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Ce qui arrive aux images (aux passages des frontières)

Frédéric Neyrat

citation

Frédéric Neyrat, "Ce qui arrive aux images (aux passages des frontières) ", octobre 2009, REVUE Asylon(s), N°7, 2009-2010

ISBN : 979-10-95908-11-1 9791095908111, Que veut dire traduire ?, url de référence: http://www.reseau-terra.eu/article919.html

résumé

"On nous propose aujourd’hui deux régimes d’images : les images-fixes, les images stéréotypiques d’un côté, auxquelles il n’arrive plus rien ; et de l’autre les images-flux, qui se transforment comme si rien ne leur était arrivé. Contre ces deux régimes, nous voudrions montrer la façon dont l’art présente la possibilité d’une traductibilité des images capable de leur assurer une vie esthétique digne de ce nom. On pourrait considérer l’exercice de traduction des images comme vecteur de transformation vital, transformation créatrice permettant aux images de se porter au-delà d’elles-mêmes, non seulement vers d’autres images, mais pour des sujets désirant qu’il leur arrive quelque chose. En son sens le plus primitif, traduire signifie en effet : « Conduire au-delà, faire passer, traverser ». Ainsi définie, la traduction serait la scène et le temps nécessaires pour qu’il arrive quelque chose aux images au moment de leur traversée. Une traversée des frontières géographiques – passage d’un pays à un autre – mais aussi matérielles – changement de supports. Nous explorerons cette possibilité à partir de certaines oeuvres de Wim Delvoye (On the Origin of species), Wang Du, Olivier Blanckart, et le réalisateur Jia Zhang-ke (The World)".

Arrivée (aéroport théorique I)

Qu’il arrive, pourvu qu’il m’arrive quelque chose. Non pas le malheur, ni forcément un évènement salvateur, mais simplement quelque chose porteur de vie, de changement ; je serai prêt à mourir un peu s’il le faut, si la métamorphose en vaut la chandelle. On dit que Hölderlin, après son enténèbrement, son entrée – ou sa sortie – dans la folie, répétait sans cesse : « il ne m’arrive rien, il ne m’arrive rien… ».

Il est pourtant deux façons pour qu’il n’arrive rien. La première serait d’être protégé de tout en étant coupé de tout, emmuré dans une citadelle ; la seconde est l’effet de la destruction définitive, lorsque la mort règne - de telle sorte qu’il n’arrivera plus rien. En termes classique, l’éternité d’un côté, le devenir-périssable de l’autre. Dans les termes d’une immunologie généralisée, l’indemne [1] d’un côté, et de l’autre le surexposé mené à son terme. Ou encore, la mémoire mélancolique, et « l’oubli de l’oubli », pour reprendre la formule heideggerienne.

Notre civilisation hyper-spectaculaire semble contraindre les images à cette double issue : elle produit d’un côté des images périssables, consommables, flexibles, aussitôt oubliées que perçues, un transformisme acéphale sur fond de destruction permanente. Et de l’autre des images fixes, des clichés si l’on veut, des stéréo-types, images solides qu’il s’agit de pouvoir faire circuler telles quelles à travers le monde, quelles que soient les cultures. Dans ces deux cas, aucun temps ni aucune scène ne sont donnés pour qu’il puisse arriver quelque chose à ces images, elles disparaissent en un rien de temps, en un clin d’œil, ou bien se fixent pour se prolonger dans des pratiques de consommation que l’on voudrait – précisément - stéréo-typiques, consolidées.

On pourrait dès lors considérer l’exercice de traduction des images comme vecteur de transformation vital, transformation créatrice permettant aux images de se porter au-delà d’elles-mêmes, non seulement vers d’autres images, mais pour des sujets désirant qu’il leur arrive quelque chose, des sujets également soumis à ces procédures, aussi illusoires soient-elles, d’immunisations, et ces effets de destruction. En son sens le plus primitif, traduire signifie en effet : « Conduire au-delà, faire passer, traverser ». Ainsi définie, la traduction serait la scène et le temps nécessaires pour qu’il arrive quelque chose aux images au moment de leur traversée. Une traversée des frontières géographiques – passage d’un pays à un autre – mais aussi matérielles – changement de supports.

« La vache qui rit®, le fromage à part » (la France, le Monde, et forcément les U.S.A.)

