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La « différence sexuelle » ou les fins d’un idiome.

Réflexion sur la théorie en traduction

Anne Berger
Anne E. Berger est professeur de littérature française et d’études de genre à Paris 8, où elle dirige le Centre d’études féminines et d’études de genre. Elle a enseigné pendant 23 ans à l’université de Cornell (USA).

citation

Anne Berger, "La « différence sexuelle » ou les fins d’un idiome. Réflexion sur la théorie en traduction", juillet 2010, REVUE Asylon(s), N°7, 2009-2010

ISBN : 979-10-95908-11-1 9791095908111, Que veut dire traduire ?, url de référence: http://www.reseau-terra.eu/article942.html

à propos

Une première version de cet essai a paru dans Théorie Littérature Enseignement, n.spécial Traduction, Traductions (Paris, PUV, 2008.153-164). L’article a été reproduit en octobre 2008 dans la revue en ligne Les Rencontres de Bellepierre (3). La version actuelle fait partie d’un volume à paraître en 2012, en français et en anglais.

résumé

Comment passe-t-on de la notion psychanalytique de « différence sexuelle » telle qu’elle s’articule au « nœud de la castration » à l’emploi « queer » et pluralisé de cette locution (« sexual differences ») dans la théorie anglo-saxonne pour désigner la variété des pratiques sexuelles dites « déviantes » (pratiques homosexuelles diverses, fétichisme, sado-masochisme etc.), soit ces perversions en lesquelles la psychanalyse normative reconnaît justement un déni de la « différence sexuelle » ? Dans cet essai, je médite sur ce que Judith Butler nomme les « tribulations de l’idiome » dans Undoing Gender (Défaire le genre), en l’occurrence sur les emplois instables sinon contradictoires d’un des termes-clé de la pensée sur le genre et les différences de sexe depuis qu’on s’intéresse à ces questions : la locution « différence sexuelle ». Cette instabilité sémantique tient en partie aux aléas de la traversée de frontières à la fois idiomatiques et culturelles. De Freud à Gayle Rubin, d’Hélène Cixous à Judith Butler, de Foucault à Derrida, j’étudie les effets dans la langue et pour la pensée de ces traversées de frontières, et la façon dont elles compliquent irrémédiablement la saisie conceptuelle de la ou des « différences sexuelles ».

De quoi elle(s) parle(nt) ?

Dans un entretien de 1994 intitulé « Sexual Traffic » [1], Judith Butler interroge Gayle Rubin sur les raisons à la fois politiques et théoriques qui ont conduit celle-ci à délaisser le paradigme du « genre » en faveur d’une théorie et d’une politique « du sexe ».

Gayle Rubin est une anthropologue américaine anciennement féministe et actuellement résolument postféministe, encore peu connue en France mais lue dans tous les programmes de Gender Studies, de Gay, Lesbian, Bisexual and Transgender Studies ou de Queer Studies aux États-Unis. Elle a publié deux essais qui ont fait date : le premier, « The Traffic in Women : Notes on the Political Economy of Sex », paru en 1975, formule l’une des premières théories féministes de l’oppression de genre en fournissant les bases théoriques de la distinction entre sexe et genre telle qu’elle fonctionne dans le champ de la feminist theory aux États-Unis. Sans Gayle Rubin, Judith Butler n’aurait pas pu écrire Gender Trouble, comme elle le reconnaît elle-même à plusieurs reprises. [2] Le second, « Thinking Sex », publié pour la première fois en 1984, neuf ou dix ans après « The Traffic in Women… » a joué un rôle fondateur dans la délimitation épistémologique et la justification politique du champ des Gay and Lesbian Studies, tel qu’il s’est progressivement constitué à la fin des années quatre-vingt, avant sa reformulation queer des années quatre-vingt-dix. Reproduit de nombreuses fois dans diverses anthologies, « Thinking Sex » figure en première position dans The Lesbian and Gay Studies Reader, énorme anthologie de textes théoriques « gays » et « lesbiens » publiée chez Routledge en 1993 , au moment où les programmes de Gay and Lesbian Studies commençaient à se multiplier dans le paysage universitaire américain [3].

A la question de Judith Butler sur les raisons qui l’ont poussée à abandonner le paradigme du « genre » en faveur d’une « pensée du sexe », Gayle Rubin répond de la façon suivante :

I was trying to deal with issues of sexual difference and sexual variety. And when I use ‘sexual difference’ I realize from reading your paper ‘Against Proper Objects’ that you are using it in a very different way than I am. I am using the term to refer to different sexual practices. You seem to be using it to refer to gender. [4] (73)

(Gayle Rubin fait ici allusion à un essai de Judith Butler publié dans le même numéro spécial, essai qui met en question les prémisses philosophiques et méthodologiques du champ des études gay et lesbiennes, en l’occurrence leur exclusion de l’objet « genre » du champ des études de sexualité.)
S’ensuit un dialogue qui pourrait figurer dans une pièce de Ionesco, de Tardieu, voire de Beckett, dans lequel les deux personnages se demandent de quoi ils parlent quand ils se parlent ou croient (se) parler de la « différence sexuelle », ou de quoi ça parle, la différence sexuelle , pour parler comme Lacan :

JB : You mean, I am using ‘sexual difference’ in the way that you were using ‘gender’ in ‘Traffic in Women’ ?
GB : Well, I’m not sure. Tell me how you are using ‘sexual difference’, because I am not clear on it. [5]

Judith Butler s’essaie alors à une définition de la « différence sexuelle » qu’elle refuse prudemment de reprendre à son compte, comme l’indiquent les guillemets. Et elle associe d’emblée le paradigme —ce qu’elle appelle le « framework » ou cadre conceptuel— de la différence sexuelle à un certain usage de la psychanalyse :

JB […] most of the people who work in a ‘sexual difference’ framework actually believe[…] there is something persistent about sexual difference understood in terms of masculine and feminine. At the same time, they tend to engage psychoanalysis or some theory of the symbolic. […]. [6]

Un peu plus loin dans l’entretien, Gayle Rubin revient sur ce problème terminologique :

GB : I found [the gay male political] literature fascinating and thought it was not only helpful in thinking about gay male sexuality, but also that it had implications for the politics of lesbian sexual practice as well.
And then there was just the whole issue of sexual difference. I am using the terminology of ‘sexual difference’ here to refer to what has otherwise been called perversion, sexual deviance, sexual variance, or sexual diversity. By the late 1970’s, almost every sexual variation was described somewhere in feminist literature in negative terms with a feminist rationalization. Transsexuality, male homosexuality, promiscuity, public sex, transvestism, fetishism, and sadomasochism were all vilified[…]. 82-83 (c’est moi qui souligne). [7]

Gayle Rubin emploie donc l’expression « différence sexuelle » qu’ailleurs, dans « Thinking Sex », elle met au pluriel, [8] pour désigner, comme elle le dit, « ce qu’on a appelé autrement perversion, déviance sexuelle, variation sexuelle, diversité sexuelle ». Je laisse pour l’instant de côté la question des raisons pour lesquelles elle semble préférer l’expression « différence sexuelle » à celle de « variation » ou de « diversité » sexuelle. Ce qui frappe, si l’on accepte le renvoi de la notion de différence sexuelle au champ psychanalytique —geste immédiatement esquissé par Butler en réponse à la question de son interlocutrice—, c’est évidemment le détournement « pervers » de son usage par Gayle Rubin. La notion de perversion a été élaborée dans le champ de la psycho-pathologie et plus particulièrement dans le champ psychanalytique à la fin du XIXe siècle. En termes psychanalytiques, relève de la perversion tout ce qui équivaut à un déni de la différence sexuelle, entendue comme reconnaissance par les sujets sexués de l’irréductible dualité du masculin et féminin, reconnaissance qui passe inexorablement par l’acceptation du fait symbolique de la castration : par exemple, ces « perversions » énumérées par Gayle Rubin telles que le transsexualisme, l’homosexualité et le fétichisme. (Notons au passage que le « fétichisme » semble être la perversion « fétiche » d’un certain discours « queer » sur la sexualité, depuis Foucault, qui lui réserve un sort particulier dans son Histoire de la sexualité [9] jusqu’à Gayle Rubin, qui en propose, contre la psychanalyse, une lecture « matérialiste » dans « Sexual Traffic ». Est-ce parce que la perversion fétichiste consiste proprement, selon son interprétation freudienne, à dénier la différence sexuelle et ses conséquences ? N’est-ce pas aussi parce qu’elle permet de mettre au jour une certaine complicité du « dispositif de sexualité » contemporain avec le capitalisme marchand, dans la mesure où, pour satisfaire son désir, et comme le rappelle longuement Gayle Rubin dans « Sexual Traffic », le ou la fétichiste a besoin d’accessoires qui impliquent et alimentent à la fois tout un système de manufacture et de consommation d’objets ? En ce sens, le fétichisme serait bien la perversion moderne par excellence, celle qui arrime la « déviance » sexuelle à la production d’artefacts et à la circulation de la marchandise. [10])
Alors, comment passe-t-on de la notion psychanalytique de « différence sexuelle » telle qu’elle s’articule à ce « nœud » de la castration qui sert à lier chaque sujet à son destin de genre (masculin ou féminin), à son emploi « queer  » pour désigner la variété des pratiques sexuelles dites déviantes, soit ces « perversions » en lesquelles la psychanalyse, du moins dans sa version la plus courante sinon la plus normative, reconnaît justement un « déni de la différence sexuelle » ?
Je ne me précipiterai pas pour répondre à une telle question. Ce que je voudrais souligner pour le moment, c’est l’instabilité apparente de l’usage de la locution « différence sexuelle », instabilité qu’on ne peut pas simplement attribuer à l’ignorance, au manque de précision ou encore à l’oubli de ses contextes d’emplois « originaux ». Le premier essai de Gayle Rubin, « The Traffic in Women », témoigne suffisamment de sa connaissance du champ psychanalytique, particulièrement dans son extension « franco-allemande » (Freud et Lacan).
Geneviève Fraisse, penseuse française connue pour ses positions nuancées dans le champ de la réflexion « féministe » française, et en particulier pour son refus de souscrire à l’opposition nature/culture ou encore corps/psyché, — opposition qui fonde en France l’interminable grief du dit « constructionisme » à l’endroit de celles et ceux qu’on accuse d’ « essentialisme »—, refuse pour sa part d’employer l’expression « différence sexuelle » et lui préfère la formule « différence des sexes » , au motif que la première aurait déjà un contenu déterminé. [11]

