Les enjeux sociaux et culturels de la traduction.
citation
Rada Iveković,
"Que veut dire traduire ? Les enjeux sociaux et culturels de la traduction.",
juin 2009,
REVUE Asylon(s),
N°7, 2009-2010
ISBN : 979-10-95908-11-1 9791095908111, Que veut dire traduire ?,
url de référence: http://www.reseau-terra.eu/article889.html
résumé
Nous entendons ici la traduction dans un sens élargi, contextuel plutôt que textuel, indiscipliné. Nous ne cacherons pas notre intérêt pour ce qui est appelé, aujourd’hui, « traduction culturelle », surtout dans l’univers de la langue anglaise et de celles qui empruntent à elle plus volontiers que le français ne le fait. La traduction culturelle au sens anglo-saxon est un produit des études postcoloniales, elles-mêmes insérées dans les Cultural Studies. Nous en reconnaissons les possibles limites idéologiques et historiques mais aussi la très importante ouverture d’horizons ainsi que l’interdisciplinarité bienvenue. L’un n’empêche pas l’autre. En français aussi, une conscience postcoloniale dote maintenant la traduction, thématique philosophico littéraire par excellence, d’une actualité théorique, historique et politique nouvelles. Le traduire n’est donc pas une thématique neuve, mais revigorée par des relectures décentrées depuis la mondialisation. Profiter de l’expérience de la traductologie en d’autres langues, et une convergence avec elles, est maintenant non seulement possible, mais devient incontournable.
[Ce texte introductif est traduit en ukrainien par Iryna Sobchenko ici : Що означає « перекладати » ? Соціальне і культурне значення перекладу http://transwriters.org.ua/2014/10/...]
Mots clefs
Notre « traductologie » relève du langage – dans la mesure où elle en relève - dans un sens principalement métaphorique. Nous nous intéressons à la traduction au sens social, philosophique, littéraire. La traduction fait et défait les institutions et la sociabilité. Elle est la médiation en acte. Une politique de la traduction peut contribuer à désamorcer la violence qui, nous le savons, est toujours possible tout en n’étant pas, du moins en principe, fatale. Il n’y a pas de degré zéro de la violence. Mais de même et curieusement, il n’y a pas non plus de degré zéro de la traduction. La langue n’est-elle pas de quelque manière toujours déjà traduction ? Le traducteur et, historiquement plus souvent, la traductrice, se met lui-même/elle-même en traduction. Elle négocie l’accueil de l’autre dans la langue d’arrivée, tout en s’y investissant personnellement. Le « tiers » tant recherché de la traduction – c’est aussi la traductrice ; ainsi que le champ créé par elle dans l’activité de traduction, celui où se traversent les idiomes mobilisés. Cependant, bien qu’inévitable, la traduction ne garantit rien ; elle ne certifie pas de perfection et reste à jamais insuffisante. Tout comme la langue d’ailleurs, dont elle n’est qu’une forme de base.
