Sommaire
II. Du discours de campagne au discours de gouvernement : qu’est-ce que la nation ?
Conclusion : « un programme encore en devenir » ?
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La création d’un ministère chargé de l’Immigration et de l’Identité nationale, annoncée par Nicolas Sarkozy au cours de la campagne présidentielle de 2007 et assumée dès sa prise de fonctions, avait engendré des réactions très vives parce qu’elle suggérait une stigmatisation de « l’immigration comme ‘problème’ pour la France et les Français dans leur ‘être’ même » et parce que ce rapprochement ne pouvait « que renforcer les préjugés négatifs à l’égard des immigrés » [1]… Aujourd’hui, la controverse semble assourdie ou éclipsée par d’autres priorités ; un an après avoir étrenné le nouveau portefeuille, Brice Hortefeux a du reste pu affirmer en toute quiétude que « les débats (suscités par) la création de ce ministère (étaient) désormais totalement apaisés » [2]. Pourtant, par sa portée symbolique comme par le durcissement des conditions d’accueil des étrangers qu’il laissait présager, l’amalgame établi entre immigration et identité nationale soulevait effectivement dès le départ des problèmes immenses, qui sont loin de s’être atténués avec le temps.
Il est vrai que Nicolas Sarkozy s’est toujours attaché à balayer les craintes et les critiques. Bien qu’ayant un instant avoué sa compréhension à l’égard d’une opinion encline à voir dans l’immigration une « menace » [3], il s’est défendu de partager cette interprétation, soutenant au contraire que la revalorisation de l’identité nationale était la condition d’une intégration réussie. Peu après sa nomination, Brice Hortefeux est allé jusqu’à inverser le raisonnement de ses adversaires et à présenter son ministère comme une forme d’hommage rendu aux immigrés : « en créant ce ministère, nous reconnaissons, officiellement, pour la première fois, que l’immigration est constitutive de notre identité » [4]. On aurait pu, à titre d’hypothèse, accepter d’accorder quelque crédit à ces arguments… D’autres questions s’imposent néanmoins. Quel qu’ait été le dessein initial de ses concepteurs, et même si son activité quotidienne se focalise de facto sur la perpétuation d’une politique de « maîtrise des flux migratoires » dont le caractère répressif s’est sensiblement accentué, le nouveau ministère compte bel et bien, parmi ses attributions expresses, la « promotion de l’identité nationale » [5] ; Nicolas Sarkozy a alternativement revendiqué dans ses discours de campagne le droit de parler de cette identité, de la défendre ou de la faire respecter ; Brice Hortefeux s’est montré plus radical en prétendant la définir (« la définir, c’est lui donner un sens » [6]). Or l’idée selon laquelle l’identité nationale relèverait d’une définition gouvernementale pose elle-même problème.
Pour commencer, l’identité nationale ne peut pas être définie à partir de critères fiables, objectifs, ou tout simplement consensuels, parce que la nation est une abstraction dont les contours ne se donnent jamais d’emblée : non seulement elle est trop vaste pour que les individus censés la composer aient spontanément conscience de ce qui les unit, mais elle n’est pas inscrite dans la « nature des choses ». De nombreux auteurs ont certes soutenu que les nations se fondaient sur des liens « primordiaux », forgés dans la nuit des temps, donc immuables [7] ; cet article marquera plutôt sa préférence pour les théories, actuellement dominantes dans le champ des sciences sociales, selon lesquelles les nations sont au contraire des artefacts, des « communautés politiques imaginaires et imaginées » [8], nourries par la réinvention voire par l’oblitération de cultures préexistantes [9]. Dans cette perspective, la nation est avant tout une construction. Cette construction est assez récente et peut s’interpréter comme une conséquence de la modernité ; elle n’aurait pu s’entreprendre sans l’essor du capitalisme, sans l’invention de l’imprimerie, sans la Réforme protestante et ses avatars, sans l’émergence d’une élite lettrée séculière puis d’une intelligentsia domestique. En France, en Angleterre, ou dans quelques pays d’Europe du Nord, l’embryon d’un sentiment d’appartenance nationale s’est dessiné à la fin du Moyen Age. Mais le concept de nation s’est véritablement épanoui à partir du XVIIIe siècle, sous l’influence de la philosophie des Lumières, des Révolutions américaine et française, quand il a offert un substitut au principe de droit divin qui avait épuisé sa fonction de légitimation des relations de pouvoir et d’obéissance : il s’agissait alors d’affirmer que l’Etat incarnait la nation, donc que toute souveraineté émanait d’elle et qu’elle ne pouvait être gouvernée que par ses « représentants ». Très vite, en réaction aux conquêtes napoléoniennes puis à la domination impériale austro-hongroise, russe ou ottomane, on a également vu apparaître des nationalismes en quête d’Etat, qui faisaient de la nation le fondement de leur combat pour l’indépendance.
Dans tous les cas, la construction de la nation reste toutefois le fruit d’un processus collectif et largement conflictuel. En France comme ailleurs, la définition de l’identité nationale n’a jamais reposé sur un accord irrévocable. Elle a toujours fait l’objet d’un débat, voire d’une lutte entre des groupes et des organisations qui s’efforçaient d’imposer leurs croyances, leurs représentations, leurs lignes de démarcation, dans le but ultime de revaloriser leur propre position au sein de l’espace social ou de conforter un ordre politique conforme à leurs intérêts. Mais l’évolution des rapports de force et l’apparition de nouvelles revendications ont entraîné une recomposition perpétuelle des critères d’identification…
Qu’on ne s’y trompe pas : dans la mesure où ils avaient une incidence directe sur la loyauté des gouvernés, la cohésion de la population et l’intégrité du territoire, les autorités centrales ont constamment cherché à contrôler les bornes de ce débat et de cette lutte. La conception dominante de l’identité française a d’ailleurs été inculquée de façon particulièrement autoritaire, d’abord à travers les tentatives de centralisation et d’unification linguistique de la Renaissance, ensuite par le biais de la conscription ou des politiques scolaires amorcées dès la Révolution et systématisées sous la IIIe République. Pourtant, depuis l’apparition au XVIe siècle des premiers départements ministériels, la France n’avait jamais connu d’administration centrale ouvertement et spécialement chargée d’énoncer son identité. Plusieurs commentateurs ont certes évoqué le précédent du « Commissariat général aux questions juives » institué en 1941, mais sans être dénuée de pertinence, la comparaison entre la politique antisémite du régime de Vichy et les initiatives du gouvernement actuel trouve ses limites, puisque la différence de contexte historique offre des arguments faciles à ceux qui voudraient réfuter ce parallèle et qu’elle constitue un obstacle sérieux à la compréhension des phénomènes étudiés. Il serait plus judicieux de se référer au ministère des Colonies qui fut officialisé en 1894, dans un cadre indéniablement « républicain », sauf qu’il ne faisait que concourir à l’exercice d’une police des identités et que sa juridiction était limitée, notamment au profit des Affaires étrangères et de l’Intérieur. Sinon, à partir de 1824, l’édiction et la propagation des canons de l’identité nationale ont surtout été l’affaire du ministère de l’Instruction publique, qui fut également responsable à certaines périodes des Beaux-arts ou des Cultes, avant de s’élargir en 1932 à l’ « Education nationale » ; l’extension de ses compétences n’est cependant pas allée jusqu’à inclure la faculté de recourir à la force pour refouler hors des frontières ou priver de liberté les personnes ne correspondant pas aux normes fixées ; en tout état de cause, l’école s’est longtemps heurtée dans ses fonctions d’ « intégration » à la concurrence des Eglises, des partis et des syndicats.
En somme, si elle fait écho à une logique séculaire, la création dans la France de 2007 d’un ministère affichant sans complexe sa vocation à « dire » l’identité nationale n’en représente pas moins un saut qualitatif, qu’aucune autre démocratie libérale n’a encore osé effectuer à ce jour [10]. Il ne s’agit assurément plus d’essayer de susciter un sentiment d’appartenance commune pour endiguer des mouvements centrifuges, légitimer la mise en place d’un nouvel Etat ou d’un nouveau régime, mais tout se passe comme si l’Exécutif français prétendait désormais clore le débat et faire sortir la question du registre de ce qui est « discutable ». Or s’il n’est pas anodin que la forclusion du débat prenne l’immigration pour cible, cette prétention est par elle seule extrêmement inquiétante. Pour appuyer ces propos, interpeller d’éventuels contradicteurs et nous divertir un peu, on pourrait imaginer des amalgames plus pittoresques, en envisageant par exemple la création d’un ministère « de l’Identité nationale et de la Mondialisation », « de l’Identité nationale et de la Construction européenne » ou, pourquoi pas, « de l’Identité nationale et de la Résistance à l’Impérialisme américain » : les conséquences humaines seraient sans doute moins dramatiques, moins immédiates, mais des voix ne manqueraient pas de s’élever contre l’incursion d’une majorité gouvernementale dans notre perception de nous-mêmes et de notre rapport au monde…
Il importe donc de contribuer à la réouverture du débat et de s’interroger sur la façon dont le nouveau ministère entend assumer sa mission de gardien de l’essence de la nation. Quelles sont les véritables raisons qui ont conduit nos dirigeants à (re)-construire l’identité nationale comme un problème politique, relevant explicitement de l’action des autorités publiques ? Quel contenu le gouvernement actuel donne-t-il à cette identité, et comment peut-on l’interpréter ? Sa définition a-t-elle évolué à l’épreuve des faits, entre la campagne présidentielle et la mise en place de l’institution dédiée à sa célébration ?
Cet article se propose d’esquisser quelques réponses à ces questions, en s’efforçant de décoder le discours de ceux qui nous gouvernent. On reviendra tout d’abord sur le message délivré par Nicolas Sarkozy au cours de sa campagne présidentielle [11] : bien que les débats électoraux de 2007 aient pris avec le temps un caractère suranné et que plusieurs ouvrages aient déjà été publiés à ce sujet [12], un retour en arrière semble inévitable pour saisir à la fois l’origine, les sources d’inspiration et les transformations du discours officiel. Mais à partir de là, on examinera également les principales communications du premier ministre de l’Identité nationale, afin de confronter ses propres définitions avec celles de son Président [13].
