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L’immigration étrangère en Guyane : entre stigmatisation et stratégie de récupération

Isabelle Hidair
Isabelle Hidair est docteur en Anthropologie sociale et ethnologie. Elle est chargée de cours à l’Institut d’Enseignement Supérieur de la Guyane. elle travaille avec l’Équipe de Recherche en Technologie de l’Éducation de l’IUFM de la Guyane.

citation

Isabelle Hidair, "L’immigration étrangère en Guyane : entre stigmatisation et stratégie de récupération ", REVUE Asylon(s), N°4, mai 2008

ISBN : 979-10-95908-08-1 9791095908081, Institutionnalisation de la xénophobie en France, url de référence: http://www.reseau-terra.eu/article742.html

résumé

La Guyane, en tant que département français d’outre-mer (DOM) et territoire européen sur le continent sud-américain, attire de nombreux ressortissants de pays voisins en quête d’une vie meilleure. Aujourd’hui, les nationalités étrangères représentent 30% de l’ensemble de la population et 60% des naissances sont de leur fait. Ainsi, la population guyanaise double tous les 20 ans alors que le PIB/habitant décroit régulièrement. C’est dans ce contexte qu’il faut analyser les discours stigmatisant les immigrés étrangers qui sont présentés comme les seuls responsables de tous les problèmes socioéconomiques. Ce rejet ne diffère malheureusement pas de celui observé en France métropolitaine, cependant, nous analyserons la particularité des Créoles guyanais qui font subir à certains étrangers ce qu’ils éprouvent eux-mêmes une fois arrivés sur le sol métropolitain. En effet, d’une façon générale, les Français en provenance des DOM sont confondus, par les autorités et le grand public, avec les immigrés étrangers en provenance du continent africain. Cette discrimination crée une solidarité entre les Africains et les Domiens en France, mais celle-ci s’efface lorsque qu’il ne s’agit plus de s’opposer aux Blancs. C’est toute la complexité des interactions qui est analysée à l’appui des discours politiques, mais aussi des journaux et des entretiens semi-directifs qui ont été recueillis auprès de la population guyanaise.

Immigration et expansion démographique

Le contexte géopolitique actuel entraîne l’arrivée dans le département français de la Guyane de populations originaires de pays voisins [1]confrontés au « sous-développement » ou venant de pays industrialisés à la recherche de meilleures conditions de vie.

En 2007, la population guyanaise est estimée à 200 009 habitants par l’INSEE, dont 30% d’étrangers, et la population clandestine, dont il faut souligner les difficultés d’évaluation statistique, est estimée à 30 000 personnes selon la Préfecture (2002). De plus, 60% des naissances proviennent de femmes étrangères (Charrier, 2002a : 20).

L’industrie, le bâtiment, et l’agriculture restent, pour la majorité de leurs ressortissants Surinamais, Haïtiens et Brésiliens, les activités professionnelles de prédilection. Le taux de chômage des actifs immigrés est de 47% en 1999 contre 30% pour la région. « La situation des immigrés face au chômage s’est dégradée entre 1990 (36%) et 1999. (Atlas, 2006 : 22).

« Le niveau scolaire des immigrés dépend de leur histoire migratoire, et notamment de leur âge à l’arrivée en France. Il dépend aussi de la qualité du système scolaire et des taux de scolarisation dans leurs pays d’origine, ainsi que des caractéristiques socioculturelles des populations migrantes ». Ainsi, « les immigrés natifs d’Haïti, d’origine francophone et d’immigration ancienne, sont les moins diplômés : 86% n’ont aucun diplôme ; et à peine plus de 2 % ont un diplôme de niveau bac ou plus. Ceux natifs du Guyana et dans une moindre mesure de Chine et de Sainte-Lucie sont légèrement plus nombreux à disposer d’un diplôme au moins équivalent au bac (entre 5% et 8%) » (Atlas, 2006 : 20).