Je ne sais pas ce que Geneviève Fraisse entend par le mot « contenu », lexème qu’elle affectionne, et je ne suis pas sûre qu’on puisse maintenir rigoureusement les distinctions qu’il présuppose, sur le plan de la pragmatique comme sur celui de la philosophie du langage, entre une forme sans contenu et une forme avec contenu, entre un signifiant flottant et un signifiant arrimé à un sens, entre le supposé « vide sémantique » de la « différence des sexes » et le plein de sens de la « différence sexuelle », entre la neutralité d’une expression et la charge tendancieuse de l’autre. J’imagine néanmoins que Geneviève Fraisse a en vue (ou en ligne de mire) des pensées de la « différence sexuelle » telle que celle de Luce Irigaray, qu’elle mentionne, d’Antoinette Fouque, qu’elle ne mentionne pas, d’Hélène Cixous, qu’elle mentionne, ou encore de Derrida ou de Lacan, qu’elle ne mentionne guère mais qui font usage de la locution [12]. Mais on peut difficilement ramener l’emploi [l’usage] de la locution « différence sexuelle » par Derrida, Lacan et Irigaray, ou encore par Cixous et Fouque à un « contenu » et un seul. S’il est vrai que la locution « différence sexuelle » a une histoire intellectuelle particulière en France, il s’agit justement d’une histoire, et celle-ci n’a rien d’homogène. Elle est par définition susceptible du traitement historiciste qu’affirme privilégier Geneviève Fraisse dans son approche des questions touchant à la « différence des sexes ».

En tout cas, vue ou lue d’Amérique, l’affirmation selon laquelle la « différence sexuelle » a un contenu (déterminable et immuable) risquerait d’être illisible. D’autant plus qu’on aurait bien du mal à trouver une traduction idiomatique pour faire valoir la distinction entre « différence des sexes » et « différence sexuelle », qui ne joue pas sur la disjonction entre « sexe » et « genre » que récuse également Geneviève Fraisse. (Pour désigner la « différence des sexes » en anglais aujourd’hui, au(x) sens que cherche à lui donner Fraisse, il y a tout à parier qu’on emploierait spontanément l’expression « gender difference », comme le soupçonne d’ailleurs notre philosophe [13]). Et puisqu’on traduit aujourd’hui massivement les féministes et postféministes américaines en France, l’afflux de discours en provenance du monde anglophone ne peut pas ne pas provoquer des relectures du corpus français, et par conséquent des désalignements ou des réalignements de la scène « théorique » française dans ce domaine.
Il ne s’agit pas ici d’arguties de sémioticienne. Il y va plutôt de ce qu’on appelle aujourd’hui l’histoire culturelle, mais une histoire elle-même bousculée dans ses prémisses et son principe territorial — on comprend généralement l’histoire culturelle comme histoire d’une culture et d’une seule—, à l’époque dite de la mondialisation, par la nature et la vitesse des transferts et des contre-transferts culturels. (Entendez aussi « transfert » et par conséquent « contre-transfert » au sens que la psychanalyse a donné à ces termes, sens qui peuvent nous aider à comprendre ce qui se joue dans cette histoire).