Bien sûr, en se concentrant sur le contenu des discours, on pourra se voir reprocher de ne pas accorder assez d’attention aux « faits ». Avant d’avoir entrepris la moindre réforme, Brice Hortefeux avait d’ailleurs défié ses contradicteurs en demandant « à être jugé sur (ses) actes plus que condamné sur (ses) mots » [14]. Qu’il se rassure : ses « actes » n’ont échappé à personne. Pour le reste, sans exclure la possibilité d’une enquête de terrain, ne serait-ce que dans un second temps, on soutiendra que l’analyse de discours constitue un préalable obligé : puisqu’il est question de définir l’identité nationale, si l’on admet avec Benedict Anderson que la nation a toujours résulté d’une « narration » [15], le discours prend un effet performatif et contribue à produire des catégories susceptibles d’influer sur les pratiques politiques ou administratives.
On reconnaîtra par contre que l’analyse des discours risque de nous conduire à leur conférer a posteriori une cohérence doctrinale artificielle ou à focaliser notre attention sur leurs auteurs apparents. De fait, on a choisi de disséquer les propos de Nicolas Sarkozy, ou de Brice Hortefeux, parce qu’aujourd’hui ce sont eux qui endossent publiquement le rôle de « faiseurs d’identité nationale ». Mais même si c’est une question que nous n’avons pas pu approfondir à ce stade, il ne faut pas oublier que leur hymne à la nation leur a été soufflé par des conseillers, par des « experts » ou par les représentants de divers cercles de réflexion ; il faut surtout garder à l’esprit qu’au-delà des stratégies de quelques individus, la résurgence de l’identité nationale au cœur de la vie politique française représente le symptôme d’une tendance plus générale, plus structurelle…
I. De l’annonce d’une solution à l’énoncé du « problème » : un ministère de l’identité nationale, pour quoi faire ?
La création d’un ministère de l’Immigration et de l’Identité nationale a été mentionnée pour la première fois par Nicolas Sarkozy le 8 mars 2007, à l’occasion de l’émission télévisée « A vous de juger », sur France 2. Or la seule véritable nouveauté résidait justement dans la référence à l’identité nationale, puisqu’en décembre 2006, le futur candidat de l’UMP avait déjà appelé de ses vœux « la nomination d’un ministre chargé de l’immigration (…) à la tête de toutes les administrations responsables de ce dossier » [16] ; l’idée de centraliser les compétences requises en matière de contrôle des flux migratoires, ne serait-ce que sous l’égide de l’Intérieur, avait d’ailleurs commencé à s’imposer dès la formation du gouvernement de Villepin…
Bien sûr, Nicolas Sarkozy avait souvent dénoncé par le passé une tendance au « dénigrement » de la nation. Lors de son discours d’investiture de janvier 2007, il avait d’autre part insisté sur l’importance qu’il attachait à l’identité française : « Car elle n’est pas finie, la France. Parce que dans mon cœur comme dans mon esprit, la France ne veut pas, ne doit pas, ne peut pas mourir. (…) Ma France, c’est une nation qui revendique son identité » [17]. Mais il n’était pas encore question de traduire ces déclarations par des innovations institutionnelles ; en outre, à travers les termes utilisés, Nicolas Sarkozy avait pris soin de montrer qu’il exprimait des convictions personnelles.
En fait, si l’immigration était inscrite depuis plusieurs années, sinon depuis plusieurs décennies, sur l’agenda du gouvernement, la proposition de mettre en place un ministère qui ajouterait la promotion de l’identité nationale à la liste de ses attributions a été formulée avant que la nation ne s’impose comme refrain majeur de la campagne présidentielle. Tout se passe donc comme si la formulation de la « solution » avait précédé l’identification du « problème » à résoudre. On peut dès lors s’interroger sur les motivations qui ont amené le candidat de l’UMP à anticiper une éventuelle « demande »…
A court terme, l’annonce du 8 mars 2007 peut passer pour une manœuvre de campagne, un instrument de communication politique, une provocation destinée à focaliser l’attention médiatique… Comme le relève Gérard Noiriel, il s’agissait de « fabriquer l’événement », sachant que « dans une démocratie, celui qui réussir à imposer ses ‘problèmes’ prend un avantage décisif sur ses concurrents dans les luttes pour la conquête du pouvoir d’Etat » [18].
Il est en tout cas indéniable qu’en s’emparant du thème de l’identité nationale, Nicolas Sarkozy avait à la fois pour dessein d’attirer les voix des électeurs du FN et de déstabiliser le PS. Il est tout aussi indéniable que cette tactique a été couronnée de succès. Dans leur empressement à condamner les propositions du candidat de l’UMP sans lui abandonner le monopole de la nation, ses principaux adversaires se sont laissés entraîner dans sa problématique, souvent de façon maladroite, au risque de consolider sa position : « Et quand j’entends des interrogations sur l’identité nationale, mais moi je ne me pose pas ces questions. Il était temps, pour toutes les femmes et les hommes de progrès de se réapproprier les symboles fondamentaux. Il était temps de ne pas laisser à l’extrême droite la Marseillaise, le chant de toutes les libertés, le chant de toutes les résistances aux injustices (…) Et donc ce chant, c’est bien sûr le chant de notre identité. » [19] ; « Moi, je n’ai pas de problème avec la nation. En disant cela, je me sens autant et plus Français, bien dans notre Histoire dont nous devons conserver les enseignements, bien dans notre langue. (…) Je veux que nous soyons du côté des résistants, de ceux qui aiment la patrie, de ceux qui aiment la France, de ceux qui aiment la nation, mais qui, parce qu’ils l’aiment, refusent d’en faire une obsession et d’enfumer les esprits avec le perpétuel ressassement de ses signes et de ses exaltations » [20] ; « Vous avez observé, comme moi-même, que mes concurrents ont mis au centre de leur campagne les thèmes de l’immigration, du patriotisme et de l’identité nationale, pour lesquels pourtant on m’a diffamé, insulté et diabolisé depuis 30 ans » [21].
Il faut ajouter que contrairement à beaucoup d’autres « idées innovantes », la création d’un ministère de l’Identité nationale n’avait jamais vraiment été testée au préalable auprès de l’opinion, ni débattue dans le cadre des conventions thématiques de l’UMP [22]. Pourtant, l’essentiel du programme présidentiel figurait déjà dans les conclusions de la seconde « Convention pour un projet populaire », consacrée à l’immigration : « endiguer l’immigration clandestine et réguler l’immigration familiale », « passer d’une immigration subie à une immigration choisie », « consolider le modèle républicain d’intégration », « œuvrer pour une politique européenne d’immigration » et même « promouvoir le codéveloppement » ; seule l’identité nationale brillait par son absence, en dépit d’une référence ambiguë aux « revendications identitaires de certains Maghrébins » et aux « difficultés identitaires de la société française dans un contexte socio-économique très dégradé » [23]… Dans ces conditions, l’annonce du 8 mars 2007 peut également s’interpréter comme un ballon d’essai : Nicolas Sarkozy aurait peut-être envisagé de reformuler sa proposition et d’opter pour un ministère « de l’Immigration et de l’Intégration républicaine », s’il n’avait été conforté peu après par les résultats d’un sondage commandé par Le Figaro et la chaîne LCI [24]. Quoi qu’il en soit, on note à partir de la mi-mars une évolution sensible dans le ton du candidat du l’UMP. L’usage des adjectifs possessifs (« MA France… ») a effectivement laissé place à des affirmations plus générales attribuées au peuple lui-même : « VOUS en avez assez que l’identité nationale soit considérée comme un gros mot » [25], « la France, LES FRANÇAIS veulent que l’on en parle » [26]…
Finalement, qu’on l’interprète comme un gadget de campagne, comme un test ou comme un coup ponctuel, la promesse de créer un ministère chargé de l’identité nationale a été assumée jusqu’au bout. Et au cours des semaines qui ont suivi l’annonce du 8 mars, Nicolas Sarkozy s’est efforcé de la justifier en consacrant une part substantielle de ses discours au thème de la nation et en soutenant la thèse d’une crise identitaire…
L’essentiel du message de Nicolas Sarkozy a été délivré dès le 9 mars, à Caen, sous la forme d’une longue litanie scandée par la question « qu’est-ce que la France ? ». D’emblée, le candidat de l’UMP a cherché à dramatiser les enjeux en expliquant que la nation vivait « une des plus graves crises d’identité de son histoire ». Jusqu’au second tour des élections présidentielles, ce leitmotiv inquiétant a continué d’être martelé au gré de ses interventions publiques, le terme de « crise » étant parfois associé à celui de « déclin » [27].
Ce diagnostic repose assurément sur certaines réalités. Il semble par exemple difficile de nier qu’en France comme ailleurs, le modèle classique de l’Etat-nation a subi au cours de ces dernières décennies une remise en cause sans précédent. Des milliers d’ouvrages ont disséqué les effets de l’accélération du progrès technologique, de la globalisation des échanges, de la multiplication des acteurs transnationaux, des pressions décentralisatrices ou des processus d’intégration régionale (notamment à l’échelle européenne) sur la souveraineté étatique et son assise territoriale. On peut également admettre que dans le cas français, les supports classiques de la construction nationale (de l’école à l’armée) ne remplissent plus les mêmes fonctions qu’il y a un siècle, ou encore que depuis les deux guerres mondiales et la perte de son empire colonial, la France ne représente plus sur la scène internationale qu’une puissance moyenne... De là à affirmer l’existence d’une crise de l’identité nationale, à prophétiser le déclin de la nation et à y voir un problème crucial appelant une intervention directe de l’autorité publique, le cheminement est toutefois hasardeux.
Les notions de « crise », ou a fortiori de « déclin », ne sont ni neutres, ni objectives, puisqu’elles permettent d’exprimer un décalage entre l’image qu’on conserve du passé et celle qu’on se fait du présent, entre le souvenir plus ou moins mythique d’un âge d’or révolu et la perception d’un « aujourd’hui » crépusculaire. En France, la hantise du déclin est d’ailleurs très ancienne : elle est apparue dans le débat public dès la fin du XVIIIe siècle c’est-à-dire, paradoxalement, à une époque désormais associée à l’« âge d’or » national... En fait, le « déclin » ou la « décadence » (terme plus lourdement connoté que Nicolas Sarkozy a évité avec soin [28]) faisaient surtout partie à l’origine des thèmes privilégiés par les Contre-révolutionnaires, avant d’être repris au XIXe siècle par l’extrême-droite anti-parlementaire.
