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Etudes

Recueil Alexandries

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10

septembre 2010

Rada Iveković

Les citoyens manquants.

Banlieues, migrations, citoyenneté et la construction européenne

auteur

Rada Iveković, philosophe et indianiste repentie avec formation linguistique, démarche politique et féministe, est née à Zagreb en 1945. Elle a fait ses études à Belgrade, Zagreb et à Delhi. Elle a enseigné la philosophie au Département de philosophie de l’Université de Zagreb de 1975 jusqu’en 1991. Après un semestre à l’Université de Paris-7, elle a enseigné au Département de philosophie de l’Université de Saint-Denis (Paris-8) de 1992-2003. Elle a enseigné (...)

résumé

La question qui s’est annoncée en France d’abord comme celle des banlieues en 2005 , pour s’élargir aux centres-villes et aux jeunes en général en 2006, quoique de manière différentielle, est aussi celle des générations. La question des banlieues, sans être simplement une « séquelle », « conséquence », « suite » du colonialisme, sans être le colonialisme historique (terminé pour la France en 1954 et 1962 ; mais que faire les « îles » ?) ou sans être comme lui, est néanmoins aussi la question coloniale qui se présente à nous aujourd’hui en tant que postcoloniale. En elle converge aujourd’hui la question du projet de société qu’on se donne dans un pays (la France) avec celle du projet de société et de construction politique de l’Europe et du monde. Le tout se passe après la chute du mur de Berlin, dans le cadre de la mise en place de l’Europe post-partage, faisant partie de la mondialisation. S’y rencontrent les conditions post-coloniale, post-socialiste et les générations. Cette question remet en scène des mélancolies coloniales et impériales, plus ou moins déguisées. Non, il n’y a pas d’importation de problème ni d’amalgame entre aujourd’hui et hier. Mais notre aujourd’hui est fait aussi de notre hier et de notre demain. Alarmée par l’afflux craint plutôt que réel, de demandeurs d’asile et de réfugiés, l’Europe des 27 met en place des politiques communes pour endiguer ce phénomène, avec l’idée d’empêcher les demandes à la source, ou plutôt avant même la source.

à propos

Texte rédigé en 2006 (Stockholm / Paris) et remanié en mai 2008.

citation

Rada Iveković, "Les citoyens manquants. ", Recueil Alexandries, Collections Etudes, septembre 2010, url de référence: http://www.reseau-terra.eu/article1061.html


La secousse sociale et politique des banlieues

 [1]

Le retour du boumerang colonial marque le seuil de la mondialisation inégalitaire atteinte, elle-même un permanent état de transition. Il faut prendre garde, ici, à ne pas construire un horizon religieux et finaliste d’une tendance phénoménologique où la « transcendance » serait insérée dans l’immanence d’un sujet. Aucun sujet à lui seul – aucune fiction de sujet plus exactement, car les sujets ne sont que des positionnements circonstanciels et provisoires - ne peut être le porteur d’un tel retour ou en venir. Le champ d’application de cette transcendance renversée est maintenant la planète tout entière et non des sujets isolés. On pourrait invoquer ici le concept de Zygmunt Bauman de « modernité liquide », pour le distinguer de la modernité « solide », qui fut le temps de la formation des premières nations, ainsi que pour éviter le terme galvaudé de postmodernité. La question qui s’est annoncée en France d’abord comme celle des banlieues en 2005 [2], pour s’élargir aux centres-villes et aux jeunes en général en 2006, quoique de manière différentielle, est aussi celle des générations. La question des banlieues, sans être simplement une « séquelle », « conséquence », « suite » du colonialisme, sans être le colonialisme historique (terminé pour la France en 1954 et 1962 ; mais que faire les « îles » ?) ou sans être comme lui, est néanmoins aussi la question coloniale qui se présente à nous aujourd’hui en tant que postcoloniale. En elle converge aujourd’hui la question du projet de société qu’on se donne dans un pays (la France) avec celle du projet de société et de construction politique de l’Europe et du monde. Le tout se passe après la chute du mur de Berlin, dans le cadre de la mise en place de l’Europe post-partage, faisant partie de la mondialisation. S’y rencontrent les conditions post-coloniale, post-socialiste et les générations. Cette question remet en scène des mélancolies coloniales et impériales, plus ou moins déguisées. Non, il n’y a pas d’importation de problème ni d’amalgame entre aujourd’hui et hier. Mais notre aujourd’hui est fait aussi de notre hier et de notre demain. Alarmée par l’afflux craint plutôt que réel, de demandeurs d’asile et de réfugiés, l’Europe des 27 met en place des politiques communes pour endiguer ce phénomène, avec l’idée d’empêcher les demandes à la source, ou plutôt avant même la source.

Les années après 1968 ont été celles des nouveaux mouvements sociaux. Mais ceux-ci, mus par des velléités de liberté et désireux de sortir du conformisme social et politique, n’ont pu opérer le relais avec les anciennes gauches, fidèles encore à une idée de mouvement ouvrier, jalouses d’un monopole dans toute initiative politique. C’est ainsi qu’une nouvelle hégémonie, pourtant annoncée, ne s’est pas faite. Les soixante-huitards n’ont pas conquis le statut de sujet politique, tout au plus, et a posteriori, celui d’agent culturel ayant changé nos mœurs à long terme. L’Etat, quant à lui, n’eut pas à appliquer trop de répression en ‘68, puisque la révolte n’avait aucune chance d’aboutir, les ralliements, liens et collaborations, les articulations du mouvement avec d’autres groupes ne s’étant pas faits. A distance, on peut voir néanmoins les changements lents et profonds déclenchés par ce mouvement. Il a marqué une époque.

Le soulèvement des banlieues de 2005 aura-t-il été une révolte avortée ? Produira-t-il également ses effets à long terme ? Pour l’instant, ont peut être sûr qu’il a provoqué au moins le débat sur la condition des immigrés, sur l’héritage colonial, sur la vie dans les cités. Un espace public de débats est ainsi ouvert.

La France paraissait soudain un pays en stase, loin des avant-gardes dont elle se targuait. Une nostalgie coloniale refait surface à l’heure des tendances révisionnistes de toutes sortes, de la révolution conservatrice et du revanchisme [3]. Comme juste avant la dernière guerre en ancienne Yougoslavie, on peut maintenant dire tout haut ce que l’on n’aurait pas dit auparavant : il n’y a plus de retenue pour la calomnie, la délation, le racisme, les qualifications et disqualifications. C’est la normalisation d’un effacement des nuances, des arguments, celle d’un nouveau primitivisme, et du plus sordide, qui se moquent de la civilité. Chacun pour soi et sa communauté (de gré ou renvoyé par d’autres). La révolution conservatrice est générale depuis 1989, mais particulière en France. Pour certaines populations sévit en France un apartheid non dit mais effectif, une extraterritorialité et exceptionnalité, ainsi qu’un racisme à leur encontre. En souffrent aujourd’hui les Français d’origine maghrébine ou étrangers confondus, comme autrefois les travailleurs italiens. Ils ne sont pas perçus comme des sujets et individus, mais plutôt comme une masse, la plèbe, une « communauté ». Le stigmate de l’origine étrangère est, lui, plus ancien. Il est pratiquement constitutif de la république : il faut déjà être national pour être citoyen. Ce « républicanisme » là est nationaliste (et unitaire, « unitariste », en plus d’être centralisant). C’est pour cela que les communautés n’y sont pas admises, en même temps qu’on y est assigné : elles représenteraient une concurrence à partir des mêmes principes, et un danger « par le bas ». Cela persiste, par delà la naturalisation, au fil des générations. La « naturalisation », un terme qui dit qu’il serait naturel d’être français. Dans les banlieues – des ghettos qui ne disent pas leur nom, une guerre des pauvres se profile comme un prolongement spectral des guerres coloniales [4], mais la révolte se situe tout autant sur le plan symbolique. Ces rebelles là renversent le « (bon) sens ». Mais ils résistent à la communautarisation qu’on leur assigne.

L’exception en tant que telle est une figure paradoxale, en ce qu’elle fait privilégier la règle qu’elle confirme, empêchant ainsi de voir la production simultanée et interdépendante de la règle et de l’exception, et aboutissant à une clôture analytique ou à une forclusion.

Le sous-amendement retenu de l’article 4 de la loi du 23 février 2005 après la rébellion, révoqué par le président de la république (loi passée avec le soutien plus ou moins tacite des socialistes) par la suite, n’est pas la cause des événements, mais plutôt la goutte qui a fait déborder le vase. Le scandale est exposé par les enseignants d’histoire. Les « Indigènes de la République » se mettent en place, dénonçant la récupération des beurs par les institutions. Ils sont fustigés à gauche et à droite pour leur « agit-prop », pour l’assimilation de la situation contemporaine à la condition coloniale. Typiquement, de toutes parts, on les dépolitise eux aussi, on leur refuse toute pertinence politique, on les dit populistes, en oubliant une fois de plus que, pour changer les choses, il faut bien qu’il y ait de la pression populaire et de l’exagération, sinon les revendications restent inaudibles à un espace public balisé par l’ordre. Les soulèvements dans les cités sont un symptôme qui nous en dit long sur les sociétés occidentales, sur l’Europe, au delà de la France. Mais il s’agit d’un conflit politique urbain, social et politique bien français, non d’un conflit religieux importé [5]. Ce partage des mémoires s’ajoute a celui qui se creuse déjà entre les différents récits historiques. Le boumerang colonial à retardement a rebondi. C’est l’annonce de transformations importantes à venir. Autant les accompagner plutôt que de les subir.

Les cités sont devenues le double « corrompu » de la bonne société française, ce en quoi elle ne veut surtout pas muter et ce qu’elle évacue sur son bord extérieur. Elles sont son hors champ, comme autrefois l’Algérie, au moment de la modernisation de la France, fut le double pervers de la métropole, le lieu qu’il y aurait à nettoyer et assainir, à rehausser au niveau de la vie « civilisée [6] ».

J’applique à l’analyse du cas français en partie les mêmes instruments conceptuels que j’avais utilisés à propos de l’ancienne Yougoslavie lors des évènements tragiques de la fin du 20e siècle [7]. Je les dois à l’origine à un penseur fondamental et hors normes dont je m’étais inspirée dans mon propre travail, et qu’il serait bon de pouvoir lire en français : Radomir Konstantinović [8]. Appliquer du Konstantinović à la société française ne veut pas dire que la situation soit la même qu’en Yougoslavie, mais les deux cas font désormais partie du même tableau général post-communiste et post-colonial. La comparaison permet de montrer, toute proportion gardée, des tendances générales dues à la mondialisation, ainsi que de développer une critique appropriée pour chaque cas de figure. On partira du constat qu’une construction sociétale et politique plurinationale – qu’elle soit affichée comme en ex-Yougoslavie ou interdite comme en France est fragile dans la mesure où la nation elle-même est instable.

Après le soulèvement dans les banlieues françaises à la fin de 2005, on peut essayer d’éviter les clichés venus du ressentiment étatique de lèse-nation. La simple opposition du « pour » et « contre », ne peut rendre compte de la complexité. Il faut dégager une nouvelle grille de lecture pour surmonter l’impasse épistémologique et langagière qui limite notre vision. Selon cette impasse, les rébellions dans les banlieues étaient déconnectées de la logique et du discours « normaux » et de l’idéologie courante. C’est comme si soudain un autre niveau de réalité avait été introduit : le local (les cités des périphéries) est détaché du niveau national, pour être représenté comme l’invasion du primitif et d’atavismes irrationnels retardés, en dehors de tout projet universel et civilisé. Soudain, les quartiers font irruption dans l’universalité, et avec eux, d’autres questions aussi : l’esclavage, l’héritage colonial. Le renvoi au niveau local est une hiérarchisation selon un ordre de valeurs déjà établies ; mais il ne tient pas compte des logiques des propres communautés locales qui ne sont pas concernées par celles de l’Etat ou de la nation. Nous partirons du constat de l’incomplétude de l’universel [9]. Incomplétude historique, mais aussi incomplétude par principe. L’universel est incomplet par ses exceptions.

Ainsi le décrit le fondateur d’une association de tutorat dans les banlieues : « Le déni de la réalité vécue par ces enfants, en France, nous semble être le dernier refuge d’une société bien pensante, laquelle se contente d’afficher des principes pourtant bafoués au quotidien. (…) Aujourd’hui, la France est partiellement ghettoïsée. [10] » Dans ce même texte, J-C. Barrois témoigne de la réalité des banlieues entre autoroutes et voies ferrées, surexploitées par les médias, où la violence est le seul aspect de la police que des jeunes, par ailleurs sans repères, aient jamais vu, où même l’insertion relative par l’école ne suffit pas à surmonter le sentiment général de rejet. Les ghettos arrangent bien l’extérieur qui les crée : « Les entreprises installent leur siège social en zone franche pour être exemptées de taxes, mais elles n’embauchent pas de jeunes issus de ces quartiers. [11] » La politique de la ville, les transports accidentés, la ségrégation urbaine, l’architecture pauvre et à usage de masses pauvres, la séparation éducative, le racisme, la criminalisation des jeunes, la concentration de la misère ainsi que la politique envers les populations nécessiteuses et immigrées, sont parmi les causes complexes de la flambée de violence en octobre-novembre 2005 [12]. On peut penser que ce n’est pas fini. Cette souffrance est exprimée par les rappeurs, à leur tour stigmatisés et soupçonnés. Paradoxalement, les médias, les partis et l’opinion publique sont partagés entre les extrêmes de la criminalisation ou au contraire la libéralisation de l’immigration [13]. Comme le remarque Sami Naïr, les mots émigration, immigration, étranger, sont des paroles performatives, et donc agissantes. Il reste que les migrations, ces frontières vivantes en mouvement et en (dé)construction, on été traditionnellement considérées du point de vue de la sédentarisation et de l’« accueil », alors que la perspective des intéressés s’impose de plus en plus.

Les nationalismes, les revendications raciales ou culturelles, les absolutismes ethniques, le revival identitaire, traversent aujourd’hui aussi bien les politiques des Etats que les logiques des résistances. Dans l’héritage euro asiatique et très certainement dans les cultures chrétiennes, l’hybridité, la mixité renvoient depuis toujours, et encore aujourd’hui, à l’ « impureté » en tant que quelque chose de négatif et à combattre. Ces deux tendances, ancienne et nouvelle, constituent l’un des thèmes politiques principaux qui, aujourd’hui, présentent un défi : c’est la question de la lecture de l’histoire coloniale. De la réponse à cette question dépend la possibilité d’une coexistence transculturelle et transnationale des diversités dans le monde en construction. Toute continuité implique des discontinuités. Mais il y a à revaloriser les continuités vécues des mouvements anticoloniaux ainsi que des diverses résistances face à la continuité affichée de l’Etat uni qui ne les représente et ne les reprends jamais. Les soulèvements dans les cités de novembre 2005 révèlent en partie leur signification et rappellent la continuité par la discontinuité.

Le manque de mots pour le dire

 [14]

Les discours aussi bien savant que celui des jeunes gens en soulèvement ont « également », mais différemment, manqué de mots pour articuler ce qui se cachait derrière la violence affichée et incompréhensible. La périphérie urbaine peut être accompagnée de la marginalité de la parole, de l’extériorité au discours reconnu. Ces jeunes, autrefois les filles, plus tard les garçons, entrent en politique sans être équipés [15]. La difficulté sémantique transpire dès lors que les mots doivent dire le symbolique, mais aussi dès qu’ils doivent traduire une souffrance non reconnue. Les garçons rebelles qui ne s’exprimaient pas ou que l’on n’a pas voulu entendre en termes politiques, s’expliquaient en termes moraux et physiques. Ils étaient soit dans l’excès de la violence, soit dans le « sous-dit », le sous-entendu. En pure manifestation performative par leurs actes. S.M. Barkat parle du rôle des corps dans la subjectivation de ceux dont, justement, la subjectivation était inconcevable. Il en parle au sujet de la commémoration du 17 octobre 1961 à Paris, mais l’argument est valable aussi pour l’exemple des garçons de banlieue devenus visibles sur écran, toute proportion gardée : « On comprend maintenant que l’émergence extraordinaire et l’exposition pacifique de leur corps dans l’espace public, voulues par des colonisés, aient constitué pour eux un acte positif de liberté contre leur condition d’exclus du dedans, un acte de refus de la condition d’inégalité politique dans laquelle ils étaient tenus. [16] »

Les jeunes gens parlaient de dignité et de l’image que le reste de la société aurait d’eux. Ils assumaient parfois un discours pseudo spécialiste de sociologue, de psychologue, à partir d’un regard « externe ». Ils voulaient réhabiliter leur image aux yeux des autres, comme s’il s’agissait d’un deuil. L’image, de même que la dignité, sont des figures venant de l’éloge funèbre, mais curieusement, cela aurait été leur propre éloge funèbre manqué. L’éloge funèbre qui transforme, qui fait naître un nouveau personnage à partir d’un personnage défunt. A leur insu, un peu à la manière des renonçants indiens qui pratiquent leur propre cérémonie funéraire tout en sachant qu’elle est symbolique, pour naître à une vie nouvelle. Dans ces conditions, on ne doit pas s’étonner de la violence. Elle vise un ordre symbolique insoutenable. « Parfois, brûler des voitures relève du politique, tout comme qualifier celui qui le fait de ‘délinquant’ constitue un acte de disqualification politique. [17] » Les sujets ne précèdent pas les événements, les résistances, les luttes qui les constituent, et ceci est vrai des banlieues. Les sujets politiques ne sont reconnus qu’a posteriori.

Monolinguisme et mondialisations

Il y a une difficulté toute particulière à prendre en marche le virage nécessaire dans les sciences et les savoirs localement : certains de ces éléments ne sont pleinement visibles et ne prennent tout leur sens qu’à partir d’un niveau international plus global que le champ français, au niveau mondial. Comment voir dans une langue non mondialisée un horizon qui l’est, et qui par conséquent la dépasse ? Certes, nombre d’autres langues en pâtissent au profit de l’hégémonie de l’anglais. Cela est aussi le drame du concept de francophonie dans ce qu’il a de provincial dans l’un de ses enracinement et dans sa nostalgie coloniale. Il va de soit que la francophonie peut se construire en ouverture sur d’autres langues, et c’est le cas dans ses meilleurs exemples, mais dans cet imaginaire là le français ne saurait être au centre [18]. S’élever au niveau transnational ne va pas de soi et doit s’apprendre avec beaucoup de peine. Nous n’avons pas développé l’aptitude à nous percher aussi haut pour jeter un regard rétrospectif… Les Français comme tout le monde devraient désormais avoir accès à au moins deux langues relevant de deux sphères et deux publicités différentes, à la manière les Suédois : la langue locale (le français) et la langue mondiale (l’anglais). Or les nationalistes de la langue et divers puristes prétendent non seulement croire que l’anglais remplacerait la langue locale, mais ambitionnent encore que tout le monde parle leur langue régionale. Pourtant la mondialisation est historiquement un fait irréversible. On ne peut influer que sur sa qualité. Reste à négocier ses modes, dont le linguistique. Le nationalisme linguistique, le monolinguisme va de pair avec le nationalisme ou le racisme économique (appelé pudiquement « patriotisme économique » par les médias). Certes le thème de l’ouverture des marchés est également cher aux néolibéraux de diverses obédiences. Mais il reste que le peu d’internationalisme et de solidarité transnationale ont de quoi consterner, et font écho aux incommunications et aux blocages internes, à la construction d’une société fragmentée entre ses élites, ses « classes laborieuses » et ses « classes dangereuses ». « Leur idée des ‘champions nationaux’, écrit l’économiste Jagdish Bhagawati à propos de la France, est surtout le reflet d’un problème psychologique. (…) A l’improviste, ils se trouvent n’avoir plus rien, même plus Derrida. Comme l’Inde, longtemps immobilisée par le dirigisme et hypnotisée par son histoire millénaire. Puis l’Inde a bougé, s’est mise à regarder vers l’avenir, à accepter les défis, et maintenant elle va très bien. [19] » Christophe Jaffrelot expliquera comment et pourquoi, par rapport à cette nouvelle puissance qu’est devenue l’Inde, les Etats-Unis arrivent aujourd’hui à s’imposer plus rapidement que l’Europe [20] .

Les événements dont il est ici question, les soulèvements des quartiers, acquièrent une signification par et dans la mondialisation. Par leur caractère transnational, par le fait qu’ils se reproduisent là où s’articulent et s’imbriquent le monde occidental, celui de l’affluence et le tiers monde, le monde des pauvres, ces événements et leurs semblables se répercutent et sont véhiculés plus facilement par la langue anglaise. C’est la seule langue sur Terre qui soit mondialisée universellement. On peut regretter que ce soit au détriment de nombreuses autres langues, certes [21]. Loin d’agir seulement de manière assassine envers des langues et des cultures, la mondialisation agit aussi en déplaçant constamment la scène du monde, celle de chaque langue et milieu ; y compris, paradoxalement, la propre plateforme de la mondialisation. Certaines autres langues, du fait de leurs contextes spécifiques, rencontrent moins de difficultés à saisir ces phénomènes. Soit qu’elles acceptent plus facilement la traduction, le bilinguisme, et qu’elles profitent des réseaux périphériques, transversaux et Sud-Sud. Soit que leurs histoires sociales soient moins moulées par des crispations muséifiantes et auto satisfaites comme celle de la Révolution française et de la république. Car il y a, dans ces acquis républicains, une auto gratification gratuite et surtout un arrêt de l’histoire. La République, la nation s’approprie une raison et un discours qui balisent, une langue qui officialise. La nation ne peut que se donner raison, une raison qu’elle érige en raison ultime avec la langue qui la dit. L’arrêt est sans doute le fait de toute révolution institutionnalisée par le pouvoir : l’expérience des pays du socialisme réel de même que celle du socialisme autogestionnaire le montrent. Il se crée une rupture là où, et quand, notre expérience de vie ne ressemble plus à ce que l’on nous récite, lorsqu’on ne se reconnaît plus dans les formules officielles, lorsque l’on nous martèle une « vérité » embellie que nous savons parfaitement être fausse. Quand on ne se perçoit plus dans le miroir. L’universalisme français se révèle ainsi être aussi un provincialisme.

Nous le vivons aujourd’hui en France comme, toute proportion gardée, cela fut vécu hier par d’autres sociétés (dans l’expérience de cet auteur, en ancienne Yougoslavie). C’est là qu’intervient le vide, le risque aussi, de la palanka, de l’esprit de bourg (R. Konstantinović). Celui d’un désir spectral impossible à assouvir et par conséquent potentiellement violent surtout ce qui est une caractéristique des transitions, des moments de changement de projet de société, ou le seuil de ce changement possible et parfois interminable à venir. L’esprit de bourg (palanka) n’est évidemment pas un esprit de clocher qui, lui, est fermé, cohérent en lui-même et ne révèle pas de contradiction. Dans l’esprit de bourg naissant il y a le provincialisme et le rêve des grandeurs, il y a le fatalisme de la violence inévitable, il y a le mépris de la vie de l’autre et l’espoir d’en sortir par le haut.

Il y aurait à étudier le lien particulier entre une langue et l’hégémonie qu’elle sert, celui entre langue et niveaux de pouvoir, entre langue et imaginaire national, entre langue française et ego national. Ce travail se fait par ailleurs, et n’est pas notre objectif. Nous en relevons simplement les enjeux. En l’état actuel, il n’est sans doute pas facile de penser en français sa propre langue comme – langue non mondiale, langue en grande mesure provincialisée. Nous nous trouvons face à un problème de réception relevant de notre temps, où le jargon sociologique, le vocabulaire des politiques et le langage commun se rejoignent dans leur surdité face à ce qui se dit transversalement. Ne pas entendre ce qui se dit en dehors des chemins battus de la tendance principale, ou ne l’entendre que comme cri inarticulé, comme folie et violence, c’est là une violence épistémique et historique qui nous dépasse individuellement. C’est celle d’une époque et d’un contexte déterminé. La violence est du côté de la non reconnaissance de la dimension politique de la révolte ; celle-ci réside en la rupture. Y a-t-il révolte qui ne soit pas politique ? A la télévision, on ne nous a pas montré la résistance politique des émeutiers, mais simplement leur violence « aveugle » et « insensée ». Ce que l’on n’entend pas comme discours de ces jeunes, on le voit pourtant dans le message de leurs corps performant un discours intervenu sur la scène publique. La violence est toute dans cette manière de voir, à laquelle répond la contre-violence des garçons. Konstantinović a travaillé sur ces questions de langue dans un contexte précédant notre époque postcoloniale, géographiquement déplacé par rapport à elle et l’anticipant, mais toujours valable. C’est celui de la mise en place, et de l’échec de la modernité (ou de son échec partiel, affaire d’appréciation) [22] par le partage de la raison [23] qu’elle opère en divisant les raisons des uns de celles des autres. Car la modernité nous permet de voir le rôle abyssal – ontologique et constituant - de la violence. Le conflit s’avère ainsi constitutif et inéliminable, coïncidant avec le politique, inhérent aussi bien au sens positif qu’au sens négatif, dans la construction comme dans la destruction. L’existence elle-même ne serait que conflit, s’il y a à croire René Thom [24], celui qui sévit entre l’érosion constante et la tendance à la durée. Strictement parlant, ce constat désactive aussi bien la religion que la moralité pour juger de la conflictualité, ce qui ne veut pas dire que la violence ne soit pas partiellement, et au cas par cas, maîtrisable. L’effondrement du communisme, de même que la crise à retardement postcoloniale qui aujourd’hui nous frappent, renvoient tous deux à la manière comment s’est opérée la transition à la modernité. Les mouvement religieux qui se positionnent sur le plan politique, souvent en s’associant au nationalisme, sont toujours plus nombreux, et certains s’associent volontiers avec le néolibéralisme (le nationalisme hindou, l’évangélisme conquérant, certains islams). Par ailleurs, alors que la politique se désinvestit du politique, la culture se politise, et la « culturalisation » est une manière de dépolitiser. La scission qui caractérise la modernité, c’est aussi une répartition entre science et politique, selon le diagnostique de B. Latour. Ou bien celle entre les faits et les valeurs. Latour souligne en effet le lien entre raison et Etat : « Cet idéal de la raison […] est au coeur de la définition française de l’Etat. [25] » L’apparition d’un « modernisme inculte », dont parle Fethi Benslama à propos de mouvements islamistes, ne fait que confirmer l’insuffisance de la modernité occidentale [26]. Mais cette modernité a pris forme à l’intérieur de l’histoire coloniale.

De la nécessité vitale de penser : mutismes et migrations

Le manque de mots dans le discours public, celui des politiques et aussi parfois celui des chercheurs et autres sociologues pour dire la révolte des quartiers (« quartier » : euphémisme français), rappelle curieusement une autre aphasie, aglossie, celle des garçons sur les barricades. De ces jeunes incendiant les voitures, démunis de capital symbolique ou matériel et de possibilité d’exercer leur citoyenneté, privés d’égalité avec les autres, tout cela au nom de l’universalisme républicain. Leur langage était leur apparition, les instantanées du jet de pierres, de leurs capuchons, baskets, uniformes de faux sportifs. Leur simple apparition sur écran, dans l’espace public, était inouïe. Elle était d’elle même parlante, sans même que l’on aie besoin d’entendre le contenu de leur message. On a très bien compris ce qu’ils veulent. La surprise était feinte. Petit à petit, il s’est avéré que leur mutisme et inarticulation renvoyaient au manque d’écoute et de réception pour leur message. A l’incapacité de saisir ce qui se présente, par nécessité, en dehors des normes de recevabilité habituelles.

Peut on s’étonner de ce que la résistance à l’arrogance ou l’oppression, aussi bien sur le plan national que sur le plan international, déplace vers un plan symbolique des raisons refoulées ou diversement interdites et occultées ? Le politique concerne au plus haut degré le symbolique et s’exprime par son biais. C’est vrai des valeurs républicaines, celles de la laïcité, c’est vrai aussi bien des jeunes musulmans et musulmanes en France, que des valeurs sportives, ainsi que de certains mythes plus ou moins religieux et/ou politiques que chaque culture cultive, en les rendant intouchables. La récente polémique au sujet de Napoléon en France l’a bien montré, ainsi que le débat sur la traite négrière [27], l’esclavage ou le « rôle positif de la France en Afrique du Nord », celui sur l’immigration. Le symbolisme de l’état d’urgence, introduit pendant les événements devait affirmer l’absolu divin du pouvoir au-delà de toute réalité : « prétendre commander l’ordre et la sécurité à ceux que l’on plonge dans le désordre d’une vie sans avenir, c’était s’exposer à la pire des révoltes, celle de ceux qui n’ont rien à construire. [28] »

Les choses se passent là où il y a une nécessité vitale de pensée. Cette ressource de la pensée, qui n’est pas perçue dans les discours « normaux » et normatifs du Nord, nous interroge parce qu’elle signale une exigence vitale souvent perdue de vue dans les sociétés du superflu. Le plus précieux peut encore venir de lieux où penser est une nécessité basique [29], c’est-à-dire la seule ressource permettant la survie. Souvent manifeste dans les déplacements, les migrations sans garantie, les déportations qui deviennent le lot généralisé de certaines populations, cette nécessité vitale traduit non seulement un besoin économique ou celui de fuite des conflit et de guerres, mais surtout un besoin aigu de citoyenneté. D’où l’importance d’introduire un concept de citoyen potentiel, à côté de celui de ciyoyen manquant [30] . Le citoyen potentiel est l’étranger refoulé, mais aussi le citoyen national qui ne se manifeste que par le performatif du corps et par son corps. Une inclusion implicite des groupes et individus (très nombreux désormais) en Europe, voués aux déportations, se met en place par l’imposition de la clandestinité. Quelles sont les questions que ces migrations posent à l’Europe ? [31] De la condition de migrant, le chemin est tout tracé à celle de clandestin, qui installe les personnes dans une hiérarchie imparable. Celle-ci entérine la domination et contribue à la production des habitants porteurs de la qualité de « souche », seuls vrais citoyens en Europe, et modèles universels de citoyenneté. La nécessité de pensée surgit là, toujours avec l’ambivalence des discours dominants et subalternes se traversant en asymétrie [32], mais également avec l’ambivalence des discours sur les droits humains et des discours juridiques en général. Ce besoin profond et urgent de réflexion, nous le voyons peu du côté de la pensée institutionnelle, nationale ou européenne. Il est cynique d’en rester aux appels moralisants à la solidarité. Mais « la solidarité fracasse là où ceux qui devraient reconnaître la souffrance des migrants et s’identifier à elle, sont préalablement définis paradoxalement comme bourreaux, comme les sujets au nom desquels est invoqué le droit de tirer contre les envahisseurs pour défendre l’intégrité du territoire et l’inviolabilité des frontières. [33] » Les frontières viennent de, et se multiplient à, l’intérieur. La pensée vitale réinvente son langage et ses instruments. Selon la philosophe Marie-Claire Caloz-Tschopp, la démocratie sécuritaire développe de vraies stratégies guerrières et d’attaque à grande échelle, que l’on peut parfois qualifier de « violence génocidaire » [34]. Toujours selon elle, le droit d’asile et le droit à l’assistance qui en découle disparaissent, le réfugié est remplacé par la personne déplacée à laquelle s’adresse l’humanitaire et la répression, immédiatement hors-la-loi. Ces hors-la-loi sont expulsables et expulsés dans un « monde » extérieur que M-C. Caloz-Tschopp dit être acosmique. Dans un monde dont on ne veut rien savoir. On ne parle plus d’hospitalité ni de terre d’accueil, il y a maintenant les déboutés du droit d’asile. En Suisse on les appelle les NEM, les « Non entrés en matière ».

