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Purifier le territoire. De la lutte antimigratoire comme laboratoire sécuritaire (1968-1974)

Mathieu Rigouste
Mathieu RIGOUSTE est chercheur en socio-histoire, à l’Université Paris 8 Saint-Denis.

citation

Mathieu Rigouste, "Purifier le territoire. De la lutte antimigratoire comme laboratoire sécuritaire (1968-1974) ", REVUE Asylon(s), N°4, mai 2008

ISBN : 979-10-95908-08-1 9791095908081, Institutionnalisation de la xénophobie en France, url de référence: http://www.reseau-terra.eu/article738.html

résumé

L’institutionnalisation moderne de la xénophobie commence avec l’Etat-nation et son principe de discrimination par le lieu de naissance. L’étranger y est, par principe, un banni juridique et de fait un surexploité, il est surveillé et soumis structurellement à des principes d’exception . Toute forme de nationalisme pose ainsi l’étranger comme un suspect par nature. On peut alors étudier les mécanismes qui déterminent ces périodes où l’Etat entreprend une lutte systématique contre les étrangers. On explique généralement ces phénomènes en ciblant les variables économiques. Confronté à l’essor du chômage et à la baisse de la croissance, l’Etat chercherait à favoriser l’emploi des nationaux. La « préférence nationale », de ce point de vue, relève moins d’une revendication de l’extrême droite que d’un principe dirigeant l’ensemble du droit depuis la fin de l’ancien régime. Il faut pourtant bien admettre que l’économie capitaliste s’appuie en permanence sur l’entretien d’un sous-prolétariat corvéable, auquel l’Etat refuse l’égalité et qu’il se doit pourtant de reproduire pour assurer la production des tâches les plus méprisées. Comment comprendre, dans ce cadre, l’offensive antimigratoire du début des années 1970 qui initia la période dans laquelle nous continuons de vivre, où l’immigré postcolonial caractérise une sorte de bouc-émissaire transversal ?

L’institutionnalisation moderne de la xénophobie commence avec l’Etat-nation et son principe de discrimination par le lieu de naissance. L’étranger y est, par principe, un banni juridique et de fait un surexploité, il est surveillé et soumis structurellement à des principes d’exception [1]. Toute forme de nationalisme pose ainsi l’étranger comme un suspect par nature. On peut alors étudier les mécanismes qui déterminent ces périodes où l’Etat entreprend une lutte systématique contre les étrangers. On explique généralement ces phénomènes en ciblant les variables économiques. Confronté à l’essor du chômage et à la baisse de la croissance, l’Etat chercherait à favoriser l’emploi des nationaux. La « préférence nationale », de ce point de vue, relève moins d’une revendication de l’extrême droite que d’un principe dirigeant l’ensemble du droit depuis la fin de l’ancien régime. Il faut pourtant bien admettre que l’économie capitaliste s’appuie en permanence sur l’entretien d’un sous-prolétariat corvéable, auquel l’Etat refuse l’égalité et qu’il se doit pourtant de reproduire pour assurer la production des tâches les plus méprisées. Comment comprendre, dans ce cadre, l’offensive anti-migratoire du début des années 1970 qui initia la période dans laquelle nous continuons de vivre, où l’immigré postcolonial caractérise une sorte de bouc-émissaire transversal ? Nous allons tenter de montrer que la désignation d’ennemis intérieurs socio-ethniques par l’Etat doit être analysée parallèlement comme une technique de protection de l’ordre politique et géopolitique. La genèse du schéma de domination sécuritaire s’est faite notamment par la reconversion de principes contre-subversifs dans la lutte anti-migratoire, c’est-à-dire en appliquant à l’ensemble de la population, des dispositifs qui visaient à protéger l’ordre impérial, et ce, en employant le corps de l’immigré comme le laboratoire et la vitrine d’un « ordre nouveau ».

Le corps immigré comme monnaie d’échange et levier géopolitique.

