du modèle d’immigration organisée. Cet infléchissement en faveur du champ du pouvoir économique ménage malgré tout un certain équilibre (instable) des tensions entre pouvoir économique, syndicats et l’Etat.

3.1- Rationalisation économique de l’importation de main-d’œuvre :

Après l’interruption des années 1918-1919, les agents du champ du pouvoir économique s’orientent vers une politique de recrutement massif de travailleurs étrangers polonais et italiens. L’initiative revient en 1920 à la Confédération des associations agricoles des régions dévastées [CARD], dont la vice-présidence est assurée par Edouard de Warren, qui envoie une délégation prospecter les possibilités migratoires de la Pologne. Cette prospection aboutit en 1921 à l’envoi de sélectionneurs (officiellement reconnus par une circulaire du 21 juillet 1921 du Ministère des Régions libérées [49]) qui mettent en route, de façon concrète, les courants d’immigration. La CARD crée en février 1923, un organisme spécialement conçu à cet effet, sous la forme d’un syndicat professionnel, l’Office Central de la Main-d’œuvre agricole. Cet office est « investi pratiquement du monopole de l’introduction des ouvriers agricoles polonais » [50] tout en prospectant en Italie. Outre le recrutement, il assure la médiation des intérêts de ses membres vis-à-vis des gouvernements français et polonais. Pour répartir la main-d’œuvre introduite, comme pour renseigner les employeurs agricoles, l’Office assoit son action sur des bureaux départementaux ou régionaux de la main-d’œuvre agricole, en liaison avec les Offices agricoles départementaux.

Parallèlement le Comité des Houillères, via son service de recrutement collectif formé en 1911, entreprend d’initier des courants d’immigration de la Pologne vers les entreprises du Nord et du Nord Pas-de-Calais : en accord avec le Commissariat de l’Emigration en Italie un premier contingent de 7.000 mineurs est alors fourni, contingent qui s’élèvera à 1.500 en 1920. Devant la difficulté de ce recrutement, notamment du fait des exigences du gouvernement italien, en termes de salaires, de conditions de travail (ce que les employeurs qualifient de « mécomptes » [51]), le Comité des Houillères se retourne vers la Pologne, moins regardante, et qui peut déjà fournir en 1920 un contingent annuel de 8.255 mineurs. A la fin de 1923, 60.000 ouvriers mineurs sont introduits, venant principalement de Pologne, mais aussi des missions de débauchage des Polonais dans la Ruhr [52]. A partir de 1923, la mission du Comité des houillères en Pologne assure, pour le compte de la CARD, l’hébergement et le transport des ouvriers agricoles et se charge d’embaucher des spécialistes et des manœuvres pour l’UIMM pour laquelle, en cette même année, la main-d’œuvre étrangère est devenue un problème public :

« Ainsi, votre Conseil de direction a-t-il estimé que l’UIMM devait orienter également son activité vers l’étude de cette question, de façon à suivre, d’accord avec les pouvoirs publics et les autres organisations syndicales [53], les problèmes généraux que soulèvent l’introduction en France de main-d’œuvre étrangère et à donner à ses adhérents des facilités pour son recrutement dans les divers pays. » [54]

La SGI, créée en 1924, constitue une entreprise de rationalisation des différentes initiatives opérées depuis 1919 : cette société anonyme, composée de groupements professionnels, prend en charge tous les services du Comité des houillères et de l’Office Central de la main-d’œuvre agricole, elle compte parmi ces principaux « clients », outre les deux organismes susmentionnés, l’UIMM, l’Association des Fabricants de sucre et le Comité des forêts.

Le résultat des recrutements collectifs opérés par le champ du pouvoir économique témoigne de l’industrialisation de cette branche d’activité que constitue l’importation de main-d’œuvre, qui devient une « marchandise comme une autre ». En 1919, 11.891 ouvriers sont introduits ; en 1920, le chiffre s’élève à 17.040, pour atteindre 25.694 en 1921. Si pour l’heure cette introduction n’est réalisée que pour le compte des CARD et du Comité des Houillères, en revanche l’année 1922 voit entrer en lice l’UIMM, le résultat total se monte alors à 73.891 ouvriers, 160.657 en 1923. La création de la SGI emporte la multiplication par deux des introductions qui atteignent pour l’année 1924, 234.848 ouvriers, et qui introduisent désormais pour le compte de l’industrie sucrière (646 ouvriers) et d’industries diverses ; ce chiffre semble constituer la vitesse de croisière de ce qui devient désormais une industrie, puisque les introductions se stabilisent à 255.752 en 1925 [55]. Le capital de cette société anonyme témoigne par ailleurs de la réussite de cette industrie : celui-ci s’élève à 2 ou 3 millions de francs en 1924-25, à 5 millions en 1927 et 20 millions en 1930 [56].