Naturellement, l’interprétation de la « crise » livrée par le candidat de l’UMP a été actualisée et filtrée par le prisme de son orientation idéologique. Son propos peut a priori déconcerter, dans la mesure où il s’avère à la fois très englobant et très elliptique : « la France traverse une crise morale. (…) Cette crise morale est une crise des valeurs, une crise des repères, une crise du sens, une crise de l’identité » [29] ; « à l’origine de la crise de l’identité nationale, il y a le renoncement culturel » [30] ; « ma conviction est que la France traverse une crise morale et que cette crise porte un nom : la crise du travail » [31] ; « au cœur de la crise morale que nous traversons, il y a la dévalorisation de l’autorité » [32] ; « au bout de la défaillance de l’école, il y a la faillite notre système d’intégration. Il y a l’affaiblissement du sentiment d’appartenance à la nation » [33]. Au fil de ses discours de campagne, Nicolas Sarkozy s’est ainsi appliqué à recoder les principales priorités de son programme afin de les intégrer dans la problématique centrale de l’identité nationale. En même temps, il faisait appel à ses sujets favoris pour pointer les causes premières de la « crise identitaire » : l’égalitarisme, l’assistanat, le relativisme culturel et moral, la « repentance »… Plus troublante est la confusion qu’on discerne dans certains de ces discours entre la « nation » et l’ « Etat » : obligé pour étayer son diagnostic de suggérer une correspondance entre la crise de l’identité nationale et celle du modèle étatique, le futur Président de la République a du se livrer à un exercice d’équilibriste pour convaincre son auditoire qu’on pouvait revendiquer à la fois « plus de nation » et « moins d’Etat » [34]…
Au cœur du diagnostic sarkozyen, on trouve d’autre part une affirmation récurrente, selon laquelle l’identité nationale serait en crise, justement, parce qu’on n’en parlerait pas assez. Il s’agit là d’un procédé rhétorique bien connu, qui a l’avantage de permettre à celui qui en use de se poser en victime et d’ajouter le courage à la somme de ses vertus : « Parler de l’identité nationale ne me fait pas peur. (…) J’ai bien compris que c’était un sujet tabou, qu’il était dangereux de s’aventurer sur ce terrain, qu’un homme politique soucieux de sa carrière devait éviter ce sujet. (…) Nous ne savons plus qui nous sommes parce que nous n’avons plus le droit de parler de ce que nous sommes » [35], « j’ai voulu parler de l’identité nationale parce que personne n’en parlait » [36]. S’il pèche sans doute par son caractère auto-référent, l’argument s’est révélé efficace pour désamorcer la plupart des critiques, en autorisant à l’avance la dénonciation de leurs auteurs comme fauteurs de crise. L’hypothèse du « tabou » a du reste reçu la caution intellectuelle de certaines personnalités, dont Dominique Schnapper qui déplorait quant à elle que l’identité nationale ait longtemps été évacuée, non seulement du débat politique, mais aussi des recherches en sciences humaines [37].
Cette hypothèse se fonde néanmoins sur des bases extrêmement discutables… Au sein du champ scientifique, comme le constatait à juste titre l’historien britannique Eric Hobsbawm, « le nombre d’ouvrages qui éclairent véritablement le problème de la nature des nations et des mouvements nationaux (…) a été plus important au cours des vingt ans qui se sont écoulés de 1968 à 1988 que pendant toute autre période antérieure deux fois plus longue » [38]. Dans le champ politique proprement dit, le thème de l’identité nationale a peut-être connu une brève éclipse au lendemain de la Seconde Guerre mondiale (quoiqu’en empruntant d’autres formes, à travers le culte de la Résistance ou l’exaltation gaullienne de l’indépendance nationale), mais il s’est réimposé dans le débat public français et européen dès le début des années 80, sous l’impulsion des partis d’extrême-droite, sinon dès les années 70, en contrepoint des luttes de libération nationale du tiers-monde ou des mobilisations régionalistes en Occident. En tout cas, ce thème bénéficie incontestablement d’un phénomène de mode depuis la fin de la bipolarité : l’éclatement de l’URSS et de la Yougoslavie, l’érosion de l’alternative communiste, l’atténuation des contraintes systémiques liés à l’existence des blocs et l’émergence de nouveaux conflits qualifiés à tort ou à raison d’ « identitaires » ont nourri le postulat selon lequel les cadres traditionnels d’identification (de la classe sociale à la nation) seraient menacés à la fois par une homogénéisation mondiale des cultures et par le réveil d’identités plus « primaires », liées entre autres à l’appartenance ethnique ou religieuse.
En somme, pour reprendre les termes de Gérard Noiriel, « la question de l’identité nationale relancée par Nicolas Sarkozy pendant la campagne de l’élection présidentielle de 2007 ne constitue nullement un sujet ‘tabou’ qui aurait été délibérément ignoré dans le passé » [39]. Bien au contraire, comme le souligne Jérôme Valluy, la « banalisation rapide » du nouveau ministère, les mobilisations somme toute limitées que sa création a suscitées, voire le simple fait que la stratégie du candidat de l’UMP se soit révélée payante, pourraient bien être « le signe d’une acceptabilité déjà ancienne et large, dans la société française, de son existence même », ce qui amène logiquement à se demander si ce ministère n’existait pas déjà « longtemps avant de se trouver institutionnalisé dans l’organigramme gouvernemental » [40].
Cela dit, pour en revenir au diagnostic de crise établi par Nicolas Sarkozy, force est de constater que l’imputation des responsabilités frappe par son caractère allusif. En dehors des critiques centrées de manière impersonnelle sur le bilan de la gauche de gouvernement, l’héritage de mai 68 ou « la dictature de la pensée unique », le discours du futur Chef d’Etat est resté extrêmement vague. On peut par conséquent se demander quelles sont les vraies menaces qui justifient une prise en charge de l’identité nationale française par les pouvoirs publics…
Défendre l’identité nationale : contre qui ?
Toute affirmation identitaire repose sur un double travail d’assimilation et de différenciation, d’inclusion et d’exclusion. L’identité nationale elle-même ne peut se forger que dans un rapport d’opposition entre « Nous » et les « Autres » : « il en est des nations comme de l’individu, il connaît et distingue sa personnalité par la résistance de ce qui n’est pas elle, il remarque le moi par le non-moi », écrivait déjà Jules Michelet, qui en déduisait que « la lutte contre l’Angleterre (avait) rendu à la France un immense service » [41].
Au long de son histoire, la nation française s’est effectivement construite contre des « Autres » au profil très mouvant. La menace extérieure a toujours joué un rôle de premier plan : après l’Anglais, le Prussien… On ne saurait trop insister à cet égard sur l’importance capitale du phénomène guerrier dans la consolidation du sentiment d’appartenance nationale. Comme l’explique très justement Guy Hermet, « la guerre est fonctionnelle » parce qu’elle favorise l’identification collective, « à la condition bien sûr qu’elle soit victorieuse, totale, agressive, cruelle, compromettante pour l’ensemble d’une population transformée en complice de ceux qui l’ont déclenchée » ; la guerre, « devenue moderne à partir des années 1790 », a ainsi permis « l’endoctrinement patriotique de millions d’hommes dans les meilleures conditions de disponibilité possibles, dans un contexte d’exaltation où se mêlent le ressentiment contre l’ennemi et la fierté collective » [42]. On pourrait ajouter qu’au-delà de ses mérites aujourd’hui célébrés, l’école de la République avait pour fonction de cultiver des vertus qui prédisposaient les petits Français à combattre pour la patrie. Mais les ennemis de l’extérieur ont souvent trouvé des relais internes et l’affirmation de l’identité française a pu passer par la stigmatisation de quelques corps étrangers dissimulés au cœur de la nation, de l’Eglise catholique (rendue suspecte par sa dimension transnationale et ses allégeances vaticanes) au Parti communiste (« parti de l’étranger » par excellence du fait de ses liens avec l’URSS). L’ « Anti-France » maurrassienne, qui associait les Juifs, les francs-maçons, les protestants et les « métèques », n’est en l’occurrence qu’une manifestation extrême de cette logique.
La nation française s’est également construite contre les identités locales et provinciales. A l’aube du XXe siècle, « l’Autre », celui qu’il fallait « intégrer », c’était encore le paysan. Il est vrai qu’à mesure de leur assimilation, les provinces et les campagnes ont pu être érigées à leur tour en symboles de l’identité nationale : « un champ qui tombe en friche, c’est une partie de la France qui meurt », affirmait Philippe Pétain en 1940. Mais depuis le milieu du XIXe siècle, « l’Autre », celui qui pouvait menacer la cohésion nationale parce que potentiellement insoumis et violent, c’était aussi l’ouvrier… Le prolétariat et la paysannerie ont au demeurant représenté les premières cibles de l’école gratuite comme de la conscription obligatoire.
Evidemment, il aurait été pour le moins délicat de décider la création, en 2007, d’un « ministère de l’Identité nationale et de la Guerre », ou d’un « ministère de l’Identité et de l’Education nationales »... Au cours de sa campagne comme après sa prise de fonctions, Nicolas Sarkozy ne s’est pourtant pas privé de renouer avec une tradition séculaire en associant à l’occasion l’éloge de la nation à ses projets de réforme scolaire [43], ou à sa vision des relations internationales [44]… Il importe de souligner au passage qu’au-delà du recalibrage de la francophonie et du (co)-développement, ou du divorce somme toute classique entre l’exaltation de la « patrie des droits de l’homme » et la pratique d’une « Realpolitik » désabusée, les inflexions apportées par le futur Chef d’Etat dans le domaine de la politique étrangère allaient contribuer à redéfinir l’identité nationale en insérant la France dans des « cercles d’appartenance » concentriques : l’ « Occident », la « Communauté euro-atlantique », « l’espace méditerranéen » [45], voire la « Chrétienté » [46]. Souvent discordants, ces arrimages ont néanmoins permis de dessiner par contraste le contour des nouvelles menaces extérieures, à commencer par le terrorisme islamiste [47]. On en profitera pour noter qu’à l’échelle globale, l’identité de la France échappe en grande partie à l’emprise de ses gouvernants, puisqu’elle dépend de l’image que les autres nations lui renvoient d’elle-même et que dans ce croisement des subjectivités, elle risque d’être ternie par un rejet ostensible de l’ « Etranger » dans toutes ses acceptions…
Pour le reste, Nicolas Sarkozy a puisé sa définition des menaces dans les registres les plus divers : il s’est tour à tour attaqué à la construction européenne, à la mondialisation et aux « élites », il a réactivé la problématique des identités régionales et il est allé jusqu’à esquisser une timide contestation de l’hégémonie culturelle des USA [48]. La référence européenne occupe ici une place ambiguë, dans la mesure où le résultat négatif du référendum du 29 mai 2005 sur le « traité constitutionnel » a sans doute contribué à conforter Nicolas Sarkozy dans son rôle de défenseur de la nation, tout en l’amenant à réaliser un curieux amalgame entre la « crise de l’identité européenne » et la « crise de l’identité nationale » [49].