Dans une série de conférences publiques destinées aussi bien à l’Université qu’à la ville, présentées par des invités maîtres de leurs sujets, nous avons abordé certains de ces thèmes par des approches diverses. Nous approchons la « traduction » sous l’angle politique, culturel, économique ou social, dans ses aspects philosophiques, linguistiques, poétiques ou sociologiques, avec des invités qui se sont intéressés au fait social, littéraire et politique par des biais les plus divers. La crise contemporaine des sciences sociales, de même que la fermeture généralisée pour l’autre, ne découlent-t-ils justement pas du refus de traduire, de l’impossibilité à représenter l’altérité, à laisser (se) représenter les autres ? Les plus difficiles à rendre, celles auxquelles on a le plus de mal à admettre la représentation, ne sont-elles pas les autres modernités que la modernité occidentale dans le modèle linéaire de l’histoire dont l’Occident a hérité et qu’il a transmis au monde ? Car la modernité représente paradoxalement à la fois ce grand bond historique vers l’avant et une coupure douloureuse de la modernité, aussi bien dans l’espace que dans le temps. Cette rupture s’articule justement en « modernité » et « tradition », et nous avons l’habitude de nous attribuer la première en reléguant la seconde aux autres géographiques et historiques : ceux (venus) d’ailleurs ou ceux qui nous ont précédés sont « traditionnels », « pré modernes ». « Tradition », de même que « modernité » deviennent alors des termes normatifs, et le premier est péjoratif. La coupure de la modernité interdit de voir une continuité jusqu’à aujourd’hui pour des termes et concepts venant des autres cultures que l’occidentale/européenne. Tout ceci est compliqué par le fait qu’aussi bien « Occident » et « Europe » qu’ « Orient » etc. son devenus de purs clichés et sont des constructions appartenant à un système de valeur préétabli et non interrogé. Pourtant, pour les cultures qui sont la norme, véhiculées par les principales langues dominantes, il y a bien continuité entre tradition et modernité ; et c’est cette continuité là qui est proposée au monde entier comme la meilleure pratique. Cela montre aussi qu’il n’y a pas de symétrie ni d’égalité entre les langues, et que l’égalité et la justice cognitive est quelque chose de difficile à obtenir qui ne peut se construire qu’en condition d’asymétrie et donc par des politiques de la traduction qui relèveraient de l’affirmative action, (mal) traduite comme « discrimination positive ». Or, ces démarches pratiques, bien que nécessaires, sont elles-mêmes théoriquement problématiques. Ce qui semble important dès lors que nous nous intéressons au traduire, c’est d’en comprendre les mécanismes, et de prévoir et calculer les bonnes politiques de la traduction sous condition d’inégalité des idiomes et des manières de voir le monde.
La traduction n’est nullement une activité neutre ou invisible, au contraire de ce que l’on a pu en penser en d’autres circonstances. C’est sans doute dès l’Ecole de Francfort que l’on ne croit plus à l’imperceptibilité de la traduction en Occident. Cette prise de conscience a sans doute partie liée avec le tournant linguistique en philosophie, avec l’apparition de la psychanalyse qui démonte les fausses certitudes sur la neutralité et l’innocence du langage, et accompagne une histoire sans laquelle elle ne pourrait être. L’histoire coloniale puis postcoloniale a fait éclater au grand jour les tensions politiques du traduire, de même qu’elle a fait apparaître et exposé les différents points de vue, les contextes et perspectives décentrés, contradictoires, pluriels et hors champ. Mais ceci vient par-dessus le marché en quelque sorte, puisque les langues et la traduction portent en elles la pluralité irréductible de l’humain.
Deux des conférences sont tombées au moment de la grève universitaire et de la recherche en France de 2009 et ont été prononcées dans le cadre de l’« Université solidaire » (Ghislaine Glasson Deschaumes, Michel Deguy). Et quel autre et meilleur exemple de l’échec de toute traduction dans le blocage politique en cours alors comme encore aujourd’hui - qui oppose toute la communauté universitaire, l’éducation en général (pour nous limiter seulement à notre sphère ; mais la crise de 2009 va beaucoup plus loin), aux pouvoirs, aux instances de tutelle, aux ministres, aux ministères et à la présidence de la République ? Sans traduction des intérêts et revendications des uns dans les politiques des autres destinées à tous, sans dialogue, il n’y a pas de déblocage possible. On peut voir cette crise comme l’échec de la traduction politique et sociale en France et sans doute plus largement, au moins en Europe.
En faux-vrais traductologues, nous avons tout de même fait ensemble, grâce à nos conférenciers, quelques exercices de traduction qui, a posteriori, semblent partager une commune cohérence.