Il n’y a pas la différence sexuelle

Je voudrais maintenant évoquer certains usages de l’idiome « différence sexuelle ». Je parle à dessein d’idiome et non de concept, afin de souligner ou de faire valoir dans cette locution, non quelque universalité abstraite du concept, mais des particularités textuelles et contextuelles de son emploi, multiplement déterminées par l’Histoire et par les particularités culturelles comme je le soulignais à l’instant, mais aussi par tel ou tel rapport singulier de ses usagers à la langue qu’ils ou elles parlent et dont ils ou elles jouent.
L’ « idios », en grec, c’est le particulier jusqu’à l’étrange. L’idiome, c’est la particularité donc l’intraduisible d’une langue ou plutôt de son usage. C’est ce qui, dans une langue donnée, lie de façon singulière un trait de langue et un trait de culture, soit tel texte à tel contexte particulier. Chaque formule idiomatique a un contexte et une histoire, ou plutôt des contextes et des histoires. En ce sens, aucun des termes que nous utilisons n’est un pur ni un simple concept, universellement traduisible et abstraitement universalisable.
Pour étayer mon propos, j’évoquerai très rapidement cinq contextes idiomatiques d’emploi de la locution « différence sexuelle », cinq « corpus » auxquels je donne des noms singuliers : 1) Sigmund Freud 2) Hélène Cixous, 3) Jacques Derrida. 4) Gayle Rubin. 5) Judith Butler.
1) Je commence par Freud, parce que c’est lui, autrement dit, c’est la psychanalyse, qui a donné un sens théorique inédit à la notion de différence sexuelle, l’érigeant en quasi-concept [14] et assurant au lexique de la sexualité un renouveau, une extension et une diffusion sans précédent dans l’histoire de la pensée occidentale. Je précise que je rassemble sous le nom de Freud tout un continent européen de pensée et de préoccupations auxquelles Freud a donné ses formulations les plus abouties. Entendez donc aussi Breuer, Kraft-Ebbing, Havelock Ellis, et bien d’autres.
Comme le rappelle Foucault dans le premier tome de l’Histoire de la sexualité, le discours de et sur la sexualité, et par conséquent le lexique de la sexualité qui le traduit et le produit (c’est à la fois l’un et l’autre), sont datés, ce qui permet à Foucault d’avancer l’hypothèse d’un « âge de la sexualité » dont les contours historiques et géoculturels sont nets : la « sexualité » comme idiome, comme catégorie épistémologique et comme objet, et par conséquent la « différence sexuelle » qui relève à la fois de cet ensemble lexical et de ce questionnement, sont une invention occidentale moderne.
L’adjectif « sexuel » (« sexualis ») existait certes en latin, mais il se rapportait seulement au sexe féminin. De même, le mot « sexe » fut surtout employé en français pour désigner les femmes (le « sexe », les « personnes du sexe » ou le « beau sexe ») jusqu’au dix-huitième siècle. C’est précisément au dix-huitième siècle que l’adjectif « sexuel » a pris son sens moderne, désignant désormais ce qui a trait à l’un ou l’autre sexe, et à la sexualité en général. C’est donc à partir de ce moment-là que quelque chose comme la « différence sexuelle » devient pensable comme telle. Quant à la « sexualité », justement, c’est un néologisme apparu dans les langues d’origine latine dans la première moitié du dix-neuvième siècle, au moment où s’élaboraient l’épistémologie et les politiques de la sexualité.
Freud emploie bien en allemand le terme latin de « Sexualität  » pour nommer et décrire son nouveau champ d’enquête. Mais lorsqu’il utilise la notion à la fois latine et moderne de « Sexuelle Differenz  » (ou, au pluriel, « Sexuelle Differenzen  »), il ne lui donne pas le sens que l’on attribue à cette expression en français et en anglais contemporains. Comme le rappelle Simon Watney, activiste et théoricien gay, dans un article intitulé « The Banality of Gender » et paru en 1986 —deux ans après « Thinking Sex »— dans un numéro spécial de The Oxford Literary Review consacré à… Sexual Difference , il y a bien deux « axes » de la réflexion freudienne sur la question. Au titre des Sexuelle Differenzen, Freud tente de penser, non tant la distinction homme/femme ou masculin/féminin, que la variété des comportements sexuels, voire des orientations sexuelles, préfigurant ainsi l’usage qu’en font certains penseurs queer. [15] Pour désigner ce que l’on traduit en français et en anglais par « différence sexuelle », il utilise le vocabulaire germanique usuel, pré-théorique si l’on veut, de la Geschlechtigkeit, et parle de « Unterschied der Geschlechter », ou plus fréquemment et simplement encore de « Geschlecht ». Dans la notion allemande de Geschlecht, — Geneviève Fraisse et Jean Laplanche ont raison de le souligner — « sexe » et « genre », au sens où on les distingue aujourd’hui en anglais et dans les langues romanes, sont justement non distinguables, en tout cas difficilement dissociables. [16] Comme le « genus  » latin d’où vient le mot « genre », Geschlecht peut désigner alternativement la race, la famille, ou le genre, mais à la différence du mot latin qui appartient au lexique de la génération et de l’engendrement, rien dans l’origine étymologique de « Geschlecht » ne suggère le caractère naturel , en l’occurrence proprement « génétique », des catégories sociales qu’il « exprime ». Enfin, contrairement à ce que la glose française et anglo-américaine de la pensée freudienne pourraient donner à croire, la « Unterschied der Geschlechter  » apparaît dans le discours de Freud comme une locution infra-théorique, qui peut renvoyer encore aux conceptions ordinaires, pré-psychanalytiques si l’on veut, de la différence des sexes, alors que le maniement du vocabulaire de la « sexualité » auquel Freud recourt massivement dans un certain nombre de ses textes— il n’est pas rare de trouver le substantif « Sexualität  » et plus encore les adjectifs « sexual  » et « sexuel  » employés jusqu’à dix fois dans une même page— souligne le caractère novateur de la réflexion sur les différentes organisations et orientations sexuelles. Dans les éditions allemandes de Freud, les dérivés de « sexuel  » et « sexual » figurent en nombre dans les index, signalant par là le statut théorique particulier de ces termes et la fréquence du lexique de la sexualité. « Geschlecht », par contre, sans doute considéré comme infra-conceptuel, n’y figure pas.
Lorsque nous lisons Freud, nous devons en tout cas tenir compte de la distinction pragmatique et sémantique qu’il établit entre le lexique de la « sexualité » proprement dit et le vocabulaire germanique de la « Geschlechtigkeit », appartenance de sexe ou de genre. Je donnerai un seul exemple de ce jeu entre la langue germanique et la langue latine (ou gréco-latine) comme langue ou idiome de la sexualité : au moment où, dans sa conférence de 1931 sur « la féminité », Freud invite son public à considérer la coexistence de traits « masculins » et « féminins » comme une manifestation de la bisexualité, il écrit ceci : « Sie [die Wissenschaft] sieht in diesem Vorkommen das Anzeichen einer Zwiegeschlechtigkeit, Bisexualität, als ob das Individuum nicht Mann oder Weib wäre » (p.121 ; c’est moi qui souligne). La bi-généricité (Zwiegeschlechtigkeit) s’interprète en termes psychanalytiques comme « bisexualité », et doit se dire comme telle [17].
Comme le savent ceux qui ont lu Freud, ce dernier conçoit le «  Geschlecht  » ou la « Unterschied der Geschlechter » (qu’on traduit en français et en anglais par « différence sexuelle »), non pas comme l’ensemble des différences anatomiques entre mâle et femelle, mais comme la manifestation de positions inconscientes différenciées chez les sujets humains, qui conduisent ceux-ci à privilégier telle ou telle voie dans la vie sociale et la vie érotique. La notion psychanalytique de « différence sexuelle » ne renvoie donc pas, on l’a assez dit, à quelque essentialisme naturalisant ou biologique. Il faudrait d’ailleurs s’interroger sur ce qu’on projette et rejette sous le terme de « biologie », nom donné à un champ scientifique en perpétuelle évolution qu’on qualifie peut-être trop vite d’essentialiste dans son objet et sa démarche (comme si, de surcroît, les termes d’‘essence’, de ‘nature’ ou encore de ‘corps’ invoqués sous son nom pouvaient se substituer l’un à l’autre dans une synonymie non problématique), et qui vaut trop souvent et trop facilement anathème dans le champ des études de genre, alors même qu’on n’hésite pas à parler de « biopolitique » dans le sillage des travaux de Foucault et d’Agamben. La notion de « bios » et sa distinction stable ou non d’avec « zoé  », méritent en tout cas un traitement moins simpliste que leur exclusion de l’horizon de la réflexion sur le genre et les différences dites « de sexe ». [18]
Pour en revenir à la question du « Geschlecht  » dans la théorie freudienne, la différence entre femme et homme, ou plutôt entre féminine et masculin n’est pas donnée ; on ne naît pas femme – ou plutôt « Weibliche » –, on le devient. Freud le dit et cherche à le démontrer avant Simone de Beauvoir. Il faudrait là encore rendre compte de l’usage différencié de « Weib » et « Weiblichkeit » d’un côté, de « Frau » de l’autre, par Freud. L’adoption d’une identité et d’une orientation sexuelles est le résultat d’un processus complexe qui implique identifications, transferts, assignations culturelles et sociales, etc.

2) Hélène Cixous hérite, via sa traduction française, de la notion freudienne de « différence sexuelle » et elle joue délibérément avec cet héritage. Je prendrai ici un seul exemple de ce « jeu ». La « différence sexuelle » – non pas la « chose » mais la formule – figure dans le titre d’une « communication » prononcée dans le cadre du premier grand colloque international multidisciplinaire organisé par le Centre d’études féminines de Paris VIII en 1990. Le colloque s’intitulait « Lectures de la différence sexuelle », parce qu’il s’agissait justement de « lire » et non de reconnaître ou de prouver quelque chose (par exemple, l’existence ou l’inexistence de la différence sexuelle). C’était donc aussi une invitation à lire la « différence sexuelle » comme un fait et un effet de discours et de langue. L’intervention d’Hélène Cixous faisait partie d’un ensemble à deux voix, l’autre voix étant chantée par Jacques Derrida. Chacun jouait à tenir sa partie ou sa partition (la partie ou la part « femme » et la partie ou la part « homme »), tout en compliquant et questionnant le sens de cette partition jusqu’à la rendre intenable ou inchantable, sinon à plus d’une voix. Hélène Cixous avait intitulé sa part « Contes de la différence sexuelle ». Elle mettait ainsi l’accent en termes littéraires sur ce qu’en termes para-foucaldiens on appellerait le discours. « Contes de la différence sexuelle », ça ne veut pas dire « mensonges » (comme quand on dit « qu’est-ce que tu me racontes ? », « quels contes me chantes-tu là ? »), parce que la littérature n’est pas moralisante (même quand elle croit ou veut l’être) ni « moralisable », et n’est pas concernée en ce sens par l’opposition entre mensonge et vérité. Un tel titre, cependant, fait signe vers la fiction et ses pouvoirs. Et en effet, dans ces « contes », la différence sexuelle est transformée par un coup de baguette poétique en « DS », acronyme de la Différence Sexuelle qui fait venir sur scène une de ces déesses païennes refoulées par les religions monothéistes. Vous allez vous précipiter en disant : on vous l’avait bien dit qu’elle révérait la différence sexuelle comme une divinité. Mais c’est parce que vous n’avez pas lu. Ce qui est « divinisé » et qui s’incarne ainsi, ce qui est changé en un trope inattendu, ce n’est pas la chose « différence sexuelle », mais la formule. Et la DS, justement, ce n’est pas la différence sexuelle. C’est un fait (ou, comme dirait H.C., une fée), de langue. Voici ce qu’en dit Hélène Cixous :

La ‘D.S’— n’est pas une région, ni une chose, ni un espace précis entre deux, elle est le mouvement même, le réfléchissement, le Se, la déesse négative sans négativité, l’insaisissable qui me touche, qui venant du plus proche me donne par éclairs à moi-même l’impossible moi-autre, fait surgir le tu-qui-je-suis, au contact de l’autre. (1994, p. 56)

Cette DS qui passe, et qui déstabilise les assignations en passant, cette déesse pas sage du passage de l’un vers l’autre et de l’un dans l’autre, n’a guère à voir avec quelque destin anatomique, ni non plus avec une division réglée des rôles. Elle a par contre beaucoup à voir avec certains mécanismes psychiques étudiés par la psychanalyse tels que la formation du moi, les différentes modalités du rapport à l’autre, l’amour ou inversement, quand le passage n’a pas lieu, l’hostilité.