L’ouvrage du journaliste Georges Le Fèvre paru en 1929 [57] au moment donc où s’annonce la crise, consacré par l’autorité même du directeur général de la SGI, illustre le mode de défense du champ du pouvoir économique à l’égard des entreprises protectionnistes. La rationalité économique « méthodique » et l’efficacité industrielle permettent d’écarter, dans les perceptions patronales, tout risque et par conséquent toute entreprise de limitation de l’immigration au regard de ce risque. Le travail de la SGI, « machine à recruter des hommes », y est décrit tout au long du processus de sélection qu’elle met en œuvre : le premier stade consiste à faire le « tri du tout-venant humain », première « épuration » d’une « force intacte qui jaillit là, comme une source de la terre polonaise » [p. 43] ; le deuxième stade de la sélection, appelé « raffinage », tend à « contrôler la substance humaine » [p. 45], et l’auteur de conclure que la « machine à trier fonctionne à plein rendement » [p. 49]. Après le transport de l’ « Homme-Travail », réduit à sa seule force de travail, vient le rassemblement dans le centre de Toul, géré par l’Etat, dans ce « système breveté de répartition automatique », « en 36 heures tout sera liquidé » [p. 72] : le « triage s’opère ici par le jeu des couleurs » [p. 73], les travailleurs sont alors groupés et envoyés vers leurs employeurs, ou isolés, et alors, « ils sont étiquetés prêts à partir », et destinés à arriver « demain à l’heure dite, comme un colis postal » [p. 75]. L’efficacité industrielle de la machine SGI qui bénéficie de la collaboration d’une administration « intelligente », parce que contenue, est ainsi signifiée par le jeu des métaphores et des images qui ancrent le phénomène dans l’ordre technique des choses économiques et le soustrait à toute logique politique.

3.2- Initiative patronale et équilibre des tensions :

Après guerre, quoique les instances administratives demeurent, elles perdent l’initiative du recrutement. Les employeurs, pour qui l’importation de main-d’œuvre constitue une ressource utilisable et un marché, reconnaissent la nécessité de l’intervention étatique, mais veillent à ce que celui-ci demeure dans ses strictes fonctions régaliennes. Les employeurs cantonnent l’Etat à une stricte fonction de facilitation de l’importation de main-d’œuvre, tout en reconnaissant sa nécessité et son efficience (soigneusement contenue) :

« […] malgré quelques flottements passagers, une collaboration intelligente n’a cessé de s’affirmer de plus en plus entre la SGI et nos services administratifs pour le plus grand bien de l’organisation rationnelle de l’immigration ouvrière en France. » [58]

« Problèmes administratifs et industriels, certains multiples, résolus pratiquement, silencieusement et rapidement. Problèmes ouvriers envisagés sans aigreur avec un large esprit de compréhension de la part des travailleurs nationaux et de leurs représentants qualifiés, avec un parti pris non seulement d’équité, mais de bienveillance attentive et ouverte de la part des employeurs, avec un libéralisme non point toujours exempt des traditions tatillonnes de certaines administrations, mais tout de même effectif et intelligent de la part des pouvoirs publics. » [59]

Le rôle assigné à l’Etat concerne en premier lieu les accords internationaux signés à partir de 1919. Ceux-ci répondent tout autant aux demandes des employeurs visant à faciliter les relations avec les pays d’émigration, qu’aux demandes des réformateurs. Les négociations de ces traités sont menées par un réformateur Charles Picquenard [60], secondé en 1919 par une Conférence Interministérielle Permanente de l’Immigration [CIPI] près le Ministère des Affaires étrangères [61] dans une optique toute intégratrice. Comme le justifie Bertrand Nogaro [62], la raison d’être de ces traités tient en trois points : la « protection des travailleurs étrangers en France », la nécessaire soumission des étrangers « aux mesures générales, d’ordre sanitaire ou de police » et un contrôle « opéré avec prudence et discernement » sur les recrutements collectifs afin d’assurer le « relèvement économique » de la France sans « jeter le trouble dans la vie économique des deux pays ».