Les traités d’ « indépendance » sont les premiers textes à avoir défini les rapports de circulation entre les anciennes colonies et la métropole et à avoir ainsi posé les bases d’un discours d’Etat sur l’immigration postcoloniale. Les accords d’Evian comme la plupart de ces textes visant à reconduire à travers un imaginaire de l’association, de la communauté et de la coopération, les rapports de tutelle et de subordination coloniaux, ont dérivé d’une lutte pour la conservation des intérêts énergétiques, économiques, stratégiques, nucléaires et militaires. En laissant miroiter une série d’intérêts comme le privilège de diriger les Etats postcoloniaux et l’assurance du soutien militaire français contre les révoltes populaires aux nouvelles élites coloniales, l’Etat français a négocié le statut des immigrés postcoloniaux comme une monnaie d’échange, c’est-à-dire la garantie d’une souveraineté partagée sur l’exploitation des richesses et des êtres humains entre l’Etat français et ses nouveaux sous-traitants.

Dès 1959, la perspective de l’indépendance algérienne avait ainsi amené à reconcevoir le statut des « Français musulmans résidant en métropole », appelés à devenir des « immigrés Algériens ». La figure de l’immigré a été mobilisée pour les toutes premières fois dans l’institution militaire et la pensée d’Etat comme une source de travail pour la France et de capital pour l’Algérie, et ainsi comme l’assurance d’une conservation de l’influence française sur le gouvernement algérien. Il s’agissait de se prémunir du risque que le pétrole algérien soit nationalisé et fournisse ainsi à l’Algérie un levier sur la France en contrôlant sa source principale d’approvisionnement en hydrocarbures. Il en allait de même de la présence militaire française dans le Sahara et de la conservation des sites nucléaires qui s’y trouvaient. La note d’introduction fournie par la direction de l’Institut des Hautes Etudes de Défense Nationale, le principal think-thank civilo-militaire français, à ses auditeurs de la session 1959-1960 [2], intitulée « Cohésion économique entre métropole et Algérie », présentait « les raisons qui conduisent en effet l’occident à s’efforcer d’élever rapidement le niveau de vie dans les pays sous-développés ». Les « échanges humains » y étaient présentés comme « le facteur décisif » d’une cohésion économique entre la métropole et la colonie. « L’appoint, pour une économie [algérienne] en suremploi, des travailleurs musulmans résidant en Métropole » fut conçu parallèlement comme un moyen de décharger « la main-d’œuvre métropolitaine, généralement plus qualifiée, de tâches dont l’accomplissement exigerait en toute hypothèse, une certaine immigration. ». « Il est au surplus très improbable qu’aucun autre territoire que la Métropole, soit en mesure de leur offrir l’emploi qui leur est actuellement assuré », ajoutait le document.

La synthèse des travaux produits à partir de cette note par les comités d’auditeurs de cette même session s’intéressait précisément au contrôle des « flux migratoires » et à l’encadrement des émigrés algériens en France, après l’indépendance. [3] « L’ensemble des problèmes liés au séjour des travailleurs musulmans dans la métropole » était lié par les auditeurs à « l’expansion démographique exceptionnelle que connaît l’Algérie » et « à la révolution politique et sociale qui secoue tour à tour les pays sous-développés. ». Selon les auditeurs il aurait existé une solution, « tout d’abord en contrôlant, dans leur propre intérêt, la venue en métropole des travailleurs algériens ». « Il semble nécessaire de créer en Algérie des services de placement qui auraient pour mission de procéder à une première sélection des Musulmans possédant une certaine connaissance du français parlé, ainsi qu’un début de qualification professionnelle » expliquait la synthèse.

On a vu émerger, à la toute première heure de la réflexion sur l’immigration postcoloniale, un certain nombre des dispositifs organisant la pensée dominante du contrôle de l’immigration sous la 5e République : politique des quotas et sélection selon l’origine, la profession ou le niveau scolaire, surveillance politique, restriction, regroupement familial et contrôle de « l’intégration ». La culture militaire a saisi le corps de l’immigré comme une rançon pour le maintien de l’influence extérieure et un suspect de subversion dont il faudrait s’assurer en permanence l’allégeance ou le silence.