Ainsi, la Guyane se retrouve confrontée à une croissance démographique importante, un faible niveau de qualification et un P.I.B. décroissant qui obère le budget des collectivités. Dans cette multiculturalité, les « Créoles guyanais » sont proportionnellement les plus nombreux. Ils détiennent les pouvoirs politiques, administratifs et culturels. Ces descendants d’esclaves sont devenus Français lorsque la Guyane est passée du statut de colonie à celui de département français en 1946 [2]. Soulignons qu’il est nécessaire de préciser « Créoles guyanais », puisque qu’il existe en Guyane d’autres populations créoles dont les Haïtiens, les Antillais de nationalité française et les Réunionnais. En Guyane, « Créole » désigne aujourd’hui les descendants d’esclaves qui ont adopté les modèles occidentaux et exclut les descendants d’esclaves marrons qui, eux, ont rejeté ces modèles (Jolivet, 1997) [3]. Dans son acception émique, il faut souligner aussi que le terme « Créole » est strictement réservé aux Créoles guyanais, martiniquais et guadeloupéens. En effet, d’autres populations qui pourraient être qualifiées de « Créoles » du fait de leur histoire, à l’instar de certains Haïtiens, Guyaniens ou Surinamais, sont jugées « trop foncées de peau » pour être ainsi appelées. En effet, du point de vue des Créoles guyanais, « Créole » s’attribue aux populations métissées.

La proportion des Créoles guyanais ne cesse de décroître, mais cette diminution est masquée par le fait qu’ils forment la majorité des élites politiques locales. observe une volonté de conservation des pouvoirs politiques, administratifs et culturels de la part des Créoles guyanais. Afin de comprendre cette stratégie, l’ensemble de l’analyse doit être restitué dans le contexte du fort déclin démographique du groupe. C’est dans ce contexte qu’il faut étudier la montée du discours stigmatisant certains immigrés en les rendant responsables de tous les maux de la société guyanaise et qu’il faut considérer la volonté des Créoles guyanais de conserver leur place prépondérante dans cette société multiculturelle. , cette question de survie se traduit, entre autre, par l’appropriation du nom «  », de l’apparence physique et de la langue « guyanaises ». Ces choix visent d’une part, à montrer les différences avec les autres Créoles et, d’autre part, à créer une cohésion interne. Cependant, nous verrons que ces relations socioculturelles sont aussi marquées par des stratégies de récupération de ces immigrés étrangers.

Dans la présentation suivante, nous ferons connaissance avec les groupes socioculturels stigmatisés, nous analyserons les raisons de la discrimination et nous en présenterons les manifestations. Pour finir, nous verrons que ces frontières ethniques (Barth, 1969) sont poreuses et, de ce fait, les Créoles guyanais valorisent aussi ces populations dans une stratégie de récupération.

Les fondements idéologiques de la stigmatisation

Les normes métropolitaines servent à exclure la plupart des populations immigrées. À ce propos, Jean-Jacques Chalifoux (1989) précise que l’idéologie du développement a été la forme moderne de l’idéologie évolutionniste. Les « développés » ont été opposés aux « sous-développés » comme on opposait plus tôt les « civilisés » aux « sauvages » : « Si la créolité est stratification ethnique, réseaux économiques et stratégies de survie, elle est aussi la vision du développement qui reprend à son compte les modèles importés » (op. cit.  : 20). Ainsi, l’idéologie du développement, chère aux Créoles guyanais, donne une image négative de certains immigrés. L’immigration fait peur du seul fait que les Créoles guyanais pensent y « perdre les privilèges durement acquis dans la lutte avec les Métro[politains] et serait perçue comme une ultime tentative de manipulation » (op. cit.  : 21). De ce fait, les Créoles guyanais définissent l’arrivée de populations étrangères comme le moyen de les réduire numériquement et de minimiser leur poids dans la société. Les groupes culturels jugés « incapables de développer la Guyane » sont incarnés par les ressortissants des pays voisins comme le Brésil et le Surinam, mais aussi par les Créoles provenant de pays indépendants, comme le Guyana et Haïti, et les immigrés originaires de pays plus éloignés de la Guyane dont l’image serait celle de pays sous-développés, économiquement pauvres comme le Laos et la Chine.

