Réseau scientifique de recherche et de publication

[TERRA- Quotidien]
Accueil > Revue Asylon(s) > Que veut dire traduire ? > Dossier > À propos de l’ouvrage « Les Trois (...)

REVUE Asylon(s)

7| Que veut dire traduire ?
retour au sommaire
< 2/7 >
À propos de l’ouvrage « Les Trois Écritures ». Langue, nombre, code

Clarisse Herrenschmidt
Clarisse Herrenschmidt est une archéologue, historienne de l’antiquité, philologue et linguiste française. Elle est chercheur au Centre national de la recherche scientifique et est rattachée au Laboratoire d’Anthropologie Sociale du Collège de France.

citation

Clarisse Herrenschmidt, "À propos de l’ouvrage « Les Trois Écritures ». Langue, nombre, code ", juin 2009, REVUE Asylon(s), N°7, 2009-2010

ISBN : 979-10-95908-11-1 9791095908111, Que veut dire traduire ?, url de référence: http://www.reseau-terra.eu/article890.html

résumé

À lire le titre, l’on s’interroge sur le nombre : « Pourquoi diable “trois” écritures » ? Car elles sont beaucoup plus nombreuses, avec l’écriture cyrillique, la chinoise, l’indienne, la coréenne, la japonaise, la latine, l’arabe, l’hébraïque, l’éthiopienne, la mongole, la khmère et caetera, que chacune comprend des variantes à tel point que non seulement les écritures se comptent au-delà de trois mais qu’elles ne se laissent pas aisément dénombrer ? Tout cela est vrai, car « écriture » a couramment le sens de « mode d’écrire une langue ». Voici la « première écriture » quand on en compte seulement « trois » : celle des langues.

À lire le titre, l’on s’interroge sur le nombre : « Pourquoi diable “trois” écritures » ? Car elles sont beaucoup plus nombreuses, avec l’écriture cyrillique, la chinoise, l’indienne, la coréenne, la japonaise, la latine, l’arabe, l’hébraïque, l’éthiopienne, la mongole, la khmère et caetera, que chacune comprend des variantes à tel point que non seulement les écritures se comptent au-delà de trois mais qu’elles ne se laissent pas aisément dénombrer ? Tout cela est vrai, car « écriture » a couramment le sens de « mode d’écrire une langue ». Voici la « première écriture » quand on en compte seulement « trois » : celle des langues.

Nos langues, écrites en régime d’alphabet avec lettres pour consonnes et lettres pour voyelles, comprennent (comme toutes les langues) des noms de nombres ; ceux-ci s’écrivent de plusieurs façons, par exemple « quatre » s’écrit quatre ou : IIII, IV, 4. Le lecteur conviendra que les éléments q, u, a, t, r, e de quatre ne sont identiques ni aux éléments I et V de IV ou de IIII, ni à l’élément 4, et que cette dernière graphie note avec un seul élément ce que quatre écrit avec six éléments, IV avec deux et IIII avec quatre éléments. Il n’est pas étrange de dire que quatre écrit le nom du nombre en langue française tandis que IV et 4 écrivent le nombre comme entité arithmétique, et qu’importe la langue dans laquelle il soit nommé. De fait, la graphie romaine IV signifie « 5 moins 1 » tandis que l’indo arabe 4 montre que ce nombre est un nombre entier qui contient 4 unités dans la classe des unités et aucune dans celles des dizaines, des centaines, des milliers, etc. Reste que ces deux façons d’écrire le même nombre donnent à voir, différemment, que celui-ci ne se réduit pas à son expression linguistique, qu’il a des propriétés et que les chiffres qui le représentent ont à voir avec ces propriétés. Comme il se doit, « nombre » entité arithmétique se distingue de « chiffre », entité graphique : ainsi, en graphie indo arabe, les nombres entiers positifs, dont la production est infinie, peuvent-ils s’écrire avec seulement dix chiffres, de 0 à 9.

Admettons que l’on puisse parler d’une écriture des langues, à la condition d’y rassembler des modes fort variés, mais solidaires dans le principe, d’écrire une langue (ou plus), et d’une écriture des nombres dont les signes principaux s’appellent chiffres et qui a pour raison première de noter les nombres comme entités arithmétiques et non pas comme entités linguistiques.

La troisième écriture, celle du code, concerne l’informatique et dépasse les précédentes en les conservant. L’utilisateur d’un traitement de texte sur un ordinateur tape sur son clavier des lettres, des chiffres, des signes de ponctuation et quelques autres caractères. Ceux-ci sont automatiquement transformés par la machine en nombres binaires selon l’un des codes en vigueur — le plus commun étant ASCII — immédiatement matérialisés en bits, signaux électriques consistant en le passage et l’absence de passage du courant, que nous représentons par 1 et 0. L’ordinateur fait de même avec des sons et des images, avec toute marque, signe et symbole préalablement repéré et analysé en sorte de pouvoir correspondre à un nombre. Le code constitue le langage chiffré de traduction dont se sert la machine pour écrire à sa façon tout ce que l’utilisateur y fait pénétrer et qu’elle est préparée à recevoir.