3) Pourquoi et comment Derrida, grand déconstructeur de ce qu’il appelle la « sexdualité », c’est-à-dire la logique duelle qui sous-tend la notion traditionnelle de la différence sexuelle et de la sexualité en général (comme opposition entre hétérosexualité et homosexualité), y compris dans leurs acceptions psychanalytiques, pourquoi, donc, et comment demeure-t-il attaché à l’idiome de la différence sexuelle, lui qui n’a de cesse de débusquer et de dénoncer la hiérarchie phallogocentrique qui s’insinue dans toute différence traitée comme une opposition irréductible ? Parce que c’est l’idiome, cet idiome-là, justement, qui l’intéresse à plusieurs titres, et parce que la déconstruction n’est pas un geste de censure, de réduction ou d’effacement du problème qu’on cherche à traiter.
Préserver l’idiome « différence sexuelle », c’est accepter d’hériter d’une certaine histoire et vouloir penser cet héritage, fût-ce de manière critique. Derrida hérite de la notion de « différence sexuelle » léguée par l’épistémologie moderne, et dialogue avec la modernité comme « âge de la sexualité » (en particulier avec le « legs de Freud ») en jouant avec cet idiome. C’est aussi en poète ou en poéticien qu’il accueille cette locution, jouant comme le fait Hélène Cixous avec le genre féminin de l’expression (la « différence sexuelle » est de genre féminin en français), et jouant surtout sur le terme « différence » dont il rappelle dans « Chorégraphies » la mobilité et l’instabilité constitutives. La différence (substantif d’origine verbale), le différer de la différence, n’est pas un état et surtout pas un état d’opposition, c’est une danse : le verbe « di-fero » en latin signifie le mouvement, le déportement dans des directions multiples, ou, en termes derridiens, la dissémination : tout le contraire de la fixité catégorielle d’un rassemblement de traits. Et c’est encore en philologue qu’il fait valoir, dans l’épithète « sexuelle », une certaine mémoire de la coupure. Le mot « sexe » et ses dérivés viennent du latin « secare, sectum » qui signifie couper, sectionner. La langue nous invite donc à penser le sexe, la sexuation et le sexuel comme phénomènes et expérience de la coupure, de la partition, voire de la blessure. Telle ou telle identité sexuelle renverrait donc à une certaine coupe ou découpe symbolique et imaginaire dans le tissu de l’être humain.
On sait le rôle qu’une certaine problématique (c’est-à-dire encore une interrogation et une déconstruction) de la coupure joue à travers toute l’œuvre de Derrida pour des raisons à la fois strictement philosophiques et autobiographiques (par exemple, à travers le motif de la circoncision), donc aussi historiques, puisque l’autobiographie est une écriture de l’histoire au niveau de l’individu. Avec le « sexe » et ses dérivés lexicaux, nous nous trouvons donc chez Derrida dans les parages d’une pensée de la coupure et de la divisibilité infinie, mais aussi au cœur d’une expérience indissociablement psychique et culturelle de la coupure comme blessure, de la partition comme résistance à la totalisation, de la « pas toute » et du « pas tout », « pas tout puissants » que nous sommes tous en tant qu’êtres sexués, voués à la section donc aussi à l’intersection. Enfin, garder l’idiome de la différence sexuelle tout en le divisant à l’infini, donc en le pluralisant afin d’échapper ou de tenter d’échapper à la fois à toute assignation binaire et à l’assignation conceptuelle en général – un concept est toujours « singulier », toujours au singulier de l’universel, et c’est pourquoi Derrida préfère parler de « différences sexuelles » au pluriel, plutôt que de la « différence sexuelle », concept qui produit inévitablement, si on le prend au sérieux, des effets de sexdualité –, garder cet idiome donc, c’est aussi pour Derrida préserver la possibilité de penser le rapport entre ces expériences et l’expérience amoureuse. Sans sexe, sans pensée du sexe, pas de rapport sexuel, pas de danse amoureuse. Sans coupure, sans limitation ou interruption de soi, il n’y aurait plus – il risquerait de ne plus y avoir – de différences possibles (entendez-les au pluriel, parce que la ligne de démarcation n’est jamais « une » et jamais nette) entre auto-érotisme et allo-érotisme, pas d’interruption ou d’altération de l’amour de soi, donc pas d’amour de l’autre.

4) Je saute maintenant sur l’autre continent où s’agitent ces questions et je (re)passe à Gayle Rubin, dont je vous parlais tout à l’heure. Dans « The Traffic in Women », Gayle Rubin s’attache à montrer l’importance de la psychanalyse et de l’anthropologie structurale pour l’élaboration d’une épistémologie et d’une politique féministes, puisque seules ces deux « sciences humaines » ou ces deux discours prennent centralement en compte ce qu’elle appelle le « sex/gender system », c’est-à-dire « the set of arrangements by which a society transforms biological sexuality into products of human activity, and in which these transformed sexual needs are satisfied » (p. 159) [ le dispositif par lequel une société transforme la sexualité biologique en produits de l’activité humaine, et par le quel ces besoins sexuels transformés sont satisfaits. Ma traduction].
C’est chez Gayle Rubin qu’on trouve pour la première fois des formules comme « Gender is a socially imposed division of the sexes » (p. 179) (le genre est une division des sexes socialement imposée), mais c’est aussi chez elle qu’on trouve la défense et illustration la plus convaincante de l’utilité de la psychanalyse :

In Marx’s map of the social world, human beings are workers, peasants, or capitalists ; that they are also men and women is not seen as very significant. By contrast, in the maps of social reality drawn by Freud and Lévi-Strauss, there is a deep recognition of the place of sexuality in society, and of the profound differences between the social experience of men and women. [19] (p.160)

En France, la pensée du genre et sur le genre s’est souvent constituée sinon contre la psychanalyse, du moins dans l’ignorance de celle-ci. Or, on ne comprend pas le travail de Judith Butler et de ses contemporain(e)s dans le domaine des Gender Studies et/ou des Queer Studies si on ne prend pas en compte leur dette à l’égard de la psychanalyse et d’une certaine anthropologie. En même temps, c’est vrai, la psychanalyse demeure un « bone of contention  » ou point d’achoppement majeur dans ce domaine. Si Gayle Rubin poursuit la réflexion anthropologique et le travail ethnographique dans « Thinking Sex », elle abandonne la psychanalyse au nom d’une méfiance radicale à l’égard de tout geste d’interprétation : « Sexual acts are burdened with an excess of significance », écrit-elle. [20] Au même moment ou à peu près, Simon Watney propose une lecture foucaldienne de Freud ou plutôt freudienne de Foucault et milite lui aussi pour l’abandon d’une problématique du genre en faveur d’une problématique de la ou des sexualités. Mais contrairement à Rubin, il le fait au nom d’une conception freudienne des mécanismes du désir et de l’instabilité de l’identité. [21]
« Thinking Sex » est à la « Queer theory  » ce que « The Traffic in Women » a été pour l’établissement des Gender Studies, lesquelles ont pris institutionnellement le relais des Women’s Studies, marquant ainsi l’abandon stratégique et épistémologique du paradigme « femme » au profit de celui de « genre » à la fin des années quatre-vingt : un texte fondateur. Que ces deux textes aient été écrits par le même auteur est particulièrement intéressant.
Dans « The Traffic in Women », on voit déjà apparaître les germes de la thèse que développera Gayle Rubin dans « Thinking Sex », à savoir que la déconstruction du genre comme catégorie sociale et politique de régulation binaire de la vie sexuelle et de la vie sociale doit conduire à un abandon de cette catégorie, à la fois en pratique et en théorie.

Cultural evolution provides us with the opportunity to seize control of the means of sexuality, reproduction, and socialization, and to make conscious decisions to liberate human sexual life from the archaic relationships that deform it. Ultimately, a thorough-going feminist revolution would liberate more than women. It would liberate forms of sexual expression, and it would liberate human personality from the straightjacket of gender. [22] (p.200)

Libérez-vous du genre en un geste de contestation radicale de la production des identités sociales, si la chose est possible – et c’est un objet de débat, voire de dispute à l’intérieur de la Queer theory, divisée entre les tenants et tenantes de la position de Rubin et ceux/celles qui soutiennent la position de Butler, chacun se réclamant de Foucault à des titres différents –, et il reste la sexualité, ou, comme on le dit plutôt en anglais, « le sexe ». Le mot « sex  » désigne à la fois en anglais le caractère sexué (donc aussi les caractéristiques sexuelles) des êtres vivants et la pratique de la sexualité (dans la langue courante, on ne dit pas faire l’amour mais « to have sex  »). Or, pour des raisons politiques qui font l’objet de son essai, Gayle Rubin cherche à séparer strictement ces deux acceptions du terme.
Dans « Thinking Sex » (formule amphibologique qu’il ne faut pas traduire trop vite par « Penser le sexe », traduction qui ne tiendrait pas compte des ressources idiomatiques de la formule, qu’on pourrait aussi légitimement traduire par « Penser sexe », voire par « Sexe pensant »), l’idiome de la différence sexuelle occupe donc à nouveau une place centrale. Mais, d’une part, il est pluralisé (comme chez Derrida) ; d’autre part il signifie, non pas les différences génériques entre masculin et féminin puisque cette polarisation dichotomique est récusée, ni même les différences d’orientation sexuelle qui sont considérées comme tributaires, dans cette perspective, d’une matrice conceptuelle hétérosexuelle qui voit partout de la différence ou de l’opposition binaire (entre homme et femme, mais aussi entre hétérosexualité et homosexualité), mais toutes les différences et les variations de pratiques sexuelles et d’identifications sexuelles, dans leur contingence historique. Il ne s’agit pas pour Rubin d’en revenir à une conception naturaliste de la sexualité, mais de pousser l’analyse foucaldienne de la sexualité, et en particulier l’indifférence de Foucault à la question du genre, jusqu’à ses dernières conséquences, une fois que tout effort de catégorisation générique a été abandonné. Dénonçant les pressions sociales et la répression politique qui s’exercent contre quiconque prétend déroger au modèle sexuel dominant propre à telle ou telle société, Rubin écrit :

The notion of a single ideal sexuality characterizes most systems of thought about sex.[…] Progessives who would be ashamed to display cultural chauvinism in other areas routinely exhibit it toward sexual differences. We have learned to cherish different cultures as unique expressions of human inventiveness rather than as the inferior or disgusting habits of savages. We need a similarly anthropological understanding of different sexual cultures. [23] (1984, p.12 ; c’est moi qui souligne

).