Il est nécessaire de voir le lien entre les difficultés du discours public, celui des politiques, disant la violence avec l’existence ou non d’un espace public partagé accueillant la « raison postcoloniale ». La question se pose différemment selon l’existence ou non d’un tel espace public, fut il restreint aux chercheurs (mais quelque chose en transpire toujours vers le débat intellectuel ambiant). Quand un tel espace public n’existe pas, il est fort à parier que la violence potentielle sera mal traduite [35], et donnera plus facilement lieu à la violence réelle. Par ailleurs, la création d’un tel espace public débattant des questions (post) coloniales et, d’ailleurs, (post) socialistes, appelle au développement de nouveaux instruments épistémologiques et conceptuels. Avec les mondialisations en plein essor, avec le capitalisme cognitif [36] , il semble évident qu’une complexe révolution épistémologique soit en court.

Nouveaux outils épistémologiques et raison postcoloniale

 [37]

Il n’y a pas, en France, de champ académique dénommé « études postcoloniales », comme c’est le cas dans l’espace de la langue anglaise. Ce n’est ni un bien ni un mal, ni matière à étonnement. C’est simplement une autre histoire. Les divers découpages des disciplines de recherche, de savoir, dans les différentes langues sont le résultat d’histoires du savoir tout autant différentes [38]. Il n’y a pas non plus d’ « études postsocialistes », champ voisin qui se révèle voisin a posteriori.

Bien qu’il n’y ait pas de départements d’études coloniales et postcoloniales ni de discipline indexée au CNU ou au CNRS, il y a bien en France de la recherche qui pourrait être classée sous ce label, relevant de l’histoire, du droit, de la sociologie, de la littérature etc. Ces disciplines ne sont pas perçues, en France, comme faisant partie d’un ensemble comparable aux Cultural Studies (qui les rassemblent en anglais), bien que la philosophie, ici comme ailleurs, se donne le droit de puiser dans les autres disciplines. Les études postcoloniales en anglais, d’origine complexe, sont casées dans les Cultural Studies, ce qui les maintient d’emblée dans et définit par un horizon interdisciplinaire et inter linguistique. Mais ce qui caractérise ce champ disciplinaire – indiscipliné à un regard plus rigide - ce sont ses origines multiples et croisées. Les Subaltern Studies en sont le socle .

En langue anglaise, ces dernières développèrent une approche variablement critique envers le marxisme, l’accusant non à tort d’eurocentrisme et d’appliquer dogmatiquement une grille d’analyse par classes sociales et d’historisation non appropriées à l’Inde et aux anciennes colonies. Les subalternistes furent également critiques envers le colonisateur britannique et envers le mouvement nationaliste qui allait mener, en Inde puis dans les décolonisations des années ’60, à l’indépendance. Ainsi inspirées, les Subaltern Studies, grâce à l’avantage de la langue anglaise, eurent accès directement à des universités étasuniennes et se trouvèrent englobées dans, puis usées et enrichies par un échange avec les études postcoloniales qu’elles nourrirent. Au lieu de rester un champ fermé, les Subaltern Studies, aussi bien que les études postcoloniales en anglais, s’ouvrirent les unes aux autres en accueillant de toujours nouvelles contributions. Les études postcoloniales qui en résultèrent se trouvèrent impulsées aussi bien par le Nord que par le Sud et donc par des intérêts divers. Au Nord, elles se retrouvèrent surtout corrigées par des apports d’un regard réfracté venant du Sud global. Les études postcoloniales n’ont jamais eu de corpus de textes uni et définitif, mais certains auteurs français sont régulièrement au menu des universités qui les enseignent. Elles sont le fruit d’un tour de vis supplémentaire de la mondialisation (la transition) qui a lancé tous ces éléments dans un espace public mondial ayant aussi des implications au plan épistémologique. Ce dernier, certes, plus ou moins exigu dans chaque pays, n’en est pas moins international pour une tranche sociologiquement cosmopolite d’une intelligentsia désormais sans frontières. Les institutions françaises ne participent pas à ce mouvement. Les études postcoloniales se greffent différemment selon les pays, les langues et l’histoire. Le lieu d’où l’on parle n’est déjà plus indifférent dans les sciences depuis plusieurs décennies. Les pays de langue italienne, espagnole, portugaise, allemande, japonaise, chinoise et autres ont moins de mal que le français à prendre part à ce mouvement. Il y a déjà explicitement des études subalternistes et postcoloniales latino-américaines ou africaines, par exemple.

A cela il faut ajouter que le détour par les universités étasuniennes de ces disciplines hybrides et croisées a très certainement contribué à leur dépolitisation dans ce sens que la théorie politisée et radicale tient lieu d’action politique sur le terrain et à leur captation par des intérêts politiques [39]. Ou bien du moins a-t-il contribué au déplacement du sens de « politique ». Mais cela « politise » la théorie tout en transformant l’action politique en objet d’études et en adoptant l’indistinction ou la négligence du clivage entre théorie et pratique. Ainsi, les cultural studies représentent un « tournant culturel » post-matérialiste, celui où le concept de « pratique discursive » rassemblerait aussi bien les mots que les choses [40]. En Inde, pays d’exportation de certaines de ces théories, les cultural studies, comme les subaltern studies, marquent surtout le désir de dépasser un marxisme dogmatique et une vision matérialiste de l’histoire alignés toujours sur les valeurs du nationalisme de la décolonisation alors même que la défaite mondiale du socialisme réel avait eu lieu [41].

Les études postcoloniales dans les universités de langue anglaise et autres, mais principalement à cause du programme étasunien international, ont aussi désamorcé et dépolitisé les questions coloniales historiques en les traduisant en questions « culturelles ». Elles ont également contribué à les déplacer sur le plan culturel interne et le plan symbolique mondial. Rien de tel n’a contribué à les neutraliser en France, alors que le concept de laïcité tout aussi colonial (laïcité pour les Français et exception pour les « indigènes musulmans ») ne put devenir un instrument utile pour la nouvelle configuration politique (post-coloniale). La laïcité, qui relève aussi d’un langage spécifique, et le colonialisme sont complémentaires et font bon ménage. La guerre algérienne fut la manière choisie par la France pour gérer le premier et le plus direct des problème de la (dé) colonisation. Le conflit au départ latent fut par la suite traité en métropole par la non intégration des immigrants coloniaux et la brutalité envers les pauvres et la plebs [42] (dont nombreux, bien que non tous, sont issus de l’immigration) [43] : c’est ainsi que la France s’occupa de la suite de la guerre d’Algérie. Il est difficile encore aujourd’hui, en France, d’affirmer publiquement quelque lien que ce soit entre l’histoire coloniale et les migrations contemporaines. Ce lien est généralement nié. Le type particulier de sécularisme français avait été conçu à partir d’une plateforme chrétienne révolue, principalement catholique, absolument non préparée pour d’autres configurations religieuses et politiques ou pour la décolonisation qui apparut plus tard. Face à la décolonisation, il faut un projet de décolonisation du colonisateur, un projet de société. De même qu’il faut à l’Europe un projet de société à la fois de décolonisation et d’intégration du postsocialisme.

A ceci, il faut ajouter l’irritation réciproque, mais asymétrique, des jargons universitaires français et étasunien, et l’apparition de phénomènes tels que la French Theory [44] , qu’aucun chercheur français ne saurait pratiquer. Je reçois de l’Université Mohammed-V à Rabat, ainsi que du Centre pour les études interdisciplinaires de 3e cycle de l’Université de Sarajevo (Centre for Interdisciplinary Postgraduate Studies) des projets de master en études du genre. Celles-ci, à titre d’exemple, contiennent à Sarajevo un volet d’études post-coloniales, un volet d’études féministes, une approche d’études du genre en tant que projet épistémologique, de fortes références aux Cultural Studies, et bien d’autres choses encore dont nous n’avons pas le concept en France ; là où les choses ne sont pas encore institutionnalisées, ou bien où les négociations pour de nouvelles normes sont encore en cours à cause d’une situation d’anomie suivant la guerre, tout parait encore possible. C’est ainsi que les Universités de Sarajevo ou de Rabat ont paradoxalement moins de réticences à introduire des nouveautés que l’université ou la recherche françaises. Il règne en ces dernières un désolant égalitarisme par le bas [45]. Selon les cas, mais hélas souvent, une inertie agissant elle-même comme un « esprit de bourg » dont on ne saisit jamais la source, bloque l’innovation et les initiatives. Le concept d’interdisciplinarité ne passe lui-même toujours pas au pays centralisé. Des reformes conservatrices surviennent plus facilement que des initiatives innovatrices. Déjà les noms des sciences et disciplines arrêtés par des décisions ministérielles de longue date empêchent de percevoir puis d’analyser des phénomènes mieux éclairés à leurs croisements et par delà leurs limites. Tout un appareil conceptuel, des terminologies, des vocabulaires ainsi immobilisés, ont tendance à interdire de penser des contenus nouveaux, à prohiber la traduction. La langue en devient morte et mortifère, parfois un instrument policier. Le discours interdit ce qu’il ne saurait dire. La levée des boucliers du consensus mainstream se manifeste à chaque fois que la langue sort de ses gongs. La tradition en la matière est, dans la langue française plus que dans tout autre, très forte aussi sur le plan littéraire, et la fonction en est entretenue par l’Académie française qui, par son dictionnaire, n’autorise qu’au compte-gouttes les néologismes.

La laïcité

La laïcité qui est souhaitable au vu de la surenchère de violence (à propos) des intégrismes et des terrorismes, pose problème, et ceci non seulement parce que les prétendus intégrismes sont également des revendications de modernité, avec toute leur imagerie ou attributions archaïsantes. La laïcité est le type de lien établi entre la religion d’Etat (même de lui désormais dissociée) et le pouvoir, ainsi que sa sécularisation historique. Elle est une hégémonie spécifique, pouvant également maintenir un équilibre entre les religions existantes au moment de son établissement. Mais elle semble incapable de gérer sur le même plan le rapport à d’autres religions en dehors de ce champ, comme on l’a vu récemment avec l’islam. Pourquoi ? A part cette raison historique qu’il n’y avait pas d’islam au moment de l’invention de la laïcité, il y a le simple fait que celle-ci reste un instrument de pouvoir et l’instrument de l’Etat, qu’elle n’est pas un principe au dessus de celui-ci, mais une espèce de religion d’Etat elle-même. De sorte que la laïcité apparaît a deux niveaux – comme arbitre entre les religions, et aussi entre l’Etat et les religions ; mais elle fonctionne d’autre part comme l’une des religions (croyances) parmi d’autres, c’est-à-dire celle-la même qui n’est pas égale aux autres puisque privilégiée par l’Etat. La laïcité républicaine historique arrêta et enfonça une mise en scène administrative, bureaucratique qui n’avait pas vocation à évoluer, décrétant un absolu inamovible et immuable. Cela interdit toute imagination politique dans un monde en transformation sur les deux bords : cette construction est close. Et cela introduit également une hypocrisie morale qui sépare complètement à son tour la sphère du privé et celle du public, soustrayant le premier au second. La sanctification du langage sur la laïcité et la République interdit, avec l’imaginaire, tout nouveau projet ou pacte social pour la France, orpheline de ses colonies qui s’interdit les instruments langagiers et réflexifs pour penser la discontinuité qui maintenant la constitue. Ainsi persiste-t-elle à clamer sa continuité tautologique avec elle-même, sans se rendre compte, dans le discours officiel, que le roi est nu. Et le temps qu’elle y perd ! C’est que la posture tautologique renforce l’illusion de la souveraineté absolue, chère à l’Etat en tant que pouvoir, et décourage à prendre conscience de la finitude ou même à penser.

Il n’est pas étonnant que l’on ne puisse ni dire ni penser facilement, sauf à faire une entorse, la condition postcoloniale, le soulèvement des périphéries, la situation générale et inavouée de l’inégalité des femmes, le racisme ordinaire, la condition des immigrés, des réfugiés, des naufragés des grandes migrations contemporaines dans cette langue, si ce n’est comme des exceptions ou des problèmes locaux. Cette langue ne s’y prête pas de par l’universalisme directif qu’elle véhicule, le regard figé sur un passé tenu pour exemplaire. Il ne s’agit pas, ici, de plaider en faveur d’un particularisme quelconque qui y répondrait, car l’universalisme et le particularisme font système. Il s’agit de dégager l’espace vide nécessaire pour que la langue tourne et se libère des contraintes, afin d’exprimer d’autres réalités et de se donner d’autres imaginations. Mais il est justement caractéristique de l’universalisme normatif de ne pas reconnaître (ni simplement connaître) son origine particulière, et de ne pas admettre son rôle hégémonique.

Dans la pratique de la langue de bois officielle, je range aussi la coutume de « silence » qu’affichent les fonctionnaires français, ainsi que beaucoup d’individus ayant simplement grandi à l’ombre de cette culture administrative qui réduit l’autre au silence – et qui consiste à ne jamais répondre à aucun courrier. C’est la différence entre civil servant indien, ou britannique d’une part, français de l’autre : les premiers vous répondent tout de suite, le second non. « Répondre » est un acte de langage, mais pas seulement. C’est aussi être responsable de, devoir réponse à. C’est ne pas faire de sa fonction son champ privé de privilèges. C’est, en effet, bien une culture, et elle n’est pas généralisée chez les Français, mais représente plutôt une exception individuelle quand on a la chance de la rencontrer.

Nous avons un effort épistémologique et méthodologique à fournir, un vocabulaire, des concepts et des instruments d’analyse à nous donner. Il s’agit de dépasser le cadre franco-français afin de comprendre un univers désormais élargi à la planète. Par le débat simpliste qui oppose le « modèle français » au « modèle anglo-saxon » [46], ou qui oppose la prise en compte d’un cas particulier (la banlieue) à l’examen de la société tout entière, on ne peut saisir la réalité sociale et politique qui dépasse ce cadre. Nous constatons la nécessité d’opérer un grand tournant épistémologique. Celui-ci n’arrive pas isolé, mais s’annonce dans la foulée d’une réforme de la pensée et des paradigmes de compréhension déjà entamée, notamment au moment de l’effondrement de 1989 [47], toujours, et sans doute par principe, inachevée. Cela passera par une reforme nécessaire et une modernisation de l’université ainsi que de la recherche. Les grands événements historiques, les chambardements systémiques comme celui de la fin de la Guerre froide [48] que nous avons vécu (sans en tirer de leçon) et dans lequel nous sommes maintenant bien engagés, sont accompagnés et, plus souvent, suivis d’instruments de compréhension qui leurs sont conformes. En général, l’entendement tarde à se mettre en place par rapport aux événements. Il faut parfois comme une déflagration pour une ouverture d’horizon afin de pouvoir accueillir le nouveau, l’incompréhensible, l’ « indicible ». Il faut encore arriver à l’exprimer. Cela se produit au moment où l’expérience de vie, même individuelle, « rencontre » la pensée abstraite insuffisante à la saisir. Quand le langage dont nous disposons se dévoile insuffisant. Il s’agit d’une violence où on est frappée par une coïncidence, « assommée » par une évidence où on est transportée par une nouvelle idée qui bouleverse tout ce que l’on croyait ou pensait. On subit et fait subir une entorse à l’entendement, on est touchée dans son intelligence. Cette violence, par le langage, peut être bénéfique. Elle peut avoir un effet de vérité. Inattendue, elle peut déclencher une vision et une imagination scientifique, politique neuve. Un changement de qualité de regard, d’articulation, de compréhension se produit quand il y a expérience propre. Ces moments peuvent être propices à la compréhension, sans toutefois la garantir : ce sont les instants quand on se retrouve dans la peau d’une autre. A expérience nouvelle il faut un langage nouveau.

Dans cet écart de temps entre l’événement et la formation du discours qui le capte, il y a tous les possibles : c’est le temps de la palanka. C’est celui de l’esprit de bourg juste avant l’arrêt des discours. Traduit par le mot “bourg” en français, palanka est le terme utilisé par Radomir Konstantinović [49] pour dénoter cet état d’esprit et une situation historique et sociale située dans un entre-deux ; une période de crise indéfinissable (de la modernité), un état immatérialisable, irréalisable (d’où la violence). C’est paradoxalement la possibilité de toutes les possibilités. Tel est aussi le temps dans lequel se rencontrent des histoires et des « saisons » particulières et incomparables qui coïncident, le temps des dyschronies [50]. Tel fut le moment des soulèvements dans les banlieues et du vide qui les a suivi : néant des discours politiques. Tout cela tandis que la « racaille » calcinait non seulement des voitures privées mais aussi des commissariats de police et des mosquées [51], ce qu’on a évité de nous montrer. C’est l’intervalle d’une négociation possible entre l’Etat, la société civile (en partie dirigée par lui, en partie lui échappant ou s’opposant), les mouvements articulés et inarticulés entre eux. L’occasion de l’émergence d’un nouveau langage qui saisira mieux notre place dans le monde, désormais décentrée.

On a vu cette négociation à l’œuvre dans l’effacement de la part de Chirac de l’alinéa en question de la loi du 23 février 2005. Voulant d’abord le faire réécrire, il l’annule en évitant le débat au parlement [52]. Il s’agit d’une « culturalisation » [53]. Le champ de la « culture » est aussi un champ politique traversé par des luttes visant le capital symbolique.

La fracture sociale et politique des sexes

Le corps des femmes est un enjeu symbolique et un site de négociation du territoire national, du pouvoir, et ceci aussi bien pour l’Etat que pour des mouvements identitaires, comme on a pu le voir lors du feuilleton sur l’écharpe « islamique » en France. « Les enlèvements [de femmes], conversions et mariages unissent les liens de la communauté des deux régimes politiques », écrit Nasser Mufti au sujet de la partition de l’Inde et du Pakistan au moment de l’indépendance [54]. C’est vrai partout, et nous pourrions y ajouter plus explicitement la violence physique généralisée envers les femmes, le féminicide [55], les meurtres de Ciudad Juares ou d’ailleurs, les viols, mais aussi les légalisations sur les femmes, ayant pour but la définition de la nation.

Les soulèvements dans les banlieues ont été une demande d’inscription dans la nation avec la différence, cette différence même dont l’exclusion avait été la précondition d’existence pour la nation. On voit bien la difficulté. Mais cette demande d’inscription est loin d’être docile et apolitique. Elle est de fond en comble politique par l’excès incalculable qu’elle comporte, par ce que justement elle ne dit pas mais performe. Et parce qu’elle est déjà là dans toute autre inégalité qu’elle renforce et qui la renforce à son tour. L’enfermer dans un discours (d’autant plus s’il est balisé et défini par avance, ou par d’autres ; par l’Etat) c’est la dépolitiser, viser moins que l’impossible. C’est l’impossibilité même qui accorde la marge de possible et l’élargit à chaque secousse. C’est elle qui fournit l’horizon (du) politique. Dans cette demande d’inscription dans la nation et dans la citoyenneté, comme elles sont imaginées, le but des filles et des garçons de banlieue est exactement le même. La différence est ailleurs. L’égalité dans la citoyenneté ne peut être suffisante comme but, même pas pour l’atteindre lui-même : non seulement l’égalité entre femmes et hommes, mais encore entre français de souches et « issus de l’immigration ». Pour qu’une demande soit politique, il faut qu’elle vise plus que cela. Or, les mouvements aussi bien des filles que des garçons étaient bien en excès, mais différemment.

La société française est traversée tout entière par une très grande fracture selon les sexes et le genre. Dans l’enjeu du sexe sur le plan symbolique, politique et social, il faut rappeler qu’aussi bien le sexe que le genre [56] (car il y a un dédoublement dans l’indéniable « culturalisation » de ces concepts également) jouent à la fois sur le plan de la différence que sur celui de l’hétérogénéité [57], c’est-à-dire se jouent d’un constant glissement de l’un à l’autre. Ce glissement entre les deux fait partie des jeux de symbolisation qui dérivent beaucoup de leur puissance et efficacité du champ « commercial-culturel » ou du « capitalisme culturel », celui où l’accumulation, la consommation et le shopping sont une thérapie contre la dépression. On décrit la fracture des sexes en général comme se présentant seulement au sein de telle ou telle communauté, et celles-ci comme plus ou moins en proie à des problèmes identitaires. On en fait une caractéristique ethnique des banlieues, comme si déjà ces banlieues ne faisaient pas partie de la société française. Dans tous les cas, c’est bien la sexualité qui est le lieu de transfert des relations de pouvoir. C’est aux seules femmes voilées musulmanes qu’on attribue la volonté de diviser la nation. Elles sont donc dangereuses. Or, cette fracture qui n’a rien de nouveau, s’étend à l’ensemble de la société et en soutient d’autres. Le renvoi à des « cultures d’origine » monopolisé par des intégristes, parasite les causes politiques et sociales du mécontentement et les détourne vers des assignations de signification des « symboles religieux ». Il ne tient pas compte de leur translation et de leur transformation dans le contexte local. Ces assignations de signification, autant de petites opérations hégémoniques par des chaînes d’équivalence douteuses mais efficaces, s’inscrivent en partie dans des configurations hégémoniques plus importantes qui les avalisent au niveau des quartiers, de la politique de la ville, de la politique sociale plus ou moins officielle. Bien que des filles puissent faire appel à l’islam pour expliquer le foulard qu’elles s’auto infligent pour une série de raisons diverses, la signification de son port dans le contexte français est complètement détachée de celle de son « origine », qui est d’ailleurs inventée comme tout origine. La société française est très en retard sur beaucoup d’autres pays en matière d’égalité véritable des sexes, et surtout très résistante à une évolution en la matière. L’association entre pouvoir et patriarcat y est très établie. Cela est caractéristique des pays trop engourdis dans leur institutionnalisation, où la pensée n’est pas considérée une nécessite vitale. Même si le patriarcat est condamné et reconnu comme une entrave sur le plan politique (quoique !), il est omniprésent sur le plan social ainsi que dans la représentation politique. L’incapacité des partis politiques à inclure les exigences des mouvements sociaux, des mouvements de femmes est légendaire (mais en ceci la France n’est pas isolée). La pensée comme ressource vitale fondamentale nous expose à la finitude et aux limites de la souveraineté. La souveraineté vient avec l’exclusion de quelqu’un de cette souveraineté. Des pays récemment sortis d’un lourd passé non démocratique sont parfois plus ouverts et moins conformistes. Ils ont une fraîcheur démocratique dont la France est dépourvue. Ce qui étonne en France, mais ailleurs aussi, c’est l’intensité de l’instrumentalisation politique à d’autres effets de l’ancienne division selon les sexes, qui n’est pas importée par l’Islam comme on voudrait nous le faire croire. Ce qui est nouveau et sans doute dû à certains effets de la mondialisation – voila une universalisation ! – c’est non pas comment les femmes deviennent des enjeux dans d’autres discours (elles l’ont toujours été : c’est le privilège des subalternes), mais la brutalité avec laquelle elles le deviennent. Le problème est aujourd’hui de définir les limites du tolérable. Comme il n’y a pas de standardisation à cet égard et des critères différents se côtoient ou se superposent, il se développe à ce sujet une surenchère et une violence inouïes, dont l’échelle grimpe autant que monte le seuil par ailleurs accepté ou subi de la violence en général, de la terreur et du terrorisme. Souvent, des auteurs s’intéressent à la surface du « terrorisme » sans rendre compte de son origine dans le cadre de l’Etat et en complémentarité avec lui [58]. Selon Chantal Mouffe, il advient en réponse au monde unipolaire. Mais des actes terroristes spectaculaires comme ceux du 11 septembre signent aussi le début de la fin de ce monde.

La violence est sexuée même quand elle n’est pas sexuelle [59] . Les femmes et leur condition sont un instrument pour faire passer d’autres messages, des messages ne les concernant pas nécessairement en premier lieu, entre les acteurs politiques ; mais certaines restrictions collent au passage aux femmes, effets collatéraux. Ces acteurs sont, par la force des choses, encore des hommes. Les femmes sont alors non pas exclues, mais inclues en tant que subordonnées à tous les niveaux. On met en scène la « symétrie » apparente des sexes, mais on maintient l’asymétrie réelle. Leur inclusion subordonnée est elle-même instrumentale d’une part en tant qu’analogie, mais aussi structurellement, dans la construction d’autres inégalités. L’inégalité des femmes reste à ce jour constitutive du social. On « féminise » toujours le terme socialement faible. La nation se construit au moyen de l’institutionnalisation d’un échafaudage des sexes qui interdit leur égalité, et vice versa. Il en va de même de toute hiérarchie qui se met en place : avec l’échelle des sexes, elles se façonnent réciproquement [60]. La condition des femmes en banlieue (sous entendu : « chez les musulmans »), véritablement problématique là comme partout, a été séparée par la raison d’Etat de la condition générale des femmes et filles en France, pour servir à la double division. D’une pierre deux coups ! L’opinion publique et l’Etat ont donné raison au mouvement Ni putes ni soumises tout en le dépolitisant. Mais paradoxalement, les mesures préconisées par l’Etat pour remédier au soulèvements des banlieues ne regardent une fois de plus que les garçons, et ne visent pas de négociation de l’égalité des sexes. Le mouvement Ni putes ni soumises est récupéré, en dépit des revendications bien politiques ; les jeunes « émeutiers » de 2005 sont dépolitisés par la simple non-reconnaissance des enjeux politiques, et criminalisés ; les « Indigènes de la république » sont écartés comme non politiques aussi bien par des groupes ou idées concurrents que par le discours prévalent sous prétexte que leurs revendications ne seraient pas politiques ou ne correspondraient pas à la vérité historique, sans que l’on se soit aperçus qu’ils appellent à la resémantisation du terme d’« indigène » [61] . Et tout le monde semble oublier l’importance de l’excès en politique.

L’universalisme normatif de l’Etat, gardien de l’hégémonie en place, est incapable d’admettre les particularités qui le composent. Cela peut être vérifié dans la juridisation de même que dans la culturalisation des problèmes sociaux et politiques. Le débat autour des banlieues a montré une « sociologie d’Etat » qui reléguait les soulèvements à la culture des immigrés, à leurs coutumes matrimoniales, à l’islam, à la « haine de la République et de la laïcité », et qui accusait les chercheurs d’introduire des critères sociaux et politiques. D’autre part, des sociologues, parfois désemparés [62]. Selon Bruno Latour, « l’épistémologue ne s’intéresse pas aux sciences, mais à l’Etat, en France en particulier où il veut établir la République ! Pour lui la science n’est qu’un moyen pour parler de tout à fait autre chose. (…) Depuis Platon, nous sommes fascinés par ces énoncés qui permettent de se débarrasser de la politique, des attachements, de la complexité et de la multiplicité des liens, de la subjectivité. » « Le rêve moderniste, qui date de Socrate, est celui très simple de l’élimination de la politique. [63] » Sur un autre plan par analogie, on arrive aux paradoxes juridiques. Le 16 mars 2006 le Conseil constitutionnel a censuré un article de la loi sur l’égalité salariale hommes-femmes pourtant votée le 23 février. Cet article prévoyait des quotas de 20% (pourquoi seulement 20% ?!) de femmes dans les conseils d’administration. Le conseil constitutionnel n’a pas rejeté cet alinéa à cause du seulement « 20% de femmes », mais à cause de la mention « femmes » elle-même. Les quotas seraient contraires à la constitution, sauf pour les quotas inscrits dans la constitution elle-même (ceux dits de la « parité ») et qui concernent les mandats électoraux ! N’est-ce pas absurde ? Quotas ou non, on voit bien que toute mesure se retourne contre ceux qui ne sont pas universalisables, c’est-à-dire qui n’ont pas de part du gâteau de pouvoir. Comme le dit l’éditorial du Monde « Parité et quotas » du 18 mars 2006, cette « décision est symptomatique des blocages de la société française ». Elle fait sans doute partie des jeux préélectoraux. « L’égalité des hommes et des femmes est un principe constitutionnel en France, mais la Constitution n’offre pas les moyens d’en assurer la réalité en bafouant d’autres principes. [64] »

Les mouvements de femmes, et autres

Aux Etats-Unis, le mouvement des femmes avait divisé le Civil Rights Movement. Il divisait le mouvement étudiant en France. Les femmes ainsi que tout ce qui est irreprésentable dans l’ordre des sexes et l’ordre social ressort toujours comme du politique non reconnu, du politique barré, et de l’hétérogène. Ces divisions sont en même temps bienvenues pour le pouvoir lui-même dispersé. Elles sont aussi un trait général, répondant à l’éclatement et à la mondialisation. Ce qui s’occupe à brimer la dimension féministe et sexuée des révoltes, ce n’est pas un lieu de pouvoir, celui de l’Etat ou de l’ordre établi. Ce sont aussi les divers pouvoirs alternatifs et concurrents, tous capables et désireux de coalition hégémonique pour parer la voie aux femmes. Dans le mouvement beur, il n’y eut pas encore la possibilité pour une dimension féminine ou féministe. Mais dans le mouvement des grands ghettos de banlieue des années 2000, le mouvement des filles anticipe celui des garçons. Théoriquement, il aurait pu prendre sur lui l’universalité des quartiers. Théoriquement car, pour des raisons historiques, il est encore difficile pour les femmes de prendre sur elles l’universalité reconnue et de se mettre au centre d’une hégémonie à négocier. Ou plutôt, il est peu probable qu’on les leur accorde. Elles font donc irruption sur la scène publique de manière paradoxale en exhibant plusieurs niveaux d’universalité potentielle : en signalant toute universalité par la faille qu’elle a toujours, en signalant l’universalité de l’inclusion subordonnée, et en signifiant l’universalité limitée à la banlieue de la condition humaine, par delà la division des sexes. Ce potentiel d’universalité dont les femmes aussi sont hypothétiquement porteuses, fait peur plus que tout autre, car il montre que ce qui est structurel (l’ordre des sexes) est néanmoins ébranlable. Elles ne vont donc pouvoir se manifester que sous condition de renoncer à l’avance à représenter l’universalité de la condition féminine ou humaine. Ainsi le mouvement des filles et femmes, dans le soulèvement des cités, précède ce qui va être perçu comme – soulèvement tout court. Alors que le soulèvement des filles des banlieues reste dans les annales comme un soulèvement de seules filles, bien que de nombreux hommes et garçons aient été à leur côté. Alors que le soulèvement des garçons sera perçu comme la rébellion des banlieues. Même sans le vouloir, les garçons sont porteurs d’universalité. Cela se comprend : l’histoire soutient, en les assignant à l’universalité, ceux qui dans chaque figure, ressemblent au groupe dominant (Irigaray). Ce qui montre aussi que l’ordre des sexes est le lit des autres hiérarchies et ordres sociaux, sous tous les angles. Un mouvement de femmes reste un mouvement divisif, même au temps de la mondialisation où ce caractère partitif rattrape toute la dynamique sociale.