Ainsi, l’immigration étrangère est tolérée sous l’unique condition de la conservation du pouvoir politique. Chalifoux ajoute que les Créoles souhaitent que la main-d’œuvre immigrée reste bon marché pour se conformer au niveau de vie des Métropolitains (Ibid.). Ce point de vue implique le maintien des personnes issues de l’immigration au bas de l’échelle sociale. À ce sujet, les propos tenus en 1978 par les Créoles Paul Jean-Louis et Jean Hauger, respectivement principal de collège et inspecteur d’académie, illustrent le rejet des Créoles haïtiens mais ils sont aussi le reflet de l’idéologie assimilationniste encore vivace aujourd’hui. Ces auteurs affirment que « les Haïtiens se fondront probablement dans le melting pot guyanais ; tout comme les Brésiliens, ils s’adonnent aux travaux pénibles. Ces deux dernières catégories d’immigrants compliquent la tâche des services sanitaires, car ils ont réintroduit le paludisme, la fièvre jaune et d’autres qui avaient complètement disparu de Guyane » (op. cit.  : 46). Le discours affirmant que les immigrés sont porteurs de maladies est récurrent encore aujourd’hui [4]chez la plupart des Créoles guyanais, toutes classes sociales confondues, qui s’opposent à chaque groupe d’immigrés sud-américains et caribéens, voyant dans ces flux migratoires « l’extinction » progressive des Créoles guyanais et « l’invasion » de leur espace. Or, conformément à l’idéologie de l’assimilation, l’immigration en provenance d’Europe n’est jamais accusée d’importer ces maux. En revanche, l’immigration des populations noires y est inenvisageable. En effet, les populations d’origine africaine provenant d’Europe ne sont pas admises. Même diplômées et de nationalité française, les Africains vivant en Guyane appartiennent au groupe des étrangers et sont accueillis défavorablement. À ce propos, l’anthropologue, Alain Morice (2000) met en évidence que « la conjoncture idéologique actuelle révèle, une fois de plus dans l’histoire de certains pays européens, le caractère profondément opportuniste, c’est-à-dire utilitariste et pragmatique, des politiques d’immigration. (…) Le tout dans la bonne tradition des démographes français de la première moitié de ce siècle, sur un fond d’eugénisme persistant, qui consiste par exemple à considérer officiellement les « étrangers européens » comme supérieurs aux « étrangers non européens » ».

D’une part, les images véhiculées par les médias montrant une Afrique appauvrie, analphabète, sous-développée, dépendante de l’aide économique et humanitaire occidentale effraie les Créoles guyanais. D’autre part, les Africains sont perçus comme faibles et peureux, c’est-à-dire incapables de s’imposer face aux Blancs contrairement aux Créoles guyanais. Cette idée traduit les relations conflictuelles qui existent entre les Créoles et les Africains, influencés par les images que renvoie le monde occidental. Ce rapport aux Blancs est central dans les relations entre individus de couleur noire, chacun se vantant d’une forme de résistance à l’occidentalisation tout en adoptant une attitude conforme à l’idéologie de l’assimilation de la culture française chrétienne. C’est souvent celui qui a le mieux intégré cette culture qui va se flatter de résister à l’occident.

Le racisme envers les populations immigrées est perceptible, quels que soient les degrés d’intégration et de réussite sociale. L’analyse du racisme faite par Pierre-André Taguieff (1988, 1997) à propos de la France métropolitaine est aussi valable pour la Guyane. L’auteur met en évidence que les individus immigrés sont catégorisés et porteurs de stéréotypes négatifs, ils sont l’ « incarnation de la menace, voire d’une menace de mort, la catégorie extranéisée dérive de celle de l’ennemi absolu face auquel toutes les mesures d’autodéfense sont justifiées, voire prônées » (1997 : 67-68). À ce propos, nous verrons que les idées reçues concernant leur coût, leur niveau intellectuel et leurs intentions, rendent difficile, voire impossible pour certains, leur insertion.