Quelle passion anime Clarisse Herrenschmidt qui est toute investie, y compris physiquement, dans la traduction entre de nombreuses langues, disciplines, manières de penser, histoires, temporalités ? Travail de multitraduction s’il en est ! Ici, l’auteure « traduit » en plus simple, c’est-à-dire présente à ceux qui ne l’ont pas encore lu, son livre sur les trois écritures. Les trois écritures dont elle parle ne sont pas celles des langues qui, elles, sont beaucoup plus nombreuses. Toutes les écritures des langues renvoient à un même principe et sont l’une des écritures dont elle parle. Les deux autres étant les nombres (les chiffres) pour la plus ancienne, et les codes pour la toute dernière (les langages techniques, et techniquement arbitraires ; l’informatique, qui dépasse, tout en conservant, les deux premières écritures) : « Le code constitue le langage chiffré de traduction dont se sert la machine pour écrire à sa façon tout ce que l’utilisateur y fait pénétrer (…) » (voir ci-après, italiques par R.I.). Parmi les « écritures », les langues seules sont dotées de réflexivité et peuvent s’expliquer elles-mêmes. L’écriture est elle-même une traduction – de l’invisible ou de l’inaudible en visible, et en savoir possible ; et elle transporte une sorte de filiation qui représente l’histoire. Mais parmi les écritures, il y en a une en particulier que Clarisse Herrenschmidt relève comme importante avec un regard inédit : « l’écriture monétaire arithmétique’. Celle-ci est caractérisée par l’association entre les nombres, leur expression graphique en dehors de leur expression linguistique, le métal précieux des pièces qui matérialise des nombres (ou la convertibilité des billets en métal précieux) dans l’usage social des monnaies. » On découvre ici la traduction – une traduction tellement précoce qu’on en reste émerveillée -, au delà du truchement entre des valeurs, entre le monde matériel et le monde idéel qui est si caractéristique du vivant humain. Très finement, C. Herrenschmidt observe que les parlants de différentes langues produisent des contextes différents en parlant, et ils parlent tous avant d’écrire ; les différentes écritures s’insèrent différemment dans l’univers parlant. Les alphabets distincts prolongent différemment chacun ces insertions/intrusions dans l’univers construit par un continuum propre (et un continuum entre les mots et les choses indépendamment de l’aspect graphique) ; ils forment, par-dessus la langue parlée, des noeuds de symbolisation directe qui agissent aussi, paradoxalement, par la – désymbolisation graphique : « écrivant leurs langues dans des systèmes graphiques différents, les êtres humains ne s’inscrivent pas de la même manière dans le monde. L’écriture de la langue forge et informe leur psychè — il en va de même avec celle des nombres et l’informatique » (C. Herrenschmidt, op. cit. ici-même). Plus important encore, les signes graphiques participent d’une traduction de la matérialité du monde créé : « si les signes se coulent dans ce qui les engendre, la théorie du langage préalable à l’écriture de la langue, ils transforment leur matrice — ainsi les démocrates athéniens de 403 avant notre ère virent dans leur alphabet complet qui place le signe à l’intérieur du sujet, une virtualité hors la loi, lourde de l’advenir de l’individu dont la parole échapperait aux lois communes de la Cité avec ses dieux : ils en corrigèrent la puissance peu de temps avant de vouer Socrate à la mort » (op. cit.). Pas étonnant alors que l’on confie aux lettres ou au texte parfois, selon les cultures, l’exploit de traduire la divinité (de traduire entre les humains et les divins), ou bien celui de dire la loi suprême, celle de la cité, de la République etc. ce qui, d’ailleurs, revient au même. Que la parole ou l’écrit soient dotés de puissance poétique, c’est tant mieux en plus d’être la même chose : cela en rajoute à leur efficacité. La traduction poétique est une alchimie à part d’une puissance inouië.