Un certain nombre de documents montrent qu’il y a réellement eu investissement dans le corps immigré, dans ce sens où on a opéré un calcul en termes de pertes et profits. Les discours d’Etat sur l’immigré algérien ont nécessairement évolué à partir du coup d’Etat de Houari Boumediène en 1965. La même année une première circulaire visait à restreindre l’entrée des travailleurs algériens sur le territoire français. En 1968, ce dernier fit évacuer la base militaire occupée par la France à Mers el Kébir. Le 27 décembre de la même année, un accord franco-algérien sur la circulation, l’emploi et le séjour des migrants fixait des quotas et imposait d’avoir une autorisation d’émigration et l’assurance d’être embauché en France pour pouvoir émigrer. Le rapport de forces entre les deux Etats ayant été bouleversé, l’Etat a accentué la dévalorisation du corps immigré et l’institution militaire a réinventé la menace migratoire.

Pour comprendre les mécanismes qui dirigent la mise en oeuvre systématique de la xénophobie d’Etat, il faut donc prendre en compte les stratégies géopolitiques des Etats exploitant la main d’oeuvre immigrée de chaque côté de l’exil et la nature des rapports de force entre ces Etats, c’est-à-dire les enjeux économiques, industriels, militaires et stratégiques du modèle de domination impérialiste.

Purger le corps national. Evacuation et retour de la doctrine contre-subversive.

Durant les guerres coloniales d’Indochine, du Maroc et d’Algérie, l’armée française a systématisé une série de techniques de contrôle et de répression relevant de la terreur d’Etat contre des populations civiles, que l’on appelle généralement « doctrine de la guerre révolutionnaire » ou « contre-subversion » [4]. Celle-ci concevait l’association des communistes et des colonisés dans la lutte contre le colonialisme comme une « stratégie de pourrissement » du monde soviétique, par la mise en place de cinquièmes colonnes à l’intérieur du territoire. La contre-subversion caractérise ainsi l’expérimentation et le réglage dans l’atelier colonial d’un programme de contrôle de la population s’appuyant sur l’idée qu’il faudrait reprendre à l’adversaire le contrôle des coeurs et des esprits. Pour justifier un système de violence combinant torture industrielle, déplacements de populations, assassinats, manipulation psychologique, contre-terrorisme, cette disposition mentale s’était appuyée sur l’articulation des figures du révolutionnaire communiste et du révolutionnaire colonisé. Parce qu’elle appelait à la militarisation du contrôle social et à l’autonomisation du militaire et constituait ainsi un support théorique pour justifier les coups d’Etat militaire pour la conservation de l’Algérie française à la fin de la guerre, cette doctrine a été évacuée par de Gaulle. Nous allons montrer que son premier retour furtif dans la pensée politique et militaire s’est opéré dans l’après-1968, c’est-à-dire avec la reconstitution d’une figure de l’ennemi intérieur socio-ethnique, associant les révolutionnaires et les immigrés postcoloniaux, la chienlit et les sous-développés.

De la fin de la guerre d’Algérie à 1968, les représentations de la menace dans l’armée et l’Etat ont été relativement décolonisées, on a marginalisé les variables ethnicisantes qui faisaient des colonisés une menace par essence, dans le même mouvement où l’on a évacué et marqué d’un tabou la contre-subversion. Restaient grossièrement les communistes et les révolutionnaires en général et commençait à s’opérer le mécanisme qui dirigerait quelques années plus tard la fondation des premiers dispositifs sécuritaires : considérer la population dans son ensemble et en tant que telle, comme un milieu de prolifération des menaces, à immuniser. On trouve ainsi de 1962 à 1968, très peu de traces d’une suspicion à l’égard de l’étranger dans les revues de la Défense Nationale et les archives des hautes études militaires, comme dans les discours politiques.