La stigmatisation : « ils coûtent cher, ils font baisser le niveau scolaire, ils nous envahissent… »

Ils coûtent cher

Le Plan Départemental d’Accueil met en évidence la méconnaissance des droits et des procédures tant pour les associations que pour les primo-arrivants et parfois même les professionnels de l’accueil [5](PDA, 2005). En effet, deux constats s’imposent et contredisent les clichés : les étrangers ne sont pas mieux informés que les citoyens français des aides sociales et ils ne sont pas non plus majoritaires à bénéficier des prestations sociales [6]. Ainsi, il est mis en évidence que les conditions d’attribution des prestations sont strictes, que le nombre d’allocataires de nationalité étrangère est stable depuis 1995 et que le simple fait de naître en France, alors que les parents sont en situation irrégulière, ne donne pas droit aux allocations. ailleurs, soulignons qu’un paradoxe réside dans le fait que les Créoles guyanais reprochent leur coût social aux immigrés, mais qu’ils voudraient investir de fortes sommes dans le contrôle et les reconduites aux frontières….

Ils font baisser le niveau scolaire

L’obligation d’accueil des élèves relevant du droit commun et de l’obligation scolaire, aucun titre de séjour régulier n’est exigé pour les enfants. De ce fait, la possibilité d’accueil est depuis longtemps dépassée. Selon l’INSEE, entre 1990 et 2001, les effectifs des enfants scolarisés dans l’Académie de la Guyane ont crû de 72,5%. « Plus de 7 200 immigrés de moins de 25 ans étaient scolarisés en Guyane en 1999. Leur taux de scolarisation, de 54 %, est inférieur de 11 points au taux régional » (Atlas, 2006 : 21). Avec 68,8% de bacheliers à la session 2006, toutes sections confondues, le résultat de l’académie de la Guyane reste le plus bas des DOM et de la France métropolitaine (Ministère de l’Éducation Nationale) [7].

Une étude menée en 2003 dans le quartier de Zéphir révèle que la présence de CLIS, CLIN ou CLAD [8]donne une image négative à l’école. « Ainsi, les élèves étrangers sont accusés de faire baisser le niveau intellectuel de l’ensemble de l’école (…) » (Hidair, 2003 : 441). De ce fait, certains parents ne souhaitent pas inscrire leurs enfants dans ce type d’établissement. Ils accordent alors beaucoup d’importance au quartier d’implantation de l’école et les zones d’habitat d’immigrés sont soigneusement écartées. Ainsi, ils sont prêts à faire plusieurs kilomètres supplémentaires plutôt que d’inscrire leurs enfants à l’école la plus proche de leur domicile. Les élèves issus de l’immigration sud-américaine et caribéenne sont accusés de faire baisser le niveau de la classe alors que l’échec dans notre système scolaire tient plus de l’origine sociale que de l’origine culturelle. « Le réel problème de l’école est donc celui des enfants des classes défavorisées, qu’ils soient ou non français (Duraffour et Guittonneau, 1991 : 172) ». Les enfants nouveaux arrivants non francophones, « sont accueillis dans des structures spéciales qui privilégient l’apprentissage du français. Les auteurs ajoutent que, pour les autres (enfants nés ou arrivés très jeunes en France), leur handicap linguistique par rapport aux normes de l’école est équivalent à celui de tous les enfants (Français y compris) de la classe sociale à laquelle ils appartiennent » (op. cit. : 173).

Ils nous envahissent

Un paradoxe subsiste quant au peuplement de la Guyane : d’un côté, les Créoles guyanais mettent en évidence lepetit effectif de population qui pénaliserait la Guyane eu égard à la taille du territoire à aménager (84 000 km2) et au retard d’équipement au moment de la décentralisation (Hidair, 2003). De l’autre côté, ils dénoncent le « flux migratoire incessant », le dynamisme des naissances chez les femmes de nationalité étrangère et proposent de limiter cette immigration. La question du « seuil de tolérance » est souvent évoquée tant par les personnes rencontrées que par certains chercheurs à l’instar du géographe André Calmont qui affirme que « la population immigrée constitue un élément très dynamique pour l’économie de l’agglomération, mais il est souhaitable que son importance démographique ne dépasse pas le tiers de la population totale pour que les problèmes de coexistence, encore légers somme toute, et d’intégration ne s’aggravent pas » (Calmont, 1978 : 87). Les sociétés essaient toujours d’estimer un « seuil de tolérance » au-delà duquel les populations immigrées ne seraient plus assimilables. Il se trouve qu’un tel seuil ne peut être fixé car il n’en existe pas et que le problème de l’intégration ne se situe pas dans l’application d’un seuil limite.