J’avais déjà souligné en préambule le privilège lexical que Gayle Rubin semble accorder à la locution « différence(s) sexuelle(s) », pour laquelle elle propose une série d’équivalents imparfaits, sauf à les nommer tous à chaque fois, comme elle le fait dans « Sexual Traffic » : déviance sexuelle, variété sexuelle, diversité sexuelle. Tout se passe comme si le mot « différence(s) » lui permettait de maintenir un équilibre entre un terme clairement péjoratif comme « déviance », qui n’a de sens qu’en fonction d’une norme que Rubin s’attache à contester dans son principe —il n’y a pas pour elle de sexualités normales ou anormales— et un terme —« diversité »— dont on connaît désormais en France comme aux Etats-Unis la valeur euphémisante et neutralisante. La différence écarte et fait peur ; la diversité rassure et rassemble. L’une attente au principe d’identité. L’autre non [24]]. Il s’agit pour Rubin d’aboutir à la dépénalisation des conduites dites « déviantes », non à leur « normalisation » au titre de l’idéologie libérale du « choix individuel ».

Quel est alors le statut de ces différences sexuelles et de ces différentes cultures sexuelles ? Quelles formes sociales et psychiques leur expérience peut-elle prendre ? Peut-on échapper complètement à la catégorisation et à la requalification « génériques » ? Je laisse ces questions en suspens, et j’ajoute simplement que, pour Rubin, la question sexuelle n’est pas une question pré-politique mais la racine même du politique. Là encore, une telle position n’est peut-être totalement compréhensible qu’à prendre en compte l’histoire culturelle du politique et de la politique aux États-Unis, et la centralité politique en « Amérique » de tout ce qui relève de ce qu’on appelle aujourd’hui, depuis Foucault, la bio- ou le biopolitique. Rubin préconise donc non pas une nouvelle politique des genres ni même une politique des sexes (qu’on en compte deux ou qu’on en compte trois, comme chez Platon), mais une politique du sexe et des sexualités, qui n’est réductible selon elle ni au marxisme comme théorie de la libération des travailleurs, ni au féminisme comme théorie de l’émancipation des femmes.

5) Alors, « the end of sexual difference » ? La fin de la différence sexuelle ? Je fais exprès de poser la question en anglais. Ma question est en fait une citation d’un article de Judith Butler, publié pour la première fois dans Feminist Consequences en 2001 et republié dans Undoing Gender. Le titre de Butler est bien formulé comme une question, question dont elle souligne elle-même le statut citationnel, et à cette question, elle répond : « non » [25] ; la question de la différence sexuelle (à la fois comme expression et comme notion) doit rester posée comme question troublante et troublée (d’où la modalité interrogative du titre), sous peine d’appauvrir considérablement le champ de la réflexion féministe. Je cite les derniers mots de la première version de cet essai :

That the sexual freedom of the female subject challenged the humanism that underwrites universality suggests that we might consider the social forms, such as the patriarchal heterosexual family, that still underwrite our « formal » conceptions of universality. The human, it seems, must become strange to itself, even monstrous, to reachieve the human on another plane. This human will not be « one » [26], indeed will have no ultimate form, but it will be one that is constantly negotiating sexual difference in a way that has no natural or necessary consequences for the social organization of sexuality. By insisting that this will be a persistent and an open question, I mean to suggest that we make no decision on what sexual difference is but leave that question open, troubling, unresolved, propitious. [27] (2001, p. 432)

« The End of Sexual difference ? » est d’abord une méditation sur l’idiome du genre, donc sur le « genre » comme idiome, non pas sur un mode philosophico-philologique comme chez Derrida ou sur un mode poétique comme chez Hélène Cixous, mais sur un mode pragmatico-politique qui donne place à une réflexion sur la langue et le discours en s’interrogeant sur les variations sémantiques du terme et sur les effets politiques variés liés à ses contextes d’emploi. D’où cette remarque : « More important than coming up with a strict and applicable definition of the term [gender], is the ability to track the travels of the term through public culture » (p. 425). [L’important, c’est moins d’arriver à formuler une définition rigoureuse et applicable du terme ‘genre’ que d’être capable de render compte des tribulations du terme dans le discours public (ma traduction)]. Plus généralement, l’essai de Butler se fait l’avocat, non pas d’un pluralisme intellectuel mou, mais de la complexité nécessaire d’un champ théorique qu’enrichissent en l’indexant des idiomes et des formulations multiples, voire contradictoires.
Les travaux les plus récents de Butler sur le genre, réunis dans le volume Undoing Gender (2004), se font aussi l’écho d’un nouvel élément dans le paysage de la réflexion américaine sur ces questions, élément qui est venu jeter un nouveau trouble dans le trouble général du genre comme catégorie sociale et comme outil conceptuel : je veux parler de l’ampleur prise par le double phénomène social de la transsexualité et du transgenre, effet, en partie, de la place théorique donnée à cette question. Le discours, le phénomène culturel et la pratique du «  crossing  » qui tantôt, dans sa version transsexualiste, postule l’arrimage symbolique, social, physique et fantasmatique du genre au sexe, tantôt, dans sa version « transgenre », joue au contraire sur le décalage entre corps sexué et identité déclarée, invitent là encore à situer l’enquête au croisement de l’analyse culturelle, de la théorie sociale et de la psychanalyse, et surtout à maintenir problématique, donc ouverte, la question de la ou des différences sexuelles.

Quand la langue nous mène en bateau

Quelques remarques, pour finir mais non pour conclure.

Première remarque.

Dans « Sexual Traffic », Gayle Rubin rappelle qu’au début des années soixante-dix, époque de l’émergence des « mouvements de femmes » en Occident,— mouvements qui furent à la fois de vrais mouvements populaires dans leur capacité de mobiliser l’opinion publique en faveur de la contraception et de l’avortement, par exemple, mais aussi des mouvements de pensée sans précédent qui aboutirent à la constitution progressive de la feminist theory entre les années quatre-vingt et le début des années quatre-vingt-dix—, le « paradigme dominant », parmi les « intellectuels progressistes », était le marxisme, sous des formes diverses [28]. Le féminisme dit de la « seconde vague » s’est donc formulé, au moins dans ses débuts, dans un rapport divisé au marxisme [29]. Si, dans son premier essai, « The Traffic in Women », Gayle Rubin pointait les insuffisances du marxisme et énonçait les conditions épistémologiques et méthodologiques d’une autonomisation de la pensée féministe, il n’en reste pas moins que son essai, conçu à la fois comme un commentaire de et un hommage à l’ouvrage de Friedrich Engels, L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’état, disait clairement la dette compliquée de la nouvelle pensée féministe à l’égard du premier, dette qu’elle réaffirme d’ailleurs dans « Thinking Sex », au moment où elle analyse les rapports ambigus mais consubstantiels de certaines formes de sexualité modernes avec l’économie de marché [30]. Le marxisme fournissait en particulier et fournit encore à un certain féminisme un modèle d’articulation entre théorie et politique, plus spécifiquement entre théorie de la domination et politique de l’émancipation. Mais si Marx a beaucoup d’exégètes et a donné lieu à des lectures très diverses, le ou les marxismes ont néanmoins une seule source et se fondent sur un appareil conceptuel assez stable. Tout le monde s’entend sur ce que veut dire « capital », « travail », « plus-value », « valeur d’échange » etc, c’est-à-dire sur la définition et les sens que leur a donnés Marx. Il n’en va pas de même pour la « théorie féministe ». Les termes-clés de son lexique sont sujets à contestation, et par conséquent soumis à un processus constant de « resignification  » (resignification), pour employer un terme qu’affectionne Butler et par lequel elle désigne ces opérations d’infléchissement et de redéploiement sémantiques, si caractéristiques de la pensée contemporaine du genre et des différences sexuelles. Il n’y a pas d’auteur ni d’autorité qui tienne dans le champ de la pensée féministe ou post-féministe : ni Marx ni Freud ; ni Irigaray ni De Beauvoir. C’est à la fois son malheur et sa chance ; peut-être surtout sa chance, puisque l’hétérogénéité de ses sources et l’instabilité constitutive de ses « fondements » mettent en lumière, inversement, ce que toute prétention à la stabilité conceptuelle doit au double principe (« patriarcal » ?) d’unicité et d’autorité du texte.

