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Politique et traduction : réflexions à partir de Lyotard, Derrida, Said

Etienne Balibar

citation

Etienne Balibar, "Politique et traduction : réflexions à partir de Lyotard, Derrida, Said ", février 2010, REVUE Asylon(s), N°7, 2009-2010

ISBN : 979-10-95908-11-1 9791095908111, Que veut dire traduire ?, url de référence: http://www.reseau-terra.eu/article932.html

résumé

Depuis les origines de la modernité, deux « modèles » sont en concurrence pour penser et représenter la politique : celui de la guerre (et plus généralement du conflit, de la lutte, comme chez Machiavel), et celui du commerce (au sens large que ce terme avait à l’âge classique, par exemple chez Montesquieu ou Kant). Ils ne sont évidemment pas indépendants l’un de l’autre, mais se concurrencent ou même interfèrent. Avec les transformations politiques, sociales et culturelles liées à la mondialisation, à l’expansion des communications et à la rencontre des cultures dans un cadre post-colonial, où toutes les vieilles et nouvelles nations se trouvent impliquées d’une façon ou d’une autre, cette antithèse ne disparaît pas mais revêt des formes nouvelles. Elle doit faire place, de plus en plus, à une réflexion sur les possibilités et les obstacles de la traduction, qui est à la fois une pratique quotidienne impliquant des millions d’individus, une institution vitale pour l’exercice du pouvoir, et un problème théorique riche et complexe. Avec l’aide de trois grands philosophes contemporains, récemment disparus : Jean-François Lyotard (auteur de La condition postmoderne, 1979, et de Le différend, 1983), Edward Said (auteur de L’orientalisme, 1978, et de Culture et impérialisme, 1993) et Jacques Derrida (auteur de Le monolinguisme de l’autre, 1996), on tentera d’en expliquer les enjeux.

Plutôt qu’une conférence à proprement parler, ce que je voudrais vous proposer ce soir est un fragment de cours. Il se trouve que, dans la dernière période, j’ai commencé à explorer, du point de vue de ses antécédents historiques et de ses renouvellements contemporains, une question que j’intitule (provisoirement) : « La guerre et la traduction, deux modèles de la politique », dont j’ai fait le sujet de mes enseignements. [1] Mais il se trouve aussi (et je n’en suis pas très étonné, à vrai dire, étant donné l’ancienneté des échanges que j’ai eus sur ce point avec Rada Ivekovic, en particulier dans le cadre de l’équipe de la revue Transeuropéennes) que les recoupements sont nombreux, et directs, entre ce programme expérimental et celui que décrit l’argument de vos « Jeudis des sciences sociales », sous le titre « Que veut dire traduire ? Traduction et comparaison ». C’est le cas en particulier pour tout ce qui concerne l’idée d’un concept anthropologique (et non pas simplement linguistique, ou philologique) de la traduction, et pour l’interrogation sur les rapports entre la traduction et la violence (l’argument de l’invitation à cette conférence dit que la traduction peut « contribuer à désamorcer la violence », mais il ne dit pas que ce résultat soit inévitable, ou qu’il soit le seul possible, indépendamment des circonstances et des « genres de traduction » considérés). Nous présumons que ces intérêts communs ont à voir avec les transformations sociales (sommairement réunies sous le nom de « mondialisation ») qui abolissent les distinctions entre le contexte local et le contexte global de la traduction, ou plutôt les inscrivent l’un et l’autre dans le cadre d’une « cosmopolitique ».

Il m’est apparu d’abord que – du point de vue philosophique au moins – l’opposition de la guerre et de la traduction prend le relais d’une opposition plus ancienne, insistante dans la philosophie de l’âge classique, entre la guerre et le commerce, pensée tantôt comme une alternative, tantôt comme une complémentarité. Pour montrer comment on passe de l’une à l’autre, je me référerai ici à deux passages de l’ouvrage de Jean-François Lyotard, publié en 1983 : Le différend. [2] Le premier constitue le § 218 de l’ouvrage (éd. cit., p. 218) :

« Une phrase, qui enchaîne, et qui est à enchaîner, est toujours un pagus, une zone de confins, où les genres de discours entrent en conflit pour le mode d’enchaînement. Guerre et commerce. C’est sur le pagus que se fait la pax, le pacte, et qu’ils se défont. Le vicus, le home, le Heim est une zone où le différend entre genres de discours est suspendu. « Paix » intérieure au prix des différends perpétuels sur les bords. (C’est la même disposition pour l’ego, l’auto-identification). Cette paix intérieure se fait par les récits qui accréditent la communauté des noms propres et s’en accréditent. Le Volk se referme sur le Heim, il s’identifie dans des récits attachés à des noms et qui font échec à l’occurrence et aux différends qui en naissent. Joyce, Schönberg, Cézanne : pagani faisant la guerre entre genres de discours. » [3]