À ce propos, P-A Taguieff (1991 : 130) met en évidence que l’invasion dont la France métropolitaine serait victime « tire sa force d’évidence de la simple perception visuelle de certains quartiers ». Il en est de même en Guyane où la forte concentration d’étrangers dans certains quartiers est généralisée à la Guyane entière. D’une façon générale, les grands centres urbains qui attirent le plus fort pourcentage d’étrangers sont médiatisés. C’est ce phénomène que l’INSEE démontre en mettant en évidence que « les familles étrangères sont réparties de la même manière que les familles françaises : près de la moitié vivent dans l’Île de Cayenne [9], 14% à Saint-Laurent-du-Maroni et 13 % à Kourou ». Néanmoins, chaque groupe socioculturel « a tendance à se « rapprocher » de son pays d’origine. Les Brésiliens sont plus nombreux à l’Est et la moitié des familles surinamaises sont installées le long du Maroni » (Charrier, 2002b : 16-17).

Pierre-André Taguieff ajoute qu’en France métropolitaine, « le regard globalisant – en général peu informé, paranoïaque et souvent raciste – de qui est persuadé de « l’invasion étrangère » confond dans le même rejet, et sous le même terme d’« étranger » ou d’« immigré », les travailleurs effectivement immigrés avec d’« authentiques Français » (op. cit. : 131). On peut affirmer qu’il en est de même en Guyane où, à l’exclusion des Métropolitains, Créoles guyanais, Amérindiens et Créoles antillais, les autres groupes socioculturels sont rarement considérés comme Français. De plus, une personne à la peau blanche est automatiquement considérée comme Métropolitaine, donc Française, alors qu’il peut s’agir de personnes de nationalité étrangère.

Jeux identitaires

En fonction des contextes, les populations immigrées sont tantôt qualifiées « d’envahisseurs » qu’il faut expulser ou de « frères noirs » avec lesquels il faut collaborer. Tout dépendra du contexte de la rencontre. En effet, le rapport aux Blancs est central dans la relation que les Créoles guyanais entretiennent avec les autres Noirs. Ainsi, le racisme dont ils sont la cible en France (Taguieff, 1991 : 131 ; Michel Giraud, 2002 : 40), comme en Guyane, de la part des Blancs va favoriser l’union autour de ce que j’appelle « l’idéologie des racines » [10]. Cette valorisation s’inscrit dans une stratégie politique de récupération. Les Créoles, trop peu nombreux pour se présenter comme les seuls Guyanais, sont contraints d’englober les populations amérindiennes et noires marronnes afin de bénéficier de plus de poids politique et culturel. Du fait de l’intensification des flux migratoires à partir de 1965, la proportion de Créoles guyanais ne cesse de décroître. Il faudra donc attendre les années 1970 pour que ce discours trouve un auditoire créole guyanais attentif et pour voir la place des Noirs marrons valorisée lors des commémorations de l’abolition de l’esclavage. Dès lors, les nationalistes créoles guyanais reconnaissent les Amérindiens et les Noirs marrons « comme d’authentiques Guyanais » (Mam-Lam-Fouck, 1992 : 382).