Il n’y a aucun doute que le mouvement Ni putes ni soumises a raison dans toutes ses plaintes et accusations de la culture patriarcale et macho qui humilie les femmes et les filles, qui entrave leur autonomie, leur liberté et leur citoyenneté [65]. Il n’y a aucun doute qu’il faille les soutenir et les entendre. Mais une analyse rigoureuse permet aussi de montrer l’intéressement de l’engouement pour le mouvement de ces filles et femmes qui viennent du même milieu, comme par hasard, que les garçons des émeutes de 2005. Les nationalistes divisaient déjà, par cet accueil favorable aux filles à l’époque, une nouvelle classe dangereuse (de fantasmatiques « intégristes musulmans ») que l’on dessinait à l’horizon, en en sélectionnant les éléments « récupérables », c’est-à-dire les filles. Certes, on ne peut pas être conciliants d’un pouce envers des pratiques intégristes (islamiques ou autres), car elles sont toutes et toujours dirigées contre les femmes. Mais il faut prendre note de la pratique de division de la population destinée à être dominée, à commencer par les genres, mais aussi par d’autres catégories. Ce pouvoir de division ne vient pas seulement d’en haut, il vient aussi par le dedans, c’est-à-dire par les sujets (ou les positions subjectales) qui se mettent en place par des pratiques de pouvoir, des pressions et oppressions, et qui ne préexistent ni au pouvoir ni à la politique, mais les façonnent. Comment ne pas penser à l’analogie des guerres d’antan ou de la veille : quand les conquérants ne tuaient pas les femmes de l’ennemi, ils leurs faisaient des enfants, ou pouvaient même les épouser. De même, dans les viols de masse qui accompagnent toutes les guerres, les femmes ne représentent ni l’objet ni l’objectif du viol, et encore moins le sujet : elles sont l’instrument d’une arme de guerre qui fait passer le message entre deux groupes d’hommes. Dans le rapport entre ces acteurs hommes, les femmes apparaissent sous le signe de l’appropriation. Dans le message et ce « langage » que représentent ces actes de guerre, le discours sur les viols devient lui-même une arme de guerre de la même « efficacité » que les viols eux-mêmes, puisqu’on est (pour les acteurs ; mais pas pour les agies) dans le symbolique. C’était le cas durant les dernières guerres d’ex Yougoslavie.

C’est ainsi que le mouvement des filles des quartiers, salué par toute la France d’en haut (avec de bonnes raisons générales) fut un enjeux dans le discours unifiant et universalisant de la nation. Car l’ordre des sexes est constituant de la nation. On ne mesurera jamais suffisamment combien l’universalisme et l’unité affichée de la raison ont opéré de séparations et de divisions par catégories dans la nation une. Combien la raison s’associe à l’Etat. Comment a-t-on pu croire que la fracture des sexes ne concerne que certaines communautés, et pas d’autres ? Elle traverse bien toutes les couches de la population française. Que l’on regarde déjà les communautés de ceux qui en dissertent pour voir combien il y a de femmes, en France, parmi les parlementaires et représentants, dans la classe politique, celle des dirigeants, des PDG, des académiciens, des haut placés dans la recherche etc. La séparation et l’inégalité des sexes concernent la société entière, et le mouvement Ni putes ni soumises a exprimé le ras de bol de toutes les femmes, tout en prenant soin de se démarquer de certains courants « féministes » ou « bourgeois » [66]. Le récupérer tombait aussi à point nommé pour entretenir l’hystérie de masse autour du « voile » dit « islamique » des jeunes filles. Interdire le voile aux filles ou le leur imposer : les deux, et surtout les deux ensemble quand ils font système, ce qui est le cas, signifient aux intéressées qu’elles ne sauraient prendre de décision autonome sur ce qui les regarde [67]. Les deux positions semblent intraduisibles l’une à l’autre. Toutes deux signalent la subordination des filles quoique différemment, et escamotent les autres aspects de la question en posant la société (présumée laïque) contre la communauté (supposée religieuse). Il est illusoire de prétendre abolir une discrimination (celle des filles, prétendument seulement en banlieue – à être défendues par l’Etat de leurs hommes et ainsi « civilisées ») en en introduisant une autre (l’exclusion des filles voilées de l’enseignement). Toucherait-on ainsi à un détail vestimentaire masculin ? On peut en douter. Comme déjà Franz Fanon l’avait montré, une interdiction est aussi une imposition symbolique et une subordination. Celle à qui on interdit ou commande quelque chose est par cet acte performatif elle-même infériorisée. Le port du foulard peut ainsi être un « renversement de stigmate » [68] comme un autre, l’appropriation et la revalorisation de ce par quoi on est humilié

Car ce sont toujours les filles qui incarnent la moralité (même laïque !) de la communauté. Autrefois le pantalon ou la minijupe, aujourd’hui le foulard. C’est encore un « privilège » des subalternes, celui d’être marqué(es) par le vêtement défini par d’autres. La loi est présentée comme le règlement satisfaisant d’un conflit entre l’universel et le particulier [69]. Mais elle fait l’impasse sur une pluralité d’universels en compétition, sur l’origine particulière de l’universel, de même que sur l’entrée en scène de nombreux sujets historiques dans le monde contemporain, également en concurrence mais aussi en alliances diverses les uns avec les autres [70]. .

Pour l’Etat, il s’agit de rendre l’Islam (trop visible par les filles couvertes) aussi invisible que possible, et par là même d’occulter également une dissonance féminine. L’histoire du foulard a propulsé un groupe de filles – représentées dans le cliché entre victimes et intégristes - dans l’espace public, en même temps que la question de la justice des genres et de la condition de vie des pauvres et des immigrés. Il s’agit d’un moment de tension et de contentieux, celui de la tentative d’inscription dans la nation, des femmes (en tant que groupe, car on leur nie encore l’individualité), de même que, par extension, la tentative d’y insérer par leurs femmes [71], ceux qui en étaient exclus. Certaines de ces filles protestataires se retrouvent ainsi doublement agentes pour une fois, et c’est un fait remarquable au-delà de l’acte provocateur ou des références passéistes de certaines d’entre elles : elles le sont en leur propre nom, mais aussi, au nom de leur communauté assignée de laquelle, par ailleurs, elles se désidentifient en grande partie. Mais le discours prévalent contre le voile sort constamment des arguments à propos d’autres sociétés (Iran, Algérie etc.) en généralisant un islam cliché, en même temps qu’il attribue systématiquement l’exploitation et la subordination des femmes à des sociétés non européennes, comme si l’on pouvait, en Europe, être satisfaites de la condition des femmes. L’égalité des sexes ainsi affichée devient un instrument normatif de plus pour confiner des populations à leur « pré modernité », pour les situer en dehors du cercle de la laïcité (lire : de la civilisation) qui, elle, garantirait l’égalité des sexes. Il est clair qu’il faille se défendre de cette égalité là et en demander plus. Le lien historique immédiat entre la loi interdisant le voile à l’école et l’article de loi (abrogé ultérieurement par décret présidentiel) prescrivant l’apologie de la colonisation en Afrique du Nord est ainsi rendu patent. Le discours sur la laïcité et le voile tente de reconstruire à l’intérieur de l’école une cohésion sociale qui fait défaut dans la société. La nation se reconstruit bien par la redéfinition du rapport des sexes et des genres, caractérisant dans ce cadre de retardataires par rapport à la norme aussi bien les femmes que toute hétérogénéité. Dans tout système social et politique, la pensée dominante nous dit que les femmes doivent encore rattraper les hommes, et en général elle ne vise au mieux (au mieux !) que l’égalité. Mais un renversement de regard nous permettrait aussi de montrer tout ce en quoi les hommes doivent encore rattraper les femmes pour être non seulement à leur hauteur (la liste est longue), mais surtout à la hauteur d’une humanité plus vivable. Certes, ces exercices innocents de changement de perspective ne sont que des jeux. Ils permettent cependant de se rendre compte du contentieux (du « fondement ») politique de toute société, et de la régularité de la centricité culturelle des modèles masculins pensés comme universels et neutres. Cela ne se limite ni aux banlieues ni à une religion ou culture particulière, mais est vrai de toutes, toute proportion gardée.

La cohésion nationale par le signifiant vide du sexe

Les termes de la cohésion nationale sont en train de se redéfinir en ce moment même, comme ils l’ont été à chaque tournant historique.

Pour les femmes en général, et des groupes de femmes en particulier, c’est l’occasion de renégocier leur statut, à cause du risque de perdre des acquis, qui ne l’auront cependant jamais été pour toutes. Que cela passe aussi par l’éducation nationale n’est pas surprenant, car celle-ci est le fondement de l’unité nationale imaginée. Que cela repasse par une prise de position à propos de l’histoire coloniale (comme histoire de l’Etat, même avant toute qualification) est encore moins étonnant : la construction de la nation s’est faite au moyen de et en même temps que l’expansion coloniale en tant que « mission civilisatrice », nécessitée par la mise en place du capitalisme. Et il est encore moins étrange que tout cela passe aussi par la religion, vraie concurrente de l’Etat national maîtrisée par les dispositifs de la laïcité, et instrumentalisée différemment en métropole et dans les anciennes colonies, de même que, aujourd’hui, par rapport aux populations « de souche » ou considérées comme « immigrées » [72].

Le sexe (comme d’ailleurs le genre) n’est rien en soi, car il est relationnel. Même si, quand on le dit (« c’est une femme » ; « c’est un garçon »), on n’affiche pas, mais on sous-entend, un certain type de relation sociale. Le sexe est une idée forte qui intervient dans les mises en places de toutes les hiérarchies sociales, y compris celles qui ne le concernent pas en premier lieu et en apparence. Toujours porteur d’hétérogénéité et toujours intempestif et hors champ, il fait à chaque fois apparaître le politique irreprésentable (car constitutif) et est donc toujours nié. Mais ce politique a régulièrement le rôle de le déplacer, alors qu’il est lui-même toujours reformulé [73]. Toutes les hiérarchies concernent celle des sexes et sont concernées par elle. Arrêtée dans son indétermination (car la différence des sexes est inidentifiable), commise d’office, l’inégalité historique des sexes devient instrumentale et normative. Elle se met au service d’un pouvoir, elle désigne homme, femme, musulman, Maghrébin, Français, Hutu, Tutsi, etc. Le sexe rentre, comme ingrédient, directement dans la constitution normative des « identités » [74]. Il s’agit d’un concept redoutable. L’Etat et la société vigilante, sécuritaire, rendent obligatoire la gestion des identités. Une « bonne » gestion des identités, qui passe par la culturalisation du politique, éviterait les conflits. On passe du social, du politique, de l’économique, au « culturel » et à l’ »identitaire ». Il faut pourtant éviter de faire croire que la différence (comme celle que l’on entend par le sexe, ou toute autre) implique à elle seule l’inégalité. Justement, si la différence n’est rien en soi, c’est qu’elle renvoie à une politique de la différence passée sous silence. La différence peut aussi être construite comme hétérogénéité, ce qui relève d’une politique [75].

Des études étasuniennes ont comparé les ghettos américains aux cités françaises en remarquant que, dans les premiers, les femmes portaient tout le ghetto sur leurs épaules et devenaient actives, au contraire des banlieues françaises où elles restent confinées [76]. Dans les premières, cependant, plus de 60% des familles n’ont pas d’hommes, et les femmes élèvent seules leurs enfants, alors que le pouvoir public a déserté [77]. Une remarque similaire au sujet des femmes est faite à propos de toute une société (l’Algérie) et de sa conversion moderne entretenues par les femmes, dans les analyses de la revue Naqd et de son directeur, l’historien Daho Djerbal [78]. L’universitaire que je suis connaît bien la motivation et l’assiduité, les bons résultats de certaines filles des quartiers. Pourquoi alors la France fait elle si mauvaise élève en matière d’égalité des femmes et des hommes ? Une société, aujourd’hui, qui n’est pas portée par le désir d’émancipation des femmes, ou plutôt où celles-ci ne réussissent pas à faire passer le message, est une société sclérosée. Nul ne peut ignorer le fractionnement par le sexe du mouvement des jeunes dans les quartiers. Une négociation raisonnable de ces conflits soutiendrait les filles dans leurs revendications d’une justice genrée bien justifiée, au delà des seules périphéries. Elle les maintiendrait dans leur revendication d’accès à l’universalité, d’égalité, de liberté (car l’égalité ne suffit pas). De même qu’elle maintiendrait les revendications symboliques et concrètes mises à l’ordre du jour par les garçons, mais en reconnaissant la non intégration des immigrés depuis des générations, celle des pauvres en général ainsi que le manque de liberté des femmes. Elle retiendrait le commun des revendications des filles en 2002 et des garçons en 2005, en même temps que la spécificité des récriminations des filles. Elle soutiendrait une visée par delà la simple égalité. Sans contribuer à l’ethnicisation par la séparation des filles et des garçons dans les banlieues, du bon peuple étudiant et des « casseurs », et à la division des femmes des quartiers des « autres » femmes en France. Une négociation juste des conflits cesserait d’œuvrer tout le temps à la naturalisation, à l’ethnicisation, à la communautarisation des populations objets de l’attention étatique unifiante/diviseuse. Une communautarisation par ailleurs redoutée par les mêmes acteurs qui la produisent. Car il se pourrait que la diversification des intérêts ne soit que l’effet de l’Etat et de la mise en place de la démocratie, et qu’elle soit inscrite dans la structure du capitalisme [79], et au delà. Une volonté de dépasser les clivages commencerait par cesser de segmenter la population en divers groupes hiérarchisés dans l’ensemble de la société. Si cette fragmentation fait surgir l’hétérogène et par lui le politique occulté, cela ne veut pas dire qu’il faille cultiver et approfondir l’hétérogénéité arrêtée dans ses « identités ».

La segmentation, elle, continue jusque dans les meilleures intentions. Dans les solutions qu’on cherche pour ressouder le tissu social, on poursuit le morcellement de la thématique postcoloniale française en politiques de la ville, gestion des territoires, place des minorités, vie des individus, en posant la fausse question « Donner aux banlieues (…) mais au détriment de qui ? » Le postulat est ici un refus de la « mixité [qui] ne peut être décrétée contre la volonté de la population » [80], sans aucune politique visant la construction de cette solidarité à long terme. Il faut reconnaître le lien entre les problèmes d’urbanisation et de révolte des jeunes, qui réagissent à des politiques inadéquates de la ville.

Très certainement, la manière comment l’inégalité générale des sexes en France se présente aujourd’hui déplacée, entre autre par la racialisation du monde musulman, a à voir également avec la situation particulière des femmes en islam par rapport à l’écart de la modernité. C’est-à-dire, avec la faille universelle de la modernité concernant les femmes. Par ce que la citoyenneté des femmes est universellement résistée même quand elle est reconnue, la condition des femmes est généralement définie par des institutions patriarcales, mais aussi simplement masculines, datant de périodes antérieures.

Revenons à la question de la territorialisation de la nation par et dans les corps des femmes, car la territorialisation est sexuée et genrée. C’est le dénominateur commun, toute proportion gardée, qui existe entre la manière comment les femmes ont été traitées dans la partition de l’Inde [81], dans celle de la Yougoslavie par les viols de masse [82], et dans les revendications des uns et des autres par rapport à l’appartenance des femmes à la communauté laïque ou à la communauté religieuse (musulmane) en France lors du débat sur le voile. L’Etat et la nation feignent, en tout cas, une endogamie, nécessaire à la définition de la nation en tant que « pure », même quand cette pureté n’est pas affichée. Au moment de la partition de l’Inde, des femmes avaient été exécutées en quantités par leurs propres communautés et même par les hommes de leurs famille, les pères, les frères, les oncles, afin de ne pas tomber aux mains de l’autre religion-nation pour en souiller l’honneur. Dans le réglage des comptes entre le Pakistan et l’Inde qui suivit la guerre civile, elles ont été rapatriées de force sans leurs enfants mineurs selon leur religion assignée et reconverties ou converties, au mépris de leurs choix personnels ou de leur droit d’option citoyen (droit accordé aux hommes) : les hindoues en Inde, les musulmanes de familles émigrées pers le Pakistan occidental. L’Etat suspend la loi pour certain de ses citoyens quand il s’agit d’homogénéiser, et il fait la chasse à ses citoyen(ne)s en les forçant dans le moule de la nation au-delà de leur liberté de choisir. Dans les guerres yougoslaves des années ’90, des femmes avaient été violées à partir de critères nationaux ou ethniques, ou bien, en tout cas, tel était les discours qu’on en tenait : des discours à finalités raciales. Les viols de même que les discours sur les viols étaient devenus des instruments de guerre, pour dire que les uns avaient plus violé que les autres, ou que seulement les uns avaient violé, et pas les autres. Ainsi le discours qui a été le plus répandu a été celui sur les viols ethniques des Serbes sur des Bosniaques musulmanes (dans un premier temps, des viols de Croates avaient été relatés, mais ils ont été rapidement retirés de la circulation par une raison nationaliste croate qui entendait ainsi soutenir sa souveraineté face aux musulmans, contre lesquels durait encore une guerre en Bosnie – les nationalistes serbes et les nationalistes croates se faisant aussi la guerre pour le partage des territoires bosniaques). Ce discours correspond peut être à la réalité d’une plus grande quantité de viols d’un côté et certainement à une plus grande mythification et instrumentalisation politique de l’affaire, mais là n’est pas la véritable question. La vraie question est que les voix des femmes, indépendamment et en dehors de l’ethnie assignée, sont réduites au silence au profit de l’homogénéisation de la nation, par distanciation de la nation autre. Ce sont les corps des femmes qui dessinent, en tant qu’instruments aux mains des hommes, les frontières nationales, en expulsant l’impureté. Paradoxalement, la partition tâche d’atteindre l’homogénéité et la pureté, alors qu’elle interrompt déjà une unité homogène. La partition, ainsi, ne peut être qu’une fragmentation qui s’auto reproduit. Elle montre que la nation est la plus forte là où elle est le plus fragile. La vulnérabilité des corps lui permet le rassemblement. La logique de fragmentation de la nation mise en place par le pouvoir national et étatique lui-même passe aussi par le corps des femmes et par la séparation politique des sexes, maintenue encore aujourd’hui, et par la fragmentation des femmes, encore reproduite. La partition de l’Inde de même que celle de l’ancienne Yougoslavie en est passée par là. Toute proportion gardée, la même logique mais plus soft (parce que en temps de paix) réapparaît en France à propos de l’histoire du foulard, à propos de la séparation des banlieues du corps de la nation, à propos de la segmentation de la population féminine, à propos de la politique du rapport des sexes qui reste l’impensé de la République.

Aussi bien dans l’exemple indien que dans l’exemple yougoslave, de même que dans l’exemple certes moins violent de la France (le « voile »), des communautés représentées par leurs hommes définissent les limites de la nation (religieuse ou laïque) soit en légiférant sur les femmes (en temps de paix, comme en France), soit en inscrivant les frontières entre les nations directement sur le corps des femmes par les viols, les enlèvements etc. (en temps de guerre). En l’occurrence, ce sont bien les femmes qui font figure d’étrangers et ne sont pas pleinement reconnues citoyennes

Modèle britannique ou modèle français

Ainsi, des chercheuses de culture musulmane estiment qu’il est insupportable que la condition des femmes soit encore aujourd’hui dictée par huit écoles de pensée anciennes. C’est au sujet du statut des femmes que ces écoles restent les plus conservatrices, en raison de l’infériorisation structurelle des femmes, même quand elles évoluent par ailleurs. Nombre de musulmanes entendent contester dans le cadre de leur propre culture. Elles appellent à un « djihad plus large des femmes pour la paix [83] ». Elles entendent ne pas être séparées des hommes dans les lieux de culte, ne pas avoir à rentrer par la porte de derrière. Cela déchire le mouvement des femmes aussi bien que les mouvements de résistance de diverses minorités. Il faut comprendre le cadre de la propre culture est souvent le meilleur cadre pour faire bouger les choses. Il ne faut pas mépriser la nécessité d’intervenir de et à l’intérieur d’un système et d’un appareil conceptuel. C’est même le premier pas à franchir, souvent plus efficace que de brûler les étapes. En Occident les choses ne se sont pas faites et ne se font pas différemment : la supposition de l’universalité de sa propre culture est un trait universel de l’humanité. S’y arracher n’est pas facile, et n’est pas nécessairement ni en toute chose utile, à condition que l’on n’oublie pas, cependant, l’asymétrie symbolique des cultures.

Bien sûr, il y a des pratiques administratives, juridiques, politiques, sociales, culturelles à faire évoluer de toute urgence pour aider les femmes en général et les femmes dans les communautés immigrées en particulier. Il n’est pas concevable que le statut individuel des femmes soit soumis, comme cela arrive encore, à des législations de leurs pays d’origine [84] c’est à dire en pratique à un droit coutumier [85]. Celui-ci est trop souvent, mais indépendamment de l’immigration, le lot des femmes, bien qu’il soit en évolution. Ainsi, l’âge de mariage pour les filles a seulement récemment été rehaussé à 18 ans, comme celui des garçons.

Au sujet de l’exception que constituent les femmes dans l’établissement de la démocratie et dans son histoire, cela n’a pas de sens d’opposer par principe république (pour la France) et libéralisme (pour le Royaume Uni). Pas plus que d’opposer république à royaume comme cela se fait aussi. Il vaut mieux définir la différence entre les deux par la configuration et la construction de l’universel [86]. La citoyenneté n’est pas cette panacée de démocratie qui, elle-même, ne signifie pas égalité. La citoyenneté historique est une négociation, avec attribution, acceptation, imposition, rejets, et un fonctionnement minimal soumis à des conditions pratiques et conjoncturelles. A Athènes, les fonctions politiques étaient souvent tirées au sort, et c’est aussi de la démocratie. L’universel français, lui, est construit par en haut et à partir d’un centre (un particulier universalisé et rendu « neutre » par sa prétention réussie). C’est d’emblée une abstraction, descendant vers la particularité au prix des différences. Selon Hobbes, les individus sont radicalement « égaux » dans le conflit, non redevant à la communauté d’origine (ou autre communauté) : cette égalité radicale c’est la « guerre de tous contre tous » dont il parle ; elle ne vise pas le moins du monde la démocratie, mais la légitimation de l’Etat (le Léviathan). Ainsi, l’Etat se nourrit de conflits, et ce constat vaut aussi bien pour les auteurs travaillant sur la souveraineté, comme Hobbes, ou plus tard Carl Schmitt, que pour Locke. L’égalité ne dépasse pour personne l’état de nature. Elle sera supplantée par l’inégalité radicale entre l’individu et le souverain, qui permet la paix. Les hommes doivent donc dépasser la guerre – la nature - en construisant, chacun pour et par soi, la souveraineté (celle de l’Etat) qui leur garantit ensemble l’autonomie en tant que citoyens, à condition que tous soient échangeables a l’état de nature. La différence des sexes est perdue sous le masque, et peut donc être gommée, de même que d’autres différences. Mais elle ne sera pas explicitement écartée en tant que telle, c’est-à-dire pas sous l’attribution de la caractéristique du sexe, qui reste pratiquement inavouable comme principe d’exclusion parce que invisible politiquement. On cherche donc d’autres excuses pour la subordination, ou bien on n’explique rien du tout, bien que le sexe en soit la raison profonde. Les femmes restent à l’état de nature ou de guerre, n’ont pas de rôle dans l’organisation de l’Etat et ne sont pas prévues dans la citoyenneté. Il y a donc une particularité par-dessus le marché concernant les femmes. Le modèle français étatique et centralisateur tient en partie de ce modèle, sauf dans son imaginaire sans doute.

Mais pour Locke, un penseur de la médiation plutôt que de la souveraineté, la citoyenneté, que John Stuart Mill développera plus encore dans la direction d’une liberté politique, c’est autre chose : elle est, selon Locke, construite avec la propriété moderne, et s’appuie sur une idée de liberté individuelle par rapport aux autres ; elle est à chaque fois élargie à d’autres et de nouveaux groupes, non pas selon la différence d’origine, imaginaire ou d’allégeance, mais selon le patrimoine. Là non plus, les femmes ne sont pas exclues par principe, et Locke défend même en principe l’égalité des sexes dans la propriété, du père et de la mère devant les enfants ou devant dieu, ainsi que le fait que dieu soit à la foi mâle et femelle. Ce qui ne veut pas dire qu’il prêche la démocratie ou l’égalité homme-femme. Il considère en effet l’homme comme naturellement (et non pas en vertu de la propriété) le plus fort et apte à gouverner dans la famille, et par extension dans la société ou en politique [87]. Le scepticisme général de Hume ajoutera sans doute à la prédilection de la pensée de langue anglaise à ne pas creuser les antagonismes tranchés et les situations « ou bien ou bien ».

Le modèle britannique est dès le début celui-ci, mais on voit bien que le modèle français l’a aussi été, sans le dire. Les femmes ne sont pas exclues (ou incluses en tant que subordonnées) parce que femmes, mais le sont quand et en tant que non possédantes, non propriétaires dans les fait, aussi bien au sens de propriété que de propriété de soi (=autonomie), avec les enfants, les fous, le pauvres, les athéistes, les noirs, indigènes ou esclaves etc. Ainsi ces frontières sont internes au système (à partir de là, Foucault). Laclau, Mouffe, Sandro Mezzadra et quelques autres proposent de prendre les frontières au sens positif, comme intervention de l’hétérogénéité, comme le politique qui traverse d’emblée le champ social. De toute manière, il y a depuis longtemps une incompréhension totale entre les gauches étatico-démocratiques et les mouvements menés par de nouveaux sujets politiques, multiples et très différents entre eux. Ainsi la résistance n’est pas réduite à une dichotomie, à un jeu de simple pouvoir et contre-pouvoir. Elle fait irruption et excès, comme chez Rancière l’incalculable part des sans part, et les pratiques aberrantes, les émeutes, les « évènements voyous [88] » etc. au lieu d’être vues comme dépolitisés seraient le politique en acte. Ces deux origines de la citoyenneté la construisent historiquement de manière complémentaire (le premier modèle relevant plus de l’imaginaire que le second). Comme les origines de la démocratie moderne sont doubles, complémentaires et en partie conflictuelles (mais il semblerait qu’on aille vers un ajustement sur ce point dans la mondialisation [89]), par d’une part la tradition démocratique (les Grecs ; Hobbes) et d’autre part la tradition libérale (Locke). Cet ajustement se fait, et n’est possible que, dans le capitalisme globalisé.

Quels sujets ?

Le post-marxisme en rajoute sur le plan des malentendus théoriques, des diverses généalogies des idées politiques, mais aussi par le biais des nombreuses tentatives de dépassement des blocages de certains marxismes classiques ou encore officiels et étatiques. La question de la subjectivité politique entre pronostics de disparition et résurgence en des formes nouvelles (parfois prêchées par les mêmes personnes) est à nouveau à l’ordre du jour d’un appareil conceptuel et épistémologique ébranlé ou en reconstitution. Les nouveaux mouvements hétérogènes, sociaux et politiques, ceux de la mondialisation, des « multitudes » imaginaires mais aussi des migrations réelles et tragiques, déplacent le cadrage des sujets collectifs et réhabilitent l’individu ainsi que l’élément particulier dans la subjectivité. Ils redéploient parfois un Marx théoricien des singularités, de l’« individu social » : singulier justement parce que social. Le fait d’appeler l’autre, dans la constitution du sujet, nous confronte à l’incertitude de sa réponse. Les théories du « sujet faible » ou d’un sujet complètement éclipsé sont revues à l’aune de l’échec des sujets forts tels que le « peuple », qu’on a vu à l’œuvre en ex-Yougoslavie, au Rwanda ; tels que la « classe ouvrière » dont a vu historiquement non seulement le manque d’unité et de solidarité en particulier sur le plan international mais aussi l’embourgeoisement et la disparition progressive dans les pays riches, de même que l’inefficacité à proposer une alternative aux sociétés d’exploitation existantes ; sur le plan d’une anthropologie politique des ouvriers, selon Mario Tronti [90], on aurait pu construire une résistance autour du rejet du travail (faisant système avec le capital), mais cela ne s’est pas fait ; à l’aune de l’échec des sujets tels que le « prolétariat » dont on observe l’éclipse en faveur des populations jetables et superflues, infra exploitables ; à l’aune de l’échec des sujets forts tels que les « ethnies » ou les « nations » dont on ne peut que constater le caractère construit et fictif à géométrie variable, en plus des ratages. Avec leur dévaluation en termes politiques, on croyait être témoins de la disparition du politique et à l’abri des révolutions, sans autre horizon restant que le réformisme. Ce que les analyses privilégiant l’individu (même « social ») sur le collectif perdent parfois de vue, c’est le caractère passionnel et l’investissement des identités communautaires. Le concept de multitudes, quant à lui, ne reprend pas cette idée d’« identités » qui, toutes fictives qu’elles soient, n’en sont pas moins opératives.

Dans la déliquescence des sujets connus il s’agit plutôt d’une non reconnaissance des hétérogénéités et de l’inattendu des enjeux. Ceux-ci se présentent dans un monde reconfiguré sur le plan économique, social, politique depuis la fin des années soixante et depuis le phénomène de consommation de masse, dans la mondialisation. Des auteurs travaillant aujourd’hui sur les migrations, la construction de l’Europe, la critique du colonialisme, la condition postcoloniale, les modalités de mise en place des démocraties, tels que Marie-Claire Caloz-Tschopp, Gayatri Chakravorty Spivak [91], Ranabir Samaddar, Colette Guillaumin, Sandro Mezzadra, Roberto Esposito, Etienne Balibar, Chantal Mouffe, Ernesto Laclau, Antonio Negri, Bartolomé Clavero ou autres, ont en effet tenté ou su saisir au vol l’hétérogénéité apparaissant par les migrations ou la subalternisation de tranches de la population. Cette subordination, la fragmentation des mouvements, les déplacements de populations, les guerres, le manque de vue d’ensemble mais aussi d’enjeux partagés, sont structurels et interviennent de manière paradoxale dans l’homogénéité spatio-temporelle du capital [92]. Le recours à la reconnaissance dans l’émancipation montre les mêmes limites que celui à tout autre concept traversé par le partage de la raison : il pratique aussi une légitimation du système. Car « la raison finit par s’extraire de ses conditions de production [93] ». La capacité des nouveaux sujets à s’articuler et à être reconnus dépend aussi de comment ils géreront la coordination entre différents mouvements au sein de la mondialisation, de comment ils résoudront le rapport groupe-individu, comment ils adresseront le problème fondamental de la précarité de masse et celui, central, des migrations et des frontières, comment ils affronteront la nouvelle donne de géopolitique de la mondialisation par rapport à la provincialisation des revendications

La France postcoloniale

La mondialisation se manifeste par des fragmentations et par le « local » à un bout de l’échelle, ainsi qu’en même temps par de grandes intégrations au plan international. Il peut désormais être plus facile de réconcilier les nations, les Etats, par l’intérêt du capital et du commerce, que de rassembler les fragments des sociétés dites civiles, des « identités », des « ethnies ». La période suivant 1989 et celle de la fin de la colonisation se recoupent et se rejoignent, dévoilent ensemble les multiples histoires coloniales de la modernité occidentale.