Langues, nombres et codes ne réalisent pas le même univers sémiologique. Les langues sont communes aux humains qui les parlent et les écrivent, créées sans que nul n’en ait décidé, toutes oralement produites avec l’appareil phonatoire humain, universel, plus ou moins bien connues de leurs locuteurs mais travaillées tous les jours, nombreuses et variées mais accessibles à qui veut les apprendre, vivantes, malades ou mortes, car toutes dotées d’une histoire. Chacune est douée de réflexivité, de telle sorte qu’en ne se servant que de ses mots et règles, il est possible de dire dans une langue donnée ce qu’est cette langue et ce qu’est une langue : les langues s’expliquent elles-mêmes. Des noms de nombres existent dans toutes les langues, mais variable est leur nombre, c’est-à-dire qu’est variable le nombre des nombres (il est des cultures où l’on compte « un, deux, trois, quatre, beaucoup »). Le régime d’engendrement des nombres que l’on appelle la base numérale (base 2 ou binaire, 10 ou décimale, 60 ou hexadécimale, par exemple), leur fonction (nombres pour compter des qualités de choses ou d’êtres, nombres à valeur ordinale pour dire un rang dans une succession, à valeur cardinale pour une mesure), leur nature (entiers naturels, entiers relatifs, irrationnels algébriques, etc.) varient selon les cultures et ont également une histoire. Le lecteur le sait bien, il est des sociétés où l’on se préoccupe peu des nombres ; d’autres où l’État, les transferts de biens et la comptabilité ont répandu leur usage, et, dans celles qui écrivent, celui des chiffres. Il en est d’autres comme la nôtre où les chiffres écrivent des nombres mais aussi d’autres choses. Dans les usages mathématiques, ils peuvent désigner des opérations — ainsi 2 en exposant ne signifie pas « multiplié par deux » mais « multiplié par soi-même » — et des formes géométriques par le biais des coordonnées cartésiennes. Dans nos usages sociaux, les chiffres enregistrent les personnes selon leur sexe en leur numéro de Sécurité Sociale, les lieux d’habitation, les actes de naissance et de mort, l’activité cérébrale et l’intelligence, bref, les chiffres et le calcul, écrits, se sont imposés comme mode de connaissance du monde, des choses et des êtres, enfin comme mode de connaissance de la connaissance. Le « langage des nombres », on y reviendra longuement, n’est pas doué de réflexivité : il est impossible de dire ce que sont les nombres et ce qu’est la mathématique qui s’en occupe, en n’usant que des nombres, de leurs noms et des signes qui les représentent, il y faut ajouter des énoncés dans une langue. Mais, sous une forme plus complexe et théorique, la question de la réflexivité de la mathématique a été posée. Hilbert demanda au début du XX e siècle de notre ère à la communauté des mathématiciens de démontrer la consistance des axiomes de l’arithmétique, c’est-à-dire de prouver qu’à l’intérieur d’un système formel donné, en n’usant que de ses signes et symboles, il est impossible d’engendrer l’égalité : 2+2=5. Gödel montra en 1931 par son théorème de l’incomplétude, que pareille démonstration était impossible. Si la question de la réflexivité de la mathématique s’est posée, la réponse fut négative.

Les codes sont des langages techniques, arbitraires, consciemment calculés et écrits par des spécialistes pour le travail des machines dans l’industrie productive, guerrière, financière et sociale. Historiquement, ils dérivent de l’usage généralisé des nombres, et des chiffres qui les représentent, pour enregistrer, mesurer les êtres, les choses et leurs relations, de façon telle que la procédure de connaissance soit critiquable et transformable. Ils signifient en pratique une extension du chiffre ou codage secret, depuis très longtemps en usage dans la vie militaire et diplomatique, tel que tout message chiffré parvînt aux soldats en campagne ou à l’Ambassadeur en poste à l’étranger sans être compris des ennemis qui l’auraient intercepté. Un code informatique n’est pas réflexif, personne n’écrit avec lui indépendamment d’une machine et ses signaux représentent des signes écrits (lettres, caractères, chiffres, etc.) qu’utilisent les humains. Si un code devenait réflexif ce serait une catastrophe pour le travail des machines et la fin du privilège humain en matière de sens — beau sujet de science fiction.

Les vivants parlent des langues depuis au moins cent mille ans — en quoi réside leur plus extraordinaire pouvoir démiurgique. Il y a seulement cinquante-trois siècles certains d’entre eux se sont décidé à les écrire. Le fait d’écrire naquit vers 3300 avant notre ère en Mésopotamie, à peu près au même moment en Égypte et quelques dizaines d’années plus tard à Suse en Iran occidental.

Si l’on s’intéresse aux modes d’écrire des langues dans le continuum antique qui va du Moyen-Orient aux rivages de la Méditerranée proche orientale, du Proche-Orient au monde égéen hellénisé, il convient de faire une place, au moins, aux écritures sumérienne et akkadienne, à celles de l’Iran élamite, à l’alphabet consonantique, à l’alphabet grec et au cunéiforme vieux perse de l’Iran achéménide — entre 3300 et 550 avant notre ère — en regrettant que d’autres écritures comme les hiéroglyphes égyptiens, le linéaire B mycénien ou l’alphabet latin ne soient pas prises en compte.

Égyptien hiéroglyphique et écritures mésopotamiennes comprennent des caractères pour un mot, résultat de la division des énoncés, des caractères pour une syllabe, division des mots ou graphie des mots monosyllabiques sans relation avec leur sens, d’autres pour une voyelle isolée, du moins en Mésopotamie, ou pour une consonne seule, c’est le cas de l’Égypte. Les alphabets consonantiques, nés sur les marges de l’Égypte au XVIII e siècle avant notre ère pour écrire des langues sémitiques, n’ont point de signes globaux pour un mot et privilégient la graphie de la consonne avec une lettre qui note en vérité une syllabe virtuelle. Ces alphabets eurent un succès immense, inspirant de nombreuses écritures : celles de l’Iran mazdéen, dont le vieux perse de l’Iran du premier millénaire avant notre ère, de l’Inde, de l’Asie centrale, de l’Arabie et de l’Éthiopie — sans oublier l’alphabet grec.

Celui-ci, qui apparaît dans la documentation archéologique vers 750 avant notre ère, a démantelé la syllabe, écrit consonnes et voyelles et les place de ce fait sur un même plan, se présente enfin comme la plus récente étape du processus millénaire d’analyse des langues par division des éléments, opérée dans cette région du monde.

Cette succession est une filiation, c’est-à-dire un engagement transmis de connaissances ¬— filiation bien connue qui mène de l’Euphrate et du Nil en Phénicie, du fond de la Méditerranée orientale aux rivages égéens — qui constitue l’histoire de l’écriture des langues, du logogramme dessiné à la lettre vocalique consonantique, tant qu’a duré et progressé l’analyse des éléments de la langue pour parvenir à la plus petite unité, dans cette région du monde et à ces époques.

Toutes ces écritures notent des nombres. L’Égypte ancienne et la Mésopotamie eurent même d’admirables mathématiciens qui développèrent savoir des nombres et calcul. Mais l’écriture des nombres a reçu dans l’espace temps de ce livre un traitement particulier : la monnaie frappée de métal précieux, inventée en Ionie, sur le territoire de la Turquie méditerranéenne moderne, au VII e siècle avant notre ère, signifia le support signifiant, le vecteur social d’une invention graphique spécifique, l’écriture des nombres et de leurs rapports sans considération pour leur expression linguistique. En Europe antique, médiévale, moderne, en Europe et en Amérique du Nord à la période contemporaine jusqu’en 1971, la monnaie servit d’outil cognitif. Artefact économique et politique, la monnaie frappée, pesée, mesurée et écrite, rend équivalentes des choses et des personnes qui ne le sont pas, dans les mécanismes de l’échange marchand et de l’amende légale. Elle généralisa l’usage des nombres et des chiffres qui les notent pour estimer et calculer les choses, les êtres, les situations et surtout leurs relations. Elle répandit cette connaissance parmi la société, hors du milieu savant.