On voit que la question posée ici, celle du rapport entre la politique et la figure de l’étranger (qui n’est comme tel ni « ami » ni « ennemi », mais contient en lui les deux virtualités), est illustré au moyen d’un « schématisme » spatial (ou plutôt quasi-schématisme, car nous sommes ici dans un domaine conjectural, non pas celui de la connaissance de la nature, mais celui des réalités incertaines de l’histoire) qui est celui de la « frontière ». Il s’agit de savoir ce que sépare une frontière, mais aussi ce qui s’y passe, « sur » son tracé, d’emblée marqué du signe de l’ambivalence (rencontre et conflit, échange et violence, commerce et violence). Mais un passage antérieur, inséré dans la discussion de la philosophie de Kant (et des problèmes que pose l’unification de ses deux « régions », l’une consacrée au problème théorique de la connaissance, l’autre consacrée au problème pratique de la moralité), montre que ce schématisme est lui-même susceptible d’une variation :

« Chacun des genres de discours serait comme une île ; la faculté de juger [qui pour Kant englobe à la fois le jugement de connaissance, ou « d’expérience », et le jugement moral] serait, au moins pour partie, comme un armateur ou comme un amiral qui lancerait d’une île à l’autre des expéditions destinées à présenter à l’une ce qu’elles ont trouvé (inventé, au vieux sens) dans l’autre, et qui pourrait servir à la première de « comme-si intuition » [c’est-à-dire de représentation concrète de substitution, analogique] pour la valider. Cette force d’intervention, guerre ou commerce, n’a pas d’objet, elle n’a pas son île, mais elle exige un milieu, c’est la mer, l’Archepelagos, la mer principale comme se nommait autrefois la mer Egée. » [4]

Avec la substitution d’une « frontière » maritime à une « frontière » terrestre, vient aussi une modification du schématisme. Ce qui est suggéré, ce n’est pas seulement que le tracé de la frontière est litigieux, incertain, mais qu’il est à la limite introuvable (aucune ligne fixe ne peut s’inscrire dans l’élément marin, sauf à le fixer virtuellement par une carte). Et de même, la distinction entre les deux notions politiques opposées : la guerre et le commerce, est destinée à demeurer incertaine (c’est dans l’élément marin que se trouvent en particulier ces figures hybrides entre le commerçant et le guerrier, comme le pirate, ennemi public de tous les Etats – à moins qu’ils ne s’en servent de façon plus ou moins occulte pour combiner « illégalement » la guerre avec le commerce).

L’antithèse de la guerre et du commerce est toujours susceptible de se renverser en complémentarité, voire d’exprimer une identité plus profonde. C’est pourquoi son rapport à l’alternative de la guerre et de la paix est aussi essentiel et problématique à l’époque moderne. De Saint Augustin à Kant, la philosophie politique aura réfléchi à cette ambivalence. Tantôt elle voit dans la paix (au sein d’un empire, ou dans le cadre d’un « ordre international ») la condition de possibilité du commerce. Tantôt elle voit dans le commerce un facteur moral et matériel d’établissement de la paix. L’expression de Montesquieu : « le doux commerce », est souvent citée à cet égard. Dans L’esprit des lois elle se réfère à une notion large et différenciée (qu’on pourrait dire justement « anthropologique » avant la lettre) du commerce, qui inclut à la fois l’échange marchand et les rapports de « civilité », ou de « politesse », en particulier tels qu’ils s’établissent à l’initiative des femmes, dans le cadre d’une civilisation de cour. [5]

Mais l’essence pacifique du commerce demeure éminemment douteuse. Non seulement il y a des formes hybrides (on l’a vu, la piraterie, ou la « course »). Mais les rôles s’échangent dans certaines circonstances, et peut-être inévitablement : il y a des guerres commerciales, et surtout il y a des guerres pour le commerce, pour imposer sa « liberté » (dont l’histoire moderne court depuis les origines du libéralisme jusqu’aux expéditions impérialistes européennes destinées à contraindre les empires « fermés », comme le Japon ou la Chine au 19e siècle, à « ouvrir leurs ports » au commerce, c’est-à-dire à la concurrence). Cette équivoque a été d’emblée saisie par des penseurs comme Kant (inspirateur de Lyotard dans les passages cités), qui nomme « insociable sociabilité » la combinaison de réciprocité et d’antagonisme constituant selon lui le « moteur » du progrès historique, ou Marx (lorsqu’il insiste sur les deux faces que comporte l’extension de la circulation des marchandises : d’un côté, création d’une « universalité » cosmopolitique à travers l’institution d’un équivalent général mesurant toutes les valeurs, et à travers elles comparant tous les travaux humains ; de l’autre dissolution violente des communautés traditionnelles et des cultures correspondantes, à mesure que leurs échanges marchands avec l’extérieur s’intensifient et se monétarisent). [6]