Deuxième remarque.

Vers la fin de la version augmentée de « The End of Sexual Difference ? » parue dans Undoing Gender, Judith Butler, qui consacre essentiellement les dernières pages de son essai à réfléchir sur « la division anglo-européenne » en dialoguant avec la « théoricienne féministe européenne » Rosi Braidotti, affirme que toute théorie émane d’un lieu (« theory emerges from location »). Peut-être cette remarque sur le « lieu » de la théorie lui est-elle inspirée par la réflexion de Homi Bhabba sur le « lieu » (« location » ) de la culture . Quoiqu’il en soit, c’est une façon de rappeler qu’il n’y a pas de théorisation possible sans point de vue et pas de point de vue qui n’implique un lieu depuis lequel s’exerce la contemplation « théorique », le « theorein ». Dans la foulée de cette remarque, Butler pointe cependant le fait que le « lieu » lui-même, comme site unifié ou au moins repérable sur le fond duquel s’enlève toute énonciation, est justement en crise en Europe :

Theory emerges from location, and location itself is under crisis in Europe, since the boundaries of Europe are precisely what is being contested in quarrels over who belongs to the European Union and who does not, on rules regarding immigration (especially in Belgium, France, the Netherlands), the cultural effects of Islamic communities, of Arab and North-African populations. [31] (201).

Mais cette crise de la localisation, comme crise du principe de l’unité de lieu —unité sans laquelle il n’est pas de lieu qui tienne à sa place, et qui se déclare ou s’annonce en Europe dans la figure de l’Union—, n’affecte pas seulement l’Europe. La dislocation littérale du point de vue affecte la théorie contemporaine et plus particulièrement la théorie féministe comme le suggère elle-même Butler qui s’empresse d’ajouter, à la suite de ses propos sur l’Europe : « I am an American, but I am trained in European philosophy ». S’ensuit alors une déclaration « confessionnelle » de Butler sur son rapport aux langues européennes en général et à la langue allemande en particulier. Quel rapport entre cette réflexion sur la traversée des langues et le questionnement du sens et des emplois du mot « genre » ou de la locution « différence sexuelle » ? Il y va justement d’une dislocation du rapport de la langue à son ou à un lieu d’émission. Quelle langue parlè-je, et depuis quel(s) lieu(x), quand j’emploie le mot « sex(e) » aujourd’hui en français ? Les sociolinguistes constatent en effet que, de plus en plus, on donne à ce terme en français une extension qu’il n’avait guère il y a encore dix ou quinze ans, et telle qu’on parle désormais anglais en parlant « sexe » en français. Le dictionnaire historique de la langue française confirme ce rapport entre « parler sexe » et parler anglais lorsqu’il note que bien des dérivés des mots « sexe » et « sexualité » dans le français contemporain proviennent de l’anglais : c’est le cas de la série des mots préfixés par « trans » tels que « transsexualisme », attesté en français à partir de 1956 ou encore de « transsexualité » (1960) et de « transsexuel » (1965) [32].
La langue anglaise, qui ne renvoie plus elle-même à l’unité d’un lieu et d’une culture, est aujourd’hui à la fois le lieu paradoxal et le véhicule de cette dislocation généralisée. Il devient donc opportun, sinon nécessaire, de se demander ce qui arrive au « contenu » de la « différence sexuelle » quand celle-ci traverse l’Atlantique ou quand elle reprend le bateau depuis San Francisco ou New-York.
Enfin, l’instabilité sémantique d’une telle locution tient bien sûr au caractère particulier de l’ « exercice du savoir » en matière de différence(s) sexuelle(s). Tout « savoir » en la matière, toute rationalisation, toute proposition épistémologique ou politique la concernant sont nécessairement « affectés » — c’est le terme employé par Geneviève Fraisse dans son introduction à L’Exercice du savoir et la différence des sexes—, ou encore surdéterminés et d’emblée compromis, par l’expérience intime et la position inconsciente de celles et ceux qui s’expriment sur le sujet, et par cette limite à la fois indécidable et indépassable qui sépare le savoir sur soi du savoir sur l’autre, aussi incertain que soit le premier. En matière de « différence sexuelle », le sujet de la connaissance est voué à la méconnaissance qui affecte son rapport à l’autre comme à lui-même. Son savoir ne peut donc être qu’un système de présomptions, Lacan dirait en s’amusant de « convictions ». Et c’est pourquoi, dans le champ de la politique comme de la théorie dite féministe occidentales, il est si difficile — en vérité impossible— de s’entendre (construction pronominale qu’il faut entendre selon le double axe du pronom : réfléchi et réciproque), et sans doute si vain de chercher à le faire, sur les questions dites d’ « identité(s) sexuelle(s), — questions relancées ad infinitum par le mystère de la division sexuelle—, alors qu’il est si facile de s’accorder sur le terrain de la lutte pour l’égalité.
« La différence sexuelle, nous nous demanderons toujours… », écrit Derrida à la fin de sa « lecture de la différence sexuelle » intitulée « Fourmis ». Et d’ajouter, en faisant résonner l’indécidabilité de ce « nous nous » (« nous nous demanderons »), qui introduit l’interlocution dans l’allocution et la question à l’autre et de l’autre dans la réflexion solitaire : « Mais c’est ça, la différence sexuelle, si elle a quelque chose à voir avec cette situation : se demander. Et se demander, à l’autre, s’il y en a, si c’est une détermination accessoire,[…], un supplément secondaire ou une antenne essentielle à travers toutes les séparations […]. » [33]
Tout au plus peut-on dire que « la différence sexuelle » fonctionne aujourd’hui dans la parole occidentale — dans le « réel », c’est toujours impossible à dire— comme l’une de ces « phrases » dont parle Laurent Dubreuil à propos du « langage » de la colonisation, c’est-à-dire une locution « qui permet la constitution d’une phraséologie » et entretient ce que Dubreuil appelle une « parlure », qu’il définit comme « un agrégat langagier, produit par la combinaison de dires antérieurs, et qui s’impose socialement et politiquement comme une parole, disponible, qui n’aurait pas besoin d’être prise par le locuteur. » « Parole » prenante quand on croit la prendre et toujours imprenable, la parole sur la ou les différences sexuelles, qui s’exprime dans la « phrase » ou l’expression « différence sexuelle », n’est pas « orientée » comme un dispositif discursif au sens que Foucault donne à ce dernier terme. Elle est, pour paraphraser encore Dubreuil, « un espace contradictoire et pourtant sensé. » [34]

Anne Emmanuelle Berger
Université Paris VIII et Cornell University

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NOTES

[1] L’entretien fut d’abord publié dans la revue Differences (A Journal of Feminist Cultural Studies), dans le cadre d’un numéro spécial consacré à la « rencontre » complexe du féminisme et de la théorie queer, puis republié en 1997 en format « livre ».

[2] Elle consacre plusieurs pages de Gender Trouble aux analyses de Lévi-Strauss, Lacan et Freud proposées par Gayle Rubin dans « The Traffic in Women » (voir 98-102). Elle salue à nouveau le « travail extraordinaire » de Rubin dans sa préface à la réédition de son livre (1999). Enfin, elle redit sa dette de manière appuyée à Gayle Rubin dans « Sexual Traffic » : « […] what interested me in ‘The Traffic in Women’ was that you, by using a term that comes from American sociological discourse — ‘gender’— by using that term, you actually made gender less fixed […]. So I think that what you produced was an amalgamation of positions which I very much appreciated, and it became one of the reasons I went with gender myself in Gender Trouble. (73-74). [Ce qui m’a intéressée dans « The Traffic in Women », c’est qu’en utilisant un terme qui vient du discours sociologique américain — le ‘genre’—, tu as en fait rendu le genre moins rigide. Je pense que tu as produit un amalgame de positions diverses tout à fait intéressant, et c’est l’une des raisons qui m’a poussée à adopter ce terme dans Gender Trouble. (Ma traduction)

[3] Le soulignement graphique de l’article « The » sur la couverture du « reader » (The Lesbian and Gay Studies Reader)indique bien que cette anthologie prétend d’emblée faire autorité sur la question.

[4] « J’essayais de traiter des questions de différence sexuelle et de variété sexuelle. Et quand j’utilise [la formule] « différence sexuelle », je me rends compte en lisant ton papier « Contre les objets propres » que tu l’utilises d’une manière très différente de moi. J’utilise le terme pour désigner différentes pratiques sexuelles. Tu sembles l’utiliser pour renvoyer au genre » (ma traduction).