La nouveauté de ce livre consiste en le concept d’une « écriture monétaire arithmétique ». Celle-ci est caractérisée par l’association entre les nombres, leur expression graphique en dehors de leur expression linguistique, le métal précieux des pièces qui matérialise des nombres (ou la convertibilité des billets en métal précieux) dans l’usage social des monnaies.

L’histoire de l’écriture monétaire arithmétique concerne donc la création de la monnaie frappée et ses circonstances, la mise au jour du récit raconté à son propos par Hérodote et une tentative de déchiffrement des figures géométriques imprimées sur le revers des monnaies grecques anciennes, première écriture arithmétique indépendante de la langue et de ses signes : les figures arithmo géométriques tentèrent de capter des nombres et leurs rapports sur le vecteur monétaire, sorte d’outil de mesure, qui permet d’établir des rapports entre des choses qui ne sont pas a priori commensurables, une maison et des chaussures si l’on en croit Aristote. Cette extraordinaire élan de l’arithmo géométrie sur les monnaies grecques d’argent cala devant la crise des irrationnels, dès lors que l’on fut conscient qu’existait une grandeur incommensurable (l’exemple classique c’est :√2 ). L’histoire de l’écriture monétaire arithmétique se prolonge dans l’observation des relations entre monnaies et chiffres en Europe médiévale, du succès de l’écriture des nombres en Europe moderne, enfin de l’élimination de l’or de tout fondement monétaire.

L’écriture informatique et réticulaire fondée sur le code — le code informatique — concerne l’Europe et surtout les États-Unis qui développèrent les outils essentiels au déploiement de l’informatique et à la commutation de paquets, base des réseaux. L’écriture informatique est abordée en suivant les actions d’un utilisateur de traitement de texte.

Cet enchaînement de régimes de signes enrégimente les régions du monde suivantes : la Mésopotamie et l’Iran, la Méditerranée orientale et le monde grec, l’Europe et les États-Unis. Au demeurant, il manque à cette étude pour qu’elle fût complète, l’Égypte et la Rome antiques, l’Inde et sa mathématique responsable des dix chiffres indo arabes, enfin la description, à la vérité difficilement possible, de toutes les formes de l’écriture des réseaux en usage sur toute la planète.

Le lecteur ne lira rien non plus sur la Chine et ses expansions graphiques en Corée et au Japon, car un autre déploiement sémiologique typifie l’Extrême-Orient, rien sur les glyphes mayas. Le continuum Moyen Orient – Occident, de l’Antiquité jusqu’à nous, n’épuise point l’admirable végétation planétaire de signes écrits à quoi s’est employée depuis cinq millénaires l’intelligence créatrice humaine, jardinière insatiable.

Cet ouvrage traite d’une histoire de cinquante trois siècles, longue époque qui figure le flux temporel de deux écheveaux sémiologiques achevés. Le premier écheveau, celui de l’histoire inventive de l’écriture des langues — tant que l’on a cherché à diviser le son en des unités plus petites — a débuté vers 3300 et s’est achevé au plus tard vers 750 avant notre ère avec l’alphabet grec complet, mais l’on pourrait considérer que c’est l’alphabet latin qui réalise le mieux, dans l’Antiquité, les principes alphabétiques. Il n’en reste pas moins que depuis 750 avant notre ère, les Hommes de cette région du monde n’ont pas mis au point une nouvelle écriture des langues sur la base de segments plus petits que le phonème. Le second écheveau, l’histoire inventive de l’écriture monétaire arithmétique, a commencé avec la monnaie frappée ionienne vers 620 avant notre ère et s’est terminé avec la séparation du dollar états-unien d’avec l’or, le 15 août 1971 sous Richard Nixon, entraînant la séparation des monnaies européennes alignées sur le dollar : il a duré tant que la monnaie s’est signalée comme outil cognitif de l’ordre de la mathématique. Le troisième vient de commencer, une première fois entre 1936 et 1948 avec les débuts de l’écriture informatique, une seconde en 1969 avec l’écriture réticulaire.

Le démarrage des trois écritures se situe dans des lieux différents : Suse en Iran et Uruk en Iraq (pour l’écriture au sens général), l’Ionie et la Grèce (pour l’écriture monétaire arithmétique), la machine de papier d’Alan Turing et le début des réseaux (pour l’écriture informatique et réticulaire).

Histoire longue des écheveaux sémiologiques, histoire brève des moments d’invention et des naissances : le temps des créations et expérimentations techniques — les écritures sont des techniques — procède par bonds et étirements. L’étude de ce qu’ont engendré les écritures comme discours, actions et mythes, avec et sur les signes, reproduit cette élasticité temporelle. Ainsi, dans l’année 403 avant notre ère, à Athènes, les démocrates revenus au pouvoir jugèrent bon de corriger leur alphabet. Ainsi, les années 1790-1795 en France virent l’introduction du système métrique qui changea les langues vernaculaires, l’idée et les usages sociaux du nombre.

La forme de l’étirement temporel de l’histoire des signes dans une culture donnée a un sens spécifique. L’Élam, la vieille civilisation graphique de l’Iran d’avant les peuples aux langues indo-européennes, très liée à la Mésopotamie, forma sa propre écriture à la fin du IV e millénaire avant notre ère (le proto élamite, non déchiffré), puis, à la fin du troisième millénaire avant notre ère, usa de la graphie cunéiforme sumérienne en même temps (peut-être) que l’on créait l’écriture appelée « élamite linéaire » (également non déchiffrée) ; enfin les Élamites empruntèrent les « clous » mésopotamiens au cours du II e millénaire. Les Iraniens anciens de langues indo iraniennes inventèrent un alpha-syllabaire très curieux pour noter la langue appelée « vieux perse », vers 550 avant notre ère avant notre ère — dernier monument cunéiforme ; ils empruntèrent ensuite l’alphabet consonantique araméen pour forger une écriture épouvantable appelée l’écriture pehlevi, en service à jusqu’à l’an mil de notre ère ; puis ils s’emparèrent de l’écriture arabe et en firent l’alphabet arabo persan. Les Iraniens empruntent à l’Ouest.