Cela dit, dans la mesure où il permettait de relier les dimensions interne et externe de cet inventaire extensif des menaces, le thème de l’immigration semblait s’imposer d’emblée comme un fil conducteur. Pourtant, ainsi qu’on l’a déjà précisé, Nicolas Sarkozy a toujours soutenu dans ses interventions publiques qu’il ne s’agissait pas d’un problème en soi. Soucieux de « rétablir un discours positif sur l’immigration » [50], prompt à manier le paradoxe pour défier l’opinion commune et surmonter les apories de son programme (« plus nous laissons entrer d’immigrés en France, plus le racisme et la xénophobie progressent » [51], « c’est le dénigrement et l’affaiblissement de la nation qui attisent le nationalisme, (…) c’est l’affaiblissement de l’identité française qui nourrit la crispation identitaire » [52]), il a surtout saisi l’occasion de déplacer la frontière entre identité et altérité par l’affichage de sa propre histoire familiale : « oui, je suis un enfant d’immigré », « Français au sang mêlé qui doit tout à la France, je suis fier d’être Français » [53]. On pourrait souligner avec Gérard Noiriel que ce faisant, le candidat de l’UMP est parvenu tout à la fois à marquer ses distances avec l’extrême-droite, à se présenter lui-même comme l’archétype du « vrai Français » et à brosser un portrait en creux du « mauvais immigrant », quitte à opposer « les Français issus des immigrations passées, qui ont fait l’effort de s’intégrer en devenant riches et puissants » aux « nouveaux immigrants, qui (…) vivent dans la misère parce qu’ils ne font rien pour s’en sortir » [54]. Malgré tout, cette dichotomie très huntingtonienne [55] entre des vagues de peuplement anciennes et récentes, nanties et nécessiteuses, voire européennes et extracontinentales ne pouvait être que suggérée… Nicolas Sarkozy a adopté une posture plus légaliste pour désigner publiquement la menace à enrayer : tout en exprimant à titre individuel sa compassion pour les clandestins, ces « pauvres malheureux » exploités par des « passeurs sans scrupules » [56], il a expliqué la nécessité de faire barrage à l’immigration clandestine en tant que phénomène collectif. Intentionnellement ou non, il n’en a pas moins contribué à brouiller les repères en entretenant une curieuse confusion entre les étrangers et les Français d’origine étrangère, ou entre l’obtention d’un titre de séjour et la naturalisation [57]…
Finalement, le discours officiel a lancé un mot-clé pour désigner la menace ultime, l’antithèse exacte de l’identité nationale : le « communautarisme ». Le concept n’a cependant jamais été défini de façon rigoureuse, si ce n’est par le rappel de ses défauts réels ou supposés : « Le communautarisme c’est enfermer chacun dans ses origines et ses croyances. Le communautarisme c’est prendre le risque que ce qui nous sépare devienne plus important que ce qui nous unit. Le communautarisme c’est la porte ouverte à l’exclusion, à l’intolérance, à la violence et aux tribus. Le communautarisme c’est la condamnation de l’universalisme des Lumières. C’est la fin de notre conception universaliste de l’Homme. Le communautarisme c’est la fin de l’idée que nous nous faisons de la République » [58]. On ne pouvait certes pas attendre du candidat de l’UMP qu’il fonde sa critique du lien communautaire sur une exégèse des grands classiques de la sociologie [59], mais rien ne l’obligeait à l’étayer par des stéréotypes à connotation xénophobe ou islamophobe, en visant exclusivement « celui qui veut cloîtrer sa femme, obliger sa fille à porter le voile, à se faire exciser ou à se marier de force » et n’a donc « rien à faire en France » [60]. Cette présentation ciblée de la menace communautariste est d’autant plus cynique que Nicolas Sarkozy a parallèlement chanté les louanges de la « communauté nationale » [61], des « petites communautés villageoises » [62] ou de l’entreprise comme « communauté humaine » [63]. On peut en conclure avec Joël Roman que « le communautarisme est en passe de devenir le pont aux ânes de tout discours public sur ces questions ; épouvantail commode, nul ne sait plus ce qu’il désigne, si l’on sait en revanche toujours très bien qui il vise : ceux que l’on soupçonne de telles menées, qu’ils soient musulmans, arabes, noirs parfois, bref les immigrés visibles et leurs enfants ou leurs descendants » [64].
Quoi qu’il en soit, au-delà de l’argumentaire officiel, les raisons qui ont poussé le candidat de l’UMP à focaliser sa campagne sur le thème de la nation et à envisager la création d’un Ministère de l’identité nationale sont peut-être plus simples ou plus classiques qu’il n’y paraît…
Légitimation et déplacement des clivages
Comme on l’a suggéré précédemment, dans tous les pays du monde, l’invocation de la nation a toujours servi à renforcer certains clivages pour en gommer d’autres, à justifier les relations d’autorité et d’obéissance, ainsi qu’à mobiliser la population, voire à exiger d’elle des sacrifices. En d’autres termes, les discours sur l’identité nationale sont toujours des discours de légitimation, au profit du pouvoir en place comme de ceux qui le contestent ou visent sa conquête… La stratégie initiée par Nicolas Sarkozy et son équipe s’inscrit clairement dans cette logique : dès la campagne électorale, il s’agissait pour le futur Président de recueillir le consentement des gouvernés et de fonder à l’avance les décisions qu’il serait amené à prendre en tant que Chef de l’Etat sur des prémices indiscutables.
A brève échéance, l’identité nationale offrait une grille de critères propre à qualifier ou disqualifier les différents prétendants à la magistrature suprême : « si un candidat à la présidence de la république française ne parle pas de la France, de quoi devrait-il parler ? Et quand on parle de la France, si l’on ne parle pas de son histoire, c’est que l’on ne connaît rien à la France, donc qu’on n’est pas qualifié pour la représenter. Voila la vérité » [65]. De la part d’un homme ayant affirmé dès son investiture qu’il cessait d’être « l’homme d’un seul parti » [66], l’appel à se rallier autour de la nation permettait de se hisser au-dessus des contingences politiciennes, d’étrenner d’emblée les habits du garant de la continuité de l’Etat et de l’indépendance nationale, c’est-à-dire, dans une perspective très gaullienne, d’opposer la « grandeur » à la « médiocrité ». Aussi Nicolas Sarkozy n’a-t-il jamais renoncé à l’ambition d’élever le débat, même si ses longs plaidoyers en faveur d’une « nouvelle Renaissance » ou d’une sibylline « politique de civilisation » [67] n’ont pas suscité toutes les réactions escomptées, du moins au départ…
A plus long terme, en dépit de toutes les précautions du discours officiel, il faut bien reconnaître que l’enjeu était surtout de légitimer a posteriori la politique d’immigration conçue par Nicolas Sarkozy à l’époque où il détenait le portefeuille de l’Intérieur, tout en justifiant son développement futur. Au-delà du souci de rationalisation invoqué, la création d’un ministère de l’Immigration visait déjà à renforcer les moyens structurels et budgétaires nécessaires à la mise en œuvre des objectifs définis dans ce domaine depuis 2002 [68] (le candidat de l’UMP ne s’en est du reste jamais vraiment caché [69]). La greffe de l’identité nationale a en quelque sorte servi à inscrire ces objectifs dans un « grand dessein », à les sublimer, à garantir leur pérennité et, peut-être, à aiguiller ses opposants potentiels vers un terrain aussi symbolique qu’hasardeux pour détourner leurs critiques des mesures concrètes envisagées par ailleurs.
Mais le thème de l’identité nationale a enfin permis au candidat de l’UMP de diriger ses attaques contre l’identité de classe, de se poser en défenseur d’une forme d’« union sacrée » et d’accuser ses concurrents socialistes d’entretenir un clivage désuet : « lorsqu’il s’agit de la France il n’y a pas de camp » [70] ; « il y a ceux qui veulent diviser pour régner. Nous sommes de ceux qui veulent rassembler » [71] ; « cette gauche ne veut pas rassembler les Français parce qu’elle veut les diviser, elle veut les opposer, elle raisonne encore comme au temps de la lutte des classes » [72]. Ce réquisitoire ne manque pas d’ironie, puisque le concept de « lutte des classes » avait globalement disparu du lexique des socialistes français avant d’être exhumé par leurs principaux adversaires [73]…
Cela dit, il faut rappeler que le discours de Nicolas Sarkozy renoue ici le fil d’une vieille tradition de la droite française. Dès les années 1880 et la conversion des conservateurs à la République, si ce n’est depuis le début de la révolution industrielle ou les premiers balbutiements du mouvement ouvrier, l’antagonisme classe / nation s’était en effet imposé comme un repère idéologique majeur, qui allait permettre aux différentes familles politiques de se regrouper et de se renvoyer mutuellement l’accusation de diviser le peuple. On sait que cet antagonisme a parfois pris un tour dramatique, notamment à la veille de la Première guerre mondiale ; on pourrait éventuellement croire que la mondialisation et les mutations d’une ère « post-industrielle » l’ont rendu obsolète ; on peut réciproquement considérer qu’il a ressurgi sous une nouvelle forme au début des années 80, avec l’essor d’une extrême-droite réadaptée aux défis de son époque… Rien ne laissait toutefois présager qu’en 2007, le candidat de la droite « républicaine » déciderait d’en faire l’antienne de sa campagne électorale et irait jusqu’à dédier à l’identité nationale un portefeuille ministériel. C’est pourtant ce qui s’est produit : après avoir ouvertement revendiqué la paternité de ce retour aux sources [74], Nicolas Sarkozy s’est appliqué à exalter la communion du capital et du travail dans le creuset national, s’offrant par anticipation un exutoire pour délégitimer d’éventuels conflits sociaux.