Nous en avons Michel Deguy pour témoin, pour qui, de surcroît, le poétique et le politique se trouvent du même côté : « La traduction fait venir en faisant revenir », dit-il ; « elle fait advenir comme pour la première fois (Dante ou Pétrarque « arrivent » en français). Le devenir de la traduction poétique de Dante, hantise de sa revenance, est un des grands opérateurs de la translatio qu’est la littérature. Le lien musaïque dénomme un rapport « musical » à la langue : rythmique et poétique. C’est la beauté du sens par la beauté de langue. Le poème fait entendre la capacité de la langue à dire le monde (une version italienne, ou française, des choses) : ce dont nous pouvons jouir en jouissant de la langue. Nous ne jouissons de cet autre monde dans le monde qu’en jouissant de notre langue par le poème qui la fait entendre, en passant (repassant) au ralenti, et en registres rares » (voir de M. Deguy, « Traduire », ci-après). M. Deguy nous rappelle que « d’Ovide à Kafka en passant par l’imagination chrétienne, tout est métamorphose ; c’est un des noms de la « traduction », de la mémoire en translatio. » La métamorphose, comme devenir du monde, n’est-elle pas toute traduction, ou traversée par la traduction ? Et la politique et l’esthétique – dont la poétique est une forme – ne sont elles pas en égale mesure préoccupées par la représentation ? A la fois son inévitabilité et son impossibilité, comme ce que nous disons de la traduction tout court ! Edouard Glissant ne parle-t-il pas de poétique de la relation ? Or, la relation est déjà politique. Comme Michel Deguy le montre dans tout son travail entre philosophie et poésie, ainsi que transposant infatigablement de l’une à l’autre, la traduction est relation et fait passer du dedans vers le dehors. Il rappelle que Rimbaud disait « Je réservais la traduction ». « Réservais » ! Dans le passage de la traduction il se recrée une « continuité » à partir d’une discontinuité voulue (celle qui « réserve », justement). Car la traduction ne transmet pas tel-quel, ne reproduit pas le même – elle produit de l’autre à égalité (dans le meilleur cas, à égalité, puisque les échecs sont hélas nombreux). L’œuvre traduite n’est donc point reproduite ni déplacée dans la traduction : elle fait surgir, en inspirant la traductrice-auteure, son équivalant, toute proportion gardée. « Toute proportion gardée », voilà alors la vérité inthéorisable de la traduction, dont l’authenticité consiste justement en son infidélité à l’original. D’où l’expression « traduttore-traditore ». La traductrice prend sur elle le poids de l’écart, ce que Stephen Wright a appelé le cœfficient d’étrangeté. Elle se rend responsable de l’asile de l’œuvre, de la reproduction d’un contexte, dans la langue et la culture d’arrivée (dont elle partage le destin avec les parlants). La transposition de l’œuvre, qui relève du miracle de la trans-substanciation, annonce, signifie, garantit et perpétue aussi la tra-duction, la sé-duction, l’accueil non seulement d’un objet (un texte, des idées) mais aussi celle de l’auteure, de personnes, de populations, d’humanités, d’imaginaires. La traduction rend justice dans le meilleur de cas, quand elle ne fait pas injustice. Mais elle est capable de toute la gamme, et ne présente pas de garantie.
Dans une pilule concentrée de petit texte comme elle sait en jeter sur papier, Mira Kamdar présente le mot « mat » qui veut dire « vote » en hindi : « C’est un terme intéressant, car il signifie également opinion, conviction, doctrine, croyance. Voter, en hindi, c’est donc non seulement exprimer son opinion et ses convictions, mais aussi ses croyances », écrit-elle. Mais dans « mat » en plus, ce qui est surtout intéressant, c’est la racine sanskrite (√ mat) du terme qui renvoie à la fois à matière, à mère, à maya (l’architecte mythique qui mesure, et l’architecture, avant de devenir dans un renversement, surtout dans sa mauvaise traduction occidentale, « illusion »), à tout ce qui est matériel et mesurable…. (« maya » dans ce sens veut dire exactement le contraire que son cliché). A revoir à ce sujet les Immatériaux de Jean-François Lyotard qui (l’exposition en 1985 au Centre Pompidou ainsi que le catalogue livre-en-salade homonyme) ont fait de cette thématique la partie la plus passionnante du parcours. Les élections indiennes de 2009 – à l’heure où j’écris personne ne peut en deviner le résultat exact – traduiront une volonté des quelques 700.000.000 et plus de votants de ce grand pays, quelle qu’elle soit. Pour reprendre Mira Kamdar dans le même texte – « Les Indiens feront sans doute encore une fois la démonstration admirable – et rare dans leur région – d’un changement de gouvernement par le choix du peuple. » Les tensions et luttes politiques se traduiront en vie matérielle, le mot « mat » désignant le vote, en quelque sorte le « lieu de départ », mais véhiculant dans sa mémoire sémiotique et étymologique le matriciel de la vie réelle, corporelle, mentale, spirituelle, qui englobe toutes les dimensions et tous les termes de la traduction, et le rapport traductionnel dans son ensemble : celui du devenir humain au sein du vivant.