Une période plus longue d’histoire des signes au fondement d’une culture est celle, millénaire et surprenante, des écritures juives de l’Antiquité à la fondation d’Israël. Israëlites, Judéens et juifs ont fondé leur maison symbolique dans l’alphabet consonantique notant leur(s) langues(s).

L’écheveau sémiologique de l’écriture monétaire arithmétique est décrit à partir des premiers artefacts (globules pré monétaires d’argent), des premières images référant à des nombres sur les pièces (poinçons), puis des figures arithmo géométriques grecques. Si l’on observe par la suite quelques formes sur les pièces médiévales, ce qui retient l’attention revient à l’introduction des chiffres indo arabes, qui transformèrent les usages graphiques, arithmétiques (notation par position), comptables et sociaux. Cette introduction eut un retentissement énorme et engendra la décimalisation des grandeurs et la passion du chiffre. Il y a, dans l’histoire de l’Europe, une étonnante histoire des chiffres qui fait apparaître la relation entre écriture, nombres, mathématiques, monnaies et économie — sans oublier le politique.

Voici soixante dix ans qu’a débuté l’écriture informatique, trente-cinq l’écriture réticulaire. Ce livre introduit à l’idée que ces décades et les transformations sémiologiques dont elles sont riches pèsent de tout leur poids sur notre monde, engendrant pour partie l’étrange trouble que nous vivons.

D’Uruk en Iraq et de Suse en Iran jusqu’aux États-Unis et leur influence mondiale, depuis 3300 avant notre ère jusqu’à l’an 2000, s’étire une aventure sémiologique unique, devenue planétaire. C’est à sa lecture interprétative qu’est convié le lecteur. Ce livre est aussi un récit.

Un récit qui constitue également l’essai d’articuler l’histoire des signes et les structures qu’ils génèrent — les unes propres à l’écriture des langues ou à celle des nombres, les autres aux trois écritures. De fait, si l’argumentation de ce livre s’inscrit dans le cadre de l’histoire, elle est traversée par des questions structurelles, envisagées non pas sous leur aspect formel mais sur le flan du sens, lourd de conséquences et vécu en leur âme par les vivants qui parlent et écrivent.

Tous les humains commencent à parler une langue avant d’apprendre à l’écrire. En partant du principe, connu par l’étude des maladies mentales, que la psychè humaine passe par l’identification des êtres et des choses avec leur nom dans la langue, et que cette identité — que j’appelle le contexte — reste tapie dans l’âme des sujets, il est possible d’observer que les différentes écritures des langues s’y insèrent différemment. Ainsi les expressions du contexte sont-elles à distinguer selon l’écriture de la langue en Mésopotamie sumérienne, en Israël et en Grèce antiques. Les caractères qui notent un mot globalement et n’attestent nulle division du son, constituent un continuum entre les choses de la langue et les choses du monde qu’elle nomme, prolongeant en apparence l’intime relation affective entre une chose et son nom, instaurant une forme symbolique supplémentaire à celle de la langue. Les syllabaires — je pense au syllabaire akkadien de Mésopotamie — font visiblement entrer le corps du sujet dans la clairière des signes : ce corps est oreille, qui reçoit la langue. Les alphabets prolongent cette intrusion, placent le point d’articulation des lettres dans le sujet, mais selon qu’ils sont consonantiques — notant seulement les consonnes ¬— ou complets, notant consonnes et voyelles sur un même plan d’égalité graphique — ils n’agissent pas de la même façon dans le contexte. Le scripteur en alphabet consonantique retire sa voix — les voyelles — de la graphie et ce régime d’écriture par syllabes virtuelles a l’extraordinaire puissance d’inclure le monde dans la langue. L’alphabet grec complet implique que le continuum langue - monde passe par l’appareil phonatoire humain, universel instrument de musique mais machinerie opaque, inconsciente et externe à la langue. L’alphabet complet atteint la désymbolisation graphique.

En bref, écrivant leurs langues dans des systèmes graphiques différents, les êtres humains ne s’inscrivent pas de la même manière dans le monde. L’écriture de la langue forge et informe leur psychè — il en va de même avec celle des nombres et l’informatique.

L’écriture linguistique rend la langue visible d’invisible qu’elle demeure. Nous parlons sans la voir jamais, seulement les mouvements externes du corps qui la produit. Elle fuit, elle nous échappe, et soudain, écrite, la voici piégée dans la matière, car la condition des écritures revient à la physique du support. L’écriture des nombres manifeste les nombres — que nous croyons voir alors que nous ne percevons que des quantités — et leurs rapports, qui, d’invisibles, deviennent visibles.

Que les modes d’écrire les langues soient affaires d’histoire, création, héritage, emprunt et adaptation, ne fait aucun doute, mais l’histoire en ses développements ne signifie pas hasard. Inventant et adoptant des signes linguistiques écrits, les humains font l’analyse de la langue et celle-ci n’existe pas à l’aveuglette, car une structure s’interpose entre le régime de signes et la langue, que j’ai appelée, peut-être de façon plus ou moins satisfaisante, théorie du langage.

D’où vient le dire humain ? Quelles nature et origine assigner à la langue, reçue des plus âgés par les plus jeunes ? Son invisibilité la range du côté des puissances invisibles à l’œuvre dans le monde, ancêtres, esprits, dieux, dieu, héros, prophètes..., car langues, croyances et religions sont pour le moins connexes. Une théorie du langage consiste à dire ce qu’il en est des mots, sans que ce savoir ne soit, justement, théorisé, qui gît dans des pratiques rituelles et d’éducation, qui se donne à connaître dans les mythes — mythe du retour de la vie après un cataclysme, mythe fondateur de foi, mythe de l’émergence de l’Homme.