La lutte pour la conquête du pouvoir d’Etat contre des concurrents politiques immédiats, la désignation pudique d’une menace « étrangère » et la négation des clivages de classe « internes » participent d’une même logique… Il est en tout cas intéressant de noter que pour étayer son propos, Nicolas Sarkozy a fini par suggérer un lien entre tous les « Autres », entre les ennemis potentiels de la nation et leurs complices objectifs, en reprenant son mot-clé favori : « la gauche qui proclame que l’Ancien régime ce n’est pas la France, que les Croisades ce n’est pas la France, que la chrétienté ce n’est pas la France, que la droite ce n’est pas la France… Cette gauche là, je l’accuse de COMMUNAUTARISME HISTORIQUE » [75].
Mais quelles qu’aient été ses motivations réelles, à partir du moment où il s’était réapproprié avec succès le thème de l’identité nationale, le candidat de l’UMP était tenu d’en proposer une définition cohérente et, en cas de victoire, d’amener son futur gouvernement à la mettre en pratique, ce qui constituait une épreuve nettement plus périlleuse…
II. du discours de campagne au discours de gouvernement : qu’est-ce que la nation ?
Plus qu’ « une certaine idée de la France » [76], Nicolas Sarkozy a voulu livrer une définition globale, erga omnes et sans appel de l’identité nationale. Mais en tant que candidat du « rassemblement », il s’est surtout appliqué à réconcilier les contraires, quitte à édifier une improbable synthèse entre les conceptions les plus antinomiques de la nation. La synthèse affichée portait cependant ses propres limites, ce qui explique en grande partie l’embarras et les dérives du ministère chargé d’en tirer les conséquences opérationnelles…
« La France est une synthèse »
Cette présentation de la synthèse, non comme le fruit d’un choix politique, mais comme une réalité incontournable inscrite dans l’essence même de la nation, s’est imposée très tôt dans le discours de campagne du candidat de l’UMP, qui s’est dès lors efforcé de reprendre à son compte des références jusque-là opposées : « ma France, c’est celle de tous les Français sans exception. C’est la France de Saint-Louis et celle de Carnot, celle des croisades et de Valmy. Celle de Pascal et de Voltaire. Celles des cathédrales et de l’Encyclopédie » [77] ; « notre pays attend une nouvelle synthèse pour épouser ce siècle et se réconcilier avec lui-même » [78] ; « je veux la synthèse car la France est une synthèse » [79] ; « la France est une synthèse toujours recommencée à partir des mêmes principes et des mêmes valeurs » [80]…
Ces associations ne relevaient cependant pas toutes du syncrétisme annoncé et certaines références ont été évoquées de façon plus subliminale. On peut par exemple rappeler que s’il a certifié d’emblée son rejet des théories primordialistes (« la nation n’est pas une donnée de la nature. (…) La France en laquelle je crois, ce n’est pas une France immobile, ce n’est pas une France enfermée dans son passé, prisonnière de son histoire » [81]), Nicolas Sarkozy a relativisé sa prise de position en distillant par ailleurs l’image d’une nation immuable (« la France de toujours, la vraie France, celle qui s’inscrit dans une longue histoire… » [82]) ; l’ambiguïté a atteint des sommets avec l’évocation de « la France éternelle (qui) n’est pas la France éternellement identique à elle-même » [83].
Située dans une problématique assez voisine, la tentative de concilier les définitions contractuelle et ethno-culturelle de la nation est à peine plus transparente… Le futur Président était certes obligé d’exprimer sa préférence pour une thèse contractuelle généralement qualifiée de « française » et d’endosser les principaux arguments adressés en 1882 à ses adversaires allemands par Ernest Renan [84] : quoiqu’il ne l’ait expressément cité qu’une seule fois [85], Nicolas Sarkozy a emprunté à l’écrivain du XIXe siècle sa définition d’une France unie par la « volonté de vivre ensemble » [86], donc sa conception de la nation comme collectivité construite sur la base du consentement mutuel, quelles que soient les origines de ses membres [87]. Mais en même temps, sans revendiquer ouvertement ses sources, le candidat de l’UMP a entretenu l’image d’une nation quasi-organique, antérieure à tout projet politique et déterminée a priori par un ensemble d’éléments objectifs d’ordre historique, culturel, voire biologique : « la France ce n’est pas une page blanche, c’est un pays qui a une longue histoire, c’est un pays qui s’est forgé au cours des siècles une identité, une personnalité qu’il faut respecter, qu’on ne peut pas effacer, qu’on ne peut pas ignorer, (…) qui est faite de réminiscences qui se transmettent de génération en génération » [88], « on n’est pas Français SEULEMENT par ses racines, par ses ancêtres » [89], « dans le patrimoine que nous avons reçu en héritage, le plus précieux est notre langue. (…) Le français c’est l’âme de la France » [90]. Cette vision rappelle celle que Johann Fichte exposait en 1807 dans ses Discours à la nation allemande [91], quand il faisait de l’histoire, de la culture, de la mentalité et surtout de la langue les fondements du « Volkgeist » germanique ; elle la dépasse presque par son approche romantique et passionnelle, puisque tout en professant assez curieusement sa « foi » en la « raison » [92], Nicolas Sarkozy n’a cessé de tracer les limites de l’identité nationale en termes d’amour et de haine [93].
Le futur Chef d’Etat est même allé jusqu’à oser quelques allusions à la définition barrésienne de la nation [94]. L’influence du nationaliste antidreyfusard est sensible dans la valorisation sarkozyenne du « mystère », du « miracle » et de « l’inconscient collectif » [95], ou dans son insistance sur la chaîne familiale [96]. Elle se manifeste surtout par son attachement aux traditions rurales et à la terre : « la France est une terre charnelle à laquelle chacun se sent rattaché par un lien mystérieux dont il ne sait au fond qu’une chose, c’est qu’il ne peut le couper sans perdre quelque chose de lui-même » [97] ; « nul ne peut comprendre l’attachement charnel de tant de Français à la terre de France s’il ne se souvient pas que coule dans leurs veines du sang paysan voué pendant des siècles à féconder le sol français » [98]. Le thème du sang revient d’ailleurs fréquemment dans les propos de Nicolas Sarkozy, qu’il s’agisse de louer les vertus du métissage en s’aventurant sur le terrain de la génétique (« le sang des Vikings s’est mélangé à celui des Gaulois et des Francs » [99]) ou de relier « la terre et les morts » en commémorant le sang versé (« cette ville sanctifiée par le sang de tant de martyrs, depuis les premiers chrétiens jusqu’à Jean Moulin » [100], « ce lieu sacré où le premier résistant gaulois versa son sang pour quelque chose de plus grand que sa tribu » [101]).
Bien sûr, le candidat de l’UMP se devait aussi d’exalter une définition de la nation issue des idéaux révolutionnaire et républicain : « la France c’est l’esprit des Lumières, (…) c’est l’universalisme et c’est l’humanisme, (…) c’est l’éducation comme condition de l’émancipation » [102], « c’est le pays de la République, qui s’est toujours battu depuis deux cents ans pour la liberté, l’égalité et la fraternité de tous les hommes » [103]… Mais au-delà de ces allusions assez convenues et de cette interprétation somme toute ethnocentriste des Lumières [104], le futur Chef d’Etat a élaboré une démonstration en forme de jeu de dominos pour instrumentaliser les valeurs « républicaines », supporter sa défense d’un certain ordre et jeter une fois de plus l’anathème sur les « mauvais immigrants », adeptes présumés du communautarisme, du voile islamique ou de l’excision : « la France c’est la République, (…) la République, c’est la volonté générale exprimée par la loi, (…) être français c’est respecter la loi, (…) on affaiblit la République quand on soutient ceux qui violent la loi » [105] ; « celui qui récuse l’humanisme et l’universalisme, celui qui récuse l’usage de la raison, celui qui veut abolir l’héritage des Lumières et celui de la Révolution, celui qui ne veut pas reconnaître que la femme est l’égal de l’homme, (…) celui-là n’a rien à faire en France » [106]. Quoi qu’il en soit, l’hommage aux Lumières et à la République est lui aussi venu s’engloutir dans le creuset de l’identité nationale, puisque pour parfaire sa synthèse, Nicolas Sarkozy a soutenu l’idée d’une continuité entre christianisme et laïcité, ou d’une intime communion entre les héritages monarchique et républicain : « la France, (…) c’est la morale laïque qui incorpore 2000 ans de valeurs chrétiennes » [107], « c’est le pays qui a fait la synthèse entre l’Ancien Régime et la Révolution, entre l’État capétien et l’État républicain » [108], « la République a accompli le vieux rêve des rois » [109], « à des siècles de distance, Jeanne d’arc et la République incarnaient le même idéal, la même idée de la France » [110]…
Si l’on peut comprendre son désir d’assumer toute l’histoire de la nation, les louvoiements de Nicolas Sarkozy entre l’inné et l’acquis, le spirituel et le temporel, l’Ancien Régime et la Révolution ont contribué à brouiller dangereusement les repères et à donner de l’identité nationale une définition inintelligible. Selon Gérard Noiriel, plus catégorique, « il n’était pas possible de concilier le critère que la droite barrésienne a privilégié pour défendre sa conception de la France (l’enracinement dans le terroir) avec le critère de la gauche (les valeurs républicaines), parce que ce dernier suppose d’admettre la coupure fondatrice de 1789, coupure que Nicolas Sarkozy niera farouchement tout au long de sa campagne », donc « pour résoudre cette contradiction, il ne (lui) restait qu’une seule solution : inscrire les valeurs républicaines dans l’éternité de l’histoire » [111]…
Cela dit, si l’on cherche à évaluer la place respective des différentes sources d’inspiration du candidat de l’UMP, on peut tout simplement considérer que sa définition de l’identité nationale reste au bout du compte assez proche de celle d’Ernest Renan. Il ne faut pas oublier en effet que Renan était un Républicain tardivement converti, que son discours de 1882 était motivé par des enjeux pratiques, à commencer par le sort de l’Alsace-Lorraine, que son opposition à la conception ethno-culturelle attribuée aux nationalistes allemands était moins nette qu’on ne l’a souvent prétendu, ou encore qu’il avait réservé un accueil très favorable à l’Essai sur l’inégalité des races humaines d’Arthur de Gobineau. Son plaidoyer pour une nation élective ne l’a pas empêché d’élaborer sa propre « synthèse », de valoriser les racines, le poids du passé ou le culte des ancêtres qu’il voyait comme « de tous le plus légitime » [112]… comme Jean-Marie Le Pen l’a lui-même relevé en citant longuement « le texte illustre consacré par (son) compatriote breton Ernest Renan » [113]… En tout cas, les quelques mots que Nicolas Sarkozy a empruntés à l’écrivain du XIXe siècle s’inséraient dans une suite de phrases passablement équivoque : « une nation est une âme, un principe spirituel. Deux choses qui, à vrai dire, n’en font qu’une, constituent cette âme, ce principe spirituel. L’une est dans le passé, l’autre dans le présent. L’une est la possession en commun d’un riche legs de souvenirs ; l’autre est le consentement actuel, le désir de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l’héritage qu’on a reçu indivis » [114].