Tous les généraux coloniaux ont encore leurs avenues à Paris, et les enseignants d’histoire se sont vus adresser l’amendement à une loi leur demandant d’enseigner les « aspects positifs de la colonisation ». La loi sur l’Etat d’urgence avait été prorogée de trois mois bien que les émeutes avaient cessé (elle est levée au lendemain du Nouvel an 2006). Même pendant la guerre d’Algérie, elle n’avait jamais été appliquée à la France métropolitaine ; elle n’avait été mise en œuvre qu’une seule fois, en 1984 en Nouvelle Calédonie, à nouveau un territoire français « extra métropolitain ». Les exceptions sont ainsi de plus en plus introduites au-dedans du pays comme autant de nouvelles frontières. C’est ici et c’est pourquoi les « troubles » français rejoignent les phénomènes courants du devenir de l’Europe au travers d’une fermeture. Il y a un refus de faire face à la responsabilité historique coloniale : les incendies dans les hôtels à bon marché et squats où plusieurs dizaines d’étrangers (sans ou avec papiers), des naturalisés d’anciennes colonies ou simplement des pauvres ont péri l’été 2005 ; leur expulsion violente par la police que tout le monde a pu voir à la télévision (la fondation Abbé Pierre et d’autres ont pu démontrer de surcroît que virer les squats ouvre régulièrement d’excellentes opportunités d’affaires pour des agents immobiliers) ; les flammes à l’aéroport Schiphol le 27 octobre 2005 où 11 demandeurs d’asile ou d’« immigrants illégaux » sont morts ; les incidents racistes aux Pays Bas ; les événements tragiques de Ceuta et de Melilla, le mur qui y est érigé ; les horribles conditions de Lampedusa ; les boat people arrivant quotidiennement ; les malheureux immigrants déboutés ou noyés dans le mare nostrum en nombres inquiétants, et régulièrement ; les agressions contre les centres des travailleurs allogènes ou immigrants en Allemagne depuis des années ; les meurtres d’étrangers à St. Pétersbourg ; les interminables refoulements, les lieux invisibles de rétention ; les exportations des frontières européennes dans les pays voisins candidats à l’Europe devenus ainsi des zones tampon exerçant la police pour nous ; la militarisation des frontières ; la disparition du droit d’asile ; la criminalisation internationale des migrations de pauvres, d’étrangers, simplement de gens recherchant de meilleures conditions politiques ou de vie, ou fuyant des guerres, et la militarisation des méthodes policières les concernant [94]. En mai 2008, le gouvernement de Berlusconi criminalise et pénalise l’immigration clandestine pour l’Italie, indépendamment de la législation européenne.

Tous ces phénomènes européens et mondiaux sont aussi le lieu où les émeutes françaises de 2005 croisent, dans un sens plus large, par le traitement d’exception qui leur est appliqué, des cas comme Guantanamo ou les disparitions et déportations en pays tiers pour motif de tortures (extraordinary renditions), pratiques étasuniennes auxquelles plusieurs pays européens ont coopéré : des exceptions à grande échelle où l’action politique et les droits humains sont contournés. C’est là que la question post-coloniale croise la question sécuritaire qui y fait suite au moins en partie, produisant des stratégies guerrières agressives sous le label de défense et de sécurité. Il y a certainement une continuité entre l’exceptionnalité des colonies [95] (extraconstitutionnelles par définition) et la généralisation de l’exception aujourd’hui en termes de « sécurité nationale » et internationale. Ce qui était exception ne devient-il pas la règle grâce à cette continuité ? Une autre continuité consiste en la racialisation et l’ethnicisation généralisées, appliquées surtout aux migrants et aux pauvres en général. Après tout, le 17 octobre 1961, quand un nombre indéterminé mais important de manifestants algériens pacifiques a été tué à Paris n’a pas été oublié de tous [96], de même que 1988 quand des indépendantistes ont été abattus en Nouvelle Calédonie. Pour ne rien dire des nombreux événements plus ou moins autonomistes devenus des hécatombes documentées plus directement liées à la colonisation et à la décolonisation, tels que les « incidents » de Sétif du 8 mai 1945, ou la « pacification » malgache de 1947, massacres coloniaux s’il en est. Traiter les causes des excès dans les quartiers ne donnerait des résultats qu’à très long terme. L’Etat choisit de traiter les résultats. On a donc envoyé un nombre impressionnant de policiers dans les périphéries en flammes, et des cas ont pu être observés à la télévision de leur brutalité démesurée et dépassant ce qui est toléré en temps de paix et dans les quartiers chics. Un policier avait été mis sous arrêt en conséquence, puis vite relâché sous la pression du syndicat de police.

Ce sont des mesures pour éteindre le feu alors que le gaz n’a pas été coupé : substantiellement, aucune mesure sérieuse de longue haleine et pour une réforme sociale et politique n’est envisagée. La réaction n’a été que punitive. L’apprentissage dès les 14 ans introduit pour les banlieues ne fera qu’approfondir le clivage social. Le gouvernement a promis trois fois plus de bourses pour ces quartiers. Pour le reste, ce fut la loi d’urgence signifiant le couvre-feu pour les jeunes dans 8 communes, sans prévenir les émeutes : parution immédiate des émeutiers criminalisés au tribunal ; la punition des parents dont les enfants échappent au contrôle ; couper l’aide aux familles des rebelles (une sorte de punition collective) ; Chirac introduit un nouveau service civique volontaire pour 50000 jeunes des quartiers en deux ans ; les textes des rappeurs vont être soumis à censure, et sont supposés en principe suggérer la violence ! Une aide non spécifiée sera allouée aux associations qu’auparavant personne n’écoutait, et sera peut-être allouée en ethnicisant, celles-là même qui avertissaient depuis des années et qui étaient les seules dans le champ ; l’expulsion de France de tout « étranger » en l’affaire avant même l’accès à un avocat, ce qui résulte en une double peine – voilà les mesures, lamentables, entreprises. Et on oublie rapidement le problème. Trop heureux, l’Etat, de se délester de ses responsabilités au « profit » des ONG et de la société civile. Aucun programme de prévention à long terme. La police elle-même a été spoliée d’une éventuelle action préventive par l’abandon de la police de proximité. Reste la répression sans médiation. Les policiers, seul visage de l’Etat, voient a priori les jeunes banlieusards comme des fauteurs des troubles et de probables criminels. A quoi réagissent ces garçons soucieux aussi d’afficher une virilité, hypersexualité et brutalité que par ailleurs on leur attribue en tant qu’excessive [97] ?

La crise d’adolescence et l’angoisse quant à une performativité suffisante de la virilité, socialement exigée par les pairs, viennent aggraver la crise sociale et donne forme au mécontentement qu’on ne sait articuler. Certes cela a pu donner dans les meilleurs des cas un ton ludique et de l’humour aux manifestations. Si l’indignation et la socialisation par les affects n’ont pas manqué, c’est que tout politique est porteur de passions. L’apolitique paradoxalement souvent revendiqué par les protagonistes peut cependant être traduit en langage politique. Mais eux et leurs parents n’ont pas d’emploi, leur habitat est souvent détestable, leur quartier laid, les écoles de banlieues sont pauvres quand elles existent. La démission de l’autorité parentale a à voir avec le chômage et le fait que pour eux l’intégration n’a pas fonctionné, mais il est hors de question pour l’Etat de s’en considérer responsable. Les transports vers le centre ville sont trop chers et dans tous les cas insuffisants, sans parcours transversaux. A part un supermarché, il peut très bien ne rien y avoir dans le quartier. L’urbanisme, la voierie, les infrastructures insuffisantes et dépersonnalisantes incitent d’une part à la déconnexion d’avec le centre et le corps principal de la nation, et d’autre part au repli entre soi des quartiers satellites. Les conditions ne tiennent pas compte du fait de ce que les individus et les populations parquées (c’est le cas de le dire) dans ces lieux recherchent à nouer des liens avec le centre, avec d’autres périphéries solidaires ou comparables, et à dépasser l’enfermement imposé. Les dealers son tout autour. Aucune vision de l’avenir, aucune chance d’être intégrés. Les banlieusards peuvent voir la différence les veilles des fêtes quand ils descendent dans les beaux quartiers. Plus généralement, ils se cherchent un centre et un sens. Les citées déconnectées empêchent par définition de se donner du sens.

La religion, comme la sexualité, est le réservoir de symbolique qui recueille et exprime une souffrance sociale plus ample. On craint l’islam comme la revanche des barbares, et on assigne les quartiers sensibles à cette religion. On oublie que l’islam a pu être tolérant par le passé, que le christianisme l’a été très peu, que ni la tolérance ni l’intolérance n’appartiennent à telle ou telle religion [98]. On entend alors souvent dire qu’il faut dépolitiser l’islam. Mais c’est une revendication absurde et philosophiquement imprécise, avancée de l’intérieur du système de laïcité français qui est, d’ailleurs, loin d’être universel. Sans doute veut-on dire que, pour l’islam également, il faut séparer la religion en tant que croyance privée et personnelle, de la sphère publique et politique. Ce n’est déjà pas la même chose que de dépolitiser. Aucune religion n’est dépolitisée (ni d’ailleurs aucune activité humaine) et n’a à l’être. Le politique, en tant qu’ambivalence et tension, est primaire et vient avec la vie elle-même. La dépolitisation, comme on le voit par la crise profonde de la société française est la pire des choses. Elle consiste en ce que l’on ne voit plus de grande différence entre gauche et droite, ce qui fait le lit aussi bien du Front national que des divers intégrismes et « terrorismes ». Et, soit dit en passant, il n’y a pas de terrorisme sans Etat(s) qui le provoque(nt), le désigne(nt) et pour le moins qui représente(nt) son cadre et sa possibilité d’être [99]. Si ce n’est qu’en tant qu’antagonisme. Avec la dépolitisation et la racialisation [100], on constate aussi une sexualisation générale de toute la sphère politique. Là aussi, on peut rappeler certaines manières coloniales : la domination métropolitaine assignait volontiers des pratiques sexuelles anormales ou considérées répugnantes aux indigènes. Aujourd’hui, on rencontre, toute proportion gardée, de ces assignations à propos des immigrés et du « garçon arabe ». Leur « dangerosité » sexuelle est la fonction de leur visibilité publique. Ces assignations participent d’une néo racialisation.

Appelant cela « dignité » et demandant moins que leur dû parce qu’ils n’ont pas de langage qui puisse être entendu, ces garçons se battent pour la possibilité d’être entendus politiquement. Ils veulent l’accès à la citoyenneté qui leur est promise par l’horizon universaliste de la Constitution et de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, mais qui leur est refusée par la pratique de ce même universalisme. La citoyenneté (dans un sens plein) est également le but de nombreux immigrés légaux et de la plupart des clandestins en Europe. Demandeurs de citoyenneté, ils ne seraient pas forcément demandeurs de nationalité. Et c’est un problème du système d’identifier les deux. Il est nécessaire de voir le lien entre les grandes migrations et le malaise dans les « cités », l’enjambement entre la frontière intérieure et extérieure, les deux en rapport avec l’histoire. Tout ceci « ensauvage » ces garçons, les rendant « incapables » d’articulation précise de leurs revendications même s’ils devaient avoir accès à l’espace public (et ils ne l’ont pas), et provoque des réactions de plus en plus racistes. Mais c’est plus une question d’écoute que d’articulation. Ces jeunes affrontent la « bonne société » et sont les nouvelles classes dangereuses. Les deux côtés sont intolérants, mais pas pour les mêmes raisons. Cependant, ces quartiers sont « ethniquement » mixtes et uniformément pauvres, ce qui est la raison pour laquelle la révolte de novembre 2005 ne s’est pas du tout exprimée suivant des fractures communautaires ou religieuses [101]. Des labels de solidarité, il est vrai, sexiste, mais pas raciale, dans le genre « black-blanc-beur » sont apparus. Par la suite, un conseil, paradoxalement ne se voulant lui même pas racial, a été fondé pour défendre les droits des noirs, le CRAN [102]. Il rassemble diverses associations. Le paradoxe n’est que relatif, dans ce sens qu’il n’existe pas de question des blancs, mais seulement en effet une question des noirs [103]. L’identitarisme commence par la nécessité de se défendre en tant qu’on se voit assigner telle ou telle identité. Il peut s’arrêter là et il est inoffensif s’il y a de la bonne volonté. Bien sûr le gouvernement « craint » et à la fois anticipe et semble souhaiter une tournure religieuse ; craint, car cela lierait visiblement les frontières et la violence intérieures à celles qui sont extérieures et internationales, ce qui rendrait les choses pires, mais légitimerait la violence d’Etat déjà à l’œuvre et permettrait de penser que le mal vient d’ailleurs. C’est la fuite en avant. Les autorités ont ethnicisé elles-mêmes le conflit. Une dimension « ethnique » a pourtant été complètement évitée dans les faits jusqu’à nouvel ordre. Un aspect ethnique pourrait cependant encore apparaître (aux prochaines émeutes), tellement on s’efforce de le construire. La marche silencieuse à Bruxelles en mémoire d’un garçon assassiné dans la rue gratuitement a été à cet effet de mauvaise augure : la rumeur disait le 23 avril 2006 qu’il le fut par des noirs. Ce fut démenti pat la suite, mais on ne manqua pas de rappeler quand même que l’assassin était un Polonais. Même les faits divers se racialisent.

La rupture est tout à la fois politique, économique, sociale, raciale, articulée en termes de classes. Mais l’opinion publique nationaliste, une grande partie des médias, la classe politique, ont essayé de manière irresponsable, pendant toute sa durée, de construire la révolte des banlieues comme communautaire et religieuse, et d’identifier les fauteurs comme seulement Nord Africains ou musulmans, ce qu’ils ne furent pas et en tout cas n’ont pas particulièrement réclamé. La plupart d’entre eux étaient Français depuis une ou plusieurs générations : pendant combien de temps vont-ils être considérés des immigrés ? Quant à l’origine de leurs parents, elle peut être très diverse. L’opinion publique nationaliste et de droite triomphe de pouvoir désigner l’immigration comme origine de tous ses maux et de ceux des Français. L’immigration est tenue pour responsable de la chute générale du niveau de vie. Or, ce qui accompagne ces nouveaux phénomènes de migration internationale ce n’est pas une paupérisation générale en Europe, mais surtout l’apparition de nouveaux pauvres. La rébellion fait alors très bienvenue à une opinion publique nationaliste. Ces événements, de même que le discours anti-terroriste et la rengaine sécuritaire, ont été l’occasion pour la légitimation d’un rampant et indubitable rétrécissement général des libertés civiques et individuelles. Les libertés civiques sont en effet généralement mises à mal par la « guerre au terrorisme » ou, selon la sémantique inversée dans le style de Bush, par la « guerre à la terreur ». Une excellente occasion également pour la criminalisation de toujours nouvelles catégories de la population, ainsi transformées en non citoyens.

« …La France vit des crises à répétition (…) et (…) une remise en cause inéluctable du modèle républicain qui a prévalu après la révolution de 1789. (…) Les débats qui agitent la société française sur la multiplicité de ses origines culturelles et la visibilité de ses appartenances religieuses révèlent un mal-être profond et persistant. D’un point de vue anthropologique, la France postcoloniale est confrontée à une crise de sa modernisation sociale et culturelle basée sur une vision universaliste de l’homme. Comme si, à la suite de son passé colonial mais aussi de sa participation à l’aventure européenne, la société française peinait à se regarder en face et à accepter ce qu’elle est devenue », écrit ainsi CH. E. Chitour [104].

Les soulèvements de jeunes dans les quartiers qui font figure d’ « exception » au sein du paysage français sont aussi le fait de la configuration de la société française. Mais il n’y a point de doute que l’histoire coloniale a contribué à la façonner. L’ethnicisation forcenée dirigée vers les ghettos, voulant les transformer en bastions ethniques ou religieux persiste par delà le discours républicain universalisant à leur encontre. Il y a là une contrainte contradictoire adressée aux cités : on leur interdit l’ethnicisation en même temps qu’on la leur impose. On divise la population. Le double-bind est une situation typiquement de subalternes, dont les filles pâtissent plus encore. La religion, à défaut d’ethnie, peut faire l’objet d’une homogénéisation défensive et agressive en retour. Mais cela ne vient pas tout seul. On s’étonne que ce ne soit beaucoup plus le cas. En fait, les jeunes des quartiers, filles et garçons confondus, foulards, crânes rasés, barbes ou non, semblent très clairement plutôt demandeurs de modernité, de justice sociale et d’accès à tout ce qu’ils voient promis par des valeurs consuméristes constamment affichées à l’horizon de la citoyenneté politique qui en est la base, mais à laquelle ils ne sont pas sûrs de faire confiance. « La ghettoïsation de jeunes immigrés en France est la conséquence d’une négligence. Elle est aussi pernicieuse que la ghettoïsation au travers du politiquement correct de musulmans en Grande Bretagne et dans les Pays Bas (…). [105] »

Des décolonisations aux migrations. La valeur de la souveraineté

Les décolonisations des années ’60 du XXe siècle avaient donné lieu à un grand espoir d’émancipation pour les nouveaux Etats indépendants. Aujourd’hui, nous sommes passés à une problématique inconnue alors : il y aurait encore à décoloniser les anciennes métropoles elles-mêmes ainsi que toute l’aire des pays riches - les décoloniser de leur propre colonialisme. Pour les anciennes colonies ou les populations de leurs origines dans les métropoles, il s’agit souvent de dépasser l’enfermement interminable dans la critique, trop facile et par trop gratifiante, du colonialisme [106]. Mais pour les métropoles, ce cheminement doit encore être accompli, leur culture et discours politiques doivent encore en passer par l’histoire du colonialisme en tant qu’autocritique. Il reste à décoloniser la France, c’est à dire à la libérer de quelques illusions de grandeur coloniale. Ce travail est d’ailleurs en train de se faire par les sciences humaines, et commence même à toucher un espace public plus large. Ce n’est qu’une fois ce débat public accompli que l’on pourra voir la question apaisée. La perte des colonies ne veut pas dire automatiquement avoir connu la décolonisation, même s’il y a eu le Manifeste des 121 et la mobilisation de certains intellectuels. Ceci doit se passer à tous les niveaux et en plusieurs temps, du social au culturel, du politique à l’économique par la mise en forme d’un projet social collectivement accepté qui, par rapport à la décolonisation, fait encore défaut. Cela fait partie de la mise en place de l’Europe, toute retardée qu’elle soit. Au moment des décolonisations, les pays nouvellement indépendants se sont donnés des projets politiques et sociaux. Rares sont les indépendances qui ont été à la hauteur de leurs rêves de liberté [107]. Mais la métropole coloniale s’est-elle dotée, elle, d’un projet d’une nouvelle société, désormais face à elle-même et sans ses extensions lointaines, du moins dans la représentation ? On peut en douter. Pourtant 1954, puis surtout 1962 voyaient apparaître une nouvelle entité, la France sans empire et l’image principalement du seul hexagone la représentant. Au point même que des habitants des département d’outre-mer en souffrent car hors cadre... Le nouveau départ n’est pas marqué par un nouveau projet de société, mais par une image inadéquate de continuité politique. Ce n’est pas le seul fait de la France. On voit aujourd’hui que, dans le cadre des relations internationales, et en dernière analyse, il n’y a jamais eu de reconnaissance publique de la défaite historique de la France coloniale ou du colonialisme en général. Et ceci en dépit de l’enthousiasme indépendantiste et tiers-mondiste des années soixante soixante-dix. La décolonisation a été elle-même mise à l’honneur des anciennes puissances coloniales et montrée comme leur évolution. Dès la décolonisation, le soupçon d’un néocolonialisme s’est donc fait jour. Mais il reste idéologiquement insuffisant pour soutenir la nouvelle donne de l’ère postcoloniale. La France, elle, a poursuivi sa prétendue continuité républicaine comme si celle-ci n’avait pas été atteinte par des épisodes plus ou moins colossaux de trahison des promesses d’égalité de sa révolution, dont l’histoire coloniale ou Vichy, ainsi que par la décolonisation.

A relire le classique d’Aimé Césaire aujourd’hui, Discours sur le colonialisme [108], on se rend compte de ce que l’indignation qui lui donne sa fougue n’a rien perdu de son actualité :

« Et alors, un beau jour, la bourgeoisie est réveillée par un formidable choc en retour : les gestapos s’affairent, les prisons s’emplissent, les tortionnaires inventent, raffinent, discutent autour des chevalets.

« On s’étonne, on s’indigne. On dit : ‘Comme c’est curieux ! Mais, bah ! C’est le nazisme, ça passera !’ Et on attend, et on espère ; et on se tait à soi-même la vérité, que c’est une barbarie, mais la barbarie suprême, celle qui couronne, celle qui résume la quotidienneté des barbaries ; que c’est du nazisme, oui, mais qu’avant d’en être la victime on en a été le complice ; que ce nazisme-là, on l’a supporté avant de le subir, on l’absout, on a fermé l’œil là-dessus, on l’a légitimé, parce que, jusque-là, il ne s’était appliqué qu’à des peuples non européens ; que ce nazisme-là, on l’a cultivé, on en est responsable, et qu’il sourd, qu’il perce, qu’il goutte, avant de l’engloutir dans ses eaux rougies, de toutes les fissures de la civilisation occidentale et chrétienne.

« Oui, il vaudrait la peine d’étudier, cliniquement, dans le détail, les démarches d’Hitler et de l’hitlérisme et de révéler au très distingué, très humaniste, très chrétien bourgeois du XXe siècle qu’il porte en lui un Hitler qui s’ignore, qu’Hitler l’habite, qu’Hitler est son démon, que s’il le vitupère, c’est par manque de logique, et qu’au fond, ce qu’il ne pardonne pas à Hitler, ce n’est pas le crime en soi, le crime contre l’homme, ce n’est pas l’humiliation de l’homme en soi, c’est le crime contre l’homme blanc, c’est l’humiliation de l’homme blanc, et d’avoir appliqué à l’Europe des procédés colonialistes dont ne relevaient jusqu’ici que les Arabes d’Algérie, les coolies de l’Inde et les nègres d’Afrique. [109] »

Une histoire qui converge avec celle-ci est celle des migrations internationales Sud-Nord aujourd’hui. C’est le retour du boumerang de la colonisation. La distinction entre réfugiés politiques et réfugiés économiques de la Convention internationale relative au statut des réfugiés (Genève, 1951) a prouvé son insuffisance. Mais l’Etat ne se rend pas à l’évidence, dans sa tentative de réduire l’immigration. Désormais, les Etats européens unissent leurs actions de refoulement, affrètent des « charters » de renvoi ensemble, criminalisent plus ou moins par la voie de l’opinion publique l’immigration, et cherchent à rapprocher leurs politiques et législations la concernant. A cette posture générale des pays développés et de l’Europe en particulier s’ajoute, en France, la particularité de la politique de la droite et conjoncturellement des projets de lois Sarkozy visant une immigration utile et calibrée, et sinon l’immigration zéro. Non pas que les socialistes soient plus avancés à ce sujet.

Selon Sandro Mezzadra, on peut voir les migrations comme de véritables mouvements avec dimension politique, comme on doit se faire une idée élargie de la citoyenneté. Quelles que soient les motifs qui les mettent en marche vers l’Europe (raisons politiques ou économiques ; guerres), les migrants partent aussi à la recherche d’une citoyenneté au sens plein [110], y compris quand ils ne sont pas demandeurs de nationalité (différence à noter avec les jeunes des banlieues). Peut on ignorer que l’Europe se construit aussi par ces immigrations, de même que par les expatriations manquées, les noyades, accidents, étouffements, fusillades, naufrages, traversées improbables parfois de dix ans, mur en construction, frontières multipliées, et par les centres de rétention de ses espaces occultés aux frontières, no man’s land de toutes lois ? Combien de morts ? On ne le saura jamais, mais tous sont de trop.

La sociologie indienne, elle, possède un concept précieux, celui des femmes manquantes, introduit par Amartya Sen [111]. Ces femmes peuvent être comptées : il s’agit des avortements sélectifs, des malnutrition ciblées et assassinats de petites filles. Il est grand temps que nous introduisions en Europe un concept analogue – celui des citoyens manquants, les Européens manquant, tous ceux morts à nos frontières attirés par des promesses qui ne leur étaient pas destinées. Les populations en mouvement, les migrations à grande échelle de notre époque, les déportations tragiques, les pertes incalculables et non comptabilisées sont aussi un moyen d’action - certes un moyen limite – ainsi qu’une manière de dévoiler, par l’appellation que nous lui donnons et en creux, une citoyenneté souhaitée. Une citoyenneté bien différente de celle dont nous disposons et que nous nous réservons. Le fait de nommer la catégorie de citoyens européens manquants, à l’intérieur de laquelle il y a aussi les citoyens français, italiens, espagnols manquants, tous naufragés, électrocutés, morts ou assassinés pour l’Europe, pour la citoyenneté en général (n’importe laquelle) et pour un monde meilleur, donne corps à, et rend visible, une population que nous nous occultons et qui nous est co-constitutive en son absence même [112]. Ce concept donne chair à une citoyenneté de l’avenir. Celle de l’Europe sera construite au prix de ces morts là, et autour d’eux. Dans la construction de l’Europe et de sa citoyenneté, il y a cette tare là, alors même que les migrations hasardeuses par les pirogues surchargées prennent les proportions gigantesques d’une traversée comparable par certains versants à la traite des noirs d’autrefois. Ceci n’est pas pour oublier l’importance colossale des migrations inter asiatiques [113].

Alors qu’on accueillait à bras ouverts les quelques dissidents qui, depuis l’Est, arrivaient à escalader le Mur de Berlin, on ne reconnaît pas de noble cause aux nouveaux migrants vers l’Europe et les Etats-Unis. On disait des premiers qu’ils avaient choisi la liberté [114]. Les nouveaux venus surtout du Sud menaceraient la nôtre, ainsi que notre sécurité. Tout le durcissement actuel à propos de l’immigration, qui suit son chemin selon des rythmes divers dans toute l’Europe, se justifie par une surenchère au sujet de la « sécurité nationale » face au terrorisme. Dans le cadre du discours généralisé, elle prend désormais le dessus sur l’idéal de liberté, ce qui tombe bien comme excuse pour l’Etat quand il s’agit de sacrifier les droits civiques. C’est comme si la doctrine d’origine wilsonienne déteignait sur l’Europe.

L’orientation anticoloniale ou plutôt pour un accord sur le colonialisme entre les puissances occidentales de Woodrow Wilson, au lendemain de la Première guerre mondiale, s’appuyait sur ces deux piliers : la « sécurité collective » proposée par Wilson comme base de la Société des Nations, et la doctrine d’« autodétermination des peuples » dont les Etasuniens se firent les chantres. Le concept de sécurité collective, plus tard reconverti en « sécurité nationale », devait avant tout permettre le commerce international, mais serait aussi un relais du complexe militaro-industriel dans les deux guerres mondiales. L’autodétermination et, par dérivation, la sécurité nationale sont des évolutions logiques du concept de souveraineté datant des Traités westphaliens (1648) [115]. La souveraineté implique d’une part l’exception ou l’exclusion de son principe, mais d’autre part l’hospitalité en son sein – dévoilant ainsi les limites principielles de l’hospitalité. L’autre figure de la même idée était celle de Lénine d’à peu près la même époque que celle de Wilson, dès après la 1ère guerre mondiale. Les deux piliers de la politique wilsonienne des Etats-Unis (autodétermination et sécurité collective), relativement progressistes à l’époque nonobstant l’idée déjà présente d’exporter la démocratie, ont acquis une signification bien plus inquiétante dans le contexte contemporain depuis la domination mondiale des Etats-Unis.

Parlons-nous de l’autodétermination des peuples, et des « peuples constitutifs », ou des Etats ? L’Espagne pratique une dévolution de ses peuples et provinces « constitutifs » (pueblos) devenus « nations » (quelque peu ralentie par la défaite en l’affaire du programme du premier gouvernement Zapatero), alors que la Yougoslavie s’est offert une guerre civile pour ne pas la permettre. La Serbie accorde finalement au Monténégro, dernier « peuple constitutif » de la fédération bousillée, le divorce pour une fois sans guerre. Le Kosovo, n’ayant pas le même statut puisque supposé être intérieur à la Serbie, ne sera pas lâché aussi facilement. On essayera au moins d’en garder un morceau. La Serbie nationaliste s’insurge contre la partition au sujet du seul Kosovo, oubliant qu’elle a été à l’origine de toute la série précédente. Le principe d’autodétermination, à l’origine de tant d’indépendances de nouveaux Etats, est aujourd’hui aussi ambigu que la souveraineté. L’indépendance du Kosovo va-t-elle ébranler les Balkans à nouveau avec ses vases communicants ? Ou bien le Kosovo sera-t-il partagé sur la base d’une autre idée d’autodétermination, en emportant dans sa chute les dominos restants ? Que faire dans ce cas de la partie Sud de la Serbie, habitée par un pourcentage important d’Albanais ?

La souveraineté ne va pas sans l’exception, sans l’extraconstitutionnel et l’extraterritorial qui, seuls, lui donnent la possibilité d’inclure. Elle est une figure ambiguë. La colonie en était déjà la forme principale. Elle les institutionnalise. La création de la Société des Nations, l’œuvre de Wilson, assignait en tutelle des « mandats » aux grandes puissances européennes légalisant ainsi le colonialisme par ailleurs réprouvé en principe par les Etats-Unis de par le concept d’autodétermination. Le paradoxe n’est qu’apparent. Dans ce cadre, le sionisme fut lui aussi une stratégie coloniale européenne. Quant au racisme, l’une de ses origines vient du colonialisme qui, par lui, justifiait les mauvais traitements.

Tout ceci contribue aujourd’hui à la « culturalisation » nationale et à la « sécuritarisation » internationale du monde postcolonial. L’association de l’esprit colonial avec le sexisme et avec une instrumentalisation de la politique des sexes aussi bien par l’Etat que par les nationalistes résistants dans les (anciennes) colonies ne fait pas de doute. Les métropoles reprochaient aux indigènes d’être arriérés en matière de liberté des femmes, se faisaient « protectrices » de ces dernières au nom de la civilisation. Elles « protégeaient » les femmes colonisées des hommes colonisés, comme elles « défendent » aujourd’hui les femmes immigrées des hommes immigrés [116]. Ainsi les femmes deviennent un double enjeu, un symbole, l’incarnation du territoire ou de la nation, à être « libérées » c’est-à-dire appropriés par les uns et les autres, et vont être le prétexte dont se servent les Etats pour refuser l’humanité et la citoyenneté aux indigènes ou aux immigrés, de même que les nations en devenir s’en servent à leurs fins. Le « retard » dans l’émancipation ou dans l’accès à leur « vraie nature » (selon les cas) est toujours attribué aux autres. La « rhétorique de la libération des femmes se place au cœur de la mission civilisatrice et est dirigée à prouver le retard des colonisés, retard qui légitime cette mission [117] ».

Aurons nous entendu ces autres sons de cloche ? Il y a certes des bienfaits de la colonisation : elle a immensément profité aux métropoles coloniales et à l’Europe dans son ensemble. Celle-ci a construit son histoire, son industrie, son capitalisme, ses richesses, sa démocratie, grâce à la colonisation, indépendamment des régimes politiques. La République n’a pas résisté à l’appel et aux bienfaits des plantations, des colonies, de la traite négrière, de l’esclavage, et s’invente même une mission civilisatrice. Elle n’envisagea pas la décolonisation [118]. Il est également incontestable que c’est par la colonisation – elle-même mondialisation et seul moyen de faire le lien - que les diverses cultures et populations se sont rencontrées, y compris dans l’échange du meilleur. Il est difficile de penser les grands évènements avant qu’ils n’adviennent. Historiquement, la démocratie et les frontières se constituent mutuellement dans un même geste, et donc aussi par l’histoire coloniale (il n’y a pas de démocratie sans frontières) [119]. Selon Rancière, « nous vivons avec un système mis en place pour permettre à une forte minorité de gouverner sans problème – de gouverner sans le peuple [120] ». C’est ainsi que la refondation se fait comme s’est construit le pouvoir dans les colonies : sans le peuple. Comme aux Amériques, où les nations se sont construites en effet sans le peuple, mis de côté ou sorti de scène non seulement au moment des conquêtes, mais également plus tard [121]. Il reste à voir alors comment s’articulent ces autres subjectivités que le peuple, telles que les migrants, dans l’époque de la post-souveraineté. Feront-elle système, feront-elles un grand mouvement ou bien faudra-t-il compter en permanence avec un éclatement ? Car la belle idée des multitudes [122] ne suffit pas pour les rassembler. Les Etats-Unis se sont entre-temps auto déclarés responsables de la moralité universelle et de la décolonisation, eux-mêmes une ancienne colonie d’une époque précédente, décolonisée de manière ambiguë (et sans sa plèbe, en tout cas sans les Indiens et les noirs). La décolonisation n’y avait pas été obtenue par le peuple ou la population, en dépit du fameux « We the people » du Préambule à la Constitution étasunienne, mais au travers de l’élimination et, en grande partie, de l’extermination de ceux dont même le nom retenu avait été un grand équivoque performatif de l’histoire : le détournement/la dissimulation de l’existence même des intéressés par les récits de la recherche d’un autre continent (l’Inde), puis par leur nomination selon ce non lieu. Ils sont ainsi rendus invisibles et inexistants par cette erreur de (dé) nomination [123]. Ainsi qu’au travers de la non reconnaissance des noirs de l’époque de la constitution de la nation.