Revenons alors au « schème » de Lyotard. La notion du « différend » qui organise tout le livre fait l’objet d’une série de précisions successives, à mesure que l’auteur en approfondit la compréhension, en partant d’une expérience de pensée relative à la « démonstration » du tort absolu subi par les victimes des phénomènes d’extermination (et plus généralement des « souffrances universelles », expression de Marx à propos du prolétariat) [7]. En voici une :

« Le plaignant porte sa plainte devant le tribunal, le prévenu argumente de façon à montrer l’inanité de l’accusation. Il y a litige. J’aimerais appeler différend le cas où le plaignant est dépouillé des moyens d’argumenter et devient de ce fait une victime. Si le destinateur, le destinataire et le sens du témoignage sont neutralisés, tout est comme s’il n’y avait pas de dommage. Un cas de différend entre deux parties a lieu quand le « règlement » du conflit qui les oppose se fait dans l’idiome de l’une d’elles alors que le tort dont l’autre souffre ne se signifie pas dans cet idiome. Par exemple les contrats et les accords entre partenaires économiques n’empêchent pas, au contraire ils supposent, que le travailleur ou son représentant a dû et devra parler de son travail comme si celui-ci était une cession temporaire d’une marchandise dont il serait propriétaire. Cette « abstraction », comme dit Marx (…) est exigée par l’idiome dans lequel se règle le litige (le droit économique et social « bourgeois »). A défaut d’y recourir, le travailleur n’existerait pas dans le champ auquel se réfère cet idiome, il serait un esclave. En l’employant, il devient un plaignant. Cesse-t-il pour autant d’être aussi une victime ? » [8]

Suivie un peu plus loin d’une autre :

« Direz-vous que les interlocuteurs sont les victimes de la science et de la politique du langage considéré comme communication au même titre que le travailleur est transformé en victime par l’assimilation de sa force de travail à une marchandise ? (…) Voilà où le parallèle s’arrête : dans le cas du langage, on recourt à une autre famille de phrases, mais dans le cas du travail on ne recourt pas à une autre famille de travaux, on recourt encore à une autre famille de phrases (…) Faire droit au différend, c’est instituer de nouveaux destinataires, de nouveaux destinateurs, de nouvelles significations, de nouveaux référents pour que le tort trouve à s’exprimer et que le plaignant cesse d’être une victime. Cela exige de nouvelles règles de formation et d’enchaînement des phrases. Nul ne doute que le langage soir capable d’accueillir ces nouvelles familles de phrases ou ces nouveaux genres de discours (…) Le différend est l’état instable et l’instant du langage où quelque chose qui doit pouvoir être mis en phrases ne peut pas l’être encore. Cet état comporte le silence qui est une phrase négative, mais il en appelle aussi à des phrases possibles en principe (…) Il faut beaucoup chercher pour trouver les nouvelles règles de formation et d’enchaînement de phrases capables d’exprimer le différend que trahit le sentiment si l’on ne veut pas que ce différend soit aussitôt étouffé en litige, et que l’alerte donnée par le sentiment ait été inutile. C’est l’enjeu d’une littérature, d’une philosophie, peut-être d’une politique, de témoigner des différends en leur trouvant des idiomes… » [9]

Ces formulations tournent autour du problème de la traduction et de « l’intraduisible » de plusieurs façons. D’une part elles suggèrent un usage beaucoup plus large des notions de traduction, et conséquemment de langue (ou d’idiome), que celui qui est habituellement (officiellement) reçu. Les « frontières » dont il s’agit ici – avec les effets d’étrangeté ou d’étrangèreté ¬qu’induit leur tracé – ne sont pas purement « nationales », elles peuvent être sociales, ou morales, ou religieuses. [10] C’est le différend lui-même, autrement dit l’absence de possibilité de discuter, et d’abord de « répondre », ou de « présenter son cas » à l’autre, qui est premier : il induit au sein d’une même « langue » - au sens officiel du terme - comme des langues différentes, intraduisibles entre elles. Cependant Lyotard complique cette analogie, ou plutôt il la renverse en expliquant que c’est dans le langage, par sa transformation (c’est-à-dire par l’invention de nouveaux idiomes, rendant « traduisible » ce qui ne l’était pas), que peuvent être formulés tous les conflits qui reposent sur un « tort » absolu ou radical (c’est-à-dire qui d’une certaine façon exclut de l’humanité, ou de la communauté, ceux qui le subissent). Dire que les différends sont formulés évidemment ne veut pas dire qu’ils sont « résolus » : cela veut plutôt dire, comme le montre la fin du paragraphe, qu’ils peuvent devenir l’objet d’une politique, et faire surgir les « sujets » de cette politique, avec l’aide de la littérature et de la philosophie.