En second lieu la police des étrangers est appelée de ces vœux afin de garantir l’investissement sur le long terme que constitue l’importation de main-d’œuvre. Pour les employeurs, il importe de « fixer l’homme au sol » [63] dans un secteur d’activité, dans une zone géographique, et d’éviter le « débauchage » [64]. Si les employeurs mènent leurs propres techniques de fixation (maintien des sociabilités traditionnelles, constitution de cités jardins, émigration familiale), ils n’en demandent pas moins une fixation légale. La carte d’identité, prorogée en 1920 par décret [65], qui permet en partie de résoudre cette question en organisant la traçabilité de l’étranger et en fixant l’étranger dans un secteur d’activité, est jugée insuffisante. Pour répondre à ces demandes un projet est élaboré par le réformateur, Justin Godart, et repris par Paul Durafour. Le projet final, déposé le 5 novembre 1925, est adopté par la Chambre par 520 voix contre 34 : dans ce consensus, la CGT n’émet aucune critique, seuls les communistes déclarent leur hostilité [66]. Au terme de cette loi, sont interdites l’embauche des étrangers dont le contrat est encore en cours, l’embauche d’étrangers non munis d’une carte d’identité, et l’embauche dans un autre secteur que celui signalé sur sa carte d’identité. La logique policière est aussi convoquée afin d’éradiquer les meneurs ouvriers. En effet, en 1924, la CGT crée des sections d’ouvriers polonais et russes ; la CGTU crée, en 1923, un bureau central de la main-d’œuvre étrangère et, fin 1923, des comités intersyndicaux nationaux auprès du bureau national, rassemblant les ouvriers de même langue. Face à cette situation, le Ministère de l’Intérieur adresse une circulaire aux préfets le 8 décembre 1924 afin de réprimer ce qui peut être considéré comme « agitation ». Cette circulaire est traduite en quatre langues et répercutée auprès des industriels, par l’UIMM, aux fins de diffusion auprès des ouvriers [67]. Ces mesures semblent avoir été appliquées principalement en direction des membres de la CGTU, expulsés en raison de leurs activités [68].

En troisième lieu, il importe pour les employeurs de faire de ces travailleurs des français par voie de naturalisation, afin de nationaliser leur descendance et permettre ainsi une reproduction physique et sociale du capital travail importé :

« Sachez qu’un étranger ainsi assimilé, représente pour le pays l’équivalent de deux, trois, quatre naissances. ». [69]

Il importe pour les employeurs que l’ouvrier étranger fasse « souche » dans un pays « anémié », et que la naturalisation permette de « transformer en limon fécondant la marée étrangère qui laissée à elle-même, pourrait avoir les effets d’un flot dévastateur » [70]. Les positions patronales s’alignent sur les positions populationnistes quantitatives. Ainsi, les employeurs soutiennent fermement la loi du 10 août 1927 sur les naturalisations, d’autant que l’utilité du travailleur étranger figure en bonne place dans les critères de sélection des candidats [71]. Ce critère est apprécié à l’aune de l’insertion du travailleur dans la catégorie de l’immigration organisée, de sa stabilité professionnelle de sa « valeur professionnelle » au regard des diverses appréciations de ses employeurs et de « l’apport intéressant pour la collectivité » qu’il constitue. Cette utilité, qui reprend les critères patronaux d’appréciation de l’immigrant désirable, se doit enfin d’être mise en relation avec l’état du marché du travail.

En quatrième lieu, les employeurs, rejoignant par là les revendications tenant à la protection du travail national, donnent la possibilité à l’Etat de se servir des étrangers comme d’une soupape de sécurité en cas de récession, ce qui permet par voie de conséquence de sauver le système de gestion de l’immigration en cas de crise. Ainsi, les réservé à la quatrième logique qu’un rôle résiduel. Ainsi, la CIPI, qui a en charge l’établissement des décrets et qui doit « établir, en s’inspirant des avis du Conseil national de la main-d’œuvre [CNMO], la coordination des divers ministères qui s’occupent des travailleurs étrangers » [72], est rattachée, contrairement aux vœux des syndicalistes, au Ministère des Affaires étrangères. De plus, le CNMO, qui lie explicitement la question de l’immigration à celle de main-d’œuvre nationale sur le modèle des offices de placement, ne sera convoqué qu’en 1925, à la faveur de l’alternance politique du gouvernement Herriot.