Mai 1968 a déterminé, en France, le premier retour dissimulé de la contre-subversion pour le contrôle intérieur. L’épisode de Baden-Baden, où s’était réfugié De Gaulle, effrayé par la violence du mouvement révolutionnaire, symbolise assez bien ce phénomène. Le Président y a rencontré le général Massu pour s’assurer le soutien de l’armée contre les révoltes. Peu après, le 31 juillet 1968, une loi portant amnistie de l’ensemble des crimes de la guerre d’Algérie était adoptée par le parlement. Elle permit aux putschistes, principaux partisans de la contre-subversion de réintégrer les périphéries des institutions politiques et militaires. Le gouvernement Georges Pompidou avait requis la troupe lors des « événements », la 501e division blindée basée à Rambouillet avait été préparée à foncer sur Paris pour y rétablir l’ordre et diverses unités convoquées dans la capitale avaient reçu instruction d’assurer la protection, entre autres points sensibles, de l’Elysée. Il semble que l’emploi de la contre-subversion à l’intérieur ait retrouvé un intérêt pour l’Etat qui s’est alors engagé dans une lutte contre ce qu’il appelait la chienlit et contre le mouvement social en général.

De retour de Baden-Baden, le général De Gaulle mettait ainsi en cause dans un message destiné à la population mais aussi aux Etats alliés, la menace véhiculée par le « communisme totalitaire ». Mai 1968 fut le cadre de nouvelles expérimentations de la contre-révolution. On y a ainsi employé des grenades offensives, précédemment utilisées en Algérie, au cours des opérations de maintien de l’ordre, un système d’infiltration et de manipulation policière et employé des groupes para-policiers de provocation, intimidation et répression parallèle. Pour légitimer cette répression, on a cherché à reconstruire une figure de l’ennemi intérieur socio-ethnique.

Le ministre de l’Intérieur Raymond Marcellin, mis en place juste après mai 1968 pour rétablir l’ordre, était un ancien fonctionnaire de Vichy qui avait dirigé le bureau d’orientation et de formation professionnelle et dont le zèle avait été récompensé par la francisque en 1943. Il s’est alors engagé dans une vaste entreprise de lutte contre « la subversion révolutionnaire ». Il s’agissait selon lui de réprimer fortement les révoltes sociales à l’intérieur et d’expulser les étrangers qu’il jugeait responsables de manipulations pour le compte du « monde communiste ». Dès son arrivée place Beauvau, il n’a eu de cesse de dénoncer le complot contre la France organisé depuis l’étranger. Il cherchait à persuader l’opinion publique que les leaders du mouvement contestataire avaient participé à des stages d’endoctrinement, voire d’entraînement à la guérilla, à Cuba ou en Tchécoslovaquie ou, plus tard, en Irlande du Nord et peut-être dans les camps palestiniens. [5] Les premières figures de l’étranger expulsé furent donc stigmatisées pour leur « défaut d’allégeance à la République » et leur engagement « révolutionnaire ». « Le gouvernement a ordonné la dissolution des associations et groupements de fait qui avaient pour but d’attenter à la forme républicaine du gouvernement. « Les étrangers qui n’observent pas la neutralité politique ont été ou seront expulsés du territoire national… » expliquait Raymond Marcellin dans Le Monde du 13 août 1968. Ce qui fut mis en pratique. L’expulsion de « Dany le rouge » symbolisait l’expression de ce projet de rétablissement de l’ordre par la purge des étrangers et des révolutionnaires. Maurice Rajsfus a répertorié un certain nombre d’expulsions d’étrangers mises en oeuvre dans l’après 1968 qui peuvent nous donner une idée du phénomène : 8 juin 1968 : 5 peintres étrangers (3 Latino-américains et deux Tunisiens) on fait l’objet d’un ordre d’expulsion. En 48 heures, une cinquantaine d’étrangers ont été expulsés et reconduits à la frontière de leur choix. 10 juin 1968 : 30 jeunes étrangers expulsés (22 Allemands présumés membres du mouvement d’extrême gauche SDS). 13 juin : 41 personnes de 16 nationalités différentes sont frappées à leur tour par une mesure d’expulsion : 7 Allemands, six Algériens, 3 Tunisiens, deux Sénégalais, 1 Malgache, 1 Péruvien, 1 Belge, 1 Iranien, 1 Argentin, 1 Danois, 1 Grec et 1 Hollandais. Dans les départements du Rhône et de l’Ain, 33 étrangers subissent le même sort (Le Monde, 15 juin 1968). Il est reproché à toutes ces personnes d’avoir participé à des manifestations interdites, mais plusieurs ont été arrêtées lors d’un simple contrôle d’identité. Au 17 juin, on comptabilise déjà 161 expulsions. 28 juin : 35 étrangers résidant à Lyon sont expulsés, tous se voient signifier que leur présence est « de nature à troubler l’ordre public ». « Le grand nombre d’étrangers participant aux manifestations et aux mouvements révolutionnaires a obligé le gouvernement à prendre des mesures d’expulsion contre les étrangers qui ne respectent pas la neutralité politique » expliquait Marcellin dans Le Monde du 16 novembre 1968.