L’idéologie de la couleur noire fédère les Noirs face aux Blancs afin de créer la « fraternité noire ». Cette idéologie permet l’union des Créoles et des Africains face aux Européens. Ces attitudes « afro-militantes » consistent à résister à l’idéologie de l’assimilation de la culture française chrétienne, apparue dès le début de la colonisation, et puise son inspiration dans l’idéologie des racines. Cette dernière s’appuie sur l’éloge de « l’africanité », c’est-à-dire que les racines communes des cultures créoles sont recherchées en Afrique. Tous les éléments culturels identifiés comme preuves d’une origine africaine, les symboles de ce que les Créoles croient être la culture africaine sont valorisés. La pratique des percussions, la valorisation des cheveux crépus, des tresses et des mots de la langue créole supposés d’origine africaine, le port de tenues vestimentaires s’inspirant des modèles africains, des tissus aux motifs et couleurs des drapeaux africains en sont quelques exemples. De ce fait, la « créolité » est « africanité ». À ce propos, dans un article intitulé « Comprendre le mot "immigré" », le journal indépendantiste Rot Kozé (1990) mettait en évidence le fait que les Européens ne sont pas vus comme immigrés en Guyane alors que « les travailleurs de notre région (Brésiliens, Haïtiens et Surinamiens) [sont considérés] comme des étrangers même s’ils sont en voie de Guyanisation ou s’ils sont Guyanais ! ». Ainsi, les auteurs de l’article entendent rendre aux travailleurs immigrés haïtiens la place qu’ils méritent, celle de Guyanais à part entière. Dans le même temps, des groupes de soutien -à l’instar d’ « Éducation sans frontière »- vont défendre les étrangers en situation irrégulière lorsque les enfants sont expulsés des écoles.

La peur du pouvoir invisible fait naître ces réactions de rejet. Toutefois, cette force magique supposée attire aussi. Les guérisseurs haïtiens et marabout africains sont réputés pour résoudre des problèmes graves comme l’infertilité ou la séropositivité au VIH. Ainsi, conformément à la stratégie de récupération, c’est pour cette raison même, que les Créoles ont recours à leurs services. Des conseils pourront être échangés entre ces femmes afin d’améliorer leurs conditions de vie.

Au sujet de l’esclavage, la question des réparations permet d’unir les Créoles guyanais aux autres Noirs. Ainsi, sur le sol métropolitain, les Africains avec lesquels ils partagent quelques malheurs dans la société française, sont des adhérents bienvenus des associations d’antillais, réunionnais et guyanais. Ainsi, dans le cadre du cent cinquantenaire de l’abolition de l’esclavage, « la marche du 23 mai 1998 » rassemble « 40 000 Guadeloupéens, Guyanais, Martiniquais, Réunionnais, entourés d’amis Africains, Haïtiens et Français métropolitains » pour rendre un hommage « au calvaire de leurs aïeux déportés et réduits en esclavage » (Comité marche du 23 mai 1998).

De même, depuis 2005, l’association le Cercle d’Action pour la Promotion de la Diversité en France (CAPDIV) vise entre autre à « améliorer la connaissance ou la reconnaissance des citoyens français et résidents du territoire français originaires d’Afrique ou d’outremer » (capdiv.org).

Toute opposition à cette fraternité et solidarité noire est vivement contestée. À ce propos, en décembre 2005, Patrick Karam, le président du collectif des Antillais, Guyanais, Réunionnais et Mahorais, était accusé par d’autres associations, mais aussi des élus et des intellectuels d’outre-mer de diviser les populations noires « après ses annonces tonitruantes sur les discriminations, en prenant le soin de dissocier noirs d’Outre Mer et noirs d’ailleurs (comme si les négrophobes faisaient cette distinction...) » (africamaat.com).

CONCLUSION

La réflexion de Barth [(1969) 1996] montre qu’un groupe se définit moins par le contenu de sa culture que par son interaction avec un Autre significatif. Il apparaît indispensable de s’attacher au rôle de la frontière socioculturelle comme processus « continu d’expression de validation » (op.cit : 15). Ainsi, dans cette stratégie « rejet-intégration », les Créoles guyanais opèrent un va-et-vient entre la xénophobie et l’accueil vis-à-vis des groupes qualifiés d’étrangers. Les idéologies s’affrontent et les stratégies, adaptées en fonction des intérêts du moment, peuvent apparaître contradictoires et ces réactions de défense peuvent surprendre par leur violence. Mais il s’agit de stratégies qui permettent de transformer des adversaires en alliés en fonction des contextes. Ainsi, la négritude et le statut de pays indépendant des Africains et des Créoles haïtiens peuvent aussi être présentés comme des exemples de résistance au pouvoir colonial français. En effet, trop peu nombreux pour contester la suprématie de la France, les Créoles guyanais cherchent des alliés en présentant la situation socioéconomique d’Haïti ou de la Côte-d’Ivoire comme les exemples des méfaits de cette colonisation.