C’est ici que prend toute son importance le fait que Lyotard définisse le différend comme un conflit qui surgit non pas entre les « gens » mais entre les « phrases » elles-mêmes, et dont l’expérience fondamentale réside dans la situation « impossible » où « il faut enchaîner » (des phrases, des discours, des récits, des arguments) bien que manquent justement les moyens de l’enchaînement. L’impossibilité de la traduction en même temps que son besoin urgent pour établir ou rétablir la communication sociale en est l’expression même.

Mais tout ceci, sans doute, est un peu abstrait. C’est le genre philosophique qui le veut. Ce genre comporte aussi la possibilité d’aller plus loin, en conjoignant des situations historiques déterminées avec des expériences subjectives singulières. Je voudrais le montrer en empruntant maintenant à deux auteurs contemporains pour qui la question de la « traduction », et généralement de la différence des idiomes, a été une préoccupation fondamentale : Jacques Derrida et Edward Said. La confrontation se fondera sur deux textes à caractère autobiographique qui comportent une différence au moins apparente sur la question du rapport de l’individu à sa « langue maternelle » (celle dans laquelle s’enracinent les processus fondamentaux de l’éducation et de la culture), qui est aussi au sens le plus littéral la « langue de la mère ». L’intérêt de la confrontation vient de ce que Derrida et Said représentent deux tendances divergentes de la « critique » contemporaine, mais aussi de ce qu’ils réfléchissent de façon engagée sur des aspects fondamentaux du « différend méditerranéen », engendré par la colonisation et prolongé au-delà de sa terminaison officielle. On pourra voir ici l’illustration de ce que, dans un article de la revue Transeuropéennes, Rada Ivekovic appelait la « traduction permanente » comme processus infini de subjectivation liée à la « dépossession de soi », comportant par conséquent un « paradoxe existentiel » dont dépend la possibilité même de la communication. [11]

Le texte de Derrida se trouve dans Monolinguisme de l’autre  :

« Mon attachement au français a des formes que parfois je juge « névrotiques ». Je me sens perdu hors du français. Les autres langues, celles que plus ou moins maladroitement je lis, déchiffre, parle parfois, ce sont des langues que je n’habiterai jamais. Là où « habiter » commence à vouloir dire quelque chose pour moi. Et demeurer. Je ne suis pas seulement égaré, déchu, condamné hors du français, j’ai le sentiment d’honorer ou de servir tous les idiomes, en un mot d’écrire le « plus » et le « mieux » quand j’aiguise la résistance de mon français, celle dont je parlais plus haut, sa résistance donc, sa résistance acharnée à la traduction : en toutes langues, y compris tel autre français. Non que je cultive l’intraduisible. Rien n’est intraduisible pour peu qu’on se donne le temps de la dépense ou l’expansion d’un discours compétent qui se mesure à la puissance de l’original. Mais « intraduisible » demeure (…) l’économie poétique de l’idiome, celui qui m’importe, car je mourrais encore plus vite sans lui, et qui m’importe, moi-même à moi-même, là où une « quantité » formelle donnée échoue toujours à restituer l’événement singulier de l’original, c’est-à-dire à le faire oublier, une fois enregistré (…) Un mot pour un mot, si tu veux, syllabe par syllabe. Dès lors qu’on renonce à cette équivalence économique, d’ailleurs strictement impossible, on peut tout traduire, mais dans une traduction lâche au sens lâche du mot « traduction » (…) Rien n’est intraduisible en un sens, mais en un autre sens tout est intraduisible, la traduction est un autre nom de l’impossible (…) Comment peut-on dire et comment savoir, d’une certitude qui se confond avec soi-même, que jamais on n’habitera la langue de l’autre, l’autre langue, alors que c’est la seule langue que l’on parle, et que l’on parle dans l’obstination monolingue, de façon jalousement et sévèrement idiomatique, sans pourtant y être jamais chez soi ? (…) Mais surtout, et voici la question la plus fatale : comment est-il possible que la seule langue que ce monolinguisme parle et soit voué à parler, à tout jamais, comment est-il possible qu’elle ne soit pas la sienne ? Comment croire qu’elle reste encore muette pour lui qui l’habite et qu’elle habite au plus proche, qu’elle demeure lointaine, hétérogène, inhabitable et déserte  ? Déserte comme un désert dans lequel il faut pousser, faire pousser, construire, projeter jusqu’à l’idée d’une route et la trace d’un retour, une autre langue encore  ? (…) Mais on me dira, non sans raison, qu’il en est toujours ainsi a priori – et pour quiconque. La langue dite maternelle n’est jamais purement naturelle, ni propre ni habitable. Habiter, voilà une valeur assez déroutante et équivoque : on n’habite jamais ce qu’on est habitué à appeler habiter. Il n’y a pas d’habitat possible sans la différence de cet exil et de cette nostalgie. Certes. C’est trop connu. Mais il ne s’ensuit pas que tous les exils soient équivalents. A partir, oui, à partir de cette rive ou de cette dérivation commune, tous les expatriements sont singuliers. Car il y a un pli à cette vérité. A cette vérité a priori universelle d’une aliénation essentielle dans la langue, qui est toujours de l’autre – et du même coup dans toute culture. Cette nécessité se trouve ici remarquée, donc marquée et révélée une fois de plus (…) dans un site incomparable. » [12]