L’histoire coloniale sans doute plus que toute autre fut productrice de mémoires ennemies, du fait de sa brutalité, mais elle le fut par une complexité et une multitude de raisons et de facteurs conjugués. Comme le montre C.A. Bayly, la « spécificité » du colonialisme européen fut l’association de la guerre aux finances dans les conflits itinérants exportés, et les « Européens devinrent rapidement les meilleurs dès lors qu’il s’agissait de tuer [124] ». La forme nation fut exportée par-dessus et au mépris des formes de nation ou d’association préexistants dans certains cas au colonialisme. Certaines formes de modernité alternative, telles que la nipponne, tirent leur origine de ce constat. Ainsi le Japon, dans une clairvoyance historique autant que culturelle, se ferma à l’Occident dès la deuxième moitié du 17e siècle (entre 1633-1853) .

Algérie, France

Le cas de l’Inde et de l’Algérie sont exemplaires pour deux différents paradigmes de décolonisation première [125]. Ce débat au-delà des souvenirs de bourreaux, et avec auto interrogation, est nécessaire dans le but, pour le pays, de se refonder. Ceci ne peut se faire que face au miroir, à partir d’un nouveau commencement et projet, après auto examen. Pour faire une comparaison, des historiens indiens avaient initié l’école critique des Subaltern Studies qui dérive son nom de la collection de livres homonyme des années quatre-vingt. Ils avaient été aidés par la 2e vague des décolonisations déjà existante à l’époque, celle des années soixante du 20e siècle, par le mouvement féministe, par le marxisme critique, par les déceptions générées dans la gestion de l’indépendance, par le tiers-mondisme, par les mouvements des droits civiques des noirs aux Etats Unis. Les historiens indiens osèrent trois approches critiques : une relecture critique de l’histoire coloniale et post coloniale, une relecture du marxisme (pour eux principalement gramscien et revisité), et une critique du mouvement de libération nationale qui est à l’origine de l’Etat indépendant. Ces idées ont circulé à travers la langue anglaise (et les langues possédant des ponts vers celle-ci, ce qui écarte le français) par l’intermédiaire des universités étasuniennes (et plus tard par d’autres). Elles devinrent les Postcolonial Studies, « études postcoloniales » situées dans les Cultural Studies. Elles ont été mondialisées grâce à l’internationalisation de l’anglais lui-même. Le français n’est pas une langue mondialisée. D’une part, il n’a jamais reçu, circulé, et n’a pas pu ni su apprécier ou prendre note des concepts ou études postcoloniaux parce que, étant globalisés et diversifiés, ceux-ci excédent la langue et la culture française.

Historiquement et pour plus de clarté, on peut comparer les apports respectifs de l’Algérie et de l’Inde aux cultures française et anglo-saxonne, ainsi qu’à une culture contemporaine globalisé, née avec la fin de la colonisation. Il y a eu une guerre d’indépendance en Algérie, alors que les Britanniques avaient quitté l’Asie du Sud avec un certain panache, malgré les conséquences désastreuses de la partition qu’ils ont contribué à déclencher. Néanmoins ils avaient construit des élites et des institutions et avaient légué ces dernières au pays héritiers lorsque l’époque coloniale est arrivée à terme, ce que la France n’a jamais fait. Ceci ne veut pas dire que le colonialisme britannique fut moins cruel – ils le sont tous. Ce constat ne contredit pas la thèse de Ranajit Guha et d’autres « subalternistes », selon laquelle il y aurait eu en Inde coloniale domination sans hégémonie, c’est-à-dire sans médiation, et avec répression directe [126] : nous voyons bien aujourd’hui qu’il y a des degrés d’intensité aussi bien à la domination qu’à l’hégémonie. Et qu’en principe toute colonie, et pas seulement les colonies britanniques, n’est par définition qu’une domination sans hégémonie. La colonisation française de l’Algérie, colonie de peuplement, n’est qu’un exemple flagrant en la matière [127]. C’est à la domination sans hégémonie, en tout cas sans hégémonie négociée, que se réfère Sidi Mohammed Barkat quand il dit que le rapport colonial était un face à face sans la médiation de tiers, ce qui fait que les colonisés étaient réduits à des corps. Il en va de même de la langue.

Mais même dans ces conditions, tout en sachant que les institutions coloniales et les élites colonisées n’étaient pas construites par la métropole pour le bien des autochtones mais bien pour les dominer, les intellectuels indiens s’adressaient à leur propre espace public (contigu, sans aucun doute), ainsi qu’en même temps à l’espace public britannique, étasunien et international dans une langue globalisée de fait qu’ils avaient adoptée comme la leur par-dessus le fait de son imposition. Dès lors, ils parlaient à deux niveaux et participaient eux aussi d’une hégémonie qui s’installait par la langue (les deux niveaux sont caractéristiques de l’hégémonie). Ils avaient par là un accès direct aux universités étasuniennes et à un espace public international, ce qui ne fut pas le cas pour les intellectuels algériens pour plusieurs raisons. Il y a là à mesurer quelques « aspects bénéfiques » de la non médiatisation due à une « domination directe sans hégémonie ». Les intellectuels algériens ne partageaient avec les Français ou d’autres aucune langue globalisée, mais simplement une langue divisée, la langue du pouvoir dominant, une langue qui n’avait pas d’espace neutre et universel et dont Frantz Fanon fait très bien état. L’élite francophone bien qu’existante, n’était pas importante en nombre. La langue du colonisateur, dans leur cas, et au contraire de la langue anglaise, n’était point un idiome qui aurait ces deux faces inséparables – d’être devenu à la fois une langue domestique (pour au moins une élite signifiante, et neutre dans le rapport entre les idiomes locaux) et d’être en même temps un parler accessible sur tout le globe, et donc traversée aussi par une multitude d’autres intérêts. De plus, l’Algérie indépendante se tourna vers l’arabisation de l’éducation publique, perdant ainsi un instrument même partiellement internationalisé – le français - pour les générations à venir. Ceci n’est ni à déplorer ni à célébrer (ou plutôt, entre ces deux il y a de l’indécidable, car cela pose mal la question !), je relève ici simplement que cela déplace le problème. Il ne s’agit pas de faire l’apologie de l’anglais mondialisé, mais de constater sa mondialisation comme un fait. Il va de soi qu’il y aurait à dire contre lui qu’il est aussi l’instrument de la répartition du pouvoir dans le monde et celui de l’hégémonie étasunienne sur l’international. Mais c’est un autre sujet.

Il ne se forma pas d’élite algérienne en nombre suffisant et ayant accès à la publicité des deux rives qui aurait pu défier et critiquer l’Etat et les intellectuels français aussi bien que les dérives du propre mouvement de libération. Cela venait du fait de l’inexistence (ou des limites) de la citoyenneté française pour les Algériens (le concept d’indigénat) ainsi que de l’absence d’autonomie en Algérie française due à la réalité de la guerre et du manque de démocratie qui en fut le résultat escompté au sein même du FLN. Ce fut l’un ou l’autre (critique des Français ou critique des Algériens), jamais les deux ensemble, et toujours difficilement. Les Français s’en sont tirés tous comptes faits à bons frais et la question postcoloniale ne ré émerge que maintenant ! Les Britanniques se sont de même tirés à moindres frais de l’impasse coloniale avec les Indiens en évitant de faire une autocritique et l’analyse de leur histoire coloniale, mais pour de tout autres raisons : « leur » débat annoncé a été neutralisé d’avance, dilué et désamorcé par sa traversée des campus étasuniens et par des études postcoloniales mondialisées elle-même. Seule une défaite historique et planétaire du colonialisme aurait permis une autocritique digne de ce nom de chaque culture coloniale. Or, d’une part, elle n’eut jamais véritablement et définitivement lieu, car l’histoire coloniale n’est pas terminée. D’autre part, même partielle, et souvent radicale, cette critique passe elle-même principalement par l’anglais et n’a de connexion mondialisée que par cette langue.

Quand elle passe en français, elle reste enfermée dans les limites de l’espace public national, et désormais non à hauteur de la planète, d’une langue locale entre d’autres (le français). Cette globalisation par l’anglais déplace le champ polémique d’un débat public concernant les espaces publics des deux pays en cause (métropole et colonie) vers un espace universitaire le « représentant » par procuration et le réduisant, tout en le radicalisant. Cet espace académique, lui, traverse les frontières mais maintient une espèce de structure de « classes » internationale qui fait que des universitaires de divers pays du Nord et du Sud peuvent se comprendre au moyen d’un jargon universellement accepté et de convenance. Les discussions académiques à coup de presses universitaires et moultes références savantes court-circuitent des débats plus passionnés qui transiteraient par les médias et une opinion publique concernée. Quand cela arrive jusqu’aux médias, ce n’est déjà que du noir et blanc sans nuances. Les universités avec leurs départements d’études postcoloniales aux Etats-Unis tout particulièrement, sont d’autant plus radicales, avec d’autant plus de « théories radicales », que la population est dépolitisée et surtout déconnectée de toute politique internationale et solidarité cosmopolitique et de toute responsabilité historique. Les études postcoloniales sont un concept qui fait désormais son chemin par toutes les langues, mais le plus difficilement par le français. Ceci n’est pas pour dire que l’alternative à la fois à un débat public et à un débat international passe par le français ou la France. Le débat public français passe par le français, certes, mais il sera obligé de s’informer par ce qui se fait ailleurs et dans d’autres langues, parce que la condition post-coloniale, aujourd’hui, se pose comme une question internationale et désormais ni comme une question interne, ni comme bilatérale. Les langues, elles, se traversent, et le monolinguisme n’est plus possible.

Le remède par les lois, l’histoire sans fin

Apres les banlieues, le CPE (Contrat première embauche), puis la peur d’une récidive des violences en banlieue un an après. Apres les émeutes de l’automne 2005, on a beaucoup renvoyé la faute à l’islam ou accusé d’intégrisme des jeunes que l’on accule souvent à une identité qu’ils sont loin de revendiquer. Sans voir que non seulement des Etats « musulmans », mais l’Etat tout court est pourvoyeur et cadre de ses propres intégrismes, car l’extrémisme, de même que le terrorisme, fait système avec la répression d’Etat et avec le système des Etats [128]. Quelques mois plus tard, au moment du soulèvement des « bons » jeunes en mars 2006, les étudiants, qu’on s’est gardé de brutaliser comme ceux des périphéries, le premier ministre Villepin a proposé le Contrat première embauche (CPE), tout de suite contesté par différents groupes de jeunes ayant d’autres attentes, puis par une grande partie des partenaires sociaux. Le projet fut ensuite abrogé et remplacé par une loi destinée aux jeunes défavorisés. La tentative de mettre en place le CPE faisait partie d’une tendance plus générale, européenne et peut-être mondiale, au consensus, à la politique de compromis où des gauches démocratico-étatiques se distinguent de moins en moins des droites, et entérinent des projets économiques et sociaux de droite. Le CPE devait être une mesure d’ajustement libéral. Deux principaux groupes de jeunes réagissaient au CPE de manières opposées : ciblant les jeunes non qualifiés, le projet était le bienvenu aux yeux de certains d’entre eux (en général identifiés à nouveau comme ceux des cités) ainsi qu’à l’autre bout de l’échelle aux jeunes très compétitifs dans des métiers de pointe et privilégiés, où il s’agit de tourner rapidement et de changer de poste aussi souvent que possible, dans un état d’esprit ultra-libéral [129]. Le CPE était rejeté par la majorité des étudiants, par des lycéens des filières d’éducation traditionnelle qui souhaitaient préserver leur statut tel que l’avaient leurs parents, par une large majorité de syndicats et de partis de gauche. Il s’agissait d’un projet hybride et sans consistance, ni une réforme libérale à long terme, ni un moyen de conserver les acquis sociaux de l’Etat providence qui continue à s’effriter. Et à s’effriter dans le social surtout, certes, mais pas avant d’avoir opéré un interventionnisme important au-delà de la seule sphère sociale à assister, jusque dans la sphère économique et de production contrôlée par l’Etat, et dans la sphère politico-administrative instrumentale, puisque ces sphères ne sont pas étanches. L’ère du président Sarkozy abonde dans cette direction, et les mouvements et manifestations se destinent désormais à défendre les acquis sociaux menacés.

On a tout de suite procédé à séparer les manifestants sages et « politiques » du milieu des cortèges au centre-ville, des « casseurs » en marge de ces mêmes cortèges, sensés venir des banlieues. Avec ceux-ci, la police a engagé une guerre au prix de quelques « bavures ». Mais cette distinction elle-même relève d’une interprétation. Ces jeunes, banlieues et centres-villes confondus, pratiquent tout l’éventail de la mise en scène : depuis les jeux et performances violents, avec l’objectif et en tout cas le résultat de capter les médias. Comme le remarque le sociologue Erwan Lecœur, les protestataires du CPE sont les enfants d’une génération intermédiaire (entre les soixante-huitards et eux) qui n’avait pas eu d’événement politique fondateur [130]. Le boom scolaire des générations précédentes ne leur garantit plus rien, dans un pourrissement général et sans projet social ou politique où le CPE n’aurait été qu’un cache-sexe du « bonapartisme social du gouvernement [131] ». Il agit dans le cadre d’une « culture du consensus » qui, selon Axel Honneth, a été désastreuse, surtout pour les universités car elle « tétanise toute résistance à quelque réforme que ce soit [132] ». Le gouvernement, de même que l’opinion publique, voudraient opérer des réformes libérales pour s’ouvrir à la mondialisation et à la fois préserver les acquis sociaux, sans savoir opérer une transition pensée rigoureusement à court et à long terme. Selon Zaki Laïdi, il faudrait d’abord arriver à un diagnostic partagé, afin de pouvoir imaginer la suite. Le résultat dans les discours publics en sont différents types de catastrophisme : « génération sacrifiée », « guerre des générations », « défaut de croissance », « violence aveugle », « fracture sociale », « guerre des sexes », « intégrisme islamiste », labels trop souvent sans analyse et sans patience. La réforme en profondeur, pourtant nécessaire, de l’université et de l’éducation périmée de manière générale, est encore laissée hors champ. La réforme de l’université désormais en cours (2008) ne réforme pas l’essentiel, ne vise pas la révolution épistémologique nécessaire et mire l’excellence sans véritable espoir de l’atteindre, au contraire de ce qu’elle affiche.

Au lendemain des soulèvements de jeunes dans les quartiers, le ministre de l’intérieur Nicolas Sarkozy, ayant réussi un incontestable tournant vers la droite non seulement de la politique du gouvernement, mais aussi de toute la scène politique, pense entériner ses acquis par la menace sécuritaire, et l’assurer durablement sur le plan juridique. Désormais les lois conservatrices et restauratrices passent plus facilement que des lois innovatrices ou simplement à teneur sociale. C’est le cas de celle du 23 février 2005, préparée elle-même en 2003 [133] par des propositions de loi précédentes, et comportant un article 4 sur le « rôle positif de la France en Afrique du Nord » [134] . C’est le cas de celle de décembre 2003 qui durcissait les conditions d’accueil et la vie des étrangers. C’est le cas de celle, coloniale, revitalisée en 2006, sur l’état d’urgence, avec l’idée de dicter une lecture de l’histoire, toutes deux abrogées ultérieurement. Ou même en 1999, une loi votée à la majorité socialiste pour reconnaître qu’il y a bien eu guerre en Algérie ! Pour ne rien dire de l’après cette même guerre, quand il y eut aussi la reviviscence d’une loi de 1961 conçue pour les colons d’Algérie, au profit cette fois des rapatriés de Côte d’Ivoire en 2004. Bien que l’on ne puisse rien reprocher à ces mesures aidant des gens qui ont tout perdu, il y a comme un arrière-goût colonial dans ces rappels. Il y a eu aussi l’amnistie générale concernant les crimes de la guerre en Algérie. Comme la mémoire est courte et l’histoire malléable, une partie de la population, s’avalant de l’inertie de l’Etat et d’une éducation nationale qui ne s’est jamais penchée sur les faits, semble tremper dans le négationnisme du fait colonial. Ce négationnisme là ne rencontre pas la même réprobation publique et officielle que celui du nazisme, par exemple. On voit bien pourquoi et comment [135]. Cela fait se durcir des positions dogmatiques opposées, empêchant la négociation d’un nouveau pacte social déjà fort retardé. En 2006, sur le plan officiel et interétatique, même l’accord entre la France et l’Algérie est différé, et le ministre des affaires étrangères Douste-Blazy rentre bredouille d’Alger. Il y a des questions auxquelles on ne peut répondre par oui ou par non, parce que cela bloque une approche critique et occulte l’histoire. Il a été dit de la loi sur « les effets positifs de la colonisation » qu’on ne légifère pas sur l’histoire. Une autre loi sur l’histoire a néanmoins été votée en octobre 2006, celle portant sur le génocide arménien de la part de la Turquie. Mais le passé n’est pas un événement fini d’antan. Tout avenir et présent deviennent ainsi histoire.

Suivirent assez rapidement les nouvelles propositions de lois Sarkozy, après celle dite « de maîtrise de l’immigration et des séjours des étrangers en France [136] », de même que la mise en place de deux missions concurrentielles pour examiner le rapport entre mémoire et histoire au sujet du colonialisme. Il s’agissait de celle confiée par Chirac à Jean-Louis Debré (sur l’action du Parlement « dans le domaine de la mémoire et de l’Histoire »), et de celle dont Arno Klarsfeld avait été chargé par Sarkozy (sur « la loi, l’Histoire et le devoir de mémoire » [137]), alors que des pétitions tournent parmi les gens. Puis il y eut accélération, et Chirac fit simplement effacer le paragraphe contentieux sur le rôle positif de la colonisation. « Le projet de loi sur l’immigration préparé par Nicolas Sarkozy donne la possibilité au gouvernement de choisir les étrangers admis en France par la création d’une nouvelle carte de séjour selon une version provisoire du texte rendue publique mardi 3 janvier [2006] par des associations. Ce document de travail du 18 décembre, présenté comme une version non définitive par le ministère de l’Intérieur, durcit fortement les règles d’entrée et de séjour des étrangers et instaure la politique d’immigration choisie chère à Nicolas Sarkozy. Premier changement, le texte ne permettrait plus à un étranger en situation irrégulière d’obtenir une carte de séjour au bout de 10 années de résidence en France. Cette disposition en vigueur depuis 1984, et qui a permis de régulariser de nombreux sans-papiers, serait abrogée. » [138] Selon la presse, la carte d’un an ainsi que celle de 10 ans seront abolies. Disparaîtra la carte de séjour pour raison de soins médicaux, la carte de 10 ans accordée aux étrangers mariés à des français. Selon Act-Up, ces dispositions « prépare[nt] la disparition du droit au séjour pour les familles, les conjoints, les enfants, de toutes celles et ceux qui construisent leur vie en France » [139]. Cependant une carte privilégiée appelée « capacités et talents » sera octroyée pour trois ans renouvelables aux heureux élus qui, eux, pourraient faire venir leurs familles aussi bien que travailler en France. A cet effet, avec le but à la fois de trier et de prévenir l’affluence, l’installation de centres de sélection de jeunes par les visas dès les pays d’origine. Dans toute l’Europe les demandes d’endiguer d’un commun accord musclé les migrations, surtout extra européennes, ainsi que de choisir ses immigrés, se fait toujours plus pressant. Quant aux migrations intra européennes, elles sont déjà soumises à sélection, décalage et renvoi à des vitesses inégales, contredisant même les principes de l’Union. Le droit d’asile est en train de disparaître [140]. A tout problème, ce type de politique répond par la police : "J’aurais dû faire la police ferroviaire plus tôt", a regretté Nicolas Sarkozy [141].

L’Espagne et le féminisme d’Etat

Par opposition, depuis l’arrivée au pouvoir, le gouvernement de Zapatero – qui a 50% de femmes - a osé opérer des réformes civiques, humanitaires, sociales, éducationnelles, juridiques courageuses, bien que volontaristes, afin de tenir les promesses électorales. Il s’agit néanmoins d’une politique néolibérale dont les réformes progressistes ne sont pas économiques, et restent relatives sur le plan social. L’économie reste libérale, alors que le social est révolutionné par des réformes audacieuses. L’importance du symbolique est comprise. Le social peut être positivement affecté par ces réformes économiques autant que dure la conjoncture et l’élan de croissance (on en constate hélas les inconvénients). C’est bon pour la nouvelle bourgeoisie qui décolle, ainsi que pour les immigrés qui on réussi à franchir les frontières. Mais le jour où l’Espagne ne se verra plus, comme aujourd’hui en pays d’immigration et comme construisant son nouveau bien-être sur l’immigration, cela risque de s’effondrer. Nous en voyons les limites à l’horizon par l’importance qu’a pris, dans les discours de Zapatero, la tentative d’obtenir de l’Europe une aide concertée au contrôle des migrations d’Afrique [142]. Il est vrai que dure encore, grâce à un grand besoin de main-d’œuvre, une certaine bienveillance populaire de même qu’officielle envers l’immigration, dont le lien avec l’intégration sociale est perçu sans doute mieux qu’ailleurs. Ce système ne souffre pas de l’universalisme normatif républicain, comme en France, et peut donc introduire des mesures de discrimination positive. "Que l’Eglise ne soit pas d’accord avec certaines lois ? Bien, je le conçois, mais cela n’arrête pas le calendrier politique du gouvernement, ni celui des lois, ni celui de l’extension des droits des citoyens", a déclaré Zapatero [143]], du jamais vu « hors coup d’Etat », selon un évêque. Quel autre leader politique en Europe est-il prêt aujourd’hui, au nom de ses principes politiques, à prendre le risque d’être chassé du pouvoir pour cause de radicalité ? Car cette magnanimité assez partagée pourrait rapidement disparaître si les conditions changeaient. Mais un poids important dans la balance de ce péril, c’est aussi le fait que Zapatero homogénéise, par ses reformes, une nation espagnole divisée depuis la guerre civile. Sarkozy, quant à lui, entreprend autre chose : construire par avance un consensus de droite pour évoluer lui-même sans risques à l’heure des réformes juridiques, sous prétexte de protéger la société. Zapatero a fait retirer les troupes espagnoles d’Iraq. Il a fait voter une série de lois radicales visant à obtenir la justice des genres, celle des préférences sexuelles y compris homosexuelles, et la laïcité : légalisation améliorée sur l’avortement, le divorce ; lois inédites sanctionnant les violences aux femmes et introduisant la discrimination positive à leur égard pour l’emploi ; fortes campagnes de sensibilisation contre la violence endémique faite aux femmes ; légalisation du mariage homosexuel avec droit d’adoption. Il a fait légiférer sur les cellules souche. Ce qui a fait sa force et a été son plus grand risque, c’est l’accord obtenu un moment du parlement pour dialoguer avec l’ETA, puis un « cessez le feu permanent » de ce dernier (le risque étant également un blocage européen sur la question frontalière avec la France et les régions) ; hélas, l’ETA a rompu cette grâce, ce qui fait désormais la fragilité du 2nd gouvernement Zapatero (qui n’a pas abandonné pour autant son objectif de société égalitaire du point de vue des genres). Il a fait disparaître les monuments franquistes, a fait sauter le verrou de l’amnésie franquiste sur la guerre civile en réhabilitant la République commémorée publiquement pour la première fois ; il a gagné le referendum sur la Constitution européenne, a été à l’origine d’une initiative pour une Alliance contre la faim et une Alliance des civilisations entre l’Occident et le monde arabo-musulman, a permis une redéfinition des autonomies régionales (qui a failli lui coûter son poste – c’est son grand échec), a fait limoger un général qui s’était exprimé en faveur d’une intervention de l’armée en Catalogne en cas de changement de statut, a refusé dans un premier temps et au risque de se renier ultérieurement des camps extérieurs pour garder les frontières de l’Europe. Il a permis aux historiens d’ouvrir le terrain de la Guerre civile et des mémoires partagées à la recherche, et de déconstruire la légende d’autolégitimation franquiste selon laquelle la République aurait été seulement communiste : « les communistes luttaient pour l’hégémonie mais ne l’avaient pas », dit Jorge M. Reverte [144]. Il avait prévu une modification de la Constitution permettant l’accès au trône à une infante (pas de suite apparemment), et une autre sur l’identité sexuelle selon le souhait de l’intéress(é)e. Il va très vite, peut-être trop vite. Ses véritables épreuves auront été celle des autonomies, des dévolutions et des pourparlers avec les séparatistes violents, puis celle des l’immigration une fois la demande de main-d’œuvre comblée.

Sur le plan de l’immigration c’est en effet plus mitigé et moins glorieux, après des régularisations importantes en mai 2005. Cela s’est vu au moment des événements tragiques et scandaleux de Ceuta et Melilla en septembre de la même année, quand plusieurs individus ont trouvé la mort à escalader la barrière entre le Maroc et l’Espagne ; plus d’un demi millier d’entre eux avaient été déportés par les autorités marocaines loin au sur à la frontière algérienne, dans le désert et sans eau. L’Espagne a alors durci le ton, elle qui avait été relativement clémente auparavant et qui, en général (sauf quand même dans le travail saisonnier des champs en conditions pratiquement de servage), ne « manifestait pas de xénophobie particulière » [145]. Les régularisations se feront désormais plus rares. Zapatero pratique ces reformes démocratiques de moeurs tout en mettant en place une singulière dévolution décentralisante et une réforme constitutionnelle à long terme préparant la transformation des « nationalités » en « nations » [146]. Un autre risque le guette, celui d’investissements ethnico populistes différents ou conflictuels, qui pourraient entraîner une prévalence des tendances centrifuges [147]. Malheureusement, il ne faut croire aucun pays à l’abri de la xénophobie qui se développe si facilement dès que des conditions s’y prêtent… Ce fut, en tout cas, le scénario du démantèlement de la Yougoslavie, en conditions historiquement différentes il est vrai. Zapatero était à ce sujet sur le fil du rasoir : oui aux autonomies, non aux indépendances, en essayant de rassembler tout le monde autour d’une hégémonie aux significations différentes pour les uns et les autres. Il a dû désormais mettre un frein décisif aux autonomies.

Les nouvelles lois sociales espagnoles n’empêchent pas la mise en place d’une politique économique libérale. La brutalité du dynamisme économique sera-t-elle corrigée par les réformes sociales, comme ce fut le cas dans la Suède social-démocrate ? Le conflit socio-économique sera-t-il contenu par la révolution féministe symbolique et réelle, ainsi que par l’élargissement des libertés civiques, tout en escamotant à long terme la condition des immigrés ? Cela semble être le pari du gouvernement espagnol. Le nouveau projet social espagnol, tel qu’il est martelé publiquement, est officiellement celui d’une société sexuellement juste et égalitaire, et d’une société où aucune femme n’aurait à subir la violence des hommes. Il faut cependant préciser que de grands courants du féminisme espagnol sont insatisfaits d’une partie de ce volontarisme qu’ils considèrent exagéré, de cette juridisation à outrance et donc dépolitisation, qui dépouillent les femmes une fois de plus de leur initiative, les réduisant à des victimes et réduisant les hommes à des agresseurs nés. Selon ces féministes « douces » qui rejettent le revanchisme féministe, la tendance des hommes à la domination ne serait pas la seule cause de l’oppression des femmes, et il y aurait aussi à critiquer et à réformer l’éducation, la famille, le concept d’amour pour lequel on sacrifie tout ; le manque d’instruments pour résoudre les conflits, l’alcoolisme, la toxicomanie etc. [148] Le gouvernement socialiste a présenté au parlement une réforme visant à obliger les entreprises privées à équilibrer la proportion hommes-femmes dans les directions, de même qu’à éliminer toute discrimination à l’embauche ou à la promotion, dans les conseils d’administration etc. Ceci est encore impensable en France non seulement à cause du positionnement du Conseil constitutionnel, mais aussi parce que l’on hésite à toucher au privé. Désormais, l’inégalité des salaires féminins à travail égal est moindre en Espagne qu’en Grande Bretagne, où la loi sur l’égalité des salaires hommes-femmes est l’aînée de 30 ans. A-t-on jamais vu à ce point ailleurs en Europe un objectif féministe devenir ouvertement celui de l’Etat et être mis en acte avec une telle précipitation ? Pour ne pas parler du féminisme d’Etat issu d’un égalitarisme abstrait dans les anciens pays de l’Est ou dans la Yougoslavie d’autrefois, qui n’avaient pas que des mauvais côtés, mais qui ne visait pas la dimension symbolique (ce fut sa faiblesse).