« On the Origin of species by means of natural selection, or the preservation of favoured races in the struggle for life  ». Tel est le titre complet de l’ouvrage de Darwin ; mais c’est aussi le titre d’une œuvre de l’artiste Wim Delvoye exposée dans un centre d’art contemporain français en 2005 [2]. L’artiste a rassemblé pendant plus de dix ans, et sur plusieurs continents, une collection de couvercles de boites de fromage La vache qui rit, produit français lancé sur le marché en 1921. Le Groupe Bel, auquel appartient ce produit, le qualifie de « marque-personnage », c’est-à-dire, je cite, de « plus qu’une marque de fromage : « La vache qui rit® entretient une relation privilégiée avec le consommateur qui lui reconnaît une personnalité charismatique et attachante ». Elle se « distingue », je cite encore, « par son identité audacieuse : c’est une vache rouge, dotée de la représentation d’un sentiment humain : le rire, parée d’ornements, en général féminins : des boucles d’oreilles ». Le Groupe Bel insiste à plusieurs reprises sur sa singularité : son goût est « unique », et sa « personnalité empreinte de joie de vivre » n’est pas sans faire montre d’une, je cite, « certaine excentricité » [3]. Cette identité remarquable n’a cependant pas empêché son internationalisation : « Pour être mieux comprise dans chaque pays, la vache qui rit® s’appelle aussi The laughing cow® aux Etats-Unis et en Angleterre », Vesela Krava® en République Tchèque, Con bo cuoi® au Vietnam, etc. Ce sont ainsi « plus de 10 millions de portions qui sont englouties chaque jour dans le monde, soit 2500 portions toutes les 20 secondes ! ». Excentrique La vache qui rit, mais cependant, apprend-on, « universellement attachante ».

C’est bien cet attachement à l’universel particulièrement collant que tente de présenter Wim Delvoye dans cette collection. Son œuvre permet de voir comment varie cette « marque-personnage » à travers le temps et l’espace. C’est en effet que l’image évolue : dans sa première forme, la vache présente une forte pilosité, les traits qui la dessinent sont plutôt flous, on sent une odeur de ferme, une odeur de frais crottin émaner virtuellement du couvercle. Dans ses avatars ultérieurs, la vache s’humanise, à la manière sans doute dont les êtres humains ont peu à peu adopté la ligne claire adoptée par les mass-magazines : corps dé-différentiés, sans poils apparents ni graisse – alors que dans le monde réel du Mac-world s’accumule l’obésité… Elle s’humanise en ceci qu’elle suit l’évolution de l’humanité : désincorporation, effacement de sa particularité terrestre au profit d’une forme épurée. Et c’est sur fond de cet effacement producteur d’une ligne claire, d’une forme sans substance que s’arrache sa dite excentricité, qui n’est autre que l’éloignement au second degré de tout rapport à l’animalité : couleur aberrante, rire, boucles d’oreille. Pour un animal à l’époque mondiale, être aliéné, c’est devenir le même que l’homme. On pourrait dire que le produit a été « standardisé » : simplifié, unifié, ceci conditionnant la possibilité de son exportation universelle. Mais ce que le terme de standardisation laisse de côté, c’est le processus d’humanisation au sens que Nietzsche pouvait déjà théoriser au 19ème siècle : « nous humanisons le monde à notre usage » écrivait Nietzsche, « nous le rapprochons de notre sentiment  » [4]. Ce qui veut dire, précisait-il, que « nos valeurs sont des interprétations projetées dans les choses » [5]. Conclusion : il ne s’agit pas simplement de décrier ou d’analyser le devenir-marchandise du monde au sein d’une standardisation ayant la forme nord-américaine pour figure de proue, il s’agit d’analyser le standard mondial comme forme la plus aisée que prennent les choses pour réaliser leur utilité purement humaine. Cette réalisation n’est pas simplement économique, mais figurale, esthétique.

Cette évolution dans le temps de l’espèce « vache qui rit » est pourtant bornée, elle se limite au temps nécessaire à son effacement humaniste, comme une période de désaccumulation primitive. Si nous nous intéressons désormais à sa diffusion dans l’espace international, les couvercles de ce fromage « universellement attachant » nous montrent ceci : le cercle central qui figure La vache qui rit est invariable, seul change, en fonction des modes publicitaires et des pays, ce qui entoure l’animal. On aura ainsi souvent le nom La vache qui rit inchangé, donc non traduit – à la manière dont on ne traduit pas un nom propre – et tout autour d’autres publicités dans la langue du pays concerné. Pour le dire dans le langage des grandes entreprises, telle Microsoft, le petit monde arrondi de La vache qui rit doit subir une « localization  », celle-ci impliquant non seulement « translating  » mais aussi « customizing  » [6].