L’Asile de la traduction est aussi ce qui intéresse Stephen Wright et Ghislaine Glasson Deschaumes. En donnant asile à une œuvre dans une langue autre que celle de sa composition, on la recrée, on lui invente des doubles et on lui donne de la compagnie, on lui ouvre, ainsi qu’à ses parlants, toute une sociabilité insoupçonnée, des relations, une foule à l’accueil et une terre de bienvenue et de passage. On donne par elle aussi refuge à tous ceux qui la parlent et à tout ce qu’elle véhicule. On la libère de son enracinement ; en quelque sorte, on lui donne la chance inouië de devenir autre chose.
Stephen Wright nous dévoile le passage des frontières par la « traduction », aussi bien la traduction linguistique, que cet art de vivre qu’est la mise en traduction (se mettre en traduction, se mettre à disposition), et qui fait ressortir le cœfficient d’étrangeté nécessaire au truchement en tant qu’il n’est pas simplement une technique de transfert d’un terme à un autre (d’une langue, d’une œuvre…) mais dans la mesure où le passage, la translation, fait elle-même l’oeuvre. Et la fait, bien entendu, dans une légèreté inouië, comme une délivrance et un éloignement de tout destin tracé d’avance. Cependant, comme nous dit Ghislaine Glasson Deschaumes à propos de la politique française et européenne en Méditerranée, dans l’article ci-après qui fait subtilement la part des choses entre la traduction par l’Etat (une « -duction », « direction », « commande », et en fin de compte un arrêt) et la traduction à l’origine des politiques, des institutions, des transformations, des devenirs, des mouvements, du politique) : « la traduction est aujourd’hui, et hormis quelques tout récents développements, en 2008 et au cours du printemps 2009, l’étrange impensé des politiques culturelles, des pratiques interculturelles, des stratégies et programmes de recherches ». Et plus loin : « le dialogue interculturel [,] que l’Union européenne célèbre cette année néglige le lien entre culture et politique et court ainsi le risque de n’être qu’une coque vide. » Le rapport entre culture et politique, qui doit s’installer dans la construction du commun et de l’avenir pour devenir vraiment opératif, doit permettre à l’écrivain de se libérer de la « pesanteur de sa nationalité » (Mahmoud Darwich cité par G. Glasson Deschaumes) en ouvrant sa langue à l’autre et en s’ouvrant vers le plurilinguisme. Le politique n’existe que dans ce passage e direction de l’autre et ne saurait se tapir dans l’identité du même. Il s’agit donc de lutter contre la « détraduction » et le monilonguisme qui équivalent à la dépolitisation. Il « s’agit de « penser réciproquement ». Et, comme elle le dit si bien plus loin, « croire que les langues doivent être protégées de l’altération, fixées et présentées comme des biens immuables, revient à les condamner. »
En se penchant sur les politiques de l’image, Frederic Neyrat s’insurge contre deux régimes : les images-fixes, les images stéréotypiques d’un côté, auxquelles il n’arrive plus rien ; et de l’autre les images-flux, qui se transforment comme si rien ne leur était arrivé. Il montre l’alternative par laquelle l’art présente la possibilité d’une traductibilité des images capable de leur assurer une vie esthétique digne de ce nom. Selon lui, la traduction serait la scène et le temps nécessaires pour qu’il arrive quelque chose aux images au moment de leur traversée des frontières géographiques – passage d’un pays à un autre – mais aussi matérielles – changement de supports.
Etienne Balibar, quant à lui, confronte deux manières de traduction – la guerre et le commerce – par la lecture d’Edward Said, de Jacques Derrida et de Jean-Francois Lyotard. Il explore comment ces deux modalités se présentent et se traversent dans la mondialisation.