Même des pays aussi patriarcaux et sans velléités égalitaires que le Japon mettent désormais à l’ordre du jour de leurs gouvernements l’ordre social des sexes [149]. En France cependant, Amnesty International a fait savoir par son rapport et ses recommandations de février 2006 que les violences contre les femmes (tous quartiers confondus : il ne s’agit pas ici de banlieues) sont un véritable fléau et qu’il faudrait de toute urgence établir un observatoire des violences faites aux femmes. Or, le statut des femmes a à voir avec les autres hiérarchies sociales et les sous-tend :

« La saison des guerres de religion en Europe (1559-1714) produisit à terme le système européen d’Etat moderne. Jetant un regard en arrière sur nos ‘guerres de religions’ (l’analogie n’est après tout pas exagérée, bien que les armées nationales ou princières ne furent point déployées dans notre cas [indien], de sorte que les tueries eurent lieu plus au hasard et s’arrêtèrent rapidement), nous pouvons dire qu’à la fin des innombrables hécatombes et déplacements, les Etats en Asie du Sud trouvèrent enfin leurs formes et leurs lieux, les frontières furent tracées plus ou moins durablement, les identités religieuses et ethnique des nouvelles formations s’éclaircirent. Et bien qu’un grand nombre de personnes mourut, les populations commencèrent à augmenter à la fin des guerres, assurées de meilleurs temps à venir. Les gens commémoraient l’indépendance alors que certains vivaient silencieusement avec leurs mémoires mais, ce qui est plus important, chaque participant de ces guerres, qu’il fut hindou, musulman ou dalit, gentleman ou brute, monsieur ou paysan, partageait l’idée que le sexe féminin est inférieur – c’était une responsabilité ou un fardeau à protéger, sacrifier ou conquérir dans ces temps difficiles qui s’étaient abattus sur le pays. Et comme la chasse aux sorcières pendant les guerres de religion en Europe, les chasseurs de sorcières au moment de la Grande partition [de l’Inde britannique] ne voyaient aucune issue de la pauvreté, de la maladie, du crime, des famines en période de guerre, des morts et de la subordination etc., si ce n’est par les assassinats de sorcières, de satans et d’infidèles (…) et par la revendication de purifier la terre. [150] »

De l’identité à la violence

C’est ainsi que, quel que soit le lieu, la peur dicte la formation des identités :

« Pour avoir vécu dans un pays en guerre, écrit Amin Maalouf, dans un quartier soumis à un bombardement en provenance du quartier voisin, pour avoir passé une nuit ou deux dans un sous-sol transformé en abri, avec ma jeune femme enceinte et mon fils en bas âge, les bruits des explosions au-dehors, et au-dedans mille rumeurs sur l’imminence d’une attaque ainsi que mille racontars sur des familles égorgées, je sais parfaitement que la peur pourrait faire basculer n’importe quelle personne dans le crime. [151] »

On se croirait dans l’espace yougoslave des années 90 par cette description, mais il s’agit du Liban lors de sa guerre civile.
Au moment du démantèlement de l’ancienne Yougoslavie, on a vu les chefs de guerre terrifier chacun en premier lieu leur propre population par des menaces anticipée, appelées de tous leurs vœux, venant soi-disant des autres. La politique sécuritaire en France en fait autant [152]. Bush en a fait autant, Berlusconi en fait autant. Ces menaces à la propre population induisent la peur, l’acceptation de la surenchère et la mise en demeure « provisoire » des libertés civiques. Une foule terrorisée oublie facilement ses principes démocratiques. Le moment crucial, ici, est le passage des mots aux choses. Il s’agit d’une anticipation : par le discours sur la menace venue des autres (encore des mots), on légitime et justifie par avance sa propre « riposte » bien réelle et l’on passe ainsi à l’acte. La violence monte d’un cran, de langagière elle devient physique, et prend l’allure d’une légitime défense, d’une posture patriotique. Ce n’est pas la haine ou la brutalité gratuite, mais bien la peur, qui est un sentiment fondamental. J’ai vu cette condition se mettre en place en quelques semaines : quelques heures passées dans un abri, auxquelles le propre gouvernement oblige par des alertes avant même qu’il y ait encore eu des attaques, suffisent pour transformer de pacifiques citoyens en nationalistes prêts à l’assaut. Quelques images menaçantes à la télévision (un tank et une camera suffisent), et la partie est gagnée. Dans ces moments de « sécurité nationale » bien accomplie, l’objectif d’homogénéisation de la population atteint, on pourra embarquer le consensus d’une grande partie de la population pour n’importe quelle politique. Non seulement en ancienne Yougoslavie, mais bien en France, certains tabous sont tombés et certaines barrières du « politiquement correcte » désormais dépassées, celles de l’ethnicisation, de la désignation ou de l’attribution des identités particulières par delà l’universel, désormais caduc. On peut dorénavant être vilipendé ou même attaqué en tant qu’appartenant à telle ou telle identité, même si on refuse l’identification. Car l’autorité affuble d’avance de « repli communautaire » les populations hétérogènes, après quoi elle leur reproche l’identification, pourtant imposée, avec leur groupe, ainsi que le « manque d’intégration ». Ce reproche de manque d’intégration cache un double-bind : l’interdiction et à la fois l’injonction d’intégration. Dans ce sens, il est un discours performatif déguisé. Cela ne permet point aux individus, groupes et populations en question de se construire de manière positive en tant que sujets actifs, mais les oblige à adopter des postures de victimisation qui renforcent le conflit. « Le conflit est renforcé car, quand nous nous proclamons victimes, nous produisons de vraies victimes ; quand on se représente comme victime on se donne l’immunité. On préserve l’ordre social symbolique dont nous sommes issus comme personnes » [153] Ce fut en tout cas l’effet du Rapport Stasi et de la loi sur les signes religieux, de même que d’une série de lois et de mesures prises ultérieurement : l’hétérogénéité n’a pas accès à l’expression d’une subjectivité politique, mais dans le meilleur des cas seulement à une subjectivité partielle, lésée, victime et non reconnue. Elle doit nécessairement passer par la stigmatisation d’appartenance à telle ou telle communauté, définie par un point de vue majoritaire dominant. L’universalisme est oublié quand on peut afficher, dans les faits divers, avant même qu’un tribunal en rende comte, qu’un tel est tué (ou a tué) parce que juif, ou parce que musulman etc. En cela, certains principes de la Révolution Française sont oubliés, et un seuil est dangereusement franchi. Ailleurs, on a fait la guerre, mais il peut suffire, en France, de donner un tour de vis supplémentaire aux lois limitant les libertés civiques, l’égalité, l’immigration etc. Des affiches d’Act-up à Paris, autour du Nouvel an 2006, montraient Sarkozy et disaient « Votez Le Pen ». Laconique et ironique de la situation de la France au début de 2006 renversant le bon sens officiel !

Surenchère de la révolution conservatrice

« L’échec de la fraternité », titre International Herald Tribune [154] à propos des manifestations contre le CPE à la suite de celles des quartiers en France.

Certains d’entre ces phénomènes ont des dimensions internationales. Ainsi les migrations internationales butent contre de toujours nouvelles frontières internes et externes, et contre les murs : celui de Ceuta et Melilla, celui que les Etats-Unis érigent contre le Mexique, celui qu’Israël construit contre les Palestiniens ou celui que la Chine dresse contre la Corée du Nord.

On est loin aujourd’hui des idées progressistes de la découverte et de la fascination par le Tiers monde des années soixante en Europe, une révolution culturelle en soi à l’époque. Les mémoires et les histoires séparées ou opposées font de plus en plus se réaliser le « clash des civilisation ». Un « victimisme héréditaire » fait son apparition (Rony Brauman). C’est la logique de la provocation qui prend le dessus en toute chose, entre l’Occident et les musulmans désormais diabolisés. L’épisode international des caricatures de Mahomet au Danemark, en relève. Difficile de garder raison. « Sans médias libres il ne peut y avoir de démocratie. Mais la liberté de l’expression ne peut être abusée de manière telle à violer délibérément les sentiments religieux centraux et à produire des images stéréotypiquement hostiles – autrefois de juifs, maintenant de musulmans. La liberté de la presse veut dire être responsable », dit Hans Küng. Selon lui, l’Occident devrait honnêtement réfléchir sur lui-même plutôt que de toujours pointer du doigt les autres. Et il ajoute que l’on peut douter de la volonté de l’Occident à vouloir entamer le dialogue pour désamorcer le mauvais sang accumulé avec les musulmans [155]. Depuis les caricatures sur Mahomet, le langage politique au Danemark s’est enrichi d’une distinction maléfique et qui ajoute à la dépolitisation et à la désémantisation : celle entre les « Danois » (signifiant « de souche ») et les « citoyens danois » (désignant les naturalisés, de quelque génération que ce soit). Cela s’est vérifié lorsqu’il a été question de détenus danois à Guantanamo [156].

Le criminel et crapuleux assassinat du jeune parisien Ilan Halimi en 2006 est rapidement déclaré de toute part, y compris par les politiques, être un crime antisémite, avant même que le principal présumé ne soit sous les verrous et la chose certaine. Les juges d’instruction qualifient ainsi par avance le crime comme antisémite. Les politiciens se rendent à la cérémonie religieuse en hommage à la victime, et font de la surenchère. Comme en ancienne Yougoslavie ou ailleurs, une fois de plus, on anticipe les fait par des mots : c’est la manière de faire se réaliser des prophéties par elles-mêmes [157]. On a le sentiment désagréable que c’est le commencement de la fin d’une hégémonie : « Les discours d’intérêt général sont devenus inaudibles. L’Etat est devenu le réceptacle des intérêts particuliers, auxquels il tente de répondre tant bien que mal. [158] » Il n’y a plus de limites ni d’un côté ni de l’autre, plus de mixité tolérée ou de nuances possibles.

Dans la foulée de la criminalisation des jeunes, et pour prévenir d’autre émeutes, un rapport parlementaire préconise la détection de signes de délinquance possible dès la crèche [159]. Puis un rapport de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM) développe une méthodologie pour le dépistage précoce de futurs délinquants avant l’age de trois ans [160]. « Le rapport de l’INSERM raisonne très démocratiquement en supposant que tout le monde peut être coupable. La ‘population’ comme telle est à risque, elle est une classe dangereuse potentielle. (…) Nous sommes entrés dans un temps d’illimitation du regard du maître. C’est le temps de l’instauration d’un homme sans ombre, d’un sujet transparent corps et âme, dès sa naissance, voire avant si possible. [161] »

En même temps, le patriotisme économique saisit les esprits. Une vraie vague de racisme économique avait secoué la France au moment de la première tentative d’O.P.A. de la part de Mittal Steel en début de 2006, considérée ignoble. Mais le protectionnisme des firmes françaises, qui n’est pas très différent de l’attitude de Mittal à l’égard d’entreprises étrangères, est estimé nécessaire et patriotique, une question d’honneur.

La révolution conservatrice se répercute dans toutes les sphères de la vie. Le football ? On s’étonne ainsi de ce que le foot déchaîne les passions communautaires, nationales et autres, les sentiments violents, la haine, les hooligans. Craintes pour le match le Paris Saint-Germain et l’OM le 5 mars 2006 ? Mais comment s’en étonner ?! Si le football est toujours une passion partisane, de rivalités répertoriées et institutionnalisées, s’il est légitimement national, source et expression de « patriotisme », l’enjeu de rapports de force et d’hégémonie [162], de business, et s’il est calculé à être une soupape à l’excès de testostérone ! La révolution conservatrice s’ancre bien par l’emprise symbolique.

La guerre des mémoires qui sévit, au lieu d’une solidarité des mémoires, est poursuivie dans un esprit de division. Les enfants volés de la Caraïbe des années ’60 du XXe siècle apparaissent maintenant comme demandeurs d’histoire et de restitution de mémoire, comme ce fut dans le cas de la génération volée en Australie. Cela ravive la mémoire de la traite des noirs, de l’esclavage, et, selon les dires de Françoise Vergès, vice-présidente du Comité pour la mémoire de l’esclavage et ayant participé au Rapport à ce sujet remis à Raffarin, il y a maintenant demande de réparation [163].

Un parallélisme insistant se présente régulièrement entre l’intérieur et l’international. Les bavures ou complicités à des affaires peu glorieuses des forces françaises au Rwanda et en Côte d’Ivoire rattrapent l’image de la France et de son armée, par-dessus le marché de la fausse pudeur employée à ne pas officiellement commémorer la victoire napoléonienne à Austerlitz après avoir « participé à la célébration de la défaite de Trafalgar ».

Le partage des mémoires

Les mémoires sont désormais partagées, à chacun la sienne. De tous temps, des mémoires s’opposaient. La culture d’Etat cultive rarement la solidarité et le partage des mémoires. Elle muséifie volontiers une mémoire officielle, celle de la République ou de l’Etat. Bien qu’elles ne soient pas totalement séparables [164], il faudrait, justement, distinguer autant que possible entre mémoire et histoire, et renoncer à l’idée ambiguë, directive et stérile de « devoir de mémoire ». L’Etat, certaines perspectives sur l’histoire, mais aussi d’autres protagonistes, ne se privent pas de jouer des mémoires les unes contre les autres. La surenchère actuelle des mémoires ennemies qui apparaissent en France est due aussi, à part la conjoncture historique, au fait de la négligence de l’enseignement historiographique et au manque de vigilance à propos du martèlement des mythes fondateurs unilatéraux ou étatistes. On ne la désamorcera pas par des lois. Etudier et affirmer l’histoire des uns ne doit pas aboutir à la négation de celle des autres. Des mémoires différentes doivent pouvoir coexister et s’articuler les unes aux autres en complémentarité. Il n’y a d’ailleurs jamais ni mémoire, ni histoire, arrêtée. Les deux Frances ont pris des formes différentes tout au long de l’histoire moderne. Aujourd’hui, c’est aussi l’histoire coloniale et ses différentes lectures qui divisent la société et les mémoires. L’histoire et la mémoire coloniales doivent faire partie de l’histoire de la nation, comme la nation se refonde. Etant entendu que celle-ci se remanie en tout moment, mais plus particulièrement dans les circonstances de crise et de rupture. Pressentant cela, et pour couper court aux controverses qui allaient déjà bon train, le président Chirac décida, par un tour de passe-passe contournant le Parlement, en faveur d’une date quelque peu controversée en mémoire de l’abolition de l’esclavage. Toute contestée qu’elle soit (date de la récente loi reconnaissant l’esclavage comme crime contre l’humanité, contre la date de la véritable abolition de l’esclavage en 1848), cette date a néanmoins tranché. Il s’agissait d’abord d’amender l’article 4 de la loi du 23 février 2005 sur le « rôle positif de la présence française en Afrique du Nord », mais là aussi Chirac a ultérieurement coupé en l’abolissant. Cependant la fracture est ouverte entre la France et ses colonies d’autrefois, les départements d’outre mer, ni extérieurs ni intérieurs, restés en dehors de l’imaginaire national. Elle passe aussi entre la population portant des noms à l’assonance du Sud et celle portant des patronymes bien gaulois. Symboliquement, la brèche fut rendue visible par le refus dans un premier temps d’Aimé Césaire de recevoir Sarkozy, puis par l’annulation de la visite de ce dernier en Martinique [165]. Cependant, lors de sa visite en mars 2006, ils se rencontrent.

Mais elle est devenue réellement palpable, cette fracture, par le fossé désormais installé entre les Français « de souche » et les autres, surtout s’ils sont pauvres et basanés. Par la stigmatisation des familles polygames comme anormales, à côté d’autres familles hors normes, homosexuelles, de mères célibataires ou mineures etc., par la stigmatisation de la pauvreté comme volontaire, violente et criminelle, ainsi que de la migration. Les mémoires ainsi profondément partagées représentent des plaies durables dans des sociétés qui ont de la peine à se reconstituer une unité. « Une mémoire qui renvoie à un tout autre cadre interprétatif et que nous pourrions définir par négation eu égard à la première n’est pas collective mais individuelle, n’est pas faite de souvenirs mais de réminiscences involontaires et enfin, elle n’est pas une projection du présent sur le passé mais au contraire une irruption du passé dans le présent. [166] » On reconnaîtra dans ce type de mémoire, quand il s’agit de la France, le ressentiment, les nostalgies coloniales, celles de la perte des colonies et de la grandeur symbolique de la nation dominante. Dans les nouvelles conditions, qui sont celles des revendications de reconnaissance de mémoires plurielles et parfois opposées, il est évident qu’il faudra apprendre à construire des passerelles entre elles et à l’horizontale, pour ne pas se retrouver toujours et seulement dans la verticalité des hiérarchies et dans la rupture du non recevoir.

Un passé de violences excessives, comme il en est dans les guerres, a toutes les chances d’être reproduit comme un passé qui ne passe pas [167], c’est-à-dire comme une violence promise et intemporelle, se prêtant à la racialisation, à une politique des corps, si l’on n’a cure de le désamorcer par des médiation et un deuil abouti. Cet enrayage doit en principe être accompli dans la mémoire culturelle, dans la mémoire « collective » du groupe avant que la génération qui a vécu les événements ne soit complètement révolue, c’est-à-dire à une distance de tout au plus 50 ans. Il est souvent amorcé par la deuxième génération. Le problème qui se pose alors est surtout celui de la manière de transmission de la mémoire à la postérité [168]. Ce qui a également à voir avec l’histoire et l’enseignement public de celle-ci. Car l’Etat crée en général une « religion civile » pour assigner les responsabilités politiques, restant aveugle aux revendications de deuil de certains. Il a une politique des mémoires, ainsi qu’une politique de l’histoire. On voit bien aujourd’hui encore en France comment aussi bien la mémoire que l’histoire peuvent être instrumentalisées. Une violence exercée par l’Etat n’a pas besoin de se légitimer, du moins pas tant que l’Etat tient debout ; mais dès qu’il est affaibli, elle sera remise en cause. Cependant, une violence exercée par quelque autre groupe ou individu(s) que ce soit, même en guerre, est en souffrance de légitimation [169] et se réimpose donc en revenant continuellement à la charge, si ce n’est que dans les récits et la mémoire : elle reproduit l’inimité pour se légitimer. L’extraordinaire livre collectif Storia e memoria di un massacro ordinario qui conte l’histoire tragique de la Seconde guerre mondiale et la mémoire divisée de la bourgade Civitella della Chiana (nazis contre les partisans) montre que les pertes individuelles des familles, afin de ne pas se transformer en mémoire rancunière et revanchiste, doivent pouvoir être perçues comme faisant partie de la tragédie nationale, c’est-à-dire une tragédie plus grande encore. La Guerre froide qui suivit, n’a fait qu’aigrir le partage des mémoires en Italie. La nation se reconstitue divisée, au moyen d’un sentiment épique héroïque empreint de valeurs viriles, et en l’accentuant. Comme le montre Carla Pasquinelli dans le même livre, la guerre des mémoires, faite aussi de refoulements et de rancœurs, contribue à déhistoriser les faits et à dépolitiser l’histoire, ce qui œuvre pour la continuité de la violence.

Toujours au sujet des deux Italies, l’historien Claudio Pavone a publié un livre qui fait date et dans lequel il interprète la Seconde guerre mondiale comme (aussi) une guerre civile dans ce pays [170]. Il revendique la nécessité de repenser la Résistance (à laquelle il a participé) afin d’éviter la muséification que l’histoire officielle en a fait, par la distinction de trois guerres en une : la guerre des classes, la guerre civile, la guerre patriotique. Le fait même d’identifier une guerre civile là où on n’en voyait pas auparavant, donne aux historiens des possibilités inespérées pour saisir la complexité historique et celle de la refondation de la nation après le fascisme. Au sortir de la guerre et après les longues années mussoliniennes, l’Italie s’est retrouvée divisée et profondément meurtrie par un clivage persistant, embarrassée par le problème du rapport entre les générations [171]. Les analyses futures viendront montrer si l’effondrement politique et social de l’Italie berlusconienne est en continuité avec cette histoire divisée.

Les pays, les esprits, les visions du monde peuvent être partagées de manières diverses. Nous avions commencé à travailler sur les partitions géographiques, territoriales, pour découvrir qu’elles peuvent avoir cours le long de nombreuses autres lignes [172] et aussi selon le temps, en le condensant. A propos de son livre sur les fractionnements espagnols, l’historien Santos Juliá dit : « Les intellectuels ont réfléchi au long des XIX & XX siècles à la tension permanente entre les deux Espagnes. [173] » La dernière des divisions en ligne y fut celle de la Guerre civile, reflétée par la suite dans le silence sur ses victimes, sur le projet républicain, et par toute une génération, celle de nos contemporains, qui grandit ignorante par rapport à elle. Les divisions du passé en reproduisent de nouvelles dans le présent et l’avenir. Les racines de la division moderne de l’Espagne remontent au XIXe siècle. La dichotomie concerne la construction de la nation et les différentes manière comment celle-ci peut être visualisée : elle a toujours été représentée comme une dualité, dit l’auteur : Espagne vraie ou fausse, nouvelle ou ancienne, officielle ou réelle. L’Espagne est, et reste toujours, une nation fragmentée. “La représentation historique du pays a été formée comme une dualité permanente, comme deux visions non seulement réciproquement exclusives mais aussi antithétiques. Cette situation est prolongée du XIXe siècle jusqu’à l’ère de Franco, qui représente l’exaspération de ce conflit parce que la fin de la Guerre civile est toujours ressentie comme l’élimination d’une anti-Espagne par la vraie Espagne. » S. Juliá continue en disant que les catholiques étaient les premiers à fabriquer le mythe de l’Espagne et de l’anti-Espagne. La dictature de 1923, soutenue par l’Eglise, avait éliminé toutes les traditions libérales. Au temps du franquisme, toute rébellion contre la dictature ne pouvait être exprimée que par la revendication de la démocratie, ce qui était fortement réprimé. Le retour graduel mais décisif vers la démocratie depuis l’époque franquiste restait cependant lui-même fortement ancré dans la division des deux Espagnes et dans l’évacuation de la mémoire républicaine comme de toute histoire alternative. Or, les histoires alternatives et les contre-histoires sont d’une grande importance, puisqu’elles continuent à faire vivre leurs histoires narratives, imaginaires, symboliques, leurs histoires de deuil aussi, indépendamment de l’espacement du temps et du fait qu’elles ne puissent être récupérées. Que ce soient les histoires de divers mouvements, celles de groupes peu organisés ou celles des femmes, les histoires alternatives montrent toutes la fragilité de la nation et de l’histoire officielle. Leur mélancolie, porteuse de césure, leur caractère incommensurable même, leur assurent une énorme portée. Ces récits sont également politiques dans le sens où l’invitation au deuil est un appel à l’autre en soi. Le deuil de ce qui n’eut pas lieu mais aurait pu arriver, de ce qui vit dans l’imaginaire, ouvre sur tout un univers, même si celui-ci se présente immédiatement avec sa clôture incluse. Cette finitude annonce sans faute le politique.

En même temps, mais dès avant ces temps modernes, une profonde partition préalable avait déjà été à l’œuvre de par l’histoire coloniale. La faille parcourait diverses lignes historiques comme nous l’avons vu, et aussi divers continents. L’une d’entre elles était la fêlure établie par la première constitution moderne de l’Espagne (Cádiz, 1812) qui introduisit la discontinuité et de nouvelles souverainetés en Espagne même en plus d’établir les souverainetés transcontinentales, tout en les déguisant en une continuité suffisamment acceptable et nouvelle par rapport au passé [174]. On voit le lien avec les évènements contemporains de réouverture des chantiers espagnols de l’histoire et de la mémoire, ainsi qu’avec les étonnantes et risquées dévolutions mises en place, allant vers une Espagne plurielle et plurinationale. Cette dichotomie se prête historiquement aux revendications euskadi ou basques autonomistes et séparatistes. Les blessures sont profondes, et sont nombreuses. Le partage exemplaire de la raison espagnole renvoie au « pêché originel » du démantèlement par la constitution de Cádiz, et du remplacement de la monarchie hispanique par une monarchie constitutionnelle espagnole, mais globale. Sa globalité, pourtant, n’a pas tenu, et elle s’est effondrée par le centre. La première constitution de Cádiz en 1812, initialement imaginée comme une nation espagnole tricontinentale constituée de « nationalités », résultant du parlement (Cortes) de Cádiz avec des « représentants » approximatifs d’endroits aussi éloignée que les Philippines ou les Amériques revendiquant des arrangements (principalement économiques et commerciaux) avec le centre. Mais les autonomies subsumées (parmi lesquelles, la basque, la catalane) de nationalités domestiques (pueblos) dans le cadre de l’Espagne n’étaient pas seulement acceptées, elles étaient également co-constitutives et co-substantielles de la nation espagnole ; alors que les nationalités d’outre mer, dont les élites coloniales créoles ne revendiquaient qu’une autonomie relative au départ, n’obtinrent pas de soutien politique pour leurs autonomies ou indépendances. Le statut des nationalités domestiques resta toujours supérieur, car plus proche et métropolitain, à celui des nationalités éloignées, bien que les unes comme les autres étaient supposées être refondatrices. Aussi bien les élites créoles que le gouvernement central avaient comme mobile principal l’exploitation des richesses pour leur compte. Benedict Anderson attire l’attention sur l’aspect de mondialisation de ces événements du côté des résistances internationales, et ainsi sur la simultanéité et la coopération des insurrections nationalistes à la fin du siècle (Philippines, Cuba, activités anarchistes et « terroristes » cosmopolites) [175]. « On pouvait dire que les territoires européens dotés d’une constitution particulière étaient indépendants » et jouissaient d’un statut d’exception, écrit Portillo Valdés (op. cit.), mais ce n’était pas le cas des territoires transatlantiques. Leurs statuts exceptionnels (ex-stitution) institutionnalisaient paradoxalement à la fois eux-mêmes et leurs contreparties transcontinentales. Portillo Valdés appelle cela (ces indépendances des colonies américaines de l’Espagne par leur lâchage à partir du centre par l’effet des autonomies locales réelles) - les “révolutions atlantiques”. A partir de l’année fatidique 1812, les indépendances étaient déclarées et des « nations » établies sans le peuple dans les colonies américaines espagnoles les unes après les autres, par des élites créoles recherchant le commerce libre et le droit d’exploiter pour leur propre compte les ressources des pays, émancipés de la couronne espagnole. Ces nations furent constituées sur la condition de l’exclusion de leurs peuples ou de la population indigène de la citoyenneté. Il en fut ainsi du constitutionnalisme européen moderne (pour l’Espagne, 1812) qui signifiait l’exclusion des populations d’outre mer de la propre constitution coloniale, de même que de l’accès à des constitutions propres justes après les indépendances : les nouvelles constitutions répétèrent le geste d’exclusion. Comme Bartolomé Clavero le montre dans une grande partie de son travail, les constitutions furent importées dans ces pays à nouveau à partir de l’Europe, privant la population autochtone du droit à une citoyenneté égale (ce dont le poids politique est encore fortement ressenti dans les systèmes juridiques des anciennes colonies) [176] tout en produisant des partitions internes dans l’espace et dans le temps. Comme à la fois Clavero et José M. Portillo Valdés le soulignent, cette première partition atlantique pratiquée par l’Espagne a également son revers et se trouve en phase avec la tradition des Lumières en ce qu’elle ne reconnaît pas aux populations indigènes d’outre-mer de destin autonome ou d’indépendance, même pas au sein du projet libéral (où les colonies ne devaient servir qu’à satisfaire les appétits européens).

Ce partage colonial du monde est certainement spatial, mais il a clairement aussi ses effets temporels dans les vagues qui éclaboussent nos côtes et pourraient avoir des effets durables. Après tout, les populations des colonies, et en particulier celles des plus anciennes, comme les Amériques, ne sont toujours pas bien incluses dans leurs propres nations, ou commencent seulement à l’être, avec de grosses difficultés juridiques et politiques à cause de l’exclusion initiale. La nation dans ces cas là avait été construite pour exclure la population (ou pour l’inclure subordonnée), cette exclusion étant la condition même de sa fusion, de son homogénéisation et de l’émancipation, y compris de l’autonomisation de la colonie par rapport à la métropole. Ce qui était liberté pour les uns (les colons d’abord, les élites créoles ensuite) signifiait la perte de liberté pour les autres (les peuples indigènes).

Les conflits politiques des nationalismes opposés en Espagne remontent sans doute au moins en partie à l’émergence de la nation elle-même par le démantèlement des colonies, puisque cette nation enlaçait toutes les autres dans son españolidad (plutôt que hispanidad). Et c’est exactement le rassemblement des nacionalidades (européennes et hispaniques) et leur articulation en tant que pueblos qui en fournit l’occasion. Ailleurs mais de manière comparable, la non reconnaissance d’une nation yougoslave dont pourtant beaucoup se réclamaient ou se seraient réclamés si le concept en avait été usité, par ses pères fondateurs œuvrait dans la même direction – interdisant le rassemblement autour d’un projet commun [177]. Les autonomies ou indépendances intérieures « exceptionnelles », tolérées pour les populations locales (basques ou catalanes dans le cas de l’Espagne) dans la forme des “repúblicas provinciales” étaient en fait insérées dans la construction de la nation dominante ainsi que de l’Etat commun. C’est de là que viennent en droite ligne aujourd’hui les dévolutions. Au cours des décennies passées, c’est en particulier l’ « exception » et l’autonomie historique constitutionnelle basque qui donna lieu également à des revendications violentes, considérées terroristes par l’Etat mais libératrices par ses protagonistes. En ancienne Yougoslavie, les « exceptions » des « nationalités » étaient en partie, et inégalement, imbriquées dans la construction fédérale (invitant un “patriotisme constitutionnel” vite renié), mais apparaissaient aussi comme de nombreuses réclamations locales de diverses factions nationalistes dans la récente série de guerres de démantèlement. Plusieurs régions « autonomes » et minuscules « républiques » autonomes émergèrent dans cette région des Balkans, prétendant à l’Etat et à l’indépendance. Ce que montre le dernier exemple, de même que l’exemple historique de la partition de l’Inde, c’est que la partition est une transformation sans fin, dont la possibilité est présente dans les processus instituant et constituants eux-mêmes. Egalement, qu’elle étale ses effets dans le temps. Lorsque l’histoire de ses effets est concentrée dans le temps, nous avons affaire à de la violence aiguë et à des guerres. Etalés dans les temps, ses effets peuvent être moins visibles et ses liens avec son origine constitutive peuvent paraître flous. Ce flou est responsable de la perte de vue de certains effets de l’ancienne histoire coloniale sur la forme du monde contemporain et sur la construction de l’Europe.

Selon des lignes analogues, les Français se souviennent du concept historique des « Deux Frances”, qui rappelle l’histoire domestique de la république et en particulier celle du concept de laïcité, c’est-à-dire du partage de la France entre les cléricaux et les séculiers, les catholiques et les protestants, l’ancien régime et le nouveau. Mais cette déchirure intérieure en montre et dissimule en même temps une autre. Ce qui reste caché derrière cette division, c’est le partage colonial : le fait que les colonies étaient considérées comme extraterritoriales et bien sûr comme extraconstitutionnelles [178].
L’Espagne revit quant à elle aujourd’hui la tâche difficile de la séparation et/ou de la reconstitution de des mémoires regardant dans des directions opposées, par les processus de dévolution dans les régions autonomes. Le double sens du mot partage est dans ces cas doublement justifié ! Le récit même du constitutionalisme en exemplifie l’histoire, à commencer par la première constitution espagnole moderne, celle d’une Espagne qui aurait été tricontinentale et se serait paradoxalement mise à égalité avec les terres conquises, comme une unité entre autres [179]. Cette velléité « républicaine » du royaume n’a pas tenu. Les régionalismes autonomistes locaux, métropolitains, sont ceux qui en premier lieu n’avaient pas permis cette manière singulière d’affranchissement des colonies par un curieux fédéralisme de la monarchie constitutionnelle. Celui-là même qui est aujourd’hui la base des nationalismes en dévolution, même si le fédéralisme contemporain a certainement d’autres origines encore. La souveraineté nationale des unités, formellement ou non, fédérées, reste par définition subordonnée à celle, d’un niveau supérieur, de l’Etat central. Ceci est aujourd’hui remis en cause par les dévolutions. Mais surtout, cela n’avait pas été toléré au sujet des colonies lointaines, en même temps que des nationalistes autonomistes contemporains se disent volontiers colonisés… Ce qui importe pour comprendre le fonctionnement d’un système politique, c’est de savoir qui (y) est le sujet en ultime analyse. Qui peut faire bouger les choses ? Il peut y avoir des surprises sur ce plan. Est-ce le « peuple souverain », comme le veut la formule républicaine française ? Ou le nouveau peuple, hétérogène et impensable, qui surgit sans être invité – la plèbe ? Les dévolutions mises en marche par le premier gouvernement Zapatero avaient le mérite de désamorcer l’extrémisme des séparatistes pour un temps. La « trêve permanente » de l’ETA révoquées par le second semblait un succès de la politique de restitution des mémoires multiples – avec un risque indéniable de divisions ultérieures de la nation. Mais elle n’a pas tenu. Peut-on jamais éviter tout risque ?