Ce rapport très particulier au temps se retrouve en filigrane dans tous les discours de campagne de Nicolas Sarkozy et il représente peut-être l’élément clé de sa définition de l’identité nationale. Comme Renan, le candidat de l’UMP n’a revendiqué son attachement au « vouloir-vivre ensemble » actuel et concret de ses concitoyens que pour lui fixer des limites inhérentes à l’héritage du passé ou aux exigences d’un futur reformulé en termes de « destinée », c’est-à-dire, en quelque sorte, pour renouer une communion entre les vivants et les morts. Sa description de la nation comme une « communauté de destin », qu’on aurait ironiquement pu interpréter comme un hommage à l’austro-marxiste Otto Bauer [115], renvoyait davantage à l’idée de nécessité qu’à celle de hasard [116]. Or bien qu’il ait tenté de construire une nouvelle dialectique entre volontarisme politique et déterminisme historique, Nicolas Sarkozy s’est focalisé sur la chaîne inexorable du temps pour justifier un peu plus sa combinaison identité nationale / immigration : « ma politique de l’immigration actuelle, c’est l’identité de la France dans 30 ans » [117], « si l’engagement a été pris, durant la campagne présidentielle, de réunir dans un même ministère l’immigration et l’identité nationale, c’est parce qu’il est aussi inconscient de croire que l’immigration est sans incidence sur le devenir de notre nation que de penser que l’immigration n’a pas contribué à forger notre identité » [118]. Quels que soient leurs objectifs immédiats, toutes ces citations peuvent une fois de plus nous rappeler le lien passé / présent / futur qu’Ernest Renan célébrait déjà en évoquant le chant spartiate « nous sommes ce que vous fûtes ; nous serons ce que vous êtes », pour y voir « dans sa simplicité l’hymne abrégé de toute patrie » [119].
Pour le reste, le futur Chef d’Etat n’est pas allé jusqu’à reprendre la prophétie de Renan à propos de la disparition des nations au profit d’une confédération européenne [120]. Il s’est surtout montré beaucoup moins clair dans son rapport à la « mémoire » et à « l’oubli ». De fait, Ernest Renan avait la clairvoyance de reconnaître que « l’essence d’une nation est que tous les individus aient beaucoup de choses en commun, et aussi que tous aient oublié bien des choses » ; quand il affirmait que « l’oubli, et (…) même l’erreur historique, sont un facteur essentiel de la formation d’une nation », il admettait implicitement la différence entre la recherche des historiens sur l’origine des nations et l’usage politique du passé par les nationalistes [121]… Nicolas Sarkozy semble quant à lui s’être engagé dans une impasse en martelant que la France ne s’était pas bâtie sur l’oubli et en célébrant les vertus du devoir de mémoire [122] pour mieux dénoncer la « mode exécrable » de la repentance.
Cela dit, le principal problème de la définition empruntée à Ernest Renan tient sans doute à l’interprétation très restrictive du principe démocratique qu’elle autorise : à partir du moment où la nation englobe les générations passées, présentes et futures, son consentement est fatalement invérifiable. On retrouve ici toute l’ambivalence du concept de « souveraineté nationale » exposée en 1789 par Sieyès, puisque la nation souveraine ne se confondait pas avec le peuple, avec la somme concrète de ses citoyens, et ne pouvait dès lors se gouverner elle-même. Renan a bien essayé de surmonter l’obstacle en livrant sa métaphore du « plébiscite de tous les jours » [123], mais il importe de relever avec Guy Hermet la gratuité de cette image, « remarquable tant par son pouvoir d’évocation que par l’esquive qu’elle représente », le plébiscite annoncé n’ayant jamais lieu effectivement [124].
Dans ces conditions, on pourrait considérer que le projet de confier à un ministère le soin d’énoncer l’identité nationale était à peine plus irrationnel que celui de consulter les vivants et les morts sur le sens de leur destin commun… Reste à savoir comment un tel ministère a pu réussir à traduire en actes la synthèse annoncée, pour promouvoir au quotidien l’identité d’une nation intemporelle caractérisée à la fois par son vouloir-vivre ensemble et ses racines, ses affects et ses valeurs, sa culture et sa langue, sa terre et son sang.
L’identité nationale opposée aux migrants : un rétrécissement progressif
Dès sa nomination à la tête du ministère « de l’Immigration, de l’Intégration, de l’Identité nationale et du Codéveloppement », Brice Hortefeux a consciencieusement endossé le message de campagne de Nicolas Sarkozy. Se présentant à son tour comme un briseur de tabous, il a continué dans ses premières tribunes de presse d’opposer au carcan des communautarismes une « communauté nationale » unie par la volonté de vivre ensemble et tournée vers l’avenir [125]. Mais il ne s’est pas privé de réaffirmer par la suite que « le destin de la France (ne s’écrivait) pas sur une page blanche », que « l’identité de notre nation (était) l’héritage d’une histoire » [126] et que les Français étaient « les dépositaires d’un patrimoine de valeurs spirituelles que la morale laïque (avait) incorporées » [127]. Après s’être lancé dans des explications plutôt laborieuses sur la nécessité de ne pas « cacher notre identité à ceux qui souhaitent s’installer en France » ou avoir perpétué une relative confusion quant aux cibles réelles de son action [128], il s’est réapproprié avec une ardeur toute particulière l’enchaînement passé / présent / futur que Nicolas Sarkozy avait lui-même emprunté à Renan, au point d’en faire un leitmotiv de ses propres discours et de lui donner une tonalité plus alarmante en resserrant graduellement les échéances : « nous appartenons à une communauté de destin ; (…) savoir qui l’on est, c’est aussi comprendre où l’on va » [129] ; « nous avons été (…) une terre d’immigration massive et nous en percevons aujourd’hui les conséquences » [130] ; « en décidant aujourd’hui de la politique d’immigration, nous dessinons le visage de la France d’après-demain » [131] ; « définir (l’identité nationale), c’est décider ensemble du visage que nous souhaitons donner à la France de demain » [132] ; « ce qui est en jeu dans l’action quotidienne que nous menons, dans les orientations fondamentales que nous prenons, c’est bien le visage qu’aura la France des années à venir » [133]…
Si certaines dimensions de l’identité nationale ont ainsi été reprises ou accentuées, d’autres semblent en revanche avoir disparu du langage du nouveau ministre. La plupart de ces omissions étaient prévisibles… Conscient d’avoir reçu en partage un des ministères les plus « sensibles » du gouvernement, assuré que son avenir politique dépendrait en dernier ressort de la volonté du Chef d’Etat, de l’image renvoyée par les sondages ou de l’action éventuelle des catégories les plus militantes de la population, plus que d’une sanction électorale immédiate, Brice Hortefeux ne pouvait pas se permettre de ranimer les controverses en parlant de « terre », de « sang », de « racines » et d’ « ancêtres ». Il ne s’est pas non plus aventuré à spéculer sur « l’amour de la France » de ses concitoyens, ni à exiger des résidents étrangers qu’ils partagent intimement cette inclination. Il a enfin hésité à relayer le diagnostic de crise identitaire formulé par Nicolas Sarkozy : bien qu’ayant consenti à pointer la « fin de l’évidence du sentiment d’identité nationale » pour répondre à ses contradicteurs et entretenir l’état d’alerte [134], il a préféré traiter de « l’échec du modèle français d’intégration » et emprunter son analyse à la Cour des Comptes, quitte à y introduire quelques modulations destinées à justifier sa politique de l’immigration [135].
Dans l’ensemble, il faut reconnaître que « l’identité nationale » a elle-même fini par passer au second plan. On peut souligner qu’elle n’apparaît pas en tant que telle dans l’organigramme du nouveau ministère [136], ni dans les crédits qui lui ont été alloués [137]… On constate en tout cas qu’après avoir consacré une bonne partie de ses premières interventions publiques à légitimer la composition inusitée de son portefeuille en se façonnant un recueil sélectif des arguments de campagne de Nicolas Sarkozy, Brice Hortefeux s’est vite recentré sur ses objectifs les plus opérationnels, à commencer par la lutte contre l’immigration illégale, promue au rang de « priorité absolue » [138]. De moins en moins interpellé sur son rôle de gardien de l’essence de la nation, le ministre a ajusté ses discours à la défense des mesures de « rétention » ou de « reconduite à la frontière » exécutées sous sa férule ; il s’est d’ailleurs saisi à son tour du thème de la « loi, expression de la volonté générale » pour suggérer que sa fermeté envers les clandestins servirait par ricochet les intérêts des immigrés en situation régulière (sans admettre la possibilité qu’elle puisse engendrer une précarisation et une suspicion généralisée envers tous les étrangers) : « lorsque des immigrés légaux font l’effort de respecter nos lois, faudrait-il n’en tenir aucun compte et ne pas faire la différence avec ceux qui rentrent en France illégalement et qui séjournent sans y être autorisés ? (…) Rien de plus républicain : la France est un Etat de droit et dans un Etat de droit, chacun doit en respecter les règles » [139] ; « dans un Etat de droit comme la France, avoir des papiers et ne pas en avoir, ce n’est pas la même chose » [140]…
Cette évolution du discours officiel a peut-être l’avantage de clarifier les enjeux et de dissiper les faux-semblants. Cela dit, l’activité concrète du ministère n’en a pas moins contribué à donner corps au concept d’identité nationale : à partir du moment où elle a servi à fournir des critères pour trier les candidats à l’immigration ou évaluer le degré d’intégration des étrangers résidant en France, la définition gouvernementale de la nation s’est forcément précisée. Or au-delà des omissions calculées de Brice Hortefeux, d’autres composantes de l’identité nationale se sont évanouies à mesure qu’on passait des déclarations d’intention à leur réalisation…
Publié peu après la mise en place du premier gouvernement Fillon, le décret d’attribution du ministre [141] amorçait déjà un recul. On peut certes souligner avec Jérôme Valluy toute l’importance accordée au nouveau ministère, doté par son intitulé « d’un champ de compétence extensible », puis amené à regrouper « par co-tutelles et coordination interministérielle des missions et administrations jusque-là rattachées à d’autres ministères plus anciens », à commencer par l’Intérieur, les Affaires étrangères ou les Affaires sociales [142]… Mais des quatre missions réunies dans le portefeuille de Brice Hortefeux, la « promotion de l’identité nationale » était sans conteste la moins explicitée. Seul le 6e alinéa de l’article 1 du décret pouvait s’y référer : « avec les ministres intéressés, il participe, auprès des ressortissants étrangers, à la politique d’apprentissage, de maîtrise et de diffusion de la langue française. Il est associé à la politique menée en faveur du rayonnement de la francophonie. Il participe, en liaison avec les ministres intéressés, à la politique de la mémoire et à la promotion de la citoyenneté et des principes et valeurs de la République ». En d’autres termes, l’identité de la nation se résumerait principalement par sa langue, sa mémoire et ses valeurs « républicaines »… Le droit de regard reconnu au gouvernement sur la seconde de ces dimensions n’est pas tout à fait innocent, du moins si l’on songe au précédent de la loi du 23 février 2005 et à l’histoire officielle de la colonisation qu’elle entendait instaurer [143], mais on observe par ailleurs un resserrement du champ exploré pendant la campagne présidentielle.