Ce qui nous ramène au titre de l’œuvre, et à Darwin. Ce dernier, on le sait, fonde une théorie généalogique de l’évolution : l’espèce n’est pas une essence qu’il s’agirait de distinguer d’une autre espèce toute aussi essentiellement définie, et la notion de spécificité doit être rejetée au profit d’un processus de variation infinie que seule la sélection naturelle viendra limiter. Mais dans le cas présenté par Wim Delvoye, l’espèce « vache qui rit » semble largement contrevenir à la théorie darwinienne. D’une part, la variation est seconde, liée à la « localisation » nationale, et non première, elle n’est pas l’effet du hasard des variations génétiques : il s’agira bien plutôt d’éliminer ce hasard pour que rien n’arrive à l’image-fixe autour de laquelle gravitent les variations marginales que recherche le marché. D’autre part, rappelons que la sélection naturelle chez Darwin privilégie les groupes dont la variation aléatoire permet l’adaptation la plus grande avec les ressources offertes par l’éco-système, elle privilégie ainsi, comme le note Jean-Pierre Kupiec, les « variations les plus extrêmes » [7] - seuls les groupes aux variations les plus faibles occuperont les espaces les plus communs, seront mises en compétition, et ne laisseront que peu ou pas de descendance. A l’inverse, la « vache qui rit » subit une sélection artificielle originaire, ayant pour enjeu d’éliminer les extrêmes a priori.

Cette sélection artificielle originaire a pour ultime fondement un véritable déni d’existence, que met en place le Groupe Bel dans sa présentation du produit, dont l’origine s’avère double. Le Groupe Bel a en effet repris un dessin créé pendant la première guerre mondiale par un certain Benjamin Rabier, célèbre illustrateur, qui voulait caricaturer les « Walkyries » allemandes par le biais d’une vache qui ornait les bus de ravitaillement en viande fraîche destinée aux troupes françaises : on surnomma très vite cet animal étrange la « Wachkyrie ». Le rire de la « vache qui rit » a une origine tout à fait inavouable, guerrière, sanglante, nationaliste – quand on le sait, on la trouve soudain moins « attachante », on a du mal à participer en toute allégraisse à son universalisation…

En définitive, l’œuvre de Wim Delvoye nous montre une généalogie d’images ayant pour centre une image fixe profondément humanisée, qu’il s’agit de purger de toute extrémité par conjuration de tout hasard créateur possible. Cette conjuration touche également la sombre origine du produit, qu’il s’agit de forclore afin de faciliter son universalisation. Quant à la traduction, elle se limite à la périphérie des images, et se réduit à l’adaptation mercantile.

« The World » (un Parc à Pékin, forcément le Monde, plus Belleville)

The World, le film de Jia Zhang-ke distribué en 2005, se déroule au centre de Pékin, dans un immense Parc de loisirs reproduisant les monuments les plus prestigieux de la culture mondiale : tour Eiffel, tour de Pise, etc. « The World », c’est ainsi un Parc reproduisant le monde à l’identique, à l’échelle près : pour reproduire le monde dans un parc, il faut bien entendu le réduire. Ce n’est pourtant pas le monde entier qui est ici répété, mais certaines images sélectionnées, en l’occurrence des monuments, c’est-à-dire des images particulièrement fixes, particulièrement fixées par l’histoire, par la mémoire collective. Les images-monuments ont pour fonction de dire qu’il est arrivé quelque chose, elles flèchent le passé et s’adressent déjà à des perceptions potentielles. Mais dans le Parc, ce passé, cette mémoire est simulée, reconstruite hors du contexte spécifique dans lequel elle s’est développée, puis inscrite. Nous retrouvons ici la généalogie des images plus haut analysée : équivalence des couvercles de La vache qui rit et de l’enceinte d’un parc à thème, de ces microcosmes évidés.