Autre exemple : au Guatemala, douze ans après les accords de paix et la fin d’une guerre civile de 36 ans où l’Etat avait massacré sa propre population avec une brutalité inouïe, les archives de la police nationale sont « retrouvées » (par des historiens, et officiellement). Elles n’avaient même jamais été perdues. Le travail important des deux commissions de la vérité résultant en deux rapports dans les années ’90 [180] est maintenant contesté, « car il ne s’appuie que sur les témoignages des survivants ». On peut facilement se rendre compte combien la question est complexe et cette affirmation sujette à équivoque. Faudrait-il les témoignages des morts ? Justement, ils ne sont plus là, et pour cause. Faudrait-il les dépositions des bourreaux ? Il y en a quelques unes dans les deux rapports, celles des repentis, mais la plupart n’ont pas souhaité en donner et ne se pensent pas coupables, ayant « obéi à des ordres ». Faut-il des témoignages officiels ? Selon l’historien interviewé, « nous avons aujourd’hui accès à cette source officielle. Nous allons pouvoir croiser les informations, récupérer enfin notre mémoire historique. [181] » La « mémoire historique » est bien fragile, et elle ne sera sans doute jamais la même pour tous. Mais l’histoire y fera inévitablement place à la vérité alternative et en souffrance des victimes, celle qui ne peut se résumer, et qui met en question, par principe, l’histoire officielle. Car l’histoire officielle ne peut se poser qu’en transcendance et en récit de l’origine, mythe fondateur. Elle est incapable de concevoir l’historicité comme dimension de la pensée, ou l’être comme histoire, ce qui nous est quand même en principe acquis au moins depuis Nietzsche.

Voilà donc ce que les Etats en tant que tels ont en commun : à côté de la propension à l’expansion, un aspect constant et important de l’Etat est de « coloniser » non seulement des contrées lointaines, mais aussi sa propre population ou bien des parties de celle-ci, divisant ainsi des tranches de la population et dépolitisant massivement tout aspect de la vie : en séparant la « nation » de la « racaille », les « Français de souche » des « Arabes », la « bonne société » des « sauvageons des banlieues », la « nation » des « nationalités » mais également les « bonnes filles (immigrées) » et obéissantes des jeunes (principalement garçons) criminalisés de la même origine sociale. Cette idée de la « colonisation » de la propre population [182] n’est pas du tout aussi absurde que certains intellectuels ont voulu le faire croire, quand on analyse de près la manière comment les pauvres à domicile ou les indigènes au loin ont pu être traités, et quand on admet le parallélisme et l’enchevêtrement entre les manières réservées à l’extérieur et à l’intérieur. Quand on voit comment les frontières se reproduisent aussi bien sur le champ externe ou interne. Les histoires et les mémoires sont également cultivées comme segmentées et non solidaires entre elles, chacun ayant et célébrant sa propre mémoire distincte en ignorant toutes les autres, pourtant comparables : la Shoah ; les Palestiniens ; les Pieds noirs ; les Algériens ; la République une ; les immigrés. Comme Edouard Glissant et Patrick Chamoiseau l’ont souligné à la suite des émeutes dans les quartiers, au sujet de l’identité des Antilles et de l’héritage de l’esclavage en Martinique : « Que disent les Antillais que nous sommes ? Qu’il faut une solidarité des mémoires, que la mémoire est commune. On doit penser autrement notre manière de vivre ensemble. [183] » On voit affleurer la même logique de séparation des mémoires et de congélation historique aujourd’hui dans la Serbie réduite à elle-même, où beaucoup, même parmi les plus démocrates et les non nationalistes (pour ne pas parler des autres), rejettent tout verdict historique et politique des crimes de guerre, ainsi que toute cour internationale, sous prétexte qu’il n’y a pas à porter un jugement politique sur les guerres des années ’90 ou sous prétexte qu’un tribunal international condamnerait le peuple serbe collectivement ; et qu’on ne peut pas à la fois leur prendre le Kosovo et leur demander la « collaboration avec la cour à La Haye ». Beaucoup estiment qu’il aurait fallu réduire cette affaire à la seule culpabilité de Milošević pour des faits et exactions précis et chiffrés hors tout contexte politique. Résultat, il y a un consensus assez généralisé pour ne pas livrer le criminel de guerre Ratko Mladić. Ce type de raisonnement est une histoire serbe officielle en voie de constitution par la dépolitisation, celle d’un devenir démocratique paradoxal de la Serbie. C’est ainsi que dans la Serbie démocratique redevenue fréquentable à venir sera inscrite la faille de sa mémoire divisée, avec les applaudissements de l’Union Européenne qui n’a que faire des détails de la balkanisation de la raison.

Séparer les populations et les mémoires est le mécanisme de production de l’apartheid colonial et raciste, par la ségrégation des territoires (les périphéries en sont) et de l’éducation. La République, les colonies d’alors et les anciennes colonies d’aujourd’hui (concernant à la fois l’espace et le temps) sont au delà de l’horizon : extraterritoriales, extra constitutionnelles et, aujourd’hui, considérées être un reliquat du passé. Mais le fait même de les considérer comme faisant partie du passé les situe au cœur de notre présent comme une question politique [184].

On peut penser qu’une nouvelle subjectivation possible, peut être multiple, s’est annoncée par le soulèvement des banlieues en France, sans avoir de certitude qu’elle se constituera vraiment. Cela dépend d’un certain nombre de condition politiques et sociales difficiles à prévoir. Si elle s’affichait elle pourrait contribuer à redéfinir une société qui ne correspond plus à l’image qu’elle a d’elle-même. Les événements dans les cités ont annoncé le devenir possible et la visibilité du citoyen manquant. On peut alors affirmer ou ignorer le lien entre les soulèvements des banlieues et celui contre le Contrat première embauche (CPE) et le précédent Contrat nouvelle embauche (CNE) [185] . Un regard plus global permet de faire le lien entre les deux en constatant la fragmentation de fait, mais aussi voulue, de la population et en analysant ses raisons. Les deux participent de tentatives à préserver les acquis de l’Etat de droit européen et de l’Etat providence en pleine déliquescence, qui sont en même temps très certainement le moyen de se mettre en phase, même sans le vouloir, avec le nouveau capitalisme post-industriel. Mais l’Etat n’a ce faisant encore aucun projet de société satisfaisant pour aller à la rencontre de sa décolonisation enfin à l’ordre du jour, que ce soit dans les différents pays ou en Europe dans son ensemble. Le concept de citoyen manquant proposé n’est pas un concept victimisant. Bien qu’on en entende tous les jours les chiffres dans les rapport de naufrages en Méditerranée ou aux Iles Canaries, ou par le nombre des refoulés, des « charter » utilisés par les polices pour les renvoyer, le citoyen manquant est surtout celui qui manque à l’Europe dans son projet à long terme, celui dont l’Europe a besoin et qui aurait fondamentalement contribué à sa constitution et à sa société. C’est un concept qui rend visible, en creux, comme un négatif photographique, une réalité qui, elle, n’est pas négative.

Vers un nouveau projet de société

Un texte fort et révélateur de Cécile Wajsbrot parle ainsi de la nécessité de refonder la société :

« Je suis allée à l’école laïque et obligatoire et, à l’école, j’ai appris une bien belle histoire. Une histoire de fondation, d’éclat et d’universalité, une succession d’heures glorieuses, et même s’il y avait des heures plus sombres et plus tragiques, des périodes de bouleversements ­ les révolutions et les guerres ­ dans l’ensemble, tout allait dans le bon sens, vers la lumière. Alors, comment ne pas se sentir fière d’appartenir à cette grande nation ? (…) Peu à peu, m’apparut l’étendue du désastre. (…) Et devant la nudité des faits, le chaos des agitations, voilà que le vertige du vide vous saisit ­ comme à la fin du Portrait de Dorian Gray. (…) [A]près 1945, [la France] a continué de vivre comme si de rien n’était, comme si la guerre n’avait pas eu lieu, ni Vichy, la collaboration, la déportation et l’extermination. 1945 n’est pas une coupure dans l’histoire de France, pas plus que 1939, et malgré l’épuration, malgré quelques soubresauts, dans l’ensemble, la continuité a été la plus forte. (…) [A]près 1945, il y eut Dien Bien Phu, la défaite en Indochine, il y eut les Algériens jetés dans la Seine, et Charonne, à peine la guerre était-elle finie que la France voulut compenser la honte qu’elle éprouvait obscurément sans l’exprimer par des actes glorieux outre-mer. Mais pas de chance, ce fut une autre série de massacres et de désastres, et l’indépendance des colonies fut souvent arrachée dans le sang, à cause de ce refus de regarder les choses en face. (…) Nous sommes un pays vaincu par les dernières guerres de l’Histoire, nous sommes un pays perdu. (…) Aujourd’hui, chacun rentre chez soi et se replie sur sa famille, individuelle ou collective, maintenant, c’est mémoire contre mémoire, génocide arménien contre holocauste, esclavage contre décolonisation, tout explose, tout se mélange, on veut diriger le récit de l’Histoire, on ne sait plus où donner de la mémoire et les excuses pleuvent, les demandes de pardon et les reconnaissances, mais tard, bien tard, cinquante ans, trois cents ans après on ne sait même plus quelles dates retenir dans l’Histoire, quels événements commémorer. (…) [O]ui, nous avons besoin de nous reconstruire. Ce que nous n’avons pas fait, il faut le faire maintenant, accepter toute l’histoire, la gloire comme la honte et surtout, la banalité, bannir notre exception et notre vanité de grande puissance déchue, nous forger une autre identité, un puzzle où chaque pièce s’emboîtera au lieu de s’opposer pour former une image. [186] »

La panne française, bien sûr, est aussi une panne européenne [187]. Elle ne prend pas la même forme dans les différents pays de l’union, mais elle montre un manque de choix de société, de projet intégratif pour le sous-continent européen face à l’après guerre froide et face aux migrations issues de l’histoire coloniale, de même qu’un manque de projet social national. Elle signale le dépérissement de l’Etat providence en Europe occidentale ainsi que de son équivalent dans les pays autrefois socialistes, l’Etat socialiste (que nous appelions à juste titre le « capitalisme d’Etat »), c’est-à-dire comme minimum une assurance sociale, maladie et vieillesse, la santé, l’éducation (car les deux projets étaient en cela comparables). Tout cela passe petit à petit du secteur public au secteur privé. Nous payons aussi sans doute le fait que nous n’ayons pas su tirer toutes le conséquences nécessaires, épistémologiques et autres, de la fin de la division européenne. Tracer l’histoire du désarroi en Europe de l’Est depuis la chute du mur reste encore à faire.

La France officielle et nationaliste, celle d’en haut, est finalement face au miroir des mensonges dans lesquels elle a voulu fait croire trop longtemps. C’est vrai aussi d’un certain nombre de concepts trop galvaudés. Bien qu’on ne puisse plus sauver les apparences, ce n’est pas désespéré. La farce est finie. « Le roi », ou la République est reconnu(e) comme étant nu(e). Le nouveau projet de société doit enfin consister en une décolonisation de la France elle-même (en sa purge des valeurs coloniales et racistes et en sa politique d’ouverture et de construction du commun), en sa reconnaissance des discontinuités qui la font, en son abandon du discours facile et indigeste sur l’universalité de ses valeurs dans la langue de bois républicaine, en un nouveau pacte social qui fonderait une nouvelle solidarité sociale et économique. Non pas que tout universalisme soit à jeter par-dessus bord, loin de là, puisqu’il y en a besoin. Mais il doit être reconstruit, et non pas par en haut. Ce n’est pas l’universel de principe qui est en question, mais l’hégémonie et le pouvoir auxquels il s’associe volontiers. Tout en étant en phase avec la restructuration des rapports économiques internationaux et sans qu’y soient sacrifiés des groupes sociaux fragmentés et la population. Cette « décolonisation » qui doit encore être pensée et entreprise consisterait entre autre à se déprendre de l’imaginaire des grandeurs. Il ne s’agit plus d’opposer les systèmes français et anglo-saxon, tous deux insuffisants, mais d’apprendre ce que l’on peut tirer de positif des échecs de tous, y compris de celui des régimes de l’Est de l’Europe et, par extension, de l’échec de tout le système des vases communiquant de la guerre froide. Car ce mur là avait bien deux côtés. Il y aurait sans doute aussi à tirer information et avantage de ce qui reste néanmoins de la social-démocratie suédoise, bien qu’elle ait perdu aux dernière élections par lassitude et envie de changement (et non par un échec politique, social ou économique). Elle avait été reconstruite, il est vrai, par de nouveaux éléments de démocratie libérale tout en ayant gardé un très fort correctif social par l’indemnisation, la restructuration des modèles de financement, la sécurisation et l’assurance du niveau de vie, du travail en général, de la formation continue, d’une éducation modernisée et préparant à la vie réelle, par l’accompagnement social dans toute situation de difficulté (décrochage à l’école, perte ou recherche d’emploi, précarité, immigration, vieillesse etc.), par le moindre coût de la bureaucratie et des services, par la concertation de tous les agents, par une solidarité généralisée, par une politique positive envers une immigration souhaitée. La disparition de l’Etat providence (la transition) doit être compensée par des garanties et par une solidarité fonctionnelle et institutionnalisée, avant que la flexibilité des options néo-libérales ne soit engagée, sinon, la méfiance en l’Etat, les institutions, les partis, restera décisive [188]. Tout cela donne à la nouvelle post-social-démocratie scandinave, et surtout suédoise, un minimum de solidarité sociale garanti représentant aussi un choix de société. Celui-ci interdit de creuser plus loin les inégalités de statut dans l’emploi par catégories, comme c’est le cas en France entre les jeunes de périphérie et les étudiants, dont les intérêts divergent. Tout cela ralentirait et adoucirait l’évidente perte de l’Etat providence, en attendant d’apprendre comment y remédier et que faire dans la nouvelle configuration mondiale.

Un principe de réalisme nous inviterait à étudier d’abord ces possibilités là, en attendant de pouvoir mettre à l’épreuve des projets plus radicaux et ambitieux esquissés dans les nouvelles utopies philosophiques. L’Europe doit enfin se décoloniser de son propre passé colonial. Elle doit, ce faisant, arriver à intégrer à son histoire ainsi que dans ses projets d’avenir cinq événements fondamentaux et constitutif non réfléchis où elle eut un rôle et une responsabilité décisifs, et qui arrivent à maturité dans la mondialisation tardive : l’histoire coloniale ; la création d’Israël par une nouvelle colonisation et le conflit résultant avec la Palestine ; la fin de la guerre froide et de la division de l’Europe (y compris le postsocialisme) ; une place à se trouver face aux rapports Sud-Sud et la question des migrations de masse.

NOTES

[1] Le présent texte est issu de ceux publiés sous les titres “Gefärliche Klassen”, Lettre International n° 71, hiver 2005, pp. 120-121 ; « Le retour du politique oublié par les banlieues », Lignes n° 19, février 2006 ; « Banlieues, sexes et le boumerang colonial », Multitudes n° 24, printemps 2006, et quelques autres.

[2] Guido Caldiron, Banlieues. Vita e rivolta nelle periferie della metropoli, Rome, Manifestolibri 2005.

[3] Serge Letchimy, maire de Fort-de-France : « Un état d’esprit post colonialiste reste présent en France », Le Monde, 16-12-2006, p. 21.

[4] Filippo Del Lucchese Miguel Mellino, « L’ombra delle colonie sulle banlieues », Il manifesto 29-12-05, p. 12.

[5] Je dois ce résumé au sociologue Srdjan Vrcan de Split, désormais disparu, par échange épistolaire. Son propre texte, intitulé « Požari u prigradskim naseljima Pariza », Feral tribune, novembre 2005, est l’un des meilleurs que j’aie lus sur la question.

[6] Kristin Ross, Rouler plus vite, laver plus blanc. Modernisation de la France et décolonisation au tournant des années soixante, traduit par S. Durastanti, Paris, Flammarion 2006.

[7] R. Iveković, La balcanizzazione della ragione, Rome, Manifestolibri, 1995 ; Autopsia dei Balcani. Saggio di psico-politica, Milan, Cortina 1999 ; en allemand, Autopsie des Balkans. Ein psychopolitischer Essay, Graz, Droschl 2001 ; lire le livre en francais ici : http://radaivekovicunblogfr.unblog....

[8] Voir R. Iveković, « La mort de Descartes et la désolation du bourg (R. Konstantinović) », Transeuropéennes n° 21, 2001, pp. 174-178.

[9] Emanuela Fornari, « Subalternità e dissidio. Note filosofiche sul ’post-coloniale’ », Studi culturali a. II, n◦ 2 décembre 2005, pp. 329-340.

[10] Jean-Claude Barrois, « Retour à Clichy-sous-Bois », Le Monde 11 novembre 2005, p. 21.

[11] S.B., « ‘L’Etat a de l’argent pour Paris, pas pour le 93.’ Extrait de cahiers de doléances d’habitants de Clichy-sous-Bois et de Montfermeil », Libération 26 janvier 2006, p. 5.

[12] Jacques Donzelot, Quand la ville se défait. Quelle politique face à la crise des banlieues, Paris, Seuil 2006.

[13] Voir le projet d’une Cité Nationale de l’Histoire de l’Immigration, ouverte au public en 2007, www.histoire-immigration.fr, ainsi que le colloque de l’université de Paris XII, Val-de-Marne, intitulé « Exils, migrations, création », au mois d’avril 2006 ; Migrations Société, la revue du CIEMI (Centre d’information et d’études sur les migrations internationales) www.ciemi.org ; pour l’Italie, on peut encore visiter le site du Museo narrante dell’emigrazione, www.oldcalabria.org/emigrazione

[14] Voir « Que faire des postcolonial studies ? », CERI, Paris, les 4-5 mai 2006, organisé par Marie-Claude Smouts : “Les paradigmes postcoloniaux par la langue”, in Marie-Claude Smouts, La situation postcoloniale, Paris, Les Presses de Sciences Po 2007, pp. 352-357.

[15] Benjamin Stora, « Une génération entre en politique », Le Nouvel observateur, 8-14 décembre 2005, p. 32.

[16] Sidi Mohammed Barkat, Le corps de l’exception. Les artifices du pouvoir colonial et la destruction de la vie, Paris, Eds. Amsterdam 2005, p. 76.

[17] Denis Merklen à une conférence de l’EHESS, in Jacky Durand, « Des émeutes aux résonances politiques », Libération 26 janvier 2006, p. 5.

[18] Amin Maalouf, « Contre la ‘littérature francophone’ », Le Monde 10-3-2006. On ne saurait s’y mettre au centre.

[19] Jagdish Bhagwati, « Il patriotismo economico vi costerà caro », Corriere della sera, 11-3-2003, p. 28.

[20] Ch. Jaffrelot, « Pari américain pour l’Inde. Emergencies d’une nouvelle puissance », Le Monde diplomatique, septembre 2006, p. 5.

[21] Il resterait à étudier les mondialisations différentes de l’espagnol, de l’arabe, du chinois surtout, mais c’est une autre histoire.

[22] Konstantinović, Biće i jezik, Vol. 1-8, Belgrade - Novi Sad, Prosveta-Rad-Matica srpska 1983 ; Victor Klemperer, Lti, la langue du IIIe Reich, Paris, Albin Michel 1996 ; Jean-Pierre Faye, Langages totalitaires, Hermann 1972 ; Klaus Theveleit, Männerphantasien I-IV, Francfort s.M./Bâles, Stroemfeld-Roter Stern 1976.

[23] R. Iveković, Le sexe de la nation, Paris, Léo Scheer 2003 ; Dame Nation. Nation et différence des sexes, Ravenne, Longo Editore 2003 ; “De la traduction permanente (nous sommes en traduction)/On Permanent Translation (We are in Translation)”, in Transeuropéennes n° 22, 2002, pp. 121-145 ; “’Gender & Nation’ : Split Reason & Freedom”, in Fina Birulés & María Isabel Peña Aguado (eds.), La passió per la llibertat. A passion for freedom. Action, Passion and Politics. Feminist Controversies, 10 IAPh Symposium, Barcelone 2002, Universitat de Barcelona 2004, pp. 551-558 ; „Reconnaître ou non le partage de la raison“, dans Transeuropéennes n° 23, 2003, pp. 259-278 ; “Some Thoughts on Borders and Partition as Exception”, in Confini. Costruzioni, attraversamenti, rappresentazioni, sous la dir. de Silvia Selvatici, SISSCO, Soveria Manelli (Bolzano) Rubbettino 2005, pp. 219-233 ; „Die Spaltung der Vernunft und der postkoloniale Gegenschlag“, in Eigene und anderer Fremde. „Postkoloniale“ Konflikte im europäischen Kontext, sous la dir. de Wolfgang Müller-Funk & Birgit Wagner, Vienne, Turia + Kant 2005, pp. 48-65 ; « Il partage della ragione », in Ombre del soggetto. Potere e autonomia nella costruzione della modernità, sous la dir. de Maria Eleonora Sanna, Pise, Edizioni ETS 2004, pp. 131-149 ; „Ragione con-divisa, fra passione e ragione“, in La Frontiera mediterranea. Tradizioni culturali e sviluppo locale, sous la dir. de Pietro Barcellona e Fabio Ciaramelli, Bari, Dedalo, 2006, pp. 63-73 ; « Violencia,política y razón », in Rosa Rius Gatell (sous la dir. de), Sobre la Guerra y la violencia en el discurso femenino,Universitat de Barcelona 2006, p. 63-83.

[24] René Thom, Morphogenèse du sens, tome I, Paris, PUF 1985.

[25] B. Latour, entretiens avec François Ewald, Un monde pluriel mais commun, Paris, France culture/L’aube 2003, p. 45 ; cit. p. 48.

[26] F. Benslama, Déclaration d’insoumission à l’usage des musulmans et de ceux qui ne le sont pas, Paris, Flammarion 2005.

[27] Jérôme Gautheret, « Traites négrières, esclavage : les faits historiques », Le Monde, 10-1-2006, pp. 18-19. Nelly Schmidt, « Il faut reconnaître les différences entre phénomènes passés et contemporains », ibid., p. 18. « Peut-on comparer les traites ? L’’affaire’ Pétré-Grenouilleau », ibid ; Steven Hahn, « Approches américaines de l’histoire de l’esclavage. Du cœur de l’Afrique au nouveau monde », Le Monde diplomatique mai 2006, pp. 20-21.

[28] Michel Tubiana, « Etat d’urgence : qui sont les ennemis »,Le Monde, 11 novembre 2005, p. 23.

[29] Expression venant d’une lettre de lecteur envoyée le 6 mai 2004, complimentant la revue Naqd, dont Daho Djerbal, son directeur, m’a informée. Cette lettre portait sur le n° 18 de cette revue algérienne, intitulé « L’Expérience traumatique ». V. également Fornari, « Subalternità e dissidio », op. cit.

[30] Les citoyens européens potentiels, également manquant à l’Europe, seraient tous ceux qui sont rapatriés par des méthodes plus ou moins musclées. Les citoyens manquants seraient tous ceux qui sont morts en essayant d’entrer en Europe. Des uns et des autres les sciences sociales et les politiques alternatives aux Etats ont besoin de se donner une visibilité, alors que les Etats essayeront d’empêcher leur décompte.

[31] Ghislaine Glasson Deschaumes, « Le silence culturel et politique des immigrés en situation régulière », in Mondialisation migration et droits de l’homme : un nouveau paradigme pour la recherche et la citoyenneté, sous la dir. de Marie-Claire Caloz-Tschopp et Pierre Dasen, ed. Bruylant, Bruxelles, 2007.

[32] Pour redresser cette injustice certains chercheurs tentent même des exercices de symétrie, tels que l’« anthropologie symétrique » de Bruno Latour !

[33] José Luis Pardo, « Alambradas preventivas », El País, 19-11-2005, p. 14.

[34] M-C. Caloz-Tschopp, « Les migrations, L’Europe et la philosophie. Dialogue avec Rada Iveković à propos du patriarcat fondamentaliste aux frontières de l’Europe. Sexe-nation-ethnie, racisme et nihilisme », intervention au séminaire Partage de la raison II, Collège international de philosophie Paris, 26 avril 2006.

[35] « Traduire la violence de la plèbe », sous la dir. de R. Iveković (éditorial + choix d’articles dont Rita Kothari, Dongchao Min, Joyce Liu, Jon Solomon, Anna Nadotti, Sandro Mezzadra), www.eipcp.net http://translate.eipcp.net/transver..., novembre 2007.

[36] Yann Moulier Boutang, Le Capitalisme cognitif, Paris, Amsterdam éds. 2007.

[37] Clin d’œil au désormais classique Gayatri Chakravorty Spivak, A Critique of Postcolonial Reason. Towards A History of The Vanishing Present, Harvard University Press 1999, sur lequel il y eut un débat en présence de l’auteure au Collège international de philosophie, Paris, en 2005.

[38] B. Latour, Nous n’avons jamais été modernes, Paris la découverte 1991, 1997 ; Un monde pluriel mais commun, op. cit.

[39] Gayatri Chakravorty Spivak, Death of a Discipline, New York, Columbia University Press 2003.

[40] Ernesto Laclau, Chantal Mouffe, Hegemony and Socialist Strategy. Towards a Radical Democratic Politics, Verso, Londres 1985.

[41] Ranabir Samaddar, « The Historiographical Operation », Economic and Political Weekly, June 3-9, 2006, Vol. XLI, issue n° 22, http://www.epw.org.in/showArticles....

[42] Alain Brossat, « La plèbe est de retour »,Lignes n° 19, 2006, pp. 15-35 ; voir tout ce numéro spécial intitulé « Le soulèvement des banlieues », plusieurs auteurs.

[43] F. Benslama, Déclaration d’insoumission, op. cit., p. 60.

[44] François Cusset, French Theory, Paris, La découverte 2005.

[45] Frédéric Bozo, « La crise du CPE est révélatrice d’un système universitaire totalement obsolète. L’urgence de réformer l’université », Libération 13 avril 2006, http://www.liberation.fr/page.php?A...

[46] Selon Sami Naïr, le premier ne serait communautaire, et donc mauvais, qu’accidentellement ; le second le serait de manière inhérente. Naïr, Le Nouveau Monde : L’Empire face à la diversité, Paris, Hachette 2003 ; Y Vendrán… Las migraciones en tiempos hostiles, tr. M. Cordón & M. Embark, Bronce Barcelona 2006.

[47] R. Iveković, « Penser après 1989 avec quelques livres », Transeuropéennes n° 17, 2000, pp. 152-162.

[48] Penser l’Europe à ses frontières], Strasbourg, 7-10 novembre 1992, Géophilosophie de l’Europe. Carrefour des littératures européennes de Strasbourg, Edts. de l’aube 1993.

[49] Konstantinović, « Sur le style du bourg », tiré de l’ouvrage Filozofija palanke, Belgrade, Nolit 1981 (1re éd. 1969), Transeuropéennes n° 21, 2001, pp. 129-139 ; « Sur le nazisme serbe », du même ouvrage, in Lignes n° 06, 2001, pp. 53-75

[50] Nadia Tazi, « Dyschronies », Lignes n° 19, 2006, pp. 89-102 ; voir tout ce numéro spécial intitulé « Le soulèvement des banlieues », plusieurs auteurs.

[51] Je remercie Didier Bigo d’avoir attiré mon attention sur le fait que des mosquées avaient été brûlées, à un moment où le public ne le savait pas.

[52] « En recommandant cette voie, vous ôtez cependant à l’Assemblée nationale la possibilité de se prononcer sur une éventuelle réécriture du texte » question du Monde dans Patrick Roger, « Entretien avec Jean-Louis Debré, président de l’Assemblée nationale. ‘J’assume, et j’assume seul, la responsabilité de cette suppression’ » à propos de l’abolition, de la part de Chirac, de l’article de loi en question.

[53] Terme désormais assez répandu, mais que je dois ici à la lecture d’un mémoire de maîtrise (inédit) d’une ancienne étudiante, jeune chercheuse, que je remercie : Cornelia Möser, « Die Gender-Theorien in der französischen feministischen Diskussion. Ein kultureller Transfer » (2005). Voir Giuseppe Patella, Estetica culturale. Oltre il multiculturalismo, Rome, Meltemi 2006.

[54] Manuscrit de doctorant en mars 2006, Nasser Mufti, « Politics as War, War as Politics » ; je remercie Etienne Balibar de me l’avoir montré.

[55] Christine Ockrent (dir.), Le livre noir de la condition des femmes, postface par Françoise Gaspard, Paris, XO Editions 2006.

[56] Chérifa Bouatta, « La variable sexe », Psychologie n°7, 1999 (Alger), pp.127- 140.

[57] Si tant est que l’on tienne à distinguer entre la simple différence et l’hétérogénéité, différence plus radicale et « insurmontable », fonctionnant comme « autre constituant » invisible au champ du « même », tout en sachant que la distinction elle-même ne relève que de l’appareil conceptuel (ce que Ch. Mouffe, qui manie beaucoup cette distinction schmittienne, semble perdre de vue dans un certain schématisme).

[58] Gérard Chaliand, « Le terrorisme ne peut pas provoquer de grands bouleversements », entretien dans Libération 4-5 mars 2006, pp. 46-47, à propos de la parution de Chaliand, Guerres et civilisations, Paris, Odile Jacob 2005. Voir du même auteur, entre autre, la préface aux Damnés de la terre de Franz Fanon, « Franz Fanon à l’épreuve du temps », Paris, Gallimard 1991.

[59] Réseau Wassila [D. Iamarène-Djerbal, K. Messahli, Ch. Bouatta, Gh. Keddache, Ch. Kheddar, F. Oussedik, J. Belkhoja], Algérie. Le viol des femmes par les terroristes. Un crime contre l’humanité. Actes de la journée du 8 mars 2004, Alger, SARP 2005.

[60] Etienne Balibar & Immanuel Wallerstein, Race - nation - classe. Les identités ambiguës, Paris, La découverte 1988 ; R. Iveković, Le sexe de la nation, op. cit. ; Dame Nation. Nation et différence des sexes, op. cit. ; Captive Gender. Ethnic Stereotypes & Cultural Boundaries, Delhi, Kali for Women - Women Unlimited, 2005.

[61] « Houria, la fièvre indigène ». Entretien réalisé par Mathilde Serrell, Azymut. La revue des modernités n°0, février 2006, pp. 14-19.

[62] Jean Birnbaum, « Banlieues, retour de flammes », Le Monde, « Le Monde des livres », 13-4-2006.

[63] B. Latour, Un monde pluriel mais commun, op. cit., p. 28, p. 47.

[64] Christophe Jakubyszyn, « Le Conseil constitutionnel dit non aux quotas. Les juges refusent que des quotas soient réservés aux femmes dans les conseils d’administration », Le Monde 18-3-2006, p. 18.

[65] Fadela Amara, avec la collaboration de Sylvia Zappi, Ni putes Ni soumises, Paris, La découverte 2003.

[66] Emma Schiavon, « Sihem Habchi : ’Noi, donne musulmane senza velo’ », Liberazione 29 settembre 2006, p. 3.

[67] R. Iveković, “The Veil in France : Secularism, Nation, Women” in Economic and Political Weekly, Bombay, March 13, 2004 http://www.epw.org.in/showArticles.... & http://www.mondialisations.org/php/...

[68] Annamaria Rivera Scarti, La guerra dei simboli. Veli postcoloniali e retoriche sull’alterità, Bari, Dedalo 2006.

[69] Rancière, « Le voile ou la confusion des universels », Rue Descartes n° 44, Paris 2005.

[70] Au sujet de l’universalisme à propos des banlieues, ainsi que de lectures différentes des événements, voir Etienne Balibar, “Uprisings in the banlieues”, Lignes, « Ruptures sociales, ruptures raciales » n° 21, 2006, pp. 50-102 ; voir tout ce numéro.

[71] Au sujet de l’inscription dans la nation par les femmes des indigènes au Guatemala, voir R. Iveković, Dame Nation, op. cit.

[72] L’Etat ne rechignait pas le moins du monde à financer des écoles religieuses dans les colonies. Aujourd’hui, il souhaite, par delà les principes de laïcité, prendre en charge la formation d’imams ou à financer la construction de mosquées, ou à interdire des « signes religieux » quand ils rendent visible une autre religion ou même simplement une culture. Comme la religion, la laïcité est elle-même un instrument du pouvoir, mais aussi des pouvoirs dans leur pluralité. Voir Chiara Bonfiglioli, Oltre la laicità. Letture critiche della legge contro i segni religiosi nella scuola pubblica in Francia, manuscrit d’une thèse de laurea de l’université de Bologne 2005.