Il est de multiples théories du langage, si je n’en ai visité que quelques-unes. Dans La Pensée sauvage, Claude Lévi-Strauss évoque un passage du roman anthropologique d’Élénore Smith Bowen qui vécut chez les Tiv du Nigeria dans les années cinquante. « E. Smith Bowen a plaisamment raconté son désarroi quand, dès son arrivée dans une tribu africaine, elle voulut commencer par apprendre la langue : ses informateurs trouvèrent tout naturel, au stade élémentaire de leur enseignement, de rassembler un grand nombre de spécimens botaniques qu’ils nommaient en lui présentant ». [1] Était-ce seulement parce que l’étrangère ne savait rien qu’il fallait lui présenter les plantes pour qu’elle en apprenne le nom ? Ou bien cette pratique de montrer les choses pour enseigner leur nom, en effet courante et que nous avons tous éprouvée en apprenant une langue avec des gens, cache-t-elle une idée implicite et qui n’est pas élémentaire : la chose en quelque façon émet son nom que capte l’être humain ? Peut-être que pour les Tivs les plantes exsudaient leur nom comme un parfum de savoir. Dans d’autres situations, c’est le chamane qui va chercher les noms — et le chamanisme, si varié et si répandu, n’aurait pas connu pareille persistance s’il n’eût consisté, aussi, en une affaire de signes à capturer, par l’ascèse, la drogue, l’expérience du décès et l’échange avec les esprits et les morts. Ailleurs, les héros bavardent avec les dieux, face à face — Achille dans l’Iliade pleurniche auprès de la divine Thétis sa mère. Depuis la fin du II e millénaire avant notre ère, Zarathustra s’entretient avec Ahura Mazdâ, le grand dieu des mazdéens de l’Iran antique, saisit les noms qu’il faut adresser à celui qui a mis le cosmos en marche et nommé les dieux inférieurs. Poète, prophète et dirigeant politique, il met ces noms en texte, instaure un rite de la parole et éduque les Iraniens pour longtemps qui verront dans l’art du dire le signe de l’élection divine.

Au pays d’Iraq comme en Iran d’avant l’écriture, une théorie du langage préexistait à la création de l’écriture des langues, mais par définition nous n’en saurons rien. Il nous reste à investiguer, là où il est possible de le faire, ce que l’écriture de la langue change à cette imagerie des mots et des paroles. Car, si les signes se coulent dans ce qui les engendre, la théorie du langage préalable à l’écriture de la langue, ils transforment leur matrice — ainsi les démocrates athéniens de 403 avant notre ère virent dans leur alphabet complet qui place le signe à l’intérieur du sujet, une virtualité hors la loi, lourde de l’advenir de l’individu dont la parole échapperait aux lois communes de la Cité avec ses dieux : ils en corrigèrent la puissance peu de temps avant de vouer Socrate à la mort.

Faits antiques.

Mais nous n’échappons nullement à la puissance des théories du langage, connues de tous, car pour ne prendre qu’un seul exemple, la renaissance de l’hébreu avec l’État d’Israël figure la plus stupéfiante actualisation d’une théorie du langage vieille de quelques dizaines de siècles et toujours active au travers des langues, textes, signes et mythes.

Vrai, les humains ont parlé et certains parlent encore dans un univers symbolisé que raconte toute théorie du langage — mais ce n’est plus notre cas. L’alphabet complet, et ce malgré nos orthographes qui donnent à voir l’unité de la Nation, la mécanisation graphique, l’enregistrement et la reproduction des voix, le désenchantement du monde occidental, surtout l’écriture généralisée des nombres qui semble dire le réel mieux que les énoncés linguistiques, ont rongé les profondeurs de la parole et la sagace valeur des mots. Nous n’avons plus de théorie reconnue du langage, car nous avons socialement quitté celle du christianisme : Dieu créateur du monde en ses mots ; son fils, le verbe réalisé, mort d’avoir porté la parole ; les disciples de celui-ci, témoins et propagateurs polyglottes de la vraie foi ; théorie qui établissait une hiérarchie du dire — à quoi s’ajoutèrent les transformations apportées par la Renaissance et la modernité. Sans doute cette absence de théorie du langage fonde-t-elle pour une part le succès d’un média comme la télévision qui diffuse à son tour une théorie muette du langage : la langue est émise par les humains tous égaux qui la parlent, mais ceux qui le font au cœur de l’étrange lucarne, montrent un statut supérieur, participant de l’origine de la parole — et l’on voit la contradiction que le média télévisuel oppose à la démocratie.

Quelles structures caractérisent l’écriture monétaire arithmétique ?

La première revient aux rapports entre monnaie frappée et langue naturelle, ou monnaie et langage selon une expression plus courante, entre monnaie frappée, nombres et langue. La question de leurs relations se pose dans toute sa force du fait du rapprochement effectué entre l’artefact de l’invention de l’écriture des langues : la bulle enveloppe, (calebasse en argile crue pleine de calculi, qui sont de petits objets qui matérialisent des quantités), et celui de l’écriture monétaire arithmétique : le globule d’argent puis d’électrum, (petite boule ovale en métal brillant moulée, dont le poids était établi selon un étalon pondéral précis). Un autre rapprochement s’impose entre l’écheveau sémiologique de l’histoire inventive de l’écriture des langues et celui de l’écriture monétaire arithmétique : l’existence d’une torsion dans l’histoire des signes ; torsion qui consiste à écrire la langue en partant du sujet (alphabet consonantique) et torsion dans l’histoire de l’écriture des nombres avec l’arrivée du zéro. S’il est vrai que se ressemblent artefacts et écheveaux sémiologiques, en quoi ce qui est écrit, en quoi les contenus des signes se ressemblent-ils ?

Dans quelle mesure peut-on comparer la monnaie frappée à une langue, sachant que les pièces portent des signes écrits, et quel genre d’unité représenterait la pièce ? La monnaie constituerait un langage de syntaxe, dont les unités, les pièces, seraient de purs acteurs de rapports, des « unités syntaxiques » — un effort d’imagination est ici requis de la part du lecteur. Pareille métaphore ne fait de la monnaie ni une langue ni un langage, mais justifie que les premiers signes de l’écriture monétaire arithmétique, puis les figures arithmo géométriques imprimées sur le revers des pièces grecques, n’écrivissent pas seulement des nombres, mais aussi, mais surtout, les rapports qu’ils entretiennent, en dehors de toute expression linguistique.

Sur le vecteur de la monnaie frappée antique, l’écriture des nombres se détache de la langue. Et l’aventure sémiologique que cela constitue, continua son chemin, entre la monnaie et la graphie des nombres. Il en alla de même avec les lettres de change écrites à la main par les marchands de la fin du Moyen Age, puis avec la comptabilité à partie double. L’emprunt que ces documents montrent des chiffres indo arabes signifia l’abandon progressif des chiffres romains où C « cent » rappelait le latin centum de la langue chrétienne sacrale, tandis que 100 ne rappelle rien du tout mais montre certaine propriété du nombre ainsi écrit — aucune unité dans la classe des unités, aucune dans celle des dizaines, une dans celle des centaines.

Puis advint le mouvement en retour, quand l’expression décimale, écrite avec chiffres indo arabes, inspira la décimalisation révolutionnaire de (presque) toutes les grandeurs et transforma les langues vernaculaires, dans le vocabulaire des mesures, ô combien quotidien. L’expression linguistique des mesures, qui sont autant de nombres, devint une oralisation de l’écriture arithmétique.