Mais alors que La vache qui rit dessine le parcours d’une particularité à la recherche de son universalisation, il s’agit apparemment ici du mouvement contraire : une intégration des particularités du monde entier au cœur de la Chine. Ce qui signifie que ce qu’il y a de plus propre, de plus intime, de plus intérieur à la Chine, ce serait … les monuments qui lui viennent du dehors ! Cela supposerait pourtant de pouvoir encore parler d’un dehors à l’ère mondiale. Or la simulation du dehors comme dedans abolit la spécificité avec l’abolition de la distinction entre l’ici et le là-bas, le soi et l’autre, le propre et l’étranger, le dedans et le dehors. Jia Zhang-Ke semble vouloir nous montrer la Chine comme un pays autant « spectacularisé », globalisé, simulé que les autres pays du monde. Le film a en effet été tourné en vidéo Haute Définition, avec musique électronique, intégration de courtes séquences en Mode Flash que des personnages s’échangent par téléphones portables. La plupart du temps fixes et massifs, avec peu de mouvements, les plans du film nous laissent le temps et l’espace visuel pour voir que l’Empire du Milieu, ce pourrait être réellement le Milieu du monde, the world, the eco-technical world. C’est d’ailleurs le premier film de Jia Zhang-ke que les autorités chinoises acceptent de diffuser dans leur propre pays, et ce n’est pas sans arrière-pensée…

Cette simulation globale est pourtant perturbée à plusieurs reprises selon une technique bien précise : la présentation du vide, mais un vide réel, qui ne serait pas l’effet d’une spectacularisation. Il s’agira par exemple, selon un geste somme toute classique, de montrer en quoi la simulation est de l’ordre d’une illusion. Une scène du film montre en effet un photographe qui cherche le bon angle de vue pour faire croire qu’un touriste soutient de sa main la Tour de Pise, pourtant éloignée de lui d’une bonne dizaine de mètres. Mais Jia Zhang-ke décale légèrement sa caméra du point de vue occupé par le photographe, et fait ainsi apparaître l’espace vide entre la main et le monument reconstruit. Cet espace vide, la globalisation spectaculaire tend à le combler, à le subtiliser dans l’image Haute Définition que Jia Zhang-ke utilise, parce qu’il cherche dans le continuum spectaculaire à lutter contre celui-ci. Cet espace vide est présenté d’une seconde façon dans le film, au moment d’une longue conversation entre Tao, le personnage principal, et une exilée russe venue travailler dans le parc, avant d’être obligée de se prostituer. Cette exilée est l’étrangère intégrée dans le décor du Parc, le prolétariat mondial qui migre dans l’ombre du spectacle. Mais la conversation entre la Chinoise et la Russe a ceci de particulier qu’elle se fait dans leur langue respective, sans que ni l’une ni l’autre ne puisse se comprendre, et sans que la discussion ne soit traduite pour le spectateur, susceptible dès lors de participer – à moins qu’il ne parle russe et chinois – à cette incompréhension. Ce que fait apparaître cette scène, c’est encore un écart, une altérité justement, mais c’est l’absence d’un intermédiaire qui fait apparaître cet écart, c’est l’absence, par exemple, de l’anglais comme supposée langue d’une supposée traduction automatique. On notera enfin l’apparition d’un espace vide particulièrement marquant : le Parc lui-même lorsqu’il est fermé, et pendant les répétitions des spectacles qui vont être joués dans le Parc. Silence et absence des populations qui nous frappent d’autant plus que celles-ci abondent, saturent l’espace urbain. L’absence vient pour le coup en contrepoint d’une parole que prononce l’un des personnages du film : « notre seule force, c’est le nombre ».