L’« Information annuelle des chefs de corps » de 1970 rédigée par la Direction de la Sécurité Militaire, montre que l’armée s’est, elle aussi, saisie du « problème » : « A l’heure où renaît de ses cendres l’antimilitarisme des temps de paix, [La DSM] s’efforce d’apporter à ceux qui détiennent l’autorité et ont la charge de préserver nos valeurs militaires, une contribution dans la lutte contre les nouveaux forcenés de la révolution. Dans ce but, elle donne un aperçu : des procédés qu’ils comptent utiliser au sein des formations pour susciter des incidents de type subversif et des appuis qu’ils attendent de l’extérieur pour donner à leur entreprise une dimension nationale. ». La reconstitution d’une figure de l’ennemi intérieur socio-ethnique a permis de ré-autoriser les principes contre-subversifs et posé les bases d’un discours d’Etat et d’une pensée militaro-policière de l’expulsion comme principe d’immunisation du corps national face à la subversion révolutionnaire. La fermeture des frontières doit ainsi être analysée parallèlement comme la dérivée d’une stratégie de reproduction et de protection du capitalisme élaborée en réaction aux révoltes de 1968.

Légitimer la xénophobie d’Etat.

Un article du ministre d’Etat chargé des Affaires sociales, Maurice Schumann, destiné à la communauté militaire, résume la représentation du corps immigré qui s’était imposée en 1969 dans la pensée d’Etat. [6] « Le groupe des étrangers se développe dix fois plus vite que celui des Français », « cette constatation prend une portée singulière si l’on observe que la France connaît un changement profond dans l’origine géographique des immigrants. ». « Si notre pays a été pendant longtemps un pays d’accueil où l’assimilation des étrangers ne posait pas de problème majeur », « les immigrants étaient pour la plupart des "voisins" dont la mentalité et les aspirations étaient très proches de celles de notre population ». Maurice Schumann fournissait un modèle d’Etat pour une pensée de l’inassimilabilité des nouveaux migrants « originaires de pays plus lointains dont les modes de vie sont moins proches des nôtres ». Ces immigrations auraient selon lui « procédé si rapidement qu’elles ont créé par leur volume même un obstacle à une adaptation suffisante à nos mœurs et à une insertion harmonieuse dans nos structures sociales. ». Il fallait ainsi « savoir si le laissez-faire, c’est-à-dire en ce qui concerne l’immigration, le "laissez-passer", doit être préféré à un développement ordonné des mouvements migratoires. ». On se serait « trouvé dès lors exposé à subir les effets des crises démographiques, économiques et sociales qui affectent notamment les nations en cours de développement ». Maurice Schumann dénonçait « le risque […] nullement négligeable de voir notre pays perdre la maîtrise de certains secteurs de son marché de l’emploi ou de voir se constituer sur son territoire des "îlots de peuplement" imperméables aux processus traditionnels d’assimilation qui ont, au cours des siècles, tissé entre des éléments très divers les liens de l’unité française. ». L’un des concepteurs principaux du projet européen était un racialiste convaincu et qui s’assumait en tant que tel. Revenant sur la surnatalité de ces nouveaux immigrants, il vantait l’adoption au mois de juillet 1968 par les ministres des Affaires sociales réunis à Bruxelles du règlement définitif sur la libre circulation des travailleurs à l’intérieur de la Communauté et sa conjugaison à la définition, par le gouvernement français « de façon plus stricte des règles applicables à l’immigration des travailleurs que contrôle l’Office National d’Immigration ». Une seconde étape dans « le redressement de la politique française d’immigration » aurait été franchie, selon lui, lors de la conclusion entre la France et l’Algérie, au mois de décembre 1968, de l’accord relatif à la circulation, à l’emploi et au séjour en France des ressortissants algériens. Cet accord constitua une innovation importante dans les relations entre la France et l’Algérie, puisqu’il subordonna l’entrée des travailleurs algériens sur le territoire français à la demande du patronat. Il prévoyait d’autre part un contingentement annuel ou pluriannuel de l’immigration de travailleurs algériens désireux d’exercer une profession salariée. Il prévoyait encore une sélection médicale des travailleurs algériens dans le cadre des opérations de l’Office national algérien de la main-d’œuvre. Enfin il contrôlait la régularité et la stabilité de l’établissement des Algériens en France, désormais identifiés par l’attribution d’un certificat de résidence.