Tant et si bien qu’une conclusion s’est imposée à moi. Les signes pour les nombres et leurs rapports, courant parmi les Hommes sur les monnaies, développèrent sur la longue histoire sociale et sémiologique ce que j’appelle le langage non artificiel écrit des nombres, de la figuration et des calculs. Un langage qui mit des siècles à naître, dont la condition de possibilité en tant que langage réside dans la diffusion monétaire, dont l’art des mathématiciens — bien plus ancien que la monnaie frappée ! — constitue le fondement, nécessaire mais non pas suffisant. Ce langage, jamais totalement indépendant des langues, non réflexif, s’est depuis quelques siècles en Occident démontré comme extraordinairement puissant, qui permet les sciences et les techniques. Ne décrivait-il pas déjà mieux le réel que ne le faisait la langue, aux yeux de Platon ? N’a-t-il pas engendré la physique mathématisée ? N’a-t-on pas cru longtemps qu’il disait la vérité ? Ce qui est sûr, c’est que son vecteur monétaire, son introduction via la monnaie dans la vie quotidienne, habituèrent les sujets aux calculs, et que c’est sur son terreau conceptuel que se déploya l’informatique.

L’écriture des nombres instaure certaine « vision du nombre ». Qu’est-ce à dire ? Que si les signes d’écriture des langues disent la théorie du langage de la société qui les utilise, les chiffres, qui rendent les nombres visibles, donnent à intégrer une idée du nombre, non pas une idée savante, théorie élaborée par des mathématiciens, mais une idée vernaculaire. Non pas construite abstraitement, mais évidente, quotidienne et sensible.

Certes, une idée du nombre préexiste à leur écriture que cette dernière transforme en ses développements et histoire. Si j’ai laissé de côté la vision du nombre visible dans les chiffres cunéiformes, je suis partie des figures géométriques sur les monnaies grecques, qui incarnent une vision cardinale du nombre, autrement dit une visibilité de nombre comme cardinalité : il est poids, mesure et rapports entre ces poids et mesures. Les Grecs usaient des lettres alphabétiques comme chiffres alors même qu’ils imprimaient sur les monnaies les figures arithmo géométriques pour les nombres et leurs rapports et créaient l’écriture monétaire arithmétique et la représentation sociale du nombre comme pure cardinalité. Or la graphie par lettres manifeste une vision ordinale du nombre, où la succession et le rang dominent graphiquement au détriment de la mesure, et, du fait de la proximité avec la langue, rendent le nombre écrit visible en tant qu’entité ordinale.

Les chiffres romains, si longtemps en vigueur en Europe, continuèrent cette vision ordinale, que rompit l’emprunt des chiffres indo arabes. Avec eux, le caractère ordinal du nombre passa au second plan, car le zéro, nombre nul qui n’engendre aucun rang — nul pape n’a le rang « zéroième » — en constituait le chiffre éminent. Il y eut bataille autour des chiffres en Europe, qu’emportèrent ceux qui venaient d’Orient.

Les mathématiciens définissent le nombre par ses deux aspects cardinal et ordinal. Reste que le conflit des chiffres et la défaite des chiffres romains, observés sur les lettres de change — premières monnaies graphiques européennes ¬— et sur les pièces métalliques, donnent à voir des réalités historiques qui s’exprimèrent ailleurs, dans des Traités savants comme dans la politique. Le temps comme territoire de la croissance économique chassa l’idée du temps n’appartenant qu’à Dieu. Au XVI e siècle, la vision ordinale du nombre écrit en chiffres romains, qui disait l’unité comme ordinalité, fut délaissée au profit d’une vision plus cardinale, matérialisée par les chiffres indo arabes. L’unité avait cessé d’être l’Un ordinal et d’origine divine pour devenir l’un cardinal et social, membre du groupe.

Le vecteur monétaire de l’écriture des nombres révèle ici toute son importance. La monnaie frappée, poids de métal incarnant un étalon, substantifiant une mesure, est du côté de la cardinalité. La diffusion sociale de l’aspect cardinal du nombre comme supérieur à sa valeur ordinale se fit point avec le support des pièces. Maniant des pièces sur lesquelles figurent des chiffres, écrivant des nombres dans nos vies, nous donnons substance à une vision du nombre qui est action dans le monde.

Nos trois écritures sont marquées, et c’est là le plus passionnant, par deux structures communes, la première qui préside à leur invention, la seconde qui fait passer la pensée de l’homme dans le moule des signes écrits.

André Leroi-Gourhan nous a appris que l’outil prolonge un organe en l’externalisant, le chopper la main, le propulseur le bras. Le lecteur verra ici que les artefacts qui permirent l’invention des trois écritures : la bulle enveloppe à l’origine de l’écriture au sens général, le globule d’argent à l’origine de la monnaie frappée, vecteur de l’écriture monétaire arithmétique, la machine de papier d’Alan Turing planifiant l’ordinateur numérique futur et les premières machines, furent pensés comme l’extériorisation de la représentation d’un organe spécifique. La bulle enveloppe représenta peut-être une bouche en Sumer vers 3300 avant notre ère, le globule sûrement un œil en Grèce archaïque et, en Europe comme aux États-Unis, au XX e siècle de notre ère, l’ordinateur figura un cerveau.

Chacun de ces organes est mû par un fluide. Or les fluides du corps, le sang, le sperme, le lait, entrent dans les pratiques de la vie sociale comme porteurs de sens, ainsi que nous l’a appris Françoise Héritier : l’interdit de mariage entre « frère et sœur de lait » — deux jeunes adultes qui eurent la même nourrice —, par exemple, montre le lait, fluide du corps, comme vecteur de définition des êtres et de leurs relations. Or la salive rend la bouche parlante, humeur indispensable au glissement de la langue, et la parole figure également un fluide, « la parole qui s’écoule » disaient-les Grecs. Mais cette symbolique du langage comme humeur ne typifie pas seulement les civilisations du vieux monde dont sont ici traités les mythes, la Mésopotamie, Israël antique et la Grèce. De fait, les veuves, dans plusieurs cultures aborigènes d’Australie, cessent de parler ; ailleurs, comme dans certaines cultures amazoniennes, belle-mère et gendre ne s’adressent point la parole, comme si l’émission vive et réciproque des fluides linguistiques simulait le mélange interdit des corps. Vrai, le langage est fluide, souffle animé chez les Mapuche du Chili et humeur du corps auprès des Maures de Mauritanie — je ne prétends nullement que ce soit là un universel, si l’on peut faire le tour de la planète avec ce thème anthropologique.