Cette identification du parc, comme espace redéfini, territoire reconstruit, avec le vide ne devrait pourtant pas nous surprendre, si l’on prête attention à la logique globale que nous présente Jia Zhang-ke. Ainsi lorsqu’il s’agit pour Qun, l’un des personnages principaux, de quitter la Chine pour rejoindre son mari à Paris, quelqu’un lui dit : pourquoi voyager, pourquoi aller à Paris puisque Paris, tout ce qu’il y a à voir là-bas, est déjà ici, dans le Parc ! Pourquoi aller au dehors, pourquoi traverser si le dehors est déjà dedans ! Réponse de Qun : à Paris, dit-elle, j’irais à, je cite ses paroles, « Belleville, Chinatown, la belle ville ». Ce que veut nous dire Qun, c’est d’abord que Belleville n’est pas dans le Parc. Nous retrouvons ce que nous avons mentionné plus haut : ce ne sont que les monuments qui ont été sélectionnés, et une interprétation marxiste-de-base ajouterait ici : on ne simule pas les quartiers populaires, on ne simule que les Hauts Lieux de la Culture, les lieux « distingués », etc. Et l’on pourra ajouter à ce qui précède la critique optique-marxiste-de-base, en définitive morale : les Bas Lieux, les lieux populaires sont irreprésentables, maintenus dans l’Invisible, impossible à représenter. Or cela ne tient pas, et l’on ne voit pas, c’est le cas de le dire, ce qui empêcherait n’importe quel fabricant d’images, n’importe quel spécialiste de l’architainment de simuler le pittoresque. Une autre interprétation doit dès lors être proposée. Reprenons en effet les noms que donne Qun : Belleville = Chinatown ; mais « Chinatown », cela veut dire « cité chinoise », et nous sommes confrontés ici à un problème logique type théorie des ensembles : ce que nous dit Jia Zhang-ke, c’est qu’aucune partie de la cité chinoise ne peut contenir la cité chinoise, que Chinatown ne peut contenir Chinatown, ou que le Parc ne peut pas se contenir lui-même. Telle est la limite de la mondialisation, cette impuissance logique sur laquelle Baudrillard [8] a déjà pu insister [9]. Cela veut dire aussi qu’aucun pays globalisé ne peut contenir – au sens de conserver, de garder, de force s’il le faut – le soi devenu autre à l’étranger, le soi qui s’est étrangé. On ne peut pas contenir le soi comme un autre qui toujours déborde et traverse, parce qu’il lui arrive toujours quelque chose. Ne serait-ce que le vide, une communication non-verbale dans le défaut de la traduction automatique, ce pas latéral qui fait ressurgir l’altérité que la globalisation économico-esthétique tend à réduire. Surgissement de l’altérité - que Jia Zhang-ke nous dépeint, il est vrai, dans la douleur, le manque, la noirceur de ce film désespéré.

Départ – ou comment faire pour qu’il arrive quelque chose ? (aéroport théorique II)

On voit le problème : n’arrive-t-il quelque chose – l’altérité, la vérité, la communication - que dans le défaut de la simulation, des langues et de la traduction ? N’as-t-on que le vide, l’absence, la douleur et le manque à opposer au plein, à la présence virtuelle, à la joie artificielle et la communication par images fixes ? Réponse immédiatement négative pour l’exemple que vous venons d’étudier : nous ne voyons pas directement un vide, un silence, un écart, nous voyons … The world, un film, qui n’est pas identifiable à ce qu’il cherche à montrer dans ce qu’il montre. Il n’empêche, demeure tout de même un problème : le rapport entre simulation, spectacle, Haute Définition d’une part et vide, silence, écart d’autre part est-il purement disjonctif ? Ce qui peut se dire aussi de cette façon : n’arrive-t-il vraiment quelque chose qu’en dehors des images, hors de la « Matrix », d’Hollywood, des mass-medias ?

Étrange question, très moderne - voire très post-moderne, toujours lestée en définitive d’une très ancienne dépréciation des images – et pourtant décisive. Car l’évolution de la « vache qui rit » ou la simulation monumentale de The world ne définissent pas du tout une logique générale des images, plutôt leur appauvrissement par temps capitalo-technique. Une image, cela n’existe pas, il n’y a que des images, toujours. Mais pas seulement au sens d’un défilé des images, vingt-quatre par seconde comme au cinéma, pas simplement non plus au sens où un tableau est l’articulation interne d’images que le peintre a composé, et que l’œil va décomposer, et recomposer selon des trajectoires non pré-établies. Car les images renvoient toujours à d’autres images qui ne sont pas présentes, ce sont des remakes, des re-créations qui s’abreuvent au royaume des images. « Tout film », soutient Serge Daney, « est un palimpseste » [10]. Parler de palimpseste indique cependant la nécessité pour l’artiste – et pas seulement le cinéaste - d’effectuer un geste d’effacement, un acte de destruction consubstantiel à l’ouvrage de l’art, sous peine de ne rien donner à voir de nouveau, et de simplement reproduire des stéréotypes, des images-slogans auxquelles il ne sera rien arrivé. Le peintre « moderne » n’est pas devant une « surface blanche » dit Deleuze dans son livre consacré à Bacon, mais devant des « clichés » - télévisuels, cinématographiques et psychiques, et la « Figure » à créer doit s’« arracher du figuratif » - de la représentation, de la narration, de l’illustration [11]. Il resterait à savoir si cela n’est vrai que pour le peintre « moderne », ou s’il s’agit là bien plutôt d’un inconvénient plus ancien, aussi originel que l’acte de peindre. Toujours est-il, hypothèse basse, que c’est particulièrement, crucialement vrai aujourd’hui. On pourrait dire que les clichés résistent à leur effacement, comme s’ils s’étaient immunisés contre le travail du négatif. L’image grattée fait retour au point de prendre toute la place, d’occuper tout l’espace. Même si elles n’en savent rien, même si leur hystérie s’est compacifiée dans une sorte de surconscience, les images contemporaines « souffrent de réminiscences » ; le déjà-vu empêche de voir, et c’est bien à ce type d’empêchement que notre civilisation nous expose.