Le texte de Maurice Schumann constitue l’un des premiers documents envisageant les résultats des accords de libre circulation pris au moment des indépendances, et les considérant comme des problèmes. C’est en quelque sorte l’acte de naissance du « problème immigré » dans la pensée d’Etat. On y lit l’émergence d’un thème majeur, l’idée que l’importation d’un certain taux de race inassimilable, handicaperait la nation voire la menacerait dans sa souche.

L’importation de la « question démographique » dans la culture militaire et la pensée d’Etat a été décisive de ce point de vue. Elle a notamment permis de justifier par son apparence scientifique, rigoureuse, technicienne et donc apolitique, l’expulsion de l’étranger comme un principe de survie, une intervention médicale visant à immuniser le corps national, dont les dysfonctionnements ne seraient finalement dus qu’à la présence d’antigènes en son sein. L’idéologie de l’intégration qui justifie depuis les méthodes de soumission et de répression employées à l’égard des migrants postcoloniaux a été conçue dans cette forge. Un article d’Alfred Sauvy, démographe mondialement connu, expliquait ainsi à la communauté politico-militaire les dangers d’une « immigration non contrôlée », dans Défense nationale en avril 1972 [7] ; celui-ci y expliquait que « la peur suscitée par la montée des peuples pauvres peut susciter des réactions de contraction et d’effacement », « la natalité étant un phénomène de psychologie collective plus qu’individuelle, il est possible que l’angoisse éprouvée devant l’exubérance des autres n’agisse que sur les mécanismes de l’inconscient. ». Alfred Sauvy cherchait à montrer que la surpopulation mondiale ne devait pas suppléer la dénatalité française, « compromettre la vitalité d’un peuple pour un tel résultat serait un calcul bien léger », écrivait-il. La pensée de Sauvy était effectivement fondée sur l’idée qu’il existerait une nature française à préserver, on peut l’entendre comme l’une des formulations originelles de ce culturalisme reconduisant de nombreux éléments de la structure de pensée colonialiste. Selon lui, « la thèse selon laquelle la France n’a pas de soucis démographiques, puisqu’elle trouvera toujours des pauvres de l’autre côté de la Méditerranée pour venir la servir », « est séduisante en termes numériques et en arguments matériels » mais « condamnable si l’on fait intervenir la notion de vitalité de la nation. ». « Ce serait renouveler l’expérience de Rome et de la Grèce jusqu’à l’affaissement fatal » expliquait-il avant de conclure que « le recours aux travailleurs étrangers est inévitable, pour le moment, pour des raisons économiques, mais ne doit en rien fournir un aliment au sentiment de refus de la vie. ». La vision d’Alfred Sauvy, structurée autour de la catégorie de race, était largement partagée dans les sphères politico-militaires dominantes depuis le milieu des années 1960. Celui-ci prophétisait même la chute de ce qu’il appelait la « civilisation française », face aux assauts des « barbares » pauvres et étrangers, qui l’acculaient vers une mort certaine.