Annie Montaut, seule véritable traductrice de la série, se penche sur les divers niveaux d’entendement à l’oeuvre dans l’effort de traduire du hindi le roman d’une auteure contemporaine telle que Geetanjali Shree : il s’agit de traduire entre les langues, entre la “tradition” et la “modernité”, entre le féminin et le masculin etc…
A travers la littérature et la psychanalyse, Anne Berger étudie dans la langue et pour la pensée les effets des traversées les plus diverses de frontières et la façon dont elles brouillent la “différence des sexes”.
Citons Antoine Berman, dont le séminaire du Collège international de philosophie dans les années ’80 vient d’être publié : « En premier lieu, la traduction n’est point recherche d’équivalences, mais mouvement vers la parenté des langues. Elle produit cette parenté sans la supposer. En ce sens, elle est le plus grand bouleversement qu’une langue puisse connaître dans la sphère de l’écrit. En second lieu, l’œuvre est liée à sa langue sur un double mode, contradictoire : celui de l’enracinement et celui du dépassement, de l’écart. Proust dit que les grands textes ont toujours l’air d’avoir été écrits dans une langue étrangère. Par l’enracinement, l’œuvre s’enfouit dans l’épaisseur de la langue natale ; par l’écart, elle s’arrache à elle en produisant une ‘autre langue’, étrangère dès lors à la langue commune. Enracinée, l’œuvre est intraduisible. Subversion de sa langue, elle l’est au plus haut degré. Et ici advient une curieuse dialectique. La traduction, d’abord, ne fait que radicaliser ce mouvement de subversion. Elle a pour ‘fin’ de déporter l’œuvre toujours plus loin de sa langue. Mais plus une œuvre est traduite, plus s’accroît pour elle la possibilité de s’enraciner dans sa langue en apparaissant comme intraduisible. Cela n’apparaît guère au moment de sa ‘naissance’, où ce périple n’a pas encore été effectué. Elle n’apparaît comme œuvre-de-la-langue-natale que lorsqu’elle est (re)traduite. On peut donc dire que la traduction accomplit le rapport de l’œuvre à sa langue. » (p. 53)
Qu’est ce que la ‘parenté des langues’ dont parle Berman ? Ne nous parle-t-on pas de langue maternelle, de langue natale, comme ici ? La langue maternelle n’est pas notre mère à nous (et d’ailleurs, elle n’est pas socialement la langue de la mère mais surtout la langue du pouvoir, donc symboliquement plutôt celle du père…). Elle est la mère des langues, c’est-à-dire qu’elle accueille en elle – et fait naître pour nous – toutes les autres langues. Elle donne asile. C’est parce que nous avons une première langue que nous en apprenons d’autres et que nous pouvons les parler. Sinon, en matière de langue maternelle qui serait notre langue à nous – je dirais que la mienne est sûrement traduction. Pourquoi ? Parce que toute langue suppose déjà la possibilité de la traduction et que d’ailleurs toute langue traduit déjà au moins de l’intérieur vers l’extérieur. Depuis mon for intérieur vers l’autre. Une langue en reçoit d’autres (chacune à sa manière) et fait la médiatrice entre les parlers.
Testons quelques exemples parmi d’autres de traduction sociale ou culturelle :
1. Manas Ray, écrit dans « Growing up refugee » : « The fight was between the CPI(M) and the Congress, but it was translated into a fight between two localities » (in History Workshop Journal Issue 53, 2002, p. 154) : la lutte entre le parti politique CPI(M), « Parti communiste de l’Inde (marxiste) », et celui du Congrès, se traduisait [dans les bidonvilles de Calcutta] en lutte de quartiers. Cette traduction était à la fois un déplacement des raisons du conflit, ainsi que celui de leurs but, puisque une révolte populaire – celle du baraquement – se trouvait réduite à des revendications idéologiques (du CPI(M)) auxquelles répondaient d’autres slogans qui, ceux-ci (du Congrès), renvoyaient aux enjeux du pouvoir. Dans cet exemple, la traduction était « pauvre » et simplificatrice, puisqu’elle réduisait la complexité des revendications en des rixes de secteurs.
2. La guerre d’Espagne, dont l’histoire est enfin déballée aujourd’hui après une longue période d’amn