Pour pouvoir interpréter complètement ces formules, il faudrait sans doute les situer au regard de toute une tradition linguistique et philosophique dans laquelle figurent, à l’origine, le nom de Humboldt, et à l’arrivée celui de Benveniste : elle pose la question de la subjectivité dans la langue en termes d’appropriation réciproque (appropriation du sujet par la langue, du moins celle qui est pour lui « maternelle », ou « première », et appropriation de la langue par le sujet, à travers l’imprégnation première relayée par l’apprentissage, dont fait aussi partie la traduction). Et elle inscrit cette appropriation dans le cadre d’une « communauté » d’interlocuteurs qui, pour chacun, trace les « frontières » de l’appartenance (celles de la nation, mais aussi de la classe, ou de l’appartenance à une culture), en faisant de l’intercompréhension entre les locuteurs d’une « même langue » le moyen de passer et de repasser sans cesse du Je au Nous, et du Nous au Je. [13] Que veut dire alors Derrida quand il écrit (et répète à plusieurs reprises, c’est le fil conducteur énigmatique de son essai) : « Je ne parle qu’une seule langue, et cependant cette langue (unique) n’est pas la mienne » (mais « la langue de l’autre », ce qui, notons-le, ne veut pas dire « une langue étrangère », puisqu’il s’agit au contraire de l’étrangèreté et de l’étrangeté de la langue maternelle) ?

La réponse à cette question combine (dans le texte) trois aspects, situés à des niveaux d’expérience différents. Le premier est biographique, marqué par un épisode dramatique de l’enfance de l’auteur, juif français d’Algérie : celui de la déchéance du titre de citoyen pour les Juifs d’Algérie (qui l’avaient reçu à la fin du 19e siècle, pour les distinguer des autres « indigènes », par le Décret Crémieux de 1870) par le gouvernement collaborationniste de Vichy, profitant de la défaite pour instituer une législation antisémite. [14] Cette déchéance entraînait l’exclusion de l’école publique, où l’on sait que s’effectue principalement en France l’apprentissage de la correction linguistique et l’intériorisation de la langue comme principale institution de l’identité nationale.

On touche par là au second aspect, qui est culturel. La langue française dont Derrida nous dit qu’il entretient avec elle un rapport « névrotique », ultra-perfectionniste ou « puriste », est une langue impériale (coloniale), qui se protège des contaminations par d’autres idiomes « inférieurs » (ou « subalternes »), soit ceux des minorités linguistiques métropolitaines, soit ceux des populations colonisées (envers lesquelles on pratique contradictoirement l’injonction de s’assimiler et celle de rester à leur place dominée, donc dans une situation d’exclusion intérieure). Elle repose donc de façon implicite sur une hiérarchie « communautaire » mais faisant l’objet d’une puissante dénégation (dont la contrepartie est la « hantise » de la langue dominante par les langues dominées et sa plus ou moins grande perméabilité à leurs expressions suivant les classes sociales).

D’où, pour finir, un aspect philosophique qu’on peut dire « transcendantal » au sens technique puisqu’il concerne les conditions de possibilité de l’accès du sujet à la langue, qui conditionne son insertion dans le monde : au lieu d’instituer une égalité, et donc de mettre en rapport simple l’individu parlant avec une communauté dont il « habite » naturellement la langue, le rapport à la langue « exproprie » autant qu’il « approprie » (Derrida forge pour exprimer cette contradiction le mot-valise « exappropriation »), il renvoie à une difficulté et à un conflit permanents. Le sujet est « en guerre » avec le langage, et au fond, à travers les sujets qui s’en servent, c’est le langage qui est « en guerre » avec lui-même, avec sa propre existence instituée. [15] Mais la représentation du conflit intérieur ouvre aussi sur celle d’une pratique constructive : celle de la traduction. Un sujet ou locuteur qui n’est pas avec sa langue « maternelle » dans un rapport d’appartenance naturelle est toujours déjà inscrit dans un processus de « traduction « de sa propre langue (d’autant plus difficile qu’il n’y a pas pour cela de règles ou de codes). C’est ce que Derrida appelle la « traduction absolue » (p. 117), qui fonctionne par rapport à toutes les autres (c’est-à-dire par rapport à toutes les autres « rencontres » de langues étrangères) à la fois comme une prédisposition et comme un obstacle.