Que la lumière en ait constitué un autre, du moins en Grèce ancienne, émanant de ce qui voit comme de ce qui brille — en conséquence de quoi l’œil humain émet et reçoit le fluide de la vision — n’est une découverte pour personne qui connaît les travaux de Charles Mugler sur l’optique grecque — il enseignait le grec et sa passion pour la mathématique antique en classe de quatrième au Gymnase Jean Sturm à Strasbourg, que saluée soit ici sa mémoire de professeur. Ne disons-nous pas « couler un regard » ?

Enfin, comme on sait, le cerveau humain est électrifié.

L’artefact qui mime l’organe semble lui aussi être animé d’un fluide. Il faut de l’eau, la salive de la parole ?, pour modeler l’argile mésopotamien. Le globule ionien de métal précieux figure un œil qui estime les biens à vue et mesure de leur équivalence. John Von Neumann compara les tubes à vide, éléments électriques des premiers ordinateurs, aux neurones du cerveau : le courant électrique, mobile, lumineux, conditionne l’activité de l’automate en ses signaux.

Nous les Modernes, à qui certains auteurs reprochent d’avoir inventé le Golem informatique en un fol orgueil qui mènera l’espèce à sa perte — comme si la machine était autre chose qu’une machine ! — répétons les gestes conceptuels des Anciens : « On dirait que la chose pour écrire serait une partie du corps qui agit par soi seule car elle est rendue efficace par le fluide sémiotique qui l’anime ». « On dirait » proposition sémiologique sur quoi reposent expérimentation et simulation, qui rendit possible l’invention de nos trois écritures. J’ai un plaisir immense à ce que les vivants de cette région du monde, sous des régimes politiques fort différents, avec des croyances et des techniques très dissemblables, aient, sur cinquante-trois siècles d’histoire, résolu un problème semblable : écrire, en suivant le registre imaginaire.

Cette homogénéité pose la question de son sens : ne dit-elle pas quelque chose d’autre qu’une approche de l’outil ? L’Homo occidentalis est tracassé par l’écriture de la quantité, du nombre, de la valeur, de la cardinalité des choses. Compter – écrire, voilà l’une de ses grandes affaires.

La bulle enveloppe contint des calculi, formes diverses manifestant une quantité ou un nombre-pour-une-chose, qui furent reproduits sur la surface de l’argile : la bulle figurant une bouche avait désormais extériorisé son contenu par des signes qui allaient devenir des chiffres, elle avait parlé - écrit. Le globule visible et voyant ne signifia pas seulement le rachat d’une personne et un substitut au sacrifice auprès de la déesse tueuse de femmes, mais encore une aide à l’estimation de la redevance au sanctuaire d’Artémis, calculée par d’habiles prêtres eunuques. Œil voyant visible, il avait estimé les biens et émis sur sa surface les nombres et leurs rapports, résultat de cette estimation. L’informatique naquit des besoins du chiffre, dans la lutte à mort menée, après les Polonais, par les Britanniques contre l’Enigma nazie, machine à chiffrer les ordres militaires. Quantités à conserver écrites, à comparer avec les biens réels, nombres et proportions à estimer sur un total de biens avant paiement, dans les situations comptables, quantités indispensables à la mainmise de l’État sur les richesses et les êtres, en temps de paix et en temps de guerre, chiffre qui cache en les traduisant, selon la combinatoire arithmétique des possibles, les ordres de la puissance étatique. Guerre et économie furent les mamelles de l’histoire sémiologique, qui enrôlèrent les savants — les inconnus du IV e millénaire avant notre ère, aux côtés de Thalès et de Turing. Il n’y eut d’invention de l’écriture que dans des sociétés étatiques, si tous les États n’en furent ni n’en sont pour autant le berceau.

Pourtant, ce n’est pas là que réside la structure le plus étrange et passionnante engendrée par les signes et qui se laisse apercevoir dans les trois écritures.

Il est de la puissance des langues, des signes d’écriture linguistique et arithmétique, d’inspirer mythes et légendes. La relation entre mythe et langue est une relation d’engendrement réciproque. La langue ne peut se passer du mythe car il la justifie. Mettant en place ce dont il parle, le monde en ses noms et la connaissance qu’en explicitent ces derniers, comme la condition de celui qui le raconte, être humain mortel soumis aux contraires communes, dont celle de la langue venue des ancêtres, esprits, dieux, dieu, aînés et parents, le mythe constitue, souvent, un circuit sémiologique qui se clôt sur lui-même.

C’est ainsi que les mythes jouent sur les mots. Je n’en veux pour exemple qu’une anecdote. Un saxophoniste ténor français pensa que Coleman Hawkins était le grand-père d’Ornette Coleman, tous deux saxophonistes ténor. Il ne s’intéressait ni à leurs dates de naissance respectives, 1904 et 1930, ni à ce que Coleman fut le prénom de l’un et le patronyme de l’autre. Ses maîtres imaginaires en l’art instrumental portaient le même nom, constituaient une filiation où celui qui l’énonçait s’inscrivait mythiquement. Le mythe est savoir, la langue est raison de ce savoir.

Les mythes antiques d’émergence de l’Homme montrent des jeux de mots, mais ils font plus, qui montrent des jeux de signes écrits. Ils en sont devenus des légendes au sens étymologique, des récits qui ne dévoilent leur sens qu’à la condition de leur lecture, des récits qu’il faut lire. À y regarder de près, non seulement les langues qui expriment les mythes d’émergence que nous analysons — l’akkadien du Poème d’Atrahasis, l’hébreu de la Bible et le grec d’Hésiode — inspirèrent les récits, mais aussi les signes d’écriture de ces langues. Les lettrés antiques s’emparèrent de l’écriture des langues pour en faire le moule et la matrice dans quoi couler les mythes d’émergence en leurs motifs — noms propres des protagonistes, images de la créature comme tablette et prototype, différenciation des genres masculin et féminin de la créature humaine, qui manifeste le statut graphique des signes pour consonnes et voyelles les alphabets.

Les Anciens ont pensé l’Homme, l’homme et la femme, selon l’ordre de leurs signes d’écriture, dans des mythes d’émergence qui eurent un succès fou...