La lettre de mission rédigée quelques jours plus tard par le Chef d’Etat [144] prétendait apporter quelques précisions, sans pour autant consacrer plus d’un paragraphe à la question identitaire : « Notre pays ne saurait accepter que des étrangers qui ne respectent pas nos valeurs et qui n’ont pas de volonté d’intégration soient autorisés à s’installer en France. (…) Comment la France ferait-elle aimer ses valeurs, sa culture, sa langue, son histoire, son identité, si elle ne se donne pas la peine de les faire connaître ? Toute personne souhaitant vivre dans notre pays devra ainsi s’engager à maîtriser le français et à respecter les principes fondamentaux de la République, en particulier l’égalité entre les hommes et les femmes, le respect des lois matrimoniales françaises, l’obligation d’éducation et de scolarisation des enfants, la laïcité et la liberté de conscience ». On peut relever la disparition de la « mémoire » au profit d’une référence évasive à l’histoire et à la culture françaises. On note surtout un effritement du socle des « valeurs républicaines », puisqu’en voulant spécifier ses priorités, Nicolas Sarkozy a délaissé ses références passées à « l’humanisme des Lumières », à la « fraternité » ou à la « promotion sociale », sur lesquelles il avait pourtant promis qu’il ne « transigerait pas » [145]. Mais l’aspect le plus symptomatique de la lettre de mission tient peut-être à l’absence de toute allusion explicite à l’identité nationale dans la liste des indicateurs destinés à l’évaluation a posteriori de la politique du ministère [146]…
La première loi conçue par le nouveau ministre [147] a contribué à son tour à restreindre les paramètres. On rappellera qu’elle a entre autres soumis les candidats au regroupement familial et les conjoints étrangers de Français à « une évaluation de (leur) degré de connaissance de la langue et des valeurs de la République », avant l’entrée sur le territoire national [148] ; elle a également imposé aux parents concernés par le regroupement familial la signature d’un « contrat d’accueil et d’intégration pour la famille » les engageant à respecter l’obligation scolaire et à suivre une formation spécifique sur leurs « droits et devoirs » [149]. Comme on l’avait pressenti, cette loi ne fait que renforcer à la marge le dispositif mis en place depuis 2002 [150]. Elle ne mentionne pas une seule fois les termes d’« identité » ou de « nation », préférant parler de « préparation à l’intégration dans la société française », mais si le concept d’identité nationale a contribué à inspirer ses rédacteurs, ils se sont concentrés sur le double critère de la « langue française » et des « valeurs de la République »…
Il est difficile à ce stade d’interpréter le sens concret conféré auxdites « valeurs », puisque le dernier décret d’application vient tout juste d’être adopté [151] et qu’on ne peut donc observer les conditions de mise en œuvre des tests ou formations prescrits, qui reposeront à la fois sur l’ANAEM et sur des « organismes délégataires » liés à elle par une convention. Le ministre a du reste annoncé son intention d’engager une réflexion plus approfondie sur le sujet et de saisir à cet effet le Haut Conseil pour l’Intégration dès le début de l’année 2009 [152]… Les nouveaux textes pointent toutefois quelques éléments qui correspondent globalement aux priorités de la lettre de mission de juillet 2007, à commencer par la laïcité, l’égalité hommes / femmes et l’accès obligatoire à l’éducation [153]. Louable au premier abord, la sélection opérée semble ici encore traduire une méfiance toute particulière envers les immigrants de religion musulmane et leur atavisme « communautariste » : la dissonance entre la laïcité opposée aux migrants et les « racines chrétiennes » revendiquées face au reste du monde est particulièrement troublante ; le soutien apporté à la cause des femmes serait quant à lui légitime s’il ne s’orientait exclusivement vers une dénonciation tacite des discriminations ou des violences infligées à leurs compagnes par les « hommes immigrés »… On notera que Brice Hortefeux a finalement suggéré d’ajouter à sa liste de critères la connaissance de l’hymne national [154]. Cette initiative opportuniste [155] pourrait prêter à sourire, si elle ne présentait pas le risque de ramener la promotion de l’identité française à la célébration de la terre et des morts.
Mais qu’elle ait été sincère, incantatoire ou instrumentale, la référence aux « valeurs républicaines » semble finalement avoir été éclipsée, voire absorbée, par le critère linguistique. Dès la présentation de son projet de loi à l’Assemblée nationale, Brice Hortefeux avait déclaré que « le français, langue de la République », restait la « composante essentielle de l’identité nationale » et qu’il était en lui-même « associé, dans notre culture, aux valeurs fondatrices de celle-ci, parmi lesquelles la liberté et l’égalité » [156]. Quelques jours plus tôt, dans le cadre de sa fonction de promoteur de la francophonie, il était allé jusqu’à suggérer que la maîtrise de la langue française présumait à elle seule un ralliement aux principes fondateurs de la nation : « au XVIIIe siècle, siècle des Lumières, la langue française véhiculait déjà des valeurs universelles. (…) La francophonie est, avant tout, un formidable vecteur que nous devons promouvoir au service des valeurs démocratiques que nous défendons » [157]. Sur un plan plus pratique, les tests instaurés par la loi de 2007 accordent effectivement une priorité aux critères linguistiques : « cette évaluation sera réalisée sous la forme d’un test simple de connaissances orales et écrites de la langue française, COMPLETE par quelques questions relatives aux valeurs républicaines » [158]. Cette hiérarchie semble confirmée par la durée respective des formations requises [159].
Cette focalisation sur la langue correspond indubitablement à une logique ancrée dans l’histoire française. De l’ordonnance de Villers-Côtterets au rapport remis à la Convention par l’Abbé Grégoire, la promotion du français a toujours été considérée par les autorités publiques comme le meilleur instrument pour consolider l’identité nationale, lutter contre la concurrence des autres langues à prétention universelle et ravaler au rang du folklore tous les « dialectes », « patois », « idiomes » ou « sabirs » pratiqués au sein de la population. Bien sûr, l’anglais s’est désormais substitué au latin comme source du verbe cosmopolite dominant, susceptible de brider le génie national et le rayonnement de la France dans le monde ; « l’anéantissement des patois » a laissé place à la volonté d’éviter que les migrants ne « restent enfermés dans leur communauté et leur langue d’origine » [160] ; la lutte contre l’illettrisme de la population au sens large n’a quant à elle pas été interprétée comme relevant des missions du ministère confié à Brice Hortefeux… Mais le français est toujours perçu comme le principal vecteur de l’unité, de la cohésion ou de la puissance nationales, au risque de nourrir une « glottophobie » polymorphe [161].
On ne cherchera pas à contester que le fait de partager des mots contribue à nourrir un sentiment d’appartenance commune, ni à nier l’importance que peut revêtir la maîtrise des codes linguistiques les plus subtils dans l’ascension des individus appartenant à des groupes sociaux dominés. Cela dit, en accordant de facto une priorité à la langue française, le ministère chargé de l’Identité nationale semble avoir succombé aux mirages de la neutralité : face à l’adhésion aux valeurs, à l’histoire ou à la culture nationales (qu’elle est censée « véhiculer » par elle-même), la pratique du français représente à première vue le critère le plus positif, le plus irréfutable, donc le plus facile à mesurer… Mais cette objectivité reste trompeuse, parce que les canons de la langue dominante, son caractère évolutif ou sa perméabilité aux apports extérieurs ne font pas l’objet d’un consensus, et que ces divergences de fond correspondent aussi à des désaccords sur les techniques d’apprentissage ou d’évaluation. La marge d’appréciation laissée aux agents administratifs ou contractuels chargés d’appliquer les directives gouvernementales laisse de toute façon place à l’arbitraire ; filtré par une « logique du guichet » complexe [162], le critère linguistique peut servir de prétexte commode pour refouler les étrangers « indésirables », quitte à être assoupli le cas échéant au nom de « l’immigration choisie ».
Quoi qu’il en soit, l’appauvrissement de la « synthèse » promise trouve ici une confirmation flagrante. Artificiellement conforté par l’extension aux familles d’un « contrat » d’accueil et d’intégration non négociable, le « vouloir-vivre ensemble » s’est peu à peu estompé. La conception « ethno-linguistique » que le discours officiel n’assumait au départ qu’à mots couverts s’est insidieusement mais magistralement réimposée. L’identité nationale s’est donc peu à peu vidée de sa substance pour ne laisser place qu’à ses interprétations les plus réactionnaires, tandis que le bilan du ministère chargé de la promouvoir se déclinait en termes d’influence bureaucratique et se mesurait de plus en plus ouvertement à l’aune des « refoulements » ou « éloignements » accomplis [163].