Il faut ainsi considérer la fermeture des frontières comme un moyen de pression à l’intérieur d’un rapport de forces géopolitique pour la conservation d’intérêts économiques, énergétiques et stratégiques, comme un levier de la répression des révoltes de 1968 mais aussi comme un processus de mystification de l’ordre capitaliste, qui ferait de l’étranger le responsable des inégalités structurelles de ce système économique dont il est l’un des premiers à subir l’infamie. Dans ce cadre, les métaphores corporelles, virales et médicales assurent un travail de falsification fondamental.

La lutte antimigratoire, un laboratoire sécuritaire.

Jacques Chaban-Delmas, ancien ministre des armées pendant la guerre d’Algérie qui avait créé le centre d’entraînement à la guerre subversive de Philippeville, fut plusieurs fois ministre et Premier ministre de 1969 à 1972. Il avait été président de l’Assemblée Nationale depuis le coup d’Etat qui porta De Gaulle au pouvoir en 1958. Le 16 septembre 1969 il prononça devant l’Assemblée Nationale un discours fondateur sur la construction d’une « nouvelle société » qui devait enterrer celle de la chienlit représentée par mai 1968. Ce texte avait permis de synthétiser les premiers éléments de l’idéologie sécuritaire. Le chantier de la « nouvelle société » a été présenté comme devant permettre de lier le « problème de l’ouverture des frontières », de la « responsabilité de la France dans le monde », d’ « une meilleure formation et une meilleure information du citoyen », d’ « une redéfinition du rôle de l’Etat » ainsi que du « développement de notre compétitivité ». L’ancien spécialiste en action psychologique avait aussi lancé l’idée de privatiser l’ORTF (ce qui fut fait en 1974), ainsi que les entreprises publiques, il a aussi importé le principe des stock-options venu d’Angleterre (l’actionnariat dans l’entreprise). C’est dans ce contexte qu’est réapparue, au début des années 1970, une manière de penser le contrôle du territoire et de la population, basée sur l’encadrement spécifique des révolutionnaires et des migrants.

La Présidence de Pompidou de 1969 à 1974, a permis de mettre en place les premiers appareils sécuritaires conçus dans le cadre de l’après 1968. Après avoir dissout l’organisation maoïste La Gauche Prolétarienne en avril 1970, en juin, le gouvernement Chaban-Delmas vota la loi Pleven dite « loi anticasseurs », visant particulièrement les « mouvements subversifs d’extrême-gauche » et réinventant dans le droit français la notion de « responsabilité collective » qui n’était employée jusque-là que sur le terrain colonial.

Michel Debré, le premier ministre de De Gaulle, obsédé de contre-subversion et partisan irrésolu de l’Algérie française, qui pendant l’occupation avait prêté serment devant le maréchal Pétain fut ministre de la Défense de 1969 à 1972. Il créa la Fondation pour les Etudes de Défense nationale en 1972, chargée de développer une recherche stratégique française pour combler le retard sur les anglo-saxons. [8] C’est sous son autorité que fut publié le Livre blanc sur la Défense de 1973 qui visait à reformuler dans le contexte de la détente les principes de la Défense globale qu’il avait inscrits au fondement de la Constitution et de l’ordonnance de 1959.

La lutte anti-migratoire a été conçue sur le terreau de cette « nouvelle société », pensée comme l’antithèse de mai 1968 et au coeur de ces réseaux politiques et militaires nationalistes. En 1972, les circulaires Marcellin et Fontanet subordonnèrent la délivrance d’une carte de séjour à l’obtention d’un contrat de travail et d’un « logement décent ». Ces textes mirent fin aux procédures de régularisation et constituèrent l’amorce, par les pouvoirs publics, d’un programme de contrôle et de répression systématique des migrants postcoloniaux. Sous la pression du mouvement social, le gouvernement revint sur sa position en juin 1973 et permit aux travailleurs entrés en France avant le 1er juin et pouvant présenter une promesse d’embauche, d’obtenir un titre de séjour et de travail.