L’affaire, qui n’est pas inintéressante jusqu’ici, ne s’arrête pourtant pas là. Car l’émergence de l’humain au moule des signes écrits produit quelque chose qui ne tient pas totalement du mythe : dire ce qu’est l’écriture. Car l’émergence mythique de l’Homme en ses motifs contient un portrait dissimulé de l’écriture, elle qui a engendré certains topos en leur imprimant ses formes et qui vit son existence propre, par la copie, la reproduction, la fiction… L’écriture figure un jumeau ombreux, un double de l’Homme. Deux discours se donnent à comprendre dans une légende d’émergence inspirée par le graphisme des langues naturelles : l’un sur la créature et ses créateurs, à quoi les exégètes et mythologues ne se sont point trompés, et un autre, sur la procédure de création, sur les signes, qui montre la prise de distance réflexive de l’être humain par rapport à ses créateurs, grâce aux signes écrits. La créature humaine, faite au moule des signes écrits, détourne, grâce à eux, le pouvoir divin de créer.

Un mythe d’émergence au moule des signes écrits est réversible.

L’écriture des nombres détient la même puissance que celle des langues — si la démonstration de cette question reste incomplète, car j’ai laissé de côté la mécanique mythique attachée à la monnaie frappée et à l’écriture monétaire arithmétique, trop vaste question à dire vrai. Dans l’exemple choisi, il s’agit de représentation des nombres et de leurs rapports par des courbes, construites sur les données chiffrées que produisent les statistiques : Adolphe Quételet créa son Homme moyen en 1835, être sociologique fictif fait de courbes de Gauss. L’auteur insiste sur la masse de données et sur les calculs qu’il opère, nécessaires à l’émergence de la créature ; la procédure est au centre de sa construction qui ressemble à un mythe d’émergence au moule des signes.

L’écriture informatique n’échappa point à cette règle et représente une des plus stupéfiantes formulations mythiques de la modernité. « Les machines peuvent-elles penser ? » se demande Alan Turing dans « Computing Machinery and Intelligence » (1950). Ce texte, disent les spécialistes, fixe l’horizon des tâches de l’Intelligence Artificielle — branche de l’informatique d’abord dédiée à la démonstration automatique de théorèmes, qui cherche à ce que les machines fassent ce que fait une intelligence humaine. Mais il constitue un récit qui ressemble à une légende d’émergence, celle de la machine qui pense, l’ordinateur qui écrit – calcule, apte à remplacer un homme. Ce récit s’organise autour d’une procédure de jeu, et remplit de façon étonnante le cadre obligé des vieux mythes antiques. Il traite de la différence sexuelle, met en scène les protagonistes au travers de leurs noms, enfin contient une mise en acte des signes — nombres et chiffres que digère, traite, produit la machine et qui la pilotent, puisque les instructions d’un ordinateur sont stockées en lui sous l’étiquette de nombres. Cette émergence de l’automate, en effet, instaure le langage non artificiel écrit des nombres, de la figuration et des calculs comme réflexif. L’ordinateur qui pense, écrit et calcule dans les nombres, se pense dans les nombres. Il pense et écrit sa différence d’avec l’être humain grâce aux nombres, qui constituent son langage.

Turing répondit là mythiquement aux désirs de David Hilbert qui voulut fonder sur elle-même l’arithmétique, à quoi Gödel avait déjà répondu par la négative. Mais l’appétit pour un langage réflexif, autonome, autoréférentiel comme le disent les mathématiciens, était resté qui fonda pour de bon l’Intelligence Artificielle.

Si le mythe, au sens d’un univers sémiologique clos sur lui-même, et en particulier si les mythes d’émergence de l’humain au moule des signes engendrent un discours caché sur leur outil graphique, la science, qui se définit par la procédure (enquêtes, argumentations, algorithmes) et par ses outils (langues, signes, symboles, langages) ne produit pas de mythe au sens strict qui est le mien, mais des récits qui ressemblent à des mythes.

Cette longue histoire de signes n’est pas un fleuve tranquille. Si je ne suis pas compétente pour expliciter le passage du langage non artificiel écrit des nombres aux codes, je pourrais l’être pour comprendre le passage de l’alphabet complet des Grecs à l’invention de la monnaie frappée support d’écriture du langage des nombres. À nous en tenir à notre documentation, les choses se sont passées entre 750 et 500 avant notre ère. Mais revenons un peu en arrière.

Comment comprendre la naissance de l’écriture à Uruk et à Suse, au milieu de l’oralité régnante, à la fin du IV e millénaire ? Il me semble que l’écriture signifie une critique en actes de la parole, parole du messager qui accompagne les biens transférés d’un point à un autre ou du responsable de leur conservation dans un lieu clos. Cette critique de la parole qui se donne à lire dans leur légende de la naissance de l’écriture, Enmerkar et le Seigneur d’Aratta (XXIV e siècle avant notre ère) resta dans l’esprit des Sumériens.

L’écriture monétaire arithmétique se présenterait-elle comme une critique de l’alphabet complet ? Dans ce cas, que lui manque-t-il ? Qu’est-ce qu’il ne remplit pas comme accomplissement graphique, ce régime si puissant d’écriture des langues ? Peut-être pouvons-nous répondre qu’il écrit les nombres avec des lettres pour la langue et que, si cette graphie n’empêche pas le calcul, elle privilégie l’ordinalité, et ne rend point visible et sensible la cardinalité du nombre. Mais ceci n’est qu’une hypothèse.

En bref, la longue histoire des signes connaît des décrochements qui ne signifient pas pour autant des solutions de continuité, mais qui ne se laissent pas appréhender comme des étapes logiques dans une évolution. Car beaucoup de travail reste à faire.

Nous vivons un grand chambardement sémiologique : proposition qui permet de mettre à distance pour la penser une part des troubles où nous sommes pris — tourbillons de discours et monétaires, silence et manques symboliques. Pourtant pas une des lignes de ce livre n’a été pensée et écrite dans l’idée d’expliquer notre présent comme l’aboutissement de l’histoire des signes sur cette région du monde.

Il n’y a pas d’aboutissement, seulement un moment dans le grand flux — mais un moment particulier, celui de l’expansion mondiale d’une nouvelle écriture, avec tout ce qu’elle détruit et bouleverse, ce qu’elle charrie d’histoire et d’expérimentations, ce qu’elle convoque d’un passé millénaire, enfin ce qu’elle crée.

NOTES

[1] Claude Lévi-Strauss. La Pensée sauvage. Paris, Plon (1962), réédition Agora (1985), p. 17.