Patrick Weil en a déduit qu’en dépit des assurances initiales, les masques avaient fini par tomber : « Evidemment, au départ, le nouveau ministre a cherché à rassurer certains de ses interlocuteurs en disant : pour moi, l’identité nationale, c’est la citoyenneté. Mais on a vu par la suite quels étaient les projets et les discours qui les accompagnent. (…) Tout cela illustre en réalité le sens de la création de ce ministère, qui est en lui-même un programme encore en devenir » [164]. Cette dernière remarque peut à la fois nous offrir la trame d’un épilogue et nous ouvrir de nouvelles pistes…
Conclusion : « un programme encore en devenir » ?
On a vu que la création en France d’un ministère expressément chargé de l’identité nationale s’expliquait par la conjonction de logiques très diverses : conçue à l’origine comme une simple tactique électorale, puis justifiée par une description alarmiste de la réalité sociale, cette innovation institutionnelle est venue alimenter la recomposition idéologique d’une nouvelle droite désinhibée et rassembleuse. Plus d’un an après, les faits tendent aussi et surtout à corroborer le postulat d’une instrumentalisation du thème de la nation au profit de la limitation des flux migratoires.
Cela dit, le gouvernement semble pour l’instant incapable donner de l’identité nationale une définition cohérente ou, tout du moins, une définition conforme aux « valeurs de la République ». La synthèse échafaudée par Nicolas Sarkozy au long de sa campagne s’apparente littéralement à une chimère. En dépit de ses attributions extensives, le jeune ministère demeure quant à lui trop arc-bouté sur sa fonction quotidienne de garde-barrière pour s’attarder sur le terrain conceptuel ou énoncer des standards identitaires opposables à tous les citoyens « sans distinction d’origine, de race ou de religion ».
Plusieurs éléments laissent pourtant présager une poursuite du travail de définition amorcé. De fait, l’inscription de l’identité nationale dans des institutions, des structures et des normes constitue un précédent sur lequel il sera difficile de revenir. Comme l’ont remarqué Laurent Bazin, Robert Gibb et Monique Sélim [165], cette problématique a déjà été involontairement alimentée par les controverses qu’elle a suscitées, donc tout laisse à penser qu’elle va se pérenniser et creuser « un trou béant que l’administration chargée de la promouvoir s’efforcera selon toute vraisemblance de combler ». On ajoutera que si l’organe suffit à créer la fonction, les remaniements ministériels et les alternances politiques à venir ne permettront pas nécessairement de sortir de ce « piège idéologique »…
Le département inauguré par Brice Hortefeux changera tôt ou tard de tête, voire d’intitulé [166]. Mais la problématique de l’identité nationale a essaimé dans l’ensemble du gouvernement et sa promotion relève toujours, en dernier ressort, du Chef d’Etat. Elle tend d’ailleurs à se renouveler en se projetant à l’échelle européenne. Présentée tour à tour comme une cause et comme une victime de la « crise morale », comme une menace pour la souveraineté nationale et comme le premier de tous les « cercles d’appartenance », l’Europe est vite devenue une caisse de résonance des priorités sarkozyennes. L’influence joue naturellement dans les deux sens… La politique d’immigration française s’est beaucoup inspirée des orientations définies depuis dix ans par les institutions de l’Union et leurs experts, ainsi que de l’exemple direct des pays voisins ; la France a réciproquement réussi à instiller ses préoccupations identitaires dans un secteur qui relève à Bruxelles du label « justice, liberté et sécurité ». L’adoption d’un « Pacte sur l’immigration et l’asile » faisait ainsi partie des objectifs majeurs de la présidence française de l’UE : approuvé par le Conseil européen des 15 et 16 octobre 2008, ce Pacte invite désormais ses signataires à mener des politiques qui « mettront l’accent sur le respect des identités des Etats membres et de l’Union européenne ». La troisième Conférence européenne sur l’intégration, organisée à Vichy (!) les 3 et 4 novembre 2008, s’est quant à elle conclue par l’approbation unanime d’une déclaration par laquelle les participants s’engageaient entre autres à mettre l’accent sur la maîtrise, par leurs immigrants, de « la langue de leur pays d’accueil », des « valeurs de l’Union européenne » et des « valeurs propres à chaque Etat membre ». Le projet français a été un peu édulcoré au gré des négociations multilatérales, sa réalisation empruntera les voies de la « méthode ouverte de coordination » plus que celles d’une harmonisation centralisée, mais on peut s’attendre à ce que l’ « échange de bonnes pratiques » renforce un processus d’émulation qui existait déjà de façon spontanée.
Il faut d’autre part reconnaître qu’en France-même, aucune alternative crédible ne s’est présentée à ce jour. Comme on l’a vu, les « présidentiables » de 2007 n’ont pas su éviter d’entrer dans le jeu initié par Nicolas Sarkozy, en soutenant en quelque sorte qu’il posait les « bonnes questions » pour y apporter les « mauvaises réponses ». Sur ce point, on prendra des distances vis-à-vis de Gérard Noiriel, qui persiste à voir dans la campagne de Ségolène Royal le « prolongement de la tradition de la gauche depuis l’affaire Dreyfus », ou la défense d’un « patriotisme » hérité de Jaurès, contre un « nationalisme » barrésien [167] : en dépit des nuances introduites par la candidate socialiste, les différences de fond sont plus ténues qu’il n’y paraît [168] et la distinction nationalisme / patriotisme a en tout état de cause été incorporée dans le discours officiel de l’UMP [169], voire dans celui de l’extrême-droite [170]… Après sa défaite électorale, le Parti socialiste s’est certes efforcé de mener une réflexion plus approfondie sur le thème de la nation, en lui consacrant par exemple la première session de ses « Forums de la Rénovation » [171]. Il a eu le mérite indéniable de récuser toute idée de « synthèse » [172], sauf qu’à trop vouloir opposer une définition « de gauche » à celle du gouvernement, il a contribué à alimenter la surenchère : « La Nation (…) est fille de la Révolution, tout comme la gauche. (…) Il faut donc dire que c’est la gauche qui a promu la Nation. (…) Nous ne devons pas laisser à Nicolas Sarkozy le monopole de la France et l’idée même de Nation » [173]. On ne pouvait assurément pas s’attendre à ce que le Parti socialiste disqualifie la nation comme « concept bourgeois », mais il aurait pu choisir avec plus de discernement ses propres références… Or en croyant innover, il a continué de camper sur une position assez proche de celle de ses adversaires : « pour la gauche, la Nation se confond avec la citoyenneté ; (…) (notre option) est celle d’une dynamique nationale qui emprunte à la fois à l’Histoire, valorise le présent et dessine un avenir commun ; (…) pour nous, la Nation est à la fois une mémoire et un projet communément partagé ; (…) dès lors, la nation pour la gauche, c’est la République » [174] ; « nous devons poser comme principe républicain pour tout résidant dans la Nation qu’il accepte les lois de la République, et donc les droits et les devoirs qui en découlent » [175]. On relèvera surtout que faute d’avoir saisi toutes les nuances du discours de la droite contemporaine [176], le Parti socialiste a essentiellement appuyé sa réflexion sur l’œuvre… d’Ernest Renan [177]. Dans ces conditions, on ne peut s’étonner du conformisme de sa dernière « Déclaration de principes » [178] ou des différentes motions présentées à la veille de son Congrès de novembre 2008 [179]. L’indigence des propositions formulées par le principal parti d’opposition n’en reste pas moins troublante : faut-il y voir une maladresse, un manque de clairvoyance, ou le signe d’une convergence idéologique implicite ?
Au bout du compte, l’escalade à laquelle nous assistons, à l’échelle européenne comme à l’échelle interne, risque d’ancrer durablement l’identité nationale parmi les catégories de pensée et d’intervention publiques légitimes. Soyons clairs : on ne suggère pas ici de faire de la nation un « tabou » (comme on l’a souligné, elle n’en a jamais été un, ni comme objet de recherche scientifique, ni comme argument dans la concurrence pour la conquête du pouvoir politique) ; contrairement à ce que semblent croire quelques auteurs prompts à replacer le débat sur le terrain des affects, il ne s’agit pas non plus de la « dévaloriser » ou d’en « avoir honte » [180]… On peut néanmoins affirmer qu’aujourd’hui comme hier, et sans doute aujourd’hui plus qu’hier, l’inscription de l’identité nationale au cœur d’un programme de gouvernement constitue une dérive dangereuse.
Puisqu’il n’y a pas d’identification sans différenciation, les autorités étatiques ne peuvent revendiquer avec succès le droit de « dire » l’identité nationale sans succomber d’une manière ou d’une autre aux sirènes de la xénophobie. Comme on l’a constaté, le gouvernement actuel se heurte à de sérieuses difficultés quand il essaye de définir la France par des valeurs humanistes ou républicaines dont elle n’a jamais eu le monopole absolu, qui ne reflètent que partiellement un héritage historique présumé indivisible et qui risquent d’entrer en contradiction, entre autres, avec la politique d’immigration mise en œuvre ; la résurgence d’une conception ethno-linguistique de la nation s’avère dès lors inéluctable. Or quelle que soit la majorité au pouvoir, tant que les autorités publiques prétendront nous révéler « qui nous sommes » et se prononcer en notre nom pour imposer à ceux qu’elle considère comme « autres » un modèle de comportement, ou pour les frapper d’ostracisme, cette voie restera sans issue. Les migrants, mais aussi les Français « issus de l’immigration » ou étiquetés comme appartenant à des « minorités visibles », sont les premiers à en subir les conséquences. Cela dit, dans un monde globalisé, « l’étranger » n’a plus besoin de songer à migrer pour être considéré comme une menace potentielle. A la limite, si la problématique identitaire poursuivait son chemin, les notions d’appartenance commune et d’étrangeté pourraient encore se modifier ; tout attribut serait susceptible d’être converti en « stigmate » ; tous les déviants, tous les marginaux, tous les « outsiders », tous ceux dont l’allégeance à la nation est jugée fragile, pourraient faire l’objet de mesures visant à les assimiler ou à les exclure…
Il faut donc échapper au plus vite à cet engrenage. Les partis « de gauche » seraient bien avisés d’en prendre conscience, en France comme dans les autres pays européens, et on ne soulignera jamais assez la monstruosité qu’a pu constituer la création, dans une démocratie libérale, d’un ministère de l’Identité nationale.
Laurence JOURDAIN
Maître de Conférences en Science politique à l’Université d’Amiens
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