*

* *

La crise qui se généralise en France en 1934, bouleverse le système de régulation politique de l’immigration. La morphologie de l’immigration change, à une immigration essentiellement ouvrière succède une immigration plus diversifiée [73]. Face au phénomène de dé-sectorisation engendré par la crise et face à la concurrence réelle ou supposée des étrangers, beaucoup de professions s’engagent dans des logiques de malthusianisme professionnel et d’eugénisme corporatif [74]. La protection du travail national, ou de façon moins euphémisée la lutte contre les « métèques », prend un tour nouveau. Une loi de contingentement des professions, dite de protection du travail national, est adoptée en 1932 mais ce n’est qu’en 1934 qu’un train de décret lui donne véritablement corps. Dans ce contexte, le directeur de la SGI n’en est plus réduit qu’à appeler à « organiser la résistance » et qu’à éviter que les secteurs des houillères et de l’agriculture ne soient inclus dans le champ d’application de la loi, mais cet appel ne peut empêcher que les recrutements patronaux ne déclinent : en 1935 la SGI introduit 4600 travailleurs (contre 85000 en 1929).

Désormais la régulation de l’immigration est sectorisée, soumise aux logiques corporatistes. Profitant de l’ouverture du marché politique, de nouvelles entreprises d’expertise et de problématisation de l’immigration voient le jour. Le champ des prises de position concernant l’immigration se structure alors autour de deux pôles. Le pôle socialisant tend à revendiquer l’emprise de l’Etat sur les questions d’immigration mais plus généralement sur l’ensemble des questions de population [75], c’est-à-dire la nationalisation du recrutement, la codification des conditions d’entrée, de séjour des étrangers, et la monopolisation des données de l’expertise par les agents de l’Etat [76]. Le pôle racialisant promeut quant à lui l’idée d’une fermeture de l’identité substantialisée de la France [77] et d’une exclusion générale des étrangers. Ces entreprises, malgré leur polarisation, ont en commun de promouvoir d’autres logiques à l’encontre de la seule logique économique et productiviste qui prévalait jusqu’alors. L’immigration est alors saisie par la politique.

Malgré ces ajustements historiques, les cadres de la problématique réformatrice demeurent à l’état latent. Dans le contexte de l’après-guerre, ceux-ci seront réactualisés, par les agents qui participaient avant guerre du pôle socialisant, autour de trois logiques, de main-d’œuvre, de population et de police [78].

NOTES

[1] Georges Pairault, « Immigration et race », Revue de l’immigration, n°25, mai 1930, p. 3.

[2] Alban Carbonnel, Comte de Canisy, L’ouvrier dans les mines de fer du bassin de Biey, thèse (Droit), Paris, Jouve & Cie éditeurs, 1914, p. 25-26. Voir Gérard Noiriel, Les ouvriers dans la société française, XIXe-XXesiècle, Paris, Seuil, p. 43-76.

[3] Paul Gemähling, La décroissance de la natalité et l’avenir de la France, Bordeaux, Comité français pour le relèvement de la natalité, 1913, p. 5.

[4] Patrick Weil, Qu’est-ce qu’un français ? Histoire de la nationalité française depuis la Révolution, Paris, Gallimard, 2005.

[5] Benoît Larbiou, Connaître et traiter l’étranger. Les constructions sociales d’un savoir politique sur l’immigration, thèse de science politique, Université Montpellier I, 2003, p. 303-333.

[6] Laurent Dornel, La France hostile. Socio-histoire de la xénophobie (1870-1914), Paris, Hachette, 2004.

[7] Cf. le décret du 2 octobre 1888 qui soumet à déclaration à la municipalité les étrangers désireux de vouloir s’établir en France et la loi du 8 août 1893 sur l’immatriculation de l’étranger venant en France « pour y exercer une profession, un commerce ou industrie ».

[8] Robert Castel, Les métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat, Paris, Fayard, 1995.

[9] Gérard Noiriel, Immigration, antisémitisme et racisme en France (XIXe-XXe siècle). Discours publics, humiliations privées, Paris, Fayard, 2007, p. 162-174.