[73] Pour une présentation du concept du politique, courrant en philosophie continentale mais non en philosophie anglo-saxonne, v. Chantal Mouffe, On The Political, Londres & New York, Routledge 2005.

[74] Paula Banerjee, « Femmes en Inde : le cas du Nagaland », Diogène n° 212, 2005, pp. 107-128.

[75] Ernesto Laclau ne serait vraisemblablement pas d’accord pour renvoyer l’hétérogénéité (une logique sociale) à une politique la précédant (et donc à une mobilisation et accélération métaphysique éventuelles) ; politique qui, elle, ne pourrait que surgir d’un champ qui empêche de concevoir toute hétérogénéité. Dans la mesure où il s’agit de constructions conceptuelles, cela me semble pourtant possible. L’hétérogène est forcément construit en tant qu’hétérogène et extérieur au champ de la représentation et de la perception. Lacau, La raison populiste, traduit de l’anglais par Jean-Pierre Ricard, Paris, Seuil 2008.

[76] William Pfaff, « The French Riots : Will They Change Anything ? », New York Review of Books, 15-12-2005, pp. 88-89.

[77] Loïc Wacquant, Parias urbains.Ghettos, banlieues, Etat, trad. par S. Chauvin, Paris, La découverte 2006.

[78] http://www.cerist.dz/publication/na..., http://www.cerist.dz/publication/na..., http://www.bled-internet.com/naqd/i...

[79] Ernesto Laclau, Chantal Mouffe, Hegemony and Socialist Strategy, p. 32.

[80] Luc Bronner, « Crise des banlieues, l’onde de choc », Perspectives 2006, repris in Le Monde 6-1-2006, p. 2.

[81] Voir entre autres : Veena Das, Critical Events. An Anthropological Perspective in Contemporary India, Delhi, Oxford University Press 1995 ; Urvashi Butalia, Les voix de la partition Inde-Pakistan, Actes Sud 2002 ; Radha Kumar, Divide and Fall ? Bosnia in the Annals of Partition, Londres,Verso 1998 ; Interventions. International Journal of Post-Colonial Studies, Special Topic : “The Partition of the Indian Sub-Continent”, dir. Ritu Menon, Vol. 1, no. 2, 1999 ; Ritu Menon and Kamla Bhasin, Borders & Boundaries. Women in India’ Partition, Rutgers University Press, New Brunswick, New Jersey, 1998 ; Mushirul Hasan, Legacy of a Divided Nation. India’s Muslims since Independence, Delhi, OUP India 1997 ; Mushirul Hasan (dir.), India Partitioned. The Other Face of Freedom 1947-1997,Vols. 1 & 2, 1995, 1997 ; Mushirul Hasan, “Memories of a Fragmented Nation : rewriting the histories of India’s partition”, in Economic and Political Weekly n° 33 (41) Oct. 1997, et dans M. Hasan (dir.), Invented Boundaries : Gender, Politics and the Partition of India, OUP, Delhi 2000 ; Ranabir Samaddar (dir.), Reflexions on Partition in the East, Delhi, Vikas 1997 ; Transeuropéennes n° 19/20, 2001, “Pays partagés, villes divisées” ; Gh. Glasson Deschaumes, R. Iveković (dir.), Divided Countries, Separated Cities. The Modern Legacy of Partition, Delhi, OUP India 2003 ; S. Bianchini, S. Chaturvedi, R. Iveković, R. Samaddar, Partitions. Reshaping States and Minds, Oxon (GB), Routledge Frank Cass 2005.

[82] R. Iveković, Dame Nation. Nation et différence des sexes, op. cit.

[83] A propos d’un colloque de « féminisme musulman » à Barcelone : Asra Q. Nomani, « A Gender Jihad For Islam’s Future », The Washington Post (Taiwan Edition), 9-11-2006, p. 16.

[84] Mimouna Hadjam, « L’islamisme contre les femmes partout dans le monde », http://sisyphe.org/article.php3?id_... site visité le 12 juin 2006.

[85] Luce Irigaray, Le temps de la différence, Paris, Le livre de poche 1989.

[86] Chantal Mouffe, On The Political, p. 83.

[87] Le débat concernant la citoyenneté selon Hobbes ou Locke est issu de la discussion suivant l’intervention de Martine Spensky « Citoyennetés comparées, citoyennetés alternatives, citoyennetés impossibles » dans mon séminaire Le partage de la raison II au Collège international de philosophie, Paris, le 15 mars 2006. Je l’en remercie.

[88] Jean Baudrillard, « Place aux événements voyous. Autour du CPE, l’un se joue le mélodrame du pouvoir et les autres celui de la révolte », Libération 14 avril 2006.

[89] Chantal Mouffe, The Democratic Paradox, Londres & New York, Verso 2000.

[90] M. Tronti, La politica al tramonto, Turin, Einaudi 1998.

[91] G. Chakravorty Spivak, « Les subalternes peuvent-ils s’exprimer ? » in Mamadou Diouf, L’historiographie indienne en débat. Colonialisme, nationalisme et sociétés postcoloniales, Paris, Editions Karthala et Sephis, 1999, pp.165-229.

[92] Robeto Ciccarelli, « Tempi moderni. Ciò che resta di Marx » en 3 parties : « Una rinascita in cerca di autore », Il manifesto 24-3-2006, p. 12 ; « Irrepetibili singolarità », Il manifesto 28-3-2006, p. 12 ; « Lo spettro dell’era globale », Il manifesto 30-3-2006, p. 14.

[93] B. Latour, entretiens avec François Ewald, Un monde pluriel mais commun, op. cit., p. 19.

[94] Eric Lecerf, « Les voies tordues de l’émancipation », manuscrit.

[95] Sidi Mohammed Barkat, Le corps d’exception. Les artifices du pouvoir colonial et la destruction de la vie, Paris, Eds. Amsterdam 2005.

[96] Jim House & Neil Macmaster, Paris 1961. Algerians, State Terror and Memory, OUP 2006. Voir aussi : Labyrinthe n° 24, “Faut-il être post-colonial ?”, 2006 ; Contretemps n° 16, “Post-colonialisme et immigration”, 2006 ; Multitudes n° 26 « Post-colonial et politique de l’histoire », 2006 ; Rue Descartes n° 58, « Réflexions sur la postcolonie », 2007.

[97] Nacira Guénif-Souilamas et Eric Macé, Les Féministes et le garçon arabe, Paris, Editions de l’Aube, 2004.

[98] Amin Maalouf, Les Identités meurtrières, Paris, Grasset & Fasquelle 1998.

[99] Naqd n° 24, (Alger) 2008 ; Rue Descartes n° 62, (Paris) 2008.

[100] Colette Guillaumin, Sexe, Race et Pratique du pouvoir. L’idée de nature, Paris, Côté-femmes 1992.

[101] Ahmed Boubeker, Les Mondes de l’ethnicité. La communauté d’expérience des héritiers de l’immigration maghrébine, Balland, 2003.

[102] Conseil représentatif des associations noires.

[103] G. Deleuze, F. Guattari, Mille Plateaux. Capitalisme et schizophrénie, Paris, Minuit 1980.

[104] Chems Eddine Chitour, “Le mal français Entre intégration et intégrisme”, L’expression (Alger), 30 mars 2006, p. 8.

[105] W. Pfaff, « The French Riots », op. cit., p. 89.

[106] Meshac Gaba, « Museum of Contemorary African Art », www.museumofcontemporaryafri... et « Africa remix », Centre Georges Pompidou 2005.

[107] Branko Miljković, « Tous écriront de la poésie (…) mais : le chant de liberté saurat-il être à la hauteur de celui que lui adressaient les asservis ? » (Poeziju će svi pisati (…) ali : Hoće li sloboda umeti da peva kao što su sužnji pevali o njoj ?) "Poeziju će svi pisati", in Poreklo nade (Origine de l’espoir), Zagreb, Lykos 1960 ; R. Samaddar, « Le cri de victoire sans fin/The Last Hurray That Continues », Transeuropéennes n°19-20, 2000-01.

[108] A. Césaire, Discours sur le colonialisme, Présence africaine, Paris 1955.

[109] Ibid, pp. 10-11.

[110] Sandro Mezzadra, Diritto di fuga. Migrazioni, cittadinanza, globalizzazione, Vérone, Ombre corte 2001 ; La condizione postcoloniale. Storia e politica nel presente globale, Vérone, Ombre corte 2008.

[111] A. Sen, « More than 100 million women are missing », The New York Review of Books, 20-12-1990 ; Isabelle Attané, « L’Asie manque de femmes », Le Monde diplomatique, 53e année, n° 628, juillet 2006, pp. 1, 16-17. Le sous-titre (ou le titre originaire) de ce dernier texte est « Vers le célibat forcé » : or, il ne peut s’y agir que de célibat forcé d’hommes.

[112] R. Iveković, « Le système libéral totalitaire et la question des genres », in Europe, diversité culturelle et mondialisations (sous la resp. de François de Bernard), L’Harmattan, Paris 2005, pp. 129-142 ; « Une Europe des mondes multiples », Cahiers critiques de philosophie n° 5, 2007, pp. 107-125.

[113] Aihwa Ong, Flexible Citizenship : The Cultural Logics of Transnationality, Duke University Press 1999 ; Neoliberalism as Exception. Mutations in Citizenship and Sovereignty, Duke University Press 2006. R. Iveković, « Traduire les Chines : l’Asie pour règle, l’Europe pour exception. Une lecture d’Aihwa Ong », Recueil Alexandries, Collection Recensions, décembre 2011, url de référence : http://www.reseau-terra.eu/article1...

[114] Dans le même genre, Jean Birnbaum présente le philosophe slovène Slavoj Žižek comme « exilé [mes italiques] en France au début des années 1970 », alors que celui-ci y était simplement un étudiant yougoslave parmi d’autres venu passer une période dans une université française, du temps où les Yougoslaves n’avaient pas besoin de visa pour l’Europe ! (« Je crois en une universalité de combat », Le Monde 7 avril 2006, p. 12.)

[115] S. Bianchini, S. Chaturvedi, R. Iveković, R. Samaddar, Partitions. Reshaping States and Minds, op.cit.

[116] G. Chakravorty Spivak, A Critique of Postcolonial Reason, op. cit.

[117] Chiara Bonfiglioli, « Oltre la laicità. Letture critiche della legge contro i segni religiosi nella scuola pubblica in Francia », op.cit.

[118] « Mus par la doctrine des Lumières et l’éclat de la Révolution de 1789, les Français, qui ont fini par abolir l’esclavage en 1848, prétendaient accomplir une mission libératrice. Leur résister était donc faire preuve de sauvagerie. C’est au nom de la civilisation et pour le maintien de l’ordre que l’on devait garantir les droits des Européens et de faire assurer leur prééminence » : “L’historien Marc Ferro revisite cinq siècles de colonisation. Un bilan globalement négatif », propos recueillis par Laurent Lemire, Le Nouvel observateur, 8-14 décembre 2005, « Dossier », p. 24. Voir Ferro, Histoire des colonisations, Paris, Seuil 1996 ; Le Livre noir du colonialisme, Paris, Robert Laffont-Hachette 2004.

[119] Ernesto Laclau & Chantal Mouffe, Hegemony and Socialist Strategy, op.cit.]. Entre 1870 et la Première guerre mondiale, les puissances européennes, ayant déjà perdu les Amériques, se lancent dans le partage des territoires coloniaux et dans le dépeçage effréné de l’Afrique, la devise étant, « plutôt coloniser soi-même, que de le permettre aux concurrents européens ». La « décolonisation », encore impérialiste, qui s’ensuit, surtout après la Deuxième guerre mondiale, sera également poursuivie dans l’intérêt des métropoles coloniales. Ces dernières, elles, ne peuvent pas être dites (bien qu’on les dise !) « décolonisées » tant qu’il n’y a pas véritablement de projet social et politique nouveau eu égard à l’histoire coloniale, aussi bien sur le plan national que sur le plan international.

S’il n’y a pas encore à l’horizon de projet politique unique de refondation de la société et de la nation, bien qu’il y ait des tentatives officielles volontaristes en fonction du pouvoir et de l’ordre à maintenir, tout un essaim d’hétérogénéités proposant des projets alternatifs, concurrents apparaît dans un espace public par certains aspects mondialisé. Celui-ci se fait sur le plan national en partie autour d’un consensus mou bien installé entre gauches et droites. La République se dévoile enfin dans sa nudité, par delà le miroir auto satisfait cassé par les banlieues[[Yann Moulier-Boutang, La Révolte des Banlieues ou les Habits nus de la République, Eds. Amsterdam 2006.

[120] J. Rancière « Un système qui gouverne sans le peuple », Libération 1-2 avril 2006, p. 6

[121] Bartolomé Clavero, Freedom’s Law and Indigenous Rights. From Europe’s Œconomy to the Constitutionalism of the Americas, The Robbins Collection Publications, (Studies in Comparative Legal History), University of California at Berkeley 2005. Ranabir Samaddar : “Loi et terreur : le constitutionnalisme colonial”, Diogène n° 212, 2005, pp. 22-42 ; voir aussi ce numéro, consacré aux « Conflits et constitutions », en entier.

[122] Michael Hardt, Antonio Negri, Empire, Paris, Exils 2000 ; Multitude : Guerre et démocratie à l’âge de l’Empire, Paris, La Découverte 2004.

[123] Bartolomé Clavero, Freedom’s Law ..., op. cit., et autres travaux du même auteur.

[124] C.A. Bayly, “Les causes de l’exception européenne », Le monde diplomatique, avril 2006, pp. 26-27.

[125] R. Iveković, « Le retour du politique oublié par les banlieues » Lignes n° 19, 2006, op. cit. L’Inde a bénéficié d’une langue mondialisée (l’anglais), du maintien d’institutions coloniales transmises par la métropole ainsi qu’en partie d’institutions précoloniales, à la différence de l’Algérie. Cela lui a permis d’accéder à la modernité, à l’Etat et à la démocratie de type occidental plus facilement que l’Algérie. R. Iveković, « Langue coloniale, langue globale, langue locale », in Rue Descartes n° 58, 2007, pp. 26-36.] donnant des résultats distincts mais également insatisfaisants, dans l’intégration des immigrants en métropole. Dans les deux cas, l’hétérogène intolérable surgit de biais – en tant que politique, toujours inattendu, puisque constitutif du champ social. L’autre est constitutif de soi – une extériorité construisant l’intérieur.

L’histoire coloniale fut en Europe largement utilisée comme expérience constitutive dans la mise en place des totalitarismes, mais aussi dans les idéologies à tendance totalitaire non au pouvoir. Ses acquis culturels politiques s’inscrivent aussi dans l’histoire du libéralisme, dans le virage général à droite subi par notre sous-continent, ainsi que dans les velléités d’extrême droite qui persistent et s’inscrivent dans la normalité.

Entre la mémoire coloniale nostalgique et son opposée, la mémoire outrée de l’humiliation coloniale, il n’y a pas encore de débat public serein, bien qu’il soit en train de se mettre en marche et sera sans doute douloureux. Il s’est cependant annoncé par des histoires sordides, des mémoires de tortionnaires amnistiés par la raison d’Etat coloniale française et autres Auxaresses[[Paul Aussaresses, Services spéciaux : Algérie 1955-1957. Mon témoignage sur la torture, Paris, Eds. Perrin 2001.

[126] Ranajit Guha, “On Some Aspects of the Historiography of Colonial India » in Subaltern Studies I : Writing on South Asian History and Society, ed. by Ranajit Guha, Delhi, OUP 1982, pp. 1-9.

[127] Olivier Le Cour Grandmaison, Coloniser, Exterminer : sur la guerre coloniale et l’Etat, Paris, Fayard 2005 ; Barkat, Le corps d’exception, op. cit.

[128] F. Benslama, Déclaration d’insoumission, op. cit. ; également, colloque Sociétés, États, "terreur" et "terrorisme". Une perspective historique et philosophique, Collège international de philosophie, 2-4 novembre 2006, Paris ; pour les textes du colloque www.ciph.org

[129] L’ « Appel de Raspail » de la fin de mars 2006, des étudiants et occupants de l’EHESS lors du mouvement anti-CPE, dit : « Nous voulons aussi lever le tabou de ce mouvement CPE : la perspective du plein-emploi, qui sous-tend la plupart des mots d’ordre et des revendications, n’est ni réaliste ni désirable. (…) ce qui a changé au stade actuel du ‘progrès’ technologique c’est que l’accumulation d’argent exige moins d’humains à exploiter qu’avant. Il faut se mettre dans la tête que le capitalisme ne peut plus créer assez d’emplois pour tous. » Et de terminer l’appel : « Cessons de réclamer un emploi stable pour chacun. Que la crise s’aggrave ! Que la vie l’emporte ! » Signé : « Les occupants du Centre d’Etude des Modes d’Industrialisation (à l’EHESS, bd Raspail à Paris), constitués en Comité Pour la Désindustrialisation du Monde, entre l’aube du 21 mars 2006 et le milieu de la nuit suivante ».

[130] « Ils font ce que les 30-40 ans n’ont pas réussi », Libération, 22 mars 2006, p. 5.

[131] Zaki Laïdi, « CPE, le bonapartisme en creux », Libération 27 mars 2006.

[132] A. Honneth, « Le CPE ‘bat en brèche les attentes de reconnaissance du travailleur’ », Le Monde 2-3 avril 2006, p. 16.

[133] Sandrine Lemaire, « Une loi qui vient de loin », Le Monde diplomatique, janvier 2006, p. 28.

[134] Nombre de gens sérieux se sont pris au piège de répondre à la « question », sans voir qu’elle est mal posée, qu’elle n’a pas lieu d’être parce que le problème est ailleurs. Ainsi Jean Daniel écrit candidement « À la question de savoir s’il y a eu des côtés positifs de la colonisation, personnellement je réponds : ‘oui’ », dans « Colonialisme : l’héritage révolutionnaire », Le Nouvel observateur, 8-14 décembre 2005, p. 64.

[135] C’est toute l’ambiguïté de la question : pour qu’il y ait négationnisme, il faut qu’il y ait histoire officielle. Il y a une nette tentation de la part des autorités et d’une partie du public à construire et blanchir une histoire officielle de la colonisation.

[136] Journal Officiel, 26-11-2003.

[137] La presse a rendu, dans l’intitulé des deux missions, le terme « histoire » avec un « H » majuscule, faisant douter que ces missions puissent élucider le problème. V. Libération 4-1-2006, p. 13.

[138] http://permanent.nouvelobs.com/soci..., Nouvel observateur 3-1-2006.

[139] C. Coroller, « Immigration : Sarkozy abat la carte de séjour », Libération 4-1-2006, p. 14.

[140] Marie-Claire Caloz-Tschopp, « Les migrations, L’Europe et la philosophie », intervention au séminaire Partage de la raison II, Collège international de philosophie Paris, 26 avril 2006, cit. ; voir le travail important du même auteur : Le tamis helvétique. Des réfugiés politiques aux “ nouveaux ” réfugiés, Lausanne, d’En Bas, 1982 ; Les sans-Etat dans la philosophie de Hannah Arendt. Les humains superflus, le droit d’avoir des droits et la citoyenneté, Lausanne, Payot 2000 ; Les étrangers aux frontières de l’Europe et le spectre des camps, Paris, La Dispute, 2004 ; Parole, pensée, violence dans l’Etat, une démarche de recherche (vol. I.) ; Contraintes, dilemmes, positions des travailleurs du service public, entretiens (vol. II) ; Le devoir de fidélité à l’Etat entre servitude, liberté et (in)égalité (vol. III), Paris, Editions l’Harmattan, 2004 ; M-C. Caloz-Tschopp & P. Dasen (dir.), Mondialisation, Migration et Droits de l’Homme/Un nouveau paradigme pour les Sciences sociales et la citoyenneté, Bruxelles, éd. Bruylant 2006.

[141] Le Monde 16-1-2006, http://www.lemonde.fr/web/article/0...

[142] Ana Carbajosa, « Zapatero pide a los Veinticinco una revisión de las reglas de rescate en el mar. Cumbre de la UE en Finlandia », El País, 21-10-2006, p. 3.

[143] Interrogé par El País le 16-10-2005. [Comment se fait il d’ailleurs, que Rodriguez-Zapatero soit généralement appelé, y compris dans les journaux espagnols, par son nom matronyme plutôt que par son patronyme ?

[144] « La compleja verdad de la Guerra Civil », El País, 25-3-2006, p. 33, suivi d’une interview de l’historienne Helen Graham, « El golpe llevó la violencia a cada hogar », p. 34.

[145] Fernando Vallespín, « Estamos lejos de una percepción de xenofobia en España », relatant les résultats d’une enquête sociologique, El País 31-12-2005, p. 23.

[146] R. Iveković, “Some Thoughts on Borders and Partition as Exception”, in Confini. Costruzioni, attraversamenti, rappresentazioni, dir. par Silvia Selvatici, Soveria Manelli (Bz), SISSCO-Rubbettino, 2005, pp. 219-233 ; “Exception as Space & Time : Borders and Partitions”, www.mondialisations.org/php/...

[147] Laclau, “The Saga of Populism”, in On Populist Reason, op. cit., pp. 175-199.

[148] Empar Pineda, “Un feminismo que también existe”, cosigné par Maria Sanahuja, Manuela Carmena, Justa Montero, Cristina Garaizabal, Paloma Uria, Reyes Montiel, Uxue Barco « et 200 autres femmes de toute l’Espagne », El País, 18-3-2006, p. 17.

[149] « Revisions improve gender equality plan » (éditorial), The Daily Yomiuri, 15-1-2006, p. 4.

[150] Ranabir Samaddar, “The Historiographical Operation”, Economic and Political Weekly, June 3-9, 2006, Vol. XLI, issue 22, http://www.epw.org.in/showArticles....

[151] Amin Maalouf, op. cit. p. 35.

[152] Asylon(s) - La revue des deux asiles , n°4, mai 2008, dossier « Institutionnalisation de la xénophobie en France », sous la direction de l’Observ.i.x, http://terra.rezo.net/rubrique139.html et http://observix.lautre.net

[153] Gabriela Basterra, lors de son séminaire au Collège international de philosophie, 9-3-2006.

[154] Pepper D. Culpepper, Peter A. Hall, “The Failure of fraternité”, International Herald Tribune 29-3-2006, p. 6.

[155] Hans Küng, « How to prevent a clash of civilizations », Herald Tribune, 4-5 mars 2006, p. 6.

[156] Simon Sheikh à l’atelier “’Polture and Culitics’. On political prospects of cultural translation” organisé par le European Institute for progressive Cultural Policies (http://translate.eipcp.net) en collaboration avec Transeuropéennes (www.transeuropeennes.eu) à la Maison de l’Europe, Paris, 13-14 octobre 2006.

[157] R. Iveković, Balcanizzazione della ragione, op. cit.

[158] Piotr Smolar, « L’affaire Halimi ou l’adieu à la nation », Le Monde, 4 mars 2006, p. 2.

[159] Frédéric Potet, “L’étude de Jacques-Alain Bénisti, député UMP, prône la création d’un système de détection des signes de délinquance dès la crèche”, Le Monde 9-11-2005, p. 12.

[160] www.inserm.fr

[161] Gérard Wajcman, « Voici le bébé délinquant », Le Monde, 4 mars 2006, p. 19.

[162] Christian Bromberger et Patrick Mignon, « L’essentiel est de s’assurer l’hégémonie dans le stade », Libération, 5-3-2006, p. 4.

[163] F. Vergès, La mémoire enchaînée : Questions sur l’esclavage, Paris, Albin Michel 2006 ; Aimé Césaire, Nègre je suis, nègre je resterai. Entretien avec Françoise Vergès, Albin Michel 2005 ; v. aussi F. Vergès, « Un silence perçu comme un complot », recueilli par C. Coroller, Libération 20-1-2005, p. 14.

[164] Samaddar, “The Historiographical Operation”, op. cit.

[165] Marion Van Renterghem, « La mémoire blessée de la Martinique », Le Monde, 16-12-2006, pp. 20-21 ; Serge Letchimy, maire de Fort-de-France, « Un état d’esprit postcolonialiste reste présent en France », ibid. p. 21.

[166] Carla Pasquinelli, « Memoria versus ricordo », in Storia e memoria di un massacro ordinario, sous la dir. de Leonardo Paggi, Manifestolibri, Rome 1996, p. 119

[167] Leonardo Paggi (sous la dir. de), Storia e memoria di un massacro ordinario, Rome, Manifestolibri 1996, p. 8.

[168] R. Iveković, Autopsie des Balkans. Essai de psychopolitique, op. cit.

[169] Claudio Pavone, « La violenza e le fratture della memoria », in Paggi, Storia e memoria di un massacro ordinario, p. 19.

[170] Pavone, Una guerra civile. Saggio storico sulla moralità nella Resistenza, Torino, Bollati Boringhieri 1991 & 1994.

[171] On en devine quelque chose dans Rossana Rossanda, La ragazza del secolo scorso, op.cit. V. aussi Manuela Fraire e Rossana Rossanda, La perdita, a cura di Lea Melandri, Torino, Bollati Boringhieri 2008

[172] S. Bianchini, S. Chaturvedi, R. Ivekovi !, R. Samaddar, Partitions. Reshaping States and Minds, op. cit.

[173] Entretien par Miguel Ángel Villena, "Los intelectuales han reflejado en los siglos XIX y XX la tensión permanente de las dos Españas", El País, « Babelia », 20-11-2004, p. 2-3. Le compte rendu du livre en question est de José Alvarez Junco, « Historias des las dos Españas, Santos Juliá » Madrid, Taurus 2004.

[174] See José María Portillo Valdés, “HOW CAN A MODERN HISTORY OF THE BASQUE COUNTRY MAKE SENSE ? On Nation, Identity, and Territories in the Making of Spain”, manuscrit ; du même auteur, Revolución de nación. Orígenes de la cultura constitucional en España, 1780-1812, Madrid, Centro de Estudios Politicos Constitutionales 2000. Bartolomé Clavero, “Nacionalismos en la Unión Europea. Un aporte reflexivo en torno al hecho nacionalista y a cómo abordarlo en pleno siglo XXI », in El Diario Vasco de Donostia-San Sebastián, 24-04-2004 ; « Entre desahuicio de fuero y quiebra de estatuto : Euskadi según el doble plan de Lendakari », in Revista de estudios políticos, abril-mayo 2003.

[175] Benedict Anderson, Under Three Flags : Anarchism and the Anti-Colonial Imagination, Londres, Verso 2005, p. 2.

[176] Bartolomé Clavero, Freedom’s Law and Indigenous Rights : From Europe’s Oeconomy to the Constitutionalism of the Americas, op. cit., et B. Clavero, “FREEDOM’S LAW AND OECONOMICAL STATUS : THE EUROAMERICAN CONSTITUTIONAL MOMENT IN THE 18TH CENTURY (A PRESENTATION TO THE EUROPEAN UNIVERSITY INSTITUTE)”, séminaire au Départment d’Histoire et Civilisation de l’Institut Universitaire Européen, Fiesole, 28 February 2002. Egalement : Cletus Gregor Barié, Pueblos Indígenas y Derechos Constitucionales en América Latina : un panorama, 2e éd., Instituto Indigenista Interamericano, Bolivia, 2003 ; Ranabir Samaddar, “The Futures of the Colonised”, Futures, n° 36 (Elsevier Publ. House), 2004 ; “Le cri de victoire sans fin/The Last Hurrah that Continues”, in Transeuropéennes n° 19/20, 2001, pp. 31-49 ; “Des effets de la transplantation d’une culture constitutionnelle /The Destiny of a Translated Constitutional Culture”, in Transeuropéennes n° 22, 2002, pp. 75-87 ; “Le Bengale musulman : utopie et politique/Utopia and Politics in Muslim Bengal”, in Transeuropéennes n° 23, 2003, pp. 193-219.

[177] Voir la différence entre les constructions indienne et yougoslave : aucune nation yougoslave n’était sensée émerger, et ainsi une nation yougoslave n’avait point été encouragée par les autorités ni construite, alors qu’en Inde, des différences locales linguistiques et autres, comparables, avaient été plus sagement subsumées et imbriquées dans la nation. R. Iveković, “De la nation à la partition, par la partition à la nation/From the Nation to Partition, Through Partition to the Nation”, in Transeuropéennes n° 19/20, 2000-01, pp. 201-225.

[178] Pour les paragraphes concernant l’histoire coloniale de l’Espagne, v. Rada Iveković, “Exceptions as Space & Time : Borders and Partitions” http://www.mondialisations.org/php/... , 19-2- 2005.

[179] Pour la période précédant la « trêve permanente » déclarée en 2006 au Pays Basque et négociée par les hommes de Zapatero, voir J.M. Portillo Valdés, “HOW CAN A MODERN HISTORY OF THE BASQUE COUNTRY MAKE SENSE ?” op. cit. manuscrit, et Revolución de nación : orígenes de la cultura constitucional en España, 1780- 1812, Madrid, Colección Estudios Politicos (Centro de Estudios Políticos y onstitucionales), 2000 ; Bartolomé Clavero, “Nacionalismos en la Unión Europea. Un aporte reflexivo en torno al hecho nacionalista y a cómo abordarlo en pleno siglo XXI”, in El Diario Vasco de Donostia-San Sebastián, 24-04-2004 ; “Entre desahuicio de fuero y quiebra de estatuto : Euskadi según el doble plan de Lendakari”, in Revista de estudios políticos, abril-mayo 2003 ; R. Iveković, « Exception as Space & Time : Borders and Partition », présentation au colloque “Conflicts, Law, and Constitutionalism” à la Maison des sciences de l’homme, Paris, 16-18 février 2005.

[180] R. Iveković, “Disparitions, mémoire, oubli : La violence au Guatemala”, in A. Brossat, J.-L. Déotte (sous la dir. de), L’époque de la disparition. Politique et esthétique, L’Harmattan, Paris 2000, pp. 155-175.

[181] Gustavo Meono, dans « Le Guatemala retrouve les archives secrètes de la police », Le Figaro, 30 mai 2006, p. 20.

[182] Klaus Theweleit, Männerphantasien, 1-2, op. cit. ; Pokahontas in Wonderland. Shakespear on Tour, Stroemfeld/Roter Stern, Francfort s.M. /Bâle 1999.

[183] Libération, 8 décembre 2005. (Italiques R.I.)

[184] Reinhart Koselleck, Le futur passé. Contribution à la sémantique des temps historiques, tr. de l’allemand par J. Hoock & MC. Hoock, EHESS, Paris 1990.

[185] Béatrice Giblin choisit d’ignorer le lien entre les deux mouvements : « Y a-t-il un lien entre les émeutes et ce mouvement [contre le CPE] ? –Non, c’est très différent. Le mouvement anti-CPE concerne plutôt les classes moyennes. » Libération 1-2 avril 2006, p. 6.

[186] C. Wajsbrot, « Nous sommes un pays perdu. La France aborde une époque nouvelle et incertaine avec des vues anciennes et périmées », Libération 19-4-2006.

[187] Pour la partie concernant les Balkans, voir R. Iveković, La balcanizzazione della ragione & Autopsie des Balkans, op.cit.

[188] Pascal Perrineau (sous la dir. de), Le désenchantement démocratique, Eds. de l’aube 2003