En ce point il devient intéressant d’esquisser la confrontation avec Edward Said, qui tire d’une expérience personnelle en un sens inverse une proposition en partie convergente sur les rapports de la politique à la traduction. Dans son autobiographie [16] Said – fils d’un père palestinien ayant acquis la nationalité américaine mais revenu s’installer en Egypte et d’une mère libanaise d’une famille de pasteurs baptistes, portant un prénom anglais et un nom arabe - rapporte l’impossibilité où il s’est trouvé de déterminer laquelle des deux langues apprises dès l’enfance (l’anglais, l’arabe) était véritablement « sa langue », bien qu’à l’évidence, comme le montre le passage suivant, elles n’aient pas été interchangeables :

« The travails of learning such a name were compounded by an equally unsettling quandary when it came to language. I have never known what language I spoke first, Arabic or English, or which one was really mine beyond any doubt. What I do know, however, is that the two have always been together in my life, one resonating in the other, sometimes ironically, sometimes nostalgically, most often each correcting, and commenting on, the other. Each can seem like my absolutely first language, but neither is. I trace this primal instability back to my mother, whom I remember speaking to me in both English and Arabic, although she always wrote to me in English (…) Certain spoken phrases of hers (…) were Arabic, and I was never conscious of having to translate them or (…) knowing exactly what they meant. They were a part of her infinitely maternal atmosphere (…) promising something in the end never given. But woven into her Arabic speech were English words like “naughty boy” and of course my name, pronounced “Edwaad”. I am still haunted by the memory of the sound (…) Her English deployed a rhetoric of statement and norms that has never left me. Once my mother left Arabic and spoke English there was a more objective and serious tone that mostly banished the forgiving and musical intimacy of her first language, Arabic (…) I hadn’t then any idea where my mother’s English came from or who, in the national sense of the phrase, she was : this strange state of ignorance continued until relatively late in my life …” [17]

On a ici une autre forme d’incertitude, plus “objective” en un sens, mais qui repousse également la nécessité de la traduction comme condition d’accès à la langue dans une zone inconsciente précédant la formation de la conscience individuelle. Dans son œuvre critique et politique, Said a progressivement élaboré les dimensions conflictuelles et culturelles de cette incertitude, qui a pris la forme d’un rapport instable entre les langues dominantes et dominées du monde « impérial » (celui de la domination et de l’incorporation des cultures « orientales », en particulier celles du Sud de la Méditerranée, à l’intérieur de l’espace historique et politique dominé par la culture euro-américaine). Cette évolution est particulièrement visible quand on compare les formules relatives à la représentation de l’autre non européen dans l’ouvrage de 1978, L’orientalisme (qui a fait la célébrité de l’auteur, mais l’a aussi inséré dans une vaste polémique) [18] avec les essais de 1981 à 1997 sur le traitement de l’islam par les medias américains (Covering Islam) [19] et les essais de critique historique et littéraire rassemblés dans Culture et impérialisme (1993) [20]. Entre les deux moments prennent place la révolution iranienne et la Première guerre du Golfe, ainsi que les Accords d’Oslo sur le « règlement » du problème palestinien, auxquels Said (membre du Conseil national palestinien) s’était opposé dès l’origine, en prophétisant qu’ils seraient essentiellement utilisés par l’Etat d’Israël pour intensifier la colonisation et instrumentaliser l’Autorité palestinienne dont ils prévoyaient la constitution pour administrer une partie des territoires occupés après la guerre de 67. [21]