[10] Ibid., p. 90-106.

[11] P. Frezouls, Les ouvriers étrangers en France devant les lois du travail et de la prévoyance sociale, thèse de droit, Montpellier, Firmin, 1909, p. 85.

[12] Christian Topalov (dir.), Laboratoires du nouveau siècle. La nébuleuse réformatrice et ses réseaux en France, 1880-1914, Paris, Editions de l’école des hautes études en sciences sociales, 1999.

[13] Luc Le Van-Lemesle, « L’institutionnalisation de l’économie politique en France », dans : L’économie politique en France au XIXème siècle, Yves Breton et Michel Lutfalla (dir.), Paris, Economica, 1991, p. 355-388.

[14] Pour toutes ces questions, cf. Benoît Larbiou, « Organiser l’immigration. Sociogenèse d’une régulation politique, 1910-1932 », Choukri Hmed, Sylvain Laurens (dir.), Construire l’immigration comme problème : acteurs et pratiques, Paris, Agone, 2008 (à paraître).

[15] Sur l’importance de ce type de métaphore dans le champ de la démographie, cf. Hervé Le Bras, Le sol et le sang, La Tour d’Aigues, Editions de l’Aube, 1994, p. 23–24.

[16] « Rapport de la Commission du travail au Président de la République », Bulletin de l’Office du travail, 1909, p. 1213.

[17] Maurice Didion, Les salariés étrangers en France, thèse de sciences politiques et économiques, Giard et Brière, 1911, p. 24.

[18] « Une Nation ne peut empêcher les enfants des nations prolifiques, denses et pauvres, de venir lui offrir le travail de leurs bras. Si elle le faisait, elle s’exposerait à des migrations à main armée », « Rapport de la Commission du travail… », 1909, op. cit.

[19] Albert Thomas, préface de l’ouvrage de Marcel Paon, L’immigration en France, Paris, Payot, 1926, p. 11.

[20] Christophe Charle, La crise des sociétés impériales. Allemagne, France, Grande Bretagne 1900-1940. Essai d’histoire comparée, Paris, Seuil, 2001, p. 18.

[21] André Pairault, L’immigration organisée et l’emploi de la main-d’œuvre étrangère en France, thèse de sciences politiques et économiques, Paris, PUF, 1926, p. 21-32.

[22] Gary Cross, « Towards social peace and prosperity : the politics of immigration in France during the era of World War I », French historical studies, 1980, XI, p. 614.

[23] Joseph Lugand, L’immigration des ouvriers étrangers en France et les enseignements de la guerre, thèse de sciences politiques, Paris, Librairies et imprimeries réunies, 1919, p. 24.

[24] Christophe Prochasson, Les intellectuels, le socialisme et la guerre, 1900-1930, Paris, Seuil, 1993, notamment le chapitre intitulé « Le réseau Albert Thomas et l’expérience du pouvoir », p. 122 et suivantes.

[25] B. Larbiou, 2008, op. cit.

[26] G. Cross, 1980, op. cit., p. 618.

[27] Pierre Piazza, La carte nationale d’identité. Enjeux étatiques et identitaires, thèse de science politique, Paris, 2002.

[28] JO, Lois et décrets, 22 avril 1917, p. 3186.

[29] Rapport du 18 avril 1918.

[30] Pour une autoévaluation du fonctionnement de ce service voir B. Nogaro et L. Weill, La main-d’œuvre étrangère et coloniale pendant la guerre, Paris, Publication de la dotation Carnegie, 1926.

[31] Au terme de laquelle « l’ontogenèse récapitule la phylogenèse » (Ernst Haeckel), voir Stefen Jay-Gould, La mal-mesure de l’Homme, Paris, Odile Jacob, 1997, p. 150-159.

[32] Ministère de la Guerre, service ouvrier, 4ème section : Notice au sujet de la main-d’œuvre coloniale mise à la disposition des établissements privés, 26 avril 1916, cité par Laurent Dornel, « Les usages du racialisme. Le cas de la main-d’œuvre coloniale en France pendant la première guerre mondiale », Genèses, n°20, septembre 1995, p. 56, n. 22.

[33] Nogaro et Weill, 1926, op. cit., p. 21.

[34] Note du Ministère des Travaux Publics et des Transports du 18 juillet 1917, cité par L. Dornel, 1995, op. cit., p. 59.