[5] JB : « Tu veux dire que j’utilise « la différence sexuelle » de la manière dont tu utilises « le genre » dans ‘The Traffic in Women’ » ? GR : « En fait, je n’en suis pas sûre. Dis moi comment tu utilises « la différence sexuelle », parce que ça n’est pas clair pour moi » (ma traduction).

[6] « La plupart des gens qui travaillent dans le cadre conceptuel de la ‘différence sexuelle’ croient en fait qu’il y a quelque chose d’irréductible dans la différence sexuelle comprise comme différence entre le masculin et le féminin. En même temps, ils ont tendance à se référer à la psychanalyse ou à telle ou telle théorie du symbolique » (ma traduction).

[7] « Je trouvais la littérature gay fascinante, et j’ai pensé qu’elle n’était pas seulement utile pour comprendre la sexualité gay, mais qu’elle avait aussi des implications concernant la politique de la pratique sexuelle lesbienne. Et puis il y avait toute cette question de la différence sexuelle. J’utilise cette terminologie ici pour désigner ce qui a par ailleurs été nommé perversion, deviance sexuelle, variation sexuelle, ou diversité sexuelle. A la fin des années soixante-dix, presque toutes les variations sexuelles étaient décrites quelque part dans la littérature féministe en termes négatifs, rationalisation féministe à l’appui. La transsexualité, l’homosexualité masculine, la promiscuité, le sexe en public, le travestissement, le fétichisme et le sado-masochisme, tous étaient vilipendés » (ma traduction).

[8] « Progressives who would be ashamed to display cultural chauvinism in other areas routinely exhibit it towards sexual differences. » Thinking Sex, p. 15 (c’est moi qui souligne ). [ Des progressistes qui auraient honte de manifester une étroitesse d’esprit dans d’autres domaines témoignent régulièrement d’une telle fermeture dès qu’il s’agit des différences sexuelles.] Ma traduction.

[9] Cf La Volonté de savoir, p.203 : « […] ainsi le ‘sexe’ se définit par un entrelacement de fonction et d’instinct, de finalité et de signification ; et sous cette forme, il se manifeste, mieux que partout ailleurs, dans la perversion-modèle, dans ce ‘fétichisme’ qui, depuis 1877 au moins, a servi de fil directeur à l’analyse de toutes les autres déviations, car on y lisait clairement la fixation de l’instinct à un objet sur le mode de l’adhérence historique et de l’inadéquation biologique. »

[10] Voir les propos de Gayle Rubin dans « Sexual Traffic », p.85 : « I do not see how one can talk about fetishism, or sadomasochism, without thinking about the production of rubber, the techniques and gear used for controlling and riding horses, the high polished gleam of military footwear, the history of silk stockings[…]. To me, fetishism raises all sorts of issues concerning shifts in the manufacture of objects, the historical and social specificities of control and skin and social etiquette[…]. » [ Je ne vois pas comment on peut parler du fétichisme ou du sado-masochisme sans penser à la manufacture du caoutchouc, aux techniques et lanières qui permettent de monter et de contrôler les chevaux, à la surface brillante des chaussures militaires, à l’histoire des bas de soie. Pour moi, le fétichisme pose toutes sortes de questions concernant les changements dans la production des objets, les modalités historiques et sociales particulières de contrôle et l’étiquette sociale et raciale. Ma traduction].

[11] Voir par exemple les propos de Geneviève Fraisse dans un entretien avec Frédérique Ildefonse et Sabine Prokhoris paru dans un numéro de la revue électronique Vacarme consacré aux « minorités féminin pluriel » ( 04/05, automne 1997) : « je tiens à l’expression ‘différence des sexes’, qui, contrairement à la ‘différence sexuelle’, ne propose aucun contenu. C’est un concept vide, et c’est bien. Je ne propose pas de théorie de la différence, mais je m’attache aux conditions de pensée épistémologiques de la différence.” Ou encore, dans « La contradiction comme lieu du féminisme », compilation d’articles antérieurs mise en ligne en novembre 2008 par Arnaud Sabatier, animateur de la revue réunionnaise électronique Les Rencontres de Bellepierre : « J’ai décidé de m’en tenir à une catégorie, celle de différence des sexes (Geschlechtdifferenz, dit la langue allemande avec à propos, puisque Geschlecht est aussi bien le sexe que le genre), qui, en ce cas, est une catégorie vide, vide de contenu. »

[12] Voir le chapitre « Empiricité et monnaie » de son ouvrage La Différence des sexes, p.45 : « ‘Différence sexuelle’ est un parti pris philosophique propre à la pensée française, notamment à celle d’Hélène Cixous ou de Luce Irigaray ; différence sexuelle est déjà une définition de la différence des sexes, l’affirmation ontologique ou psychologique d’une différence, le point de départ d’une philosophie du féminin. »

[13] « Reste à souligner les problèmes de langue, qui ne manquent pas d’intérêt : sexual difference est connoté biologiquement en anglais, d’où vint la nécessité de créer le ‘genre’ en espérant échapper à une représentation déterministe. » (La Différence des sexes, p.46).

[14] J’insiste sur le « quasi » et la pensée du « quasi » que nous a léguée Derrida.

[15] Voir Watney, p.14 : « It should at once be noted that the sense of sexual difference which informs these overlapping institutions [et Simon Watney de désigner à ce titre la loi et l’état, mais aussi la sociologie, l’anthropologie, les études culturelles et la psychanalyse] involves a taken-for-granted distinction between male and female, a sense of opposition which constitutes the bed-rock of their understanding of ‘difference’. At the same time, however, each reveals its own sexual unconscious in the degree to which it acknowledges, handles, disavows, or entirely represses the other major axis of sexual difference — that which Freud explores in the name of the object-choice, and to which Foucault gives the word ‘sexuality’ » . [Notons immédiatement que le sens de l’expression ‘différence sexuelle’ qui informe ces institutions dont les domaines se chevauchent présuppose la distinction entre mâle et femelle, opposition qui constitue la pierre angulaire de leur compréhension de la ‘différence’. En même temps, chacune révèle son propre inconscient sexuel dans la manière dont elle reconnaît, traite, dénie ou refoule entièrement l’autre axe majeur de la différence sexuelle — celui que Freud explore au titre du choix d’objet et auquel Foucault donne le nom de ‘sexualité.’ Ma traduction].

[16] Voir Geneviève Fraisse, « La contradiction comme lieu du féminisme », loc. cit et Jean Laplanche, « Psychanalyse et sexualité », entretien avec Francis Martens (in Psychanalyse : que reste-t-il de nos amours ? édité par F. Martens. Paris, Editions Complexe, 2000). P.188.

[17] La différence entre « Zwiegeschlechtigkeit » et « Bisexualität » est oblitérée par la traduction de ce passage en français : « [la science] voit dans ce fait la preuve d’une double sexualité, d’une bisexualité, comme si l’individu n’était pas franchement mâle ou femelle… » (1940, p. 149, c’est moi qui souligne).

[18] Au sujet de l’exclusion de principe de « la biologie » par les Women’s Studies et les études de genre qui leur ont succédé, exclusion qui restreint d’avance le champ d’investigation et le périmètre de pertinence de ces études, voir l’excellente contribution au volume Feminist Consequences de Biddy Martin, figure importante du dialogue américain entre feminist theory et queer theory. (« Success and its Failures », 353-380). Catherine Malabou travaille aussi de manière pertinente à dégager la pensée de la biologie (c’est-à-dire à la fois la pensée sur la biologie et la pensée que la biologie contribue à forger et à informer) de sa lecture « essentialisante ». Dans « Possibilité de la femme, impossibilité de la philosophie », elle se fonde sur les derniers travaux dans ce domaine pour montrer que la notion de « plasticité cérébrale » va à l’encontre des conceptions figées de la construction identitaire. « La biologie n’est pas essentialiste, comme en témoigne l’incroyable essor de l’épigénétique », écrit-elle vers la fin de cet essai. Et d’ajouter : « L’espace du ‘bio’ au ‘trans’ est déjà peut-être, en lui-même, un phénomène biologique… » (cf Changer de différence, p.156).

[19] « Sur la carte marxienne du monde social, les êtres humains sont des travailleurs, des paysans ou des capitalistes. Qu’ils soient aussi des hommes et des femmes n’est pas tenu pour très significatif. Au contraire, la cartographie de la réalité sociale dessinée par Freud et par Lévi-Strauss témoigne d’une profonde reconnaissance de la place de la sexualité dans la société et des différences profondes entre l’expérience sociale des hommes et des femmes » (ma traduction).

[20] Cf « Thinking Sex », p.11.