Dans l’ouvrage de 1978, la théorie de « l’hégémonie » et de sa reproduction par delà la décolonisation formelle repose sur la mise en évidence d’une double dissymétrie : entre ceux qui « représentent » et ceux qui sont « représentés », et entre ceux qui « traduisent » et ceux qui sont « traduits ». Or avec les idiomes de statut différent viennent aussi les récits (historiques, littéraires) qui assignent une personnalité plus ou moins mythique aux peuples et aux cultures, ainsi que les sciences (ou les disciplines savantes : histoire, archéologie, philologie) qui permettent de les administrer. Mais dans les ouvrages ultérieurs les choses se compliquent, parce que l’auteur est confronté au fait que le discours de la domination peut être réapproprié par les « dominés » eux-mêmes, qui en font usage soit pour exprimer leurs revendication d’autonomie, soit pour retourner contre l’impérialisme l’image qu’il propose de lui-même. A la dimension « cognitive » du discours (toujours prise dans ce que, empruntant cette terminologie à Foucault, Said appelle un dispositif de « savoir-pouvoir ») s’en ajoute donc une autre, plus « dialogique » mais toujours conflictuelle, dans laquelle les représentations de l’Orient et de l’Occident produisent des effets beaucoup plus ambivalents que ne le laissait prévoir le schéma simple d’une domination coloniale. Le nationalisme et surtout le discours politico-religieux (« fondamentalisme » islamique) sont susceptibles de reprendre à leur compte une représentation de « l’Orient » comme un monde de valeurs irrationnelles fondamentalement incompatibles avec celles de l’Occident, de sorte qu’entre les deux moitiés (supposées…) du monde régnerait une « intraductibilité » essentielle.

Cette critique de Said, s’exerçant sur deux fronts ayant paradoxalement un intérêt commun à sacraliser les stéréotypes de la différence culturelle, fait aujourd’hui encore l’objet de vives polémiques. Elle avait trouvé une expression privilégiée dans sa lecture de l’œuvre de Frantz Fanon (le psychiatre martiniquais ayant rallié la cause de l’indépendance algérienne, mort en 1961), que développe notamment Culture and Imperialism, en insistant notamment sur l’intériorisation du conflit culturel par chacune des parties en présence dans la colonisation (et au-delà d’elle, dans la période « post-coloniale ») et sur les possibilités de transformation que contient cette structure à la fois dissymétrique et réciproque :

« On a bien l’impression, en lisant les pages finales des Damnés de la terre, que Fanon, s’étant fixé pour tâche de combattre à la fois l’impérialisme et le nationalisme orthodoxe au moyen d’un contre-récit capable de déconstruire le récit dominant, ne put complètement expliciter la complexité et la force anti-identitaire de ce contre-récit. Mais dans l’obscurité et la difficulté même de sa prose, il y a suffisamment de suggestions poétiques et visionnaires pour défendre l’idée d’un procès de libération, dont les buts ne sont pas automatiquement réalisés par l’indépendance des nouvelles nations. Tout au long des Damnés de la terre (qu’il écrit en français), Fanon s’efforce en quelque sorte de lier ensemble l’Européen et l’indigène dans une nouvelle communauté non-antagoniste fondée sur la conscience anti-impérialiste. » [22]

L’unité de la « représentation de l’autre » et du « dialogue dissymétrique » (ou inégal), c’est ce que Said appelle aussi l’interprétation. Ses sujets ou agents ne sont pas tant, à vrai dire, les individus, que des « communautés d’interprétation » constituées historiquement et institutionnellement, dans le cadre d’une certaine distribution du pouvoir entre les parties du monde et de l’humanité. Mais cette distribution laisse place à un jeu de pouvoir, à un déplacement des rapports de forces : en face des disciplines hégémoniques et des discours établis, qui reproduisent les stéréotypes de l’altérité, on découvre l’existence de « dissidents de l’interprétation » (antithetic interpreters) qui produisent des effets de contestation et alimentent des résistances en modifiant le régime des traductions. [23] Et dans d’autres essais Said en est venu à étudier de façon privilégiée la condition d’exil, dans ses multiples modalités, comme une situation qui sans doute ne suffit pas à produire la dissidence des interprétations, mais qui au long de l’histoire, en a aussi facilité les réalisations les plus hardies, en déstabilisant l’adhérence des sujets à une communauté unique bénéficiant de « l’évidence » et de « l’autorité », et en les installant en quelque sorte au point même (instable, inconfortable) où la traduction est à la fois nécessaire, quotidienne, et malaisée. [24] On retrouve donc une leçon comparable à celle que proposaient Lyotard en termes de « différend » et Derrida en termes d’ « exappropriation », malgré toutes les divergences qui séparent d’ailleurs ces auteurs. C’est sur cette leçon que je me propose de continuer à travailler dans l’avenir.

NOTES

[1] Notamment en octobre 2009 à l’Université de Chicago, dans le cadre du Chicago Centre for Contemporary Theory, qui m’avait fait l’honneur de m’inviter pour une série de 8 séances destinées aux étudiants de doctorat en anthropologie et en sciences politiques.

[2] Editions de Minuit, 1983. Pour faire comprendre le sens dans lequel Lyotard reprend ce mot (qu’il n’invente pas, mais dont il élargit l’usage), les traducteurs américains (University of Minnesota Press, 1988) ont introduit un sous-titre : « Phrases in Dispute », qu’on pourrait à son tour retraduire par « la querelle des phrases ». Une querelle est plus qu’un litige ou une divergence, elle est moins qu’un conflit ou un combat, et notamment elle n’en respecte pas nécessairement la forme binaire opposant deux ennemis ou adversaires.