Isabelle HIDAIR
BP 541, 97333 Cayenne,
ishidair@wanadoo.fr
Docteur en Anthropologie sociale et ethnologie,
Chargée de cours à l’Institut d’Enseignement Supérieur de la Guyane
Équipe de Recherche en Technologie de l’Éducation
IUFM de la Guyane

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1997. « Le Racisme », Evreux : Flammarion.

NOTES

[1] Aujourd’hui, la population guyanaise est composée des groupes suivants : Africains, Amérindiens, Brésiliens, Chinois, Créoles antillais, guyanais, réunionnais, haïtiens et sainte-luciens, Guyaniens (République coopérative de Guyana), Dominicains, Hmong, Libanais, Métropolitains (désigne les Blancs nés en France), Noirs marrons (désigne les descendants d’esclaves marrons), Péruviens, Surinamais, Vénézuéliens….

[2] Aujourd’hui les Département français d’outre-mer sont la Guadeloupe, la Martinique, la Réunion et la Guyane.

[3] Les Noirs marrons sont les descendants d’esclaves ayant fui les plantations. Les Noirs marrons de Guyane proviennent tous de l’ex-colonie hollandaise, le Surinam, et parlent des Créoles à base lexicale anglaise et à base lexicale anglo-portugaise (appelés respectivement neenge et saamaca par les linguistes).

[4] À l’occasion d’un débat télévisé, le candidat du parti walwari (gauche) aux élections municipales 2008, de la commune de Rémire-Montjoly, mettait en garde la population contre les habitants du quartier surnommé « BP 134 » où vivent des immigrés étrangers malades et porteurs d’épidémies « qui côtoient nos enfants à l’école ».

[5] CGSS, mairies, Protection Judiciaire de la Jeunesse, Assistantes sociales, contrat de ville, aide sociale à l’enfance, centre d’hébergement et de réinsertion sociale, préfecture, sous-préfecture, division scolaire II (DIVISCO), centre académique pour la scolarisation des nouveaux arrivants et des enfants du voyage (CASNAV), consulats, accueil des services hospitaliers.

[6] 37% des allocataires de la caisse d’allocations familiales sont de nationalité étrangère et 47% des bénéficiaires du RMI sont de nationalité étrangère (hors CEE) (PDA, mars 2005 : 4)

[7] 63% des élèves du collège ont un retard scolaire d’au moins un an en 2002 et 33% des élèves de 3ème ont un retard de deux ans et plus (Rectorat / INSEE).

[8] Rappelons que l’accueil de l’enfant nécessite le passage d’un test d’évaluation et l’ouverture de classes spécialisées (CLIN, CLAD, CLIS) à effectif limité. : Classes d’initiation qui accueillent des élèves non francophones. : Classes d’adaptation destinées à accueillir les enfants qui rencontrent des difficultés au niveau de l’enseignement élémentaire. : Classes d’intégration scolaire qui accueillent des élèves présentant un handicap physique, sensoriel, ou mental, mais qui peuvent tirer profit, en milieu scolaire ordinaire, d’une scolarité adaptée à leur âge, à leurs capacités, à la nature et à l’importance de leur handicap (circulaire du 18 novembre 1991).

[9] Cayenne, la plus ancienne ville de la Guyane et aussi la plus importante, centralise l’administration, l’économie et les loisirs. En additionnant les populations des communes limitrophes de Rémire-Montjoly (15 555) et de Matoury (18 032), l’Île de Cayenne regroupe 84 181 habitants sur une superficie de 207 km2.Ainsi, 53,5 % de la population habite dans cette zone (Recensement 1999).

[10] Dans le cadre de mon travail de thèse, j’ai mis en évidence deux principales idéologies sur lesquelles se fonde la construction identitaire des Créoles de Guyane. La première, l’idéologie afro-militante a pour objectif la quête de l’origine africaine ; la seconde, l’idéologie métro-affirmée, maintien l’assimilation de la culture française chrétienne. Ainsi, les Créoles opèrent un va-et-vient permanent entre ces deux idéologies afin d’en conserver un équilibre parfait.