[21] Cf « The Banality of Gender », op.cit, p. 17 : « It is of course impossible to reconcile any sense of this unitary stabilising factor which gender theory finds behind individual identity, with the uneven, unstable nature of subjectivity disclosed by Freud » [ Il est bien sûr impossible de réconcilier cette idée du facteur unifiant et stabilisant que la théorie du genre trouve dans la notion d’identité individuelle avec la nature inégale et instable de la subjectivité découverte par Freud] ; et p.20 : « To be gay for Foucault was a state always waiting to be achieved. He believed passionately in the innovative potential of gay culture to contest disciplinary regimes of power organised in the body, and to construct totally new social, cultural and psychological forms. It was the image of diversity which he shared with Freud. » [Etre gay pour Foucault était toujours un état en attente d’accomplissement. Il croyait profondément dans le potentiel innovateur de la culture gay et dans sa capacité à contester les régimes disciplinaires de pouvoir organisés dans le corps. Il croyait en la possibilité de construire des formes sociales, culturelles et psychologiques entièrement nouvelles. Cette image de la diversité, il la partageait avec Freud (ma traduction)].

[22] « L’évolution culturelle nous donne la possibilité de prendre le contrôle de notre sexualité, avec la maîtrise de la reproduction et des modes de socialisation. Elle nous donne la possibilité de prendre des décisions conscientes afin de libérer la sexualité humaine des relations archaïques qui la déforment. En dernière instance, une révolution féministe complète libèrerait plus que les femmes. Elle libèrerait des formes d’expression sexuelle ; elle libèrerait la personnalité humaine du carcan du genre. » (Ma traduction).

[23] « L’idée qu’il y a une seule sexualité idéale caractérise la plupart des systèmes de pensée ayant trait au sexe. Des progressistes qui auraient honte de manifester une étroitesse d’esprit concernant d’autres domaines de la culture ne se gênent pas pour la manifester à l’égard des différences sexuelles. Nous avons appris à chérir les différences culturelles, comprises comme manifestations singulières de l’inventivité humaine et non comme la manifestation des coutumes inférieures ou repoussantes de peuplades sauvages. Nous avons besoin d’une compréhension anthropologique comparable des différentes cultures sexuelles » (Ma traduction).

[24] A ce sujet, voir la réflexion d’Elizabeth Grosz sur les différents usages du terme « différence » dans la pensée contemporaine, et en particulier sur son traitement derridien : Soulignant l’apport de Derrida à la feminist theory dans un numéro d’hommage à celui-ci publié par la revue Differences en 2005 , elle écrit : « It is Derrida who demonstrated that difference exceeds opposition, dichotomy, or dualism and can never be adequately captured in any notion of identity or diversity (which is the proliferation of sameness or identity and by no means its overcoming or difference). » (« Derrida and Feminism : A Remembrance », Differences 16, 3, Fall 2005. P.90). [C’est Derrida qui a démontré que la différence excède l’opposition, la dichotomie ou le dualisme, et qu’elle ne peut jamais être capturée par telle ou telle notion d’identité ou de diversité (cette dernière n’est que la prolifération du même ou de l’identité ; elle n’est nullement le dépassement de l’identité par la différence (ma traduction).

[25] « My title is intended as a citation of a skeptical question, one that is often posed to theorists who work on gender or sexuality, a challenge I wish both to understand and to which I propose a response. » The End of Sexual Difference ?, p.176. [ Il faut comprendre mon titre comme la citation d’une question sceptique, question que l’on pose souvent aux théoriciens qui travaillent sur le genre et la sexualité. C’est un défi que je veux comprendre et auquel je veux en même temps apporter une réponse. (Ma traduction)].

[26] Référence à l’essai de Luce Irigaray : « Ce sexe qui n’en est pas un ».

[27] « Que la liberté sexuelle du sujet femelle ait ébranlé l’humanisme qui sous-tend la notion d’universalité suggère que nous prenions en considération les formes sociales, telles que la famille hétérosexuelle patriarcale, qui continuent de sous-tendre nos conceptions ‘formelles’ de l’universalité. L’humain doit devenir étranger à lui-même (étrange pour lui-même), voire même monstrueux, pour réinventer l’humain sur un autre plan. Cet humain n’en (ne) sera pas « un » (cf Irigaray), il n’aura pas de forme définitive, mais ce sera quelqu’un qui négocie constamment la différence sexuelle d’une manière qui n’a pas de conséquences naturelles ou nécessaires pour l’organisation sociale de la sexualité. En insistant sur la nécessité de maintenir ouverte la question de la différence sexuelle,je suggère que nous ne prenions pas de décision quant à ce qu’est la différence sexuelle, mais que nous laissions la question ouverte, et comme telle troublante, non résolue, stimulante, » (Ma traduction).

[28] « ‘Traffic in Women’ had its origins in early second wave feminism when many of us who were involved in the late 1960’s were trying to figure out how to think about and articulate the oppression of women. The dominant political context at that time was the New Left, particularly the anti-war movement and the opposition to militarized U.S. imperialism. The dominant paradigm among progressive intellectuals was Marxism, in various forms. » (« Sexual Traffic », p.69). [ ‘The Traffic in Women’ tire ses origines du début de la seconde vague du féminisme. A cette époque, nombre d’entre nous étions impliquées dans le mouvement des années soixante et nous nous demandions comment penser et formuler la spécificité de l’oppression des femmes. Le contexte politique dominant de l’époque était celui de la Nouvelle Gauche, du mouvement contre la guerre, et de l’opposition à l’impéralisme militaire américain.. Le paradigme dominant parmi les intellectuels progressistes était le marxisme, sous des formes variées. (Ma traduction)].

[29] La notion de « féminisme de la seconde vague » a pris naissance aux Etats-Unis, au fur et à mesure que se développait le champ des études féministes et que prenait corps la théorie du genre. Le terme désigne généralement la pensée féministe qui s’est développée dans le sillage des mouvements des années soixante. Le féminisme de la seconde vague est caractérisé par une forte teneur théorique, un accent mis sur le domaine de la sexualité, une réflexion sur les modalités de la constitution de l’opposition hiérarchique des sexes, et une tentative de fournir des instruments et une grille de lecture spécifiques de l’oppression historique des femmes.

[30] Dans un effort de justifier théoriquement et politiquement la dépénalisation des « travailleurs du sexe » et du « sex business » (publications pornographiques, films, fabrication d’accessoires etc), Gayle Rubin proteste au nom de Marx contre la relégation du « sex business » aux marges du marché ordinaire des objets manufacturés et des prestations de service, dans cette zone floue où se côtoient dangereusement échanges autorisés et échanges clandestins : « Marx himself considered the capitalist market a revolutionary, if limited, force. He argued that capitalism was progressive in its dissolution of pre-capitalist superstition, prejudice, and the bonds of traditional modes of life. ‘Hence the great civilizing influence of capital, its production of a state of society compared with which all earlier stages appear to be merely local progress and idolatry of nature.’ Keeping sex from realizing the positive effects of the market economy hardly makes it socialist. » (« Thinking Sex », p.20). [Marx lui-même considérait le marché capitaliste comme une force révolutionnaire, fût-elle limitée. Il jugeait que le capitalisme constituait un progrès par sa capacité à dissoudre la superstition et les préjugés pré-capitalistes ainsi que les liens asservissants des modes de vie traditionnels. ‘ D’où la grande influence civilisatrice du capital, et sa capacité à produire un état de la société en comparaison duquel les stades de développement précédents apparaissent comme des phénomènes purement locaux relevant d’une idolâtrie de la nature’. Empêcher le sexe de profiter des effets positifs de l’économie de marché n’en fait pas un élément socialiste (Ma traduction)]. Paradoxe « américain » ? Marx, dont Rubin cite ici les Fondements de la critique de l’économie politique, est la référence majeure et positive d’un discours qui relève d’une logique « libérale » aux sens à la fois politique (progressiste) et économique (capitaliste) que ce terme a pris depuis longtemps dans le discours public outre-atlantique. (A ce sujet, voir mon essai « La leçon de Roxane. Féminisme et Capitalisme », à paraître).

[31] « Toute théorie émerge d’un lieu, et le lieu lui-même est en crise en Europe. Les frontières de l’Europe sont précisément l’enjeu de la contestation dans les querelles qui tournent autour de la légitimité de tel ou tel pays à demander son intégration à l’Union Européenne, dans l’élaboration des règles qui concernent l’immigration (particulièrement en Belgique, en France et aux Pays-Bas), dans la discussion des effets culturels des communautés musulmanes, des populations arabes et nord-africaines. » (Ma traduction).

[32] Voir l’article « sexe » du dictionnaire historique de la langue française, dirigé par Alain Rey. C’est, comme on sait, au corps médical américain qu’on doit les premières formulations concernant le transsexualisme et par conséquent la disjonction entre sexe anatomique « naturel » et genre psychique.

[33] « Fourmis » in Lectures de la différence sexuelle, p.100.

[34] Cf « L’impossible généalogie du métissage », extrait de L’Empire du langage. Colonie et Francophonie, repris dans Genre et Postcolonialismes. Dans une note explicative (p.167), Dubreuil distingue la notion de « discours », notion généralement orientée, et qui plus est orientée négativement, dans l’espace conceptuel foucaldien — Dubreuil donne comme exemple de cet emploi « négatif » du mot « discours » l’analyse du « discours orientaliste » par Edward Said— de celle de phrase, qui ménage et désigne à la réflexion un espace contradictoire.