Faut-il accepter cet état de fait ? Ou pratiquer l’iconoclastie sans réserve, par amour de l’absence, du vide, du manque, de l’incompréhensible, de l’intraductible, de la singularité absolue ? Ne risque-t-on pas, dans cette seconde éventualité, d’entretenir un rapport hyper-moral aux images, et de dénoncer la Matrix au profit de la localisation d’un réel lui échappant de façon structurelle, quoiqu’il en soit, quoiqu’il arrive et dans les siècles des siècles  ? [12]

« Doublure des medias » (de passage en France, Amérique Latine, Chine-U.S.A.)

La célèbre photo de 1967 qui montre le corps mort étendu de Che Guevara, nous dit l’artiste Olivier Blanckart, a des relents christiques, elle ressemble à une Descente de Croix, et certains l’ont comparée au « Christ de Mantegna ». On juge les images avec des critères qui n’on rien à voir avec ce qui se passe, mais tout avec « des critères esthétiques occidentaux qui n’ont pas de rapports historiques et informationnels avec le sujet représenté » ; inversement on va comparer le Christ avec un malade du sida… [13] Ce phénomène, Olivier Blanckart le nomme « iconisation réciproque », qui aboutit à la production d’une image « moyenne », un effet de « déjà vu » engendrant la « banalisation de notre perception de la réalité ». Contre cela, l’artiste propose de s’inscrire dans ce que la « société marchande » et le « spectacle » ont de plus « dérisoire » et d’« artificiel », « pour en retourner la force contre ce qui est combattu » : il s’agira de refaire certaines photos célèbres sous la forme de sculptures à partir de l’utilisation de matériaux d’emballage « les plus vils » : scotch, carton, papier kraft. Cette stratégie de « résistance par la faiblesse » aura pour vocation de traverser l’image « moyenne », le cliché aseptisé, afin de faire resurgir une « émotion », la « singularité » fragile de la Figure. L’œuvre intitulée E Che Homo matérialisera ainsi le corps mort de Che Guevara entouré de miliciens, tandis que The Remix Saïgon reprendra la photo archi-vue datant du 1er février 1968 de E. Adams (prix Pulitzer) : un chef de la police sud-vietnamienne exécute sommairement un suspect pendant l’offensive du Têt.

Wang Du semble lui aussi produire ce type de traduction des images photographique ou télévisuelles en sculptures 3D, mais selon une modalité beaucoup moins fragile, beaucoup plus massive, monumentale, à partir de plâtres, de cartons et de papiers. Il s’agira là aussi, nous dit-il, de combattre la « fatale vulgarité » des images médiatiques, en la transformant en « mémoires, en momifications futures, en icônes rituelles » [14]. S’il a décidé de faire ces sculptures à la main, c’est pour installer une durée, pour s’opposer au turn-over ultra-rapide des images, pour avoir le temps de les « digérer » : « pour faire passer l’image d’information de son statut très éphémère à la monumentalité de la sculpture, je dois dépenser beaucoup d’énergie pour réaliser la sculpture avec du plâtre, dans un processus très physique, très lourd. C’est ennuyeux, mais je dois m’y résigner. La réalisation de la sculpture me permet de digérer l’information, pour pouvoir ensuite amener le spectateur à opérer lui aussi cette digestion, en le forçant à en faire le tour » [15]. Contre l’oubli et l’éphémère, Wang Du crée par exemple Marché aux puces  : montées sur podium, les traductions sculpturales en très grand format des photos montrant Arafat en train de bailler, le journaliste français PPDA, une Indonésienne volant un micro-ordinateur lors d’une scène de pillage à Jakarta, etc., dans la « volonté » de « faire ressusciter ces gravités et banalités comme une scène juxtaposée d’histoires positives et négatives de la réalité irréversible », de faire « ré-émerger de la réalité » nous dit l’artiste.