[35] Trois circulaires sur le problème émanent du Service des Travailleurs Coloniaux : Mariages entre Françaises et ouvriers indigènes musulmans, Mariages franco-annamites et Mariages entre Françaises et travailleurs Nord-africains (cité par L. Dornel, ibid., p. 60).

[36] Nogaro et Weill, 1926, op . cit., p. 23.

[37] Soit des administrateurs du Gouvernement Général d’Algérie, des fonctionnaires détachés par les résidents du Maroc et de Tunisie, des administrateurs des services civils d’Indochine, des fonctionnaires annamites fournis par le Ministère des Colonies et le Gouvernement Général d’Indochine, et, « enfin quelques officiers ayant séjourné en Chine [qui] furent employés comme contrôleurs de la main-d’œuvre chinoise », ibid.

[38] Cf. ibid. ; cf. aussi Dornel, 1995, op. cit., p. 59, n. 37 : « des dizaines de circulaires […] préconisent de multiplier les visites médicales, de prêter une plus grande attention à la propreté des groupements ». Ceci se vérifie par ailleurs dans l’Hérault : de nombreuses circulaires (à l’instar de celle du 2 février 1917) et de fréquents échanges épistolaires entre les ministères et le préfet attestent de cette volonté de veiller à ce que toutes les « conditions scrupuleuses d’hygiène » soient respectées, notamment dans leur logement ; cf. Archives départementales de l’Hérault, 2 R 655.

[39] I.e. les races nord-africaines, indochinoises, malgaches et chinoises, cf. Nogaro et Weill, 1926, op . cit., p. 19.

[40] Ibid., p. 19.

[41] L. Dornel, 1995, op. cit.

[42] 34 % d’algériens, 8 % de tunisiens, 16 % de marocains, 22 % d’indochinois, 2 % de malgaches, et 16 % de chinois. Chiffres tirés de l’ouvrage de Michel Huber, La population de la France pendant la guerre, Paris, PUF, 1931, p. 198-204.

[43] Note du Ministère du Travail, in Bulletin du Ministère du travail, janvier-février 1920.

[44] Tous les chiffres sont tirés des calculs des services eux-mêmes, et, sont fournis par le directeur de la SGF, M. Huber, 1931, op. cit., p. 198-204.

[45] Benoît Larbiou, 2008, op. cit. ; Id. « L’immigration et l’effet Montesquieu. Une approche socio-historique des principes de classement et de division des sources d’immigration et des phénomènes d’assignation identitaire. 1914-1946 », Colloque Etre étranger en Europe du sud, Edisud, 2005, p. 57-74.

[46] Décision de la Commission Interministérielle Permanente de l’Immigration, Bulletin du Ministère du Travail, janvier/février 1920, p. 21.

[47] Jean Duhamel, directeur de la SGI, entretien avec Georges Le Fèvre, in Homme-Travail, Paris, éditions Baudinière, 1929.

[48] L. Chassevent, Appel à la main-d’œuvre étrangère pour l’agriculture française, Paris, thèse de droit, 1919, p. 141.

[49] Cf. A. Pairault, 1926, op. cit., p. 67.

[50] Ibid., p. 68.

[51] Ibid., p. 69.

[52] Ainsi le Comité établit en 1923 un bureau à cette fin à Duisbourg, le montant de cette débauche s’éleva à 20.000 travailleurs.

[53] C’est à dire, le Comité des Houillères, la CARD, la Fédération du bâtiment et le Comité des Forges et des Mines de fer de l’Est de la France (adhérente à l’UIMM).

[54] UIMM, Assemblée Générale. Rapport Annuel, 20 février 1923, p. 6.

[55] Ces chiffres sont extraits de l’ouvrage d’A. Pairault (1926, op. cit., p. 72) lesquels sont fournis par les services du Comité des Houillères et la SGI.

[56] Cf. J.C. Bonnet, Les pouvoirs publics français et l’immigration dans l’entre-deux-guerres, Lyon, Centre d’histoire économique et sociale de la région lyonnaise, 1976. Bonnet cite ainsi les chiffres donnés par la revue Esprit, dans son n° 82 de juillet 1939, dans un article d’André Ulmann s’en prenant aux « parasites de l’émigré », à savoir la SGI, p. 519.

[57] G. Le Fèvre, 1929, op. cit.