Valery Giscard d’Estaing, l’ancien ministre des finances de Michel Debré, passé au cabinet de Jacques Chaban-Delmas puis de Pierre Messmer sous Pompidou fut élu Président en mai 1974. Il est resté critique vis-à-vis de plusieurs positions gaullistes et s’est engagé pour la construction européenne. Il était à la fois partisan du lobby nucléaire et de la contre-subversion. Il a ainsi lancé parallèlement la 8e campagne d’essais nucléaires et nommé le général Bigeard secrétaire d’Etat à la Défense de 1975 à 1976. C’est sous sa Présidence qu’a été entamée la première réconciliation de la dissuasion et de la subversion, la prise en compte du chômage de masse comme menace économique et l’arrêt de l’immigration de travail, c’est-à-dire la pénalisation des surexploités. Le 5 juillet 1974, sur proposition d’André Postel-Vinay, nommé à la tête du Secrétariat d’Etat aux travailleurs immigrés créé le 7 juin, le conseil des ministres décidait ainsi de suspendre « l’immigration économique et familiale », sauf pour les ressortissants de la Communauté européenne. En 1977, il réitérait (après une ré-autorisation) et mettait en place des procédures d’incitation au retour (le million Stoléru), de restriction de l’accès à l’emploi des familles regroupées et de l’accès à l’université des étrangers. En 1978 les pouvoirs d’expulsion du ministère de l’Intérieur furent élargis et la loi Bonnet du 10 janvier 1980 créait les centres de rétention, ces camps d’internement pour étrangers indésirables où l’Etat enferme ceux dont ils jugent la présence et l’existence incompatibles avec sa prétention à purifier le territoire.

L’idéologie sécuritaire qui conçoit, comme la pensée républicaine, la population comme la chair du corps national que l’Etat aurait en charge de protéger, considère parallèlement la population comme un milieu de prolifération des menaces subversives venues de l’étranger. La mise en oeuvre simultanée puis coextensive de la lutte anti-migratoire et des techniques du contrôle sécuritaire n’a rien de fortuit. Elle résulte à la fois d’un processus de dépassement de la domination coloniale et de reformulation du schéma de contrôle mis à mal par les révoltes de 1968. La justification économiste de la xénophobie d’Etat est elle-même une stratégie politique. La désignation d’un ennemi intérieur socio-ethnique permet de diviser la population selon les catégories imaginaires de l’essence – la race- et donc de mystifier les rapports de domination structurels dans l’économie capitaliste et son garant l’Etat-nation.

L’étude des discours et des pratiques qui préfigurèrent la mise en oeuvre de la lutte anti-migratoire dans l’armée et la classe politique montre que l’on ne saurait comprendre ces rituels de purge ostentatoire du corps national sans les lier aux logiques et aux enjeux de la protection de l’ordre.

NOTES

[1] Lire Wahnich Sophie, L’impossible citoyen. L’étranger dans le discours de la Révolution française, Albin Michel, Paris, 1997 et Noiriel, Gérard, La tyrannie du national, Le droit d’asile en Europe (1793-2003), Calmann-Levy, Paris, 1993.

[2] « Cohésion économique entre métropole et Algérie, note d’introduction », Travail en comités, pièce n°2, section économique et sociale, 18.12.1959, IHEDN.

[3] « Cohésion économique entre métropole et Algérie, Synthèse des travaux », section économique et sociale, 12.05.1960, IHEDN.

[4] Pour une analyse détaillée de cette doctrine lire Rigouste, Mathieu, « L’ennemi intérieur, de la guerre coloniale au contrôle sécuritaire, Cultures et Conflits, Sociologie politique de l’International, n°67