Mais les médias font eux-mêmes partie de la « réalité », il ne s’agit pas d’en sortir, mais de nous la faire voir comme ce qui nous fait voir. Ainsi l’œuvre intitulée Réalité jetable  : de lourdes sculptures suspendues en l’air montrent des motos, un père américain apprenant à son fils à tirer, une femme quasi-nue devant un micro. Le paradoxe visuel étonnant de cette scène, c’est que les photos traduites en sculptures sont alourdies, mais leur caractère d’images est maintenu par leur suspension dans l’espace, elles sont lourdes comme le réel et légères comme des images ! On voit ainsi ce qui nous faisait voir grâce à la traduction qui maintient, conserve, et dépasse – autant dire relève… – le support initial. Cette exposition de l’exposant photographique est particulièrement mise en lumière par une procédure remarquable, qui consiste à conserver dans la sculpture non seulement les distorsions visuelles, l’effet de perspective liée à la focale photographique, mais aussi le cadrage choisi. La sculpture est ainsi coupée net, à l’endroit même où s’opérait, dans la photo, la coupure instaurée par le cadrage. Reproduire fidèlement est ici fidèlement trahir ; et c’est pourtant la meilleure traduction possible de ce que fait l’appareil photo à la réalité lorsqu’il la cadre. L’écart, l’interstice passe à même l’image conçue.

On a ainsi largement mécompris, ou en tous les cas abusé de la formule de Wang Du, selon laquelle il s’agissait pour lui de « devenir le média », d’être le « journaliste des journalistes » - « je sélectionne, réédite, redéfinis, re-représente les images des médias concernant la réalité » disait-il [16]. Car il a vite exprimé et mis en acte l’insuffisance d’une telle formule, à l’occasion de l’œuvre intitulée « Défilé », exposée à New-York en 2000, dans la galerie Deitch Projects. Il s’agissait alors de reproduire des pages de magazines chinois montrant, de façon très ostensive, leur puissance militaire. On pouvait voir ces reproductions sur un podium, accompagnées d’une bande sonore composée de l’hymne militaire et de celui pour la parade [17]. Dans une lettre à Jeffrey Deitch datée du 15 juin 2000, Wang Du écrit : « j’ai donc adopté dans ce projet une attitude plus directe, à la manière d’une doublure qui accomplit dans les films policiers les actions dangereuses à la place des acteurs : je me transforme en « doublure » des medias chinois pour émettre des informations vers son ennemi prétendu. Si mon travail de la période précédente était de rechercher un effet de « pure image » en tirant profit de la relation ambiguë entre les médias et la réalité, Défilé tente de garder intact l’aspect le plus direct et le plus cru de l’intervention et de l’engagement des médias envers la réalité et, à partir de là, d’une manière plus artificielle, finit par les rendre idéologiques et les politiser totalement. Intervenir dans les idéologies conflictuelles et rechercher l’effet d’un certain « montage politique » sont les idées de base de Défilé » [18]. En 2001, il précise : « Ainsi que je l’ai écrit dans ma lettre à Jeffrey Deitch, après avoir agi comme le média des médias, j’ai eu envie d’être la doublure des médias », ajoutant : « je joue le rôle des médias chinois. Je diffuse les informations à leur place aux Etats-Unis » [19]. Il s’agissait en effet ni plus ni moins que de faire défiler l’armée chinoise en Amérique du Nord !

Doubler les médias, cela ne consiste pas à les traduire en plus grand, comme le fait aussi Wang Du, mais à traduire sous la forme d’un acte artistique le prolongement de ce qu’ils montrent. Dans le premier cas, il y a dramatisation extensive, mise en monument de ce qui ne tendrait qu’à passer sans s’arrêter, afin qu’il arrive encore quelque chose à des images tombées dans l’oubli aussitôt qu’apparues. Dans le second cas, il y a dramatisation intensive, actualisation du virtuel par un incroyable défilé (l’actualisation du virtuel, dit Deleuze, est toujours improbable).

Found in translation (aéroport théorique III)

Pour commencer, nous avions distingué deux registres d’images, référés à des catégorisations sèches, binaires, métaphysiques : l’indemne et le détruit, l’éternel et le devenir, la mémoire et l’oubli. Ces catégories, on ne les entendra cependant plus comme avant le grand coup de marteau nietzschéen, mais comme expériences mentales de l’extrême ayant en vue de penser au milieu. C’est en effet qu’en situation d’immanence, l’éternel recherche le devenir et la destruction désire l’indemne.