[3] On peut discuter les étymologies suggérées par Lyotard : paganus traduit tantôt par « paysan » tantôt par « païen » vient bien de pagus, mais ce dernier terme ne signifie pas tant « confins » que « village » en latin classique, et n’a pas, semble-t-il, de rapport étymologique avec pax (paix) ou avec pactum (traité, pacte). Mais il peut s’agir dans son esprit d’un simple jeu de mots.

[4] Lyotard, Le différend, p. 190.

[5] Cf. Norbert Elias : La société de cour, trad. fr. Flammarion 1993. Sur le « doux commerce » chez Montesquieu, cf. Céline Spector : montesquieu. Pouvoirs, richesses et sociétés, PUF 2004. La complexité du spectre sémantique de « commerce » à l’âge classique se retrouve dans l’anglais intercourse et dans l’allemand Verkehr.

[6] Dans son ouvrage récemment traduit en français (Provincialiser l’Europe, Editions Amsterdam, 2009, Dipesh Chakrabarty adopte ce schéma pour décrire deux modèles de « traduction » et donc deux modalités de rapport à la langue et à la diversité des langues

[7] également reliée à un débat très vif à l’époque autour du « négationnisme » concernant « l’absence de preuve matérielle » de l’existence des chambres à gaz dans les camps d’extermination nazis (contre lequel les « survivants » sont d’une certaine façon démunis, car il n’ont que leur témoignage « subjectif » à opposer…).

[8] Lyotard, Le différend, §12, p. 24-25.

[9] Ibid., §§ 21-22, p. 29-30.

[10] Je ne dis pas ici « culturelles », car l’examen de la question du différend est l’une des raisons que nous pouvons avoir de mettre en question la notion de « culture », naguère promue par l’anthropologie, qui est en train d’y renoncer….. C’est aussi en ces termes qu’on pourrait essayer d’adresser la difficulté contenue dans l’une des formulations de l’argument des journées, qui pose que les « traducteurs » sont « plutôt des femmes » (donc sont essentiellement des traductrices).

[11] Rada Ivekovic : « De la traduction permanente (nous sommes en traduction) », in Transeuropéennes. Revue internationale de pensée critique, n° 22, printemps/été 2002 (dossier « traduire, entre les cultures »). Voir aussi, du même auteur, « Langue coloniale, langue globale, langue locale », in Rue Descartes, Revue du Collège International de philosophie, n° 58, 2007/4.

[12] Jacques Derrida : Le monolinguisme de l’autre ou la prothèse d’origine, Galilée, Paris 1996 (extraits des pages 97 à 114). Le « site incomparable » dont il est question à la fin est celui de la Louisiane (Université de Bâton Rouge), où se déroulait le colloque pour lequel Derrida avait rédigé une première version de ce texte.

[13] Cf. Emile Benveniste, Problèmes de linguistique générale, I et II (1966 et 1974, Gallimard), « La subjectivité dans la langue ».

[14] Cf. Benjamin Stora, Les Trois Exils juifs d’Algérie‎, Stock, 2006. Il faut noter, comme y insiste Derrida, que les troupes allemandes n’occupant pas l’Algérie, le gouvernement de l’Etat français n’obéissait en l’occurrence à aucune contrainte externe, mais suivait sa propre pente.

[15] Derrida, ouvr. cit. p. 121 sq.

[16] Je cite la version anglaise : Out of place : A Memoir (Vintage Books, New York) (traduction française A contre-voie : Mémoires, Le serpent à plumes, Paris 2002).

[17] E. Said, Out of place, cit., p. 4-5.

[18] Edward Said : L’orientalisme. L’orient créé par l’Occident, nouvelle édition augmentée, tr. fr. Editions du Seuil 1997.

[19] Covering Islam. How the Media and the Experts determine how we see the rest of the world, Revised Edition 1997, Vintage Books.

[20] Culture and Imperialism, Vintage Books, New York, 1994 ; Traduction française : Culture et impérialisme, Fayard 2000.

[21] Cf. E. Said, Palestine : l’égalité ou rien, Editions La Fabrique, 1999.

[22] Said, Culture and Imperialism, cit., p. 274 (je retraduis EB).

[23] Cf. Covering Islam, cit., p. 135 sq. (« The politics of interpreting Islam : Orthodox and Antithetical Knowledge »).

[24] Cf. en particulier les essais réunis dans Réflexions sur l’exil et autres essais, trad. fr. Actes Sud, 2008.