[58] A. Pairault, 1926, op. cit., p. 74.

[59] H. Peyerimhoff, Préface, ibidem, p. III

[60] Né à Paris en 1873, Picquenard poursuit des études de droit et d’histoire, il devient alors l’élève de Seignobos à la Sorbonne. Proche d’Arthur Fontaine, il entre au Ministère du Commerce en 1899, et participe au Ministère du Travail à partir de 1906. Entre 1914 et 1920, il est Chef de cabinet des Ministres du Travail. En 1920, il est nommé directeur du Travail et intègre le Conseil d’administration du BIT.

[61] Arrêté du 3 mars 1919, JO, Lois et décrets, 4 mars 1919, p. 2382-2383.

[62] Bertrand Nogaro, « Les récentes conventions d’émigration et d’immigration », dans : Revue politique et parlementaire, octobre 1920, p. 40-52.

[63] Le Fèvre, 1929, op. cit., p. 135. Voir dans le même sens l’entretien avec un ingénieur agronome, chargé de l’acclimatation des polonais dans un centre expérimental à Villemur près de Toulouse : « L’arbre aura poussé, les racines seront enfoncées profondément dans le sol. La fixation sera atteinte », ibid., p. 141.

[64] Une enquête du BIT révèle que sur 600 000 ouvriers agricoles introduits entre 1918 et 1926, seuls 253.000 sont restés dans ce secteur, cf. BIT, Chronique mensuelle des migrations, avril 1928, p. 135.

[65] JO Lois et décrets, 20 novembre 1920, p. 19202.

[66] Cf. JO, Débats parlementaires, Chambre, 8 juillet 1926, pp. 2795-2796.

[67] Assemblée Générale de l’UIMM, 1925, p. 15.

[68] Ralph Schor, L’opinion publique et les étrangers, 1919-1939, Paris, éditions de la Sorbonne, 1985, p. 244.

[69] Jean Duhamel, directeur de la SGI, dans G. Le Fèvre, 1929, op. cit., p. 219.

[70] Maurice Reclus, « Une politique d’immigration », Feuilleton du Temps, 28 octobre 1926, p. 3.

[71] Le décret d’application mentionne 5 critères : les deux premiers sont relatifs au loyalisme de l’étranger, le troisième à son assimilation (coutume, langue) et à celle de sa famille, et le dernier à sa santé afin de veiller à l’efficience de son potentiel reproducteur. Cf. la thèse de droit d’un collaborateur des services de naturalisation Rémy Estouret, La pratique de la naturalisation depuis la loi du 10 août 1927, Montpellier, Imprimerie de la presse, 1937.

[72] JO, Lois et décrets, 31 juillet 1920, p. 10894.

[73] Eric Guichard, Gérard Noiriel (dir.), Construction des nationalités et immigration dans la France contemporaine, Paris, Presses de l’ENS, 1997.

[74] Cf. Benoît Larbiou, « Le corps médical et la race en 1930 », 4ème Cours d’été de l’Institut Historique Allemand de Paris, Tous les hommes sont-ils égaux ?, 18–19 juin 2007-1 (publication à paraître) ; Id., « Les médecins et les étrangers. La construction d’un enjeu sectoriel, 1929-1941 », 2007-2, dactyl., 27 p.

[75] Paul-André Rosental, L’intelligence démographique. Sciences et politiques des populations en France (1930-1960), Paris, Odile Jacob, 2003.

[76] Tel est le projet mené par le sous-secrétariat d’Etat de l’immigration, confié à Philippe Serre, entre janvier et mars 1938. Cf. Benoît Larbiou, 2003, op. cit., p. 179-183 et p. 709-723.

[77] Benoît Larbiou, 2007-1, op. cit. ; Id. « René Martial (1873-1955). De l’hygiénisme à la raciologie, une trajectoire possible », Genèses, n°60, septembre 2005, p. 98-120 ; Id. « Immigration et Identité Nationale. Mise en perspective socio-historique », à paraître dans « Immigration et identité nationale » : une alliance controversée, numéro spécial de la revue Consommations et Sociétés, sous la direction de Séverine Dessajan, Nicolas Hossard et Elsa Ramos, L’Harmattan, 2008 (à paraître).

[78] Alexis Spire, Etrangers à la carte. L’administration de l’immigration en France, 1945-1975, Paris, Grasset, 2005.