Pour ce qui est des images, cela signifie qu’il n’y a pas seulement d’un côté les images-fixes et de l’autre les images-flux : on peut certes distinguer leur mode de production, mais leur mode d’apparition est conjoint. Ainsi les stéréotypes sont communiqués à la même vitesse que les images-flux, et ces dernières sont parfois solidifiées à l’occasion de campagnes publicitaires, ou de « marketing » politique. On pourrait sans doute envisager une ligne de transformation supérieure les emportant toutes deux.

Car c’est bien en effet leur mode de production qui importe, et la façon dont l’œuvre de l’art peut modifier ces modes, les ralentir ou les accélérer, les compacifier ou les dissoudre selon des registres de dramatisation extensive ou intensive. On pourra nommer traduction plastique, en pensant ici à la conceptualité de Catherine Malabou [20], ce qui rend les images résistantes, c’est-à-dire active mais pas au point de se blinder, passives mais pas au point de manquer intégralement à la présence. La traduction plastique rend les images résistantes, c’est-à-dire potentiellement explosives. Cette traduction se tient donc, à tous les sens du terme, au milieu. Entre le déjà-vu et ce qui reste à voir, l’ici et le là-bas, le dedans et le dehors, etc.

C’est sur point que la notion de doublure nous semble intéressante, en ce qu’elle refuse la transcendance du Tout-Autre comme l’immanence fusionnelle. Pour ce qui est images, cela signifie : ni recopiage des clichés, oui-da donné au mode de production adaptatif, ni pure destruction iconoclaste qui, notait Deleuze, n’est pas sans produire elle aussi des clichés [21] – clichés de l’imprésentable, de l’invisible, du déchet, de l’absence radicale… Une doublure intensive, plastique, capable non seulement de prendre des risques, comme les doublures de cinéma auxquelles se réfèrent Wang Du, mais aussi de provoquer des cascades. Des avalanches de réel.

NOTES

[1] Sur ce point, nous renvoyons à notre étude : L’indemne. Heidegger et la destruction du monde (Sens et Tonka, 2008).

[2] Centre d’art « Le rectangle » (Lyon - France), dans le cadre de la biennale d’art contemporain de Lyon 2005 intitulée « Expérience de la durée », organisée par Nicolas Bourriaud et Jérôme Sans.

[3] Cf. http://www.bel-group.com/

[4] Nietzsche, Fragments posthumes T.X, Gallimard, 1982, p.125. « Nous introduisons l’homme dans le monde » (p.149).

[5] Ibidem, Fragments posthumes T.XII, p.105.

[6] Cf. http://www.microsoft.com/globaldev/...

[7] Nous nous sommes ici appuyés fortement sur J.P. Kupiec et P. Sonigo, Ni Dieu ni gène. Pour une autre théorie de l’hérédité, Paris, Seuil – coll. « Points – Sciences », 2003, (1ère éd. Seuil 2000).

[8] Jean Baudrillard, L’échange impossible, Paris, Galiée, 1999.

[9] L’une des scènes du film montre un train cheminant dans la partie nord-américaine du Parc avec les touristes à son bord : la voix du guide dit : « si les Américains sont à l’origine de l’universalisation des images, ils n’ont pourtant aucune prétention à l’universalisation de la culture »…

[10] S. Daney, La Rampe, Paris, Petite Bibliothèque des Cahiers du Cinéma, 1983, p.28.

[11] Deleuze, Francis Bacon – logique de la sensation, Paris, Seuil, 2002, p12 et pp.83-92.

[12] Manque ici une analyse de ce que Nicholas Bourriaud nomme « post-production ».

[13] Blanckart, Bordeaux, Editions Confluences, sept. 2000, p.79.

[14] Wang Du magazine – « je veux être un média », Paris, Design Mental, été 2001, page numérotée 1/28.

[15] Ibidem, p.32.

[16] « Si l’artiste, selon Marcel Duchamp, pouvait être un médium, avec Wang Du il est devenu un média » (Pascal Beausse, Editorial, « self-media », in Wang Du magazine, pp.64-65).

[17] On entendait aussi une chanson des années trente, datant de la période Yan An, où, nous dit Wang Du, « le parti communiste et son armée étaient au plus faible, retirés dans le nord-ouest de la Chine » ; ce qui ajoutait une « touche de romantisme amusante ».

[18] Ibidem, page numérotée 4/15.

[19] Ibidem, entretien avec Pierre Bal-Blanc et Pascal Beausse, Alfortville, 13 avril 2001 (page numérotée 4/20).

[20] Catherine Malabou, Que faire de notre cerveau ?, Paris, Bayard, 2004.

[21] Gilles Deleuze, op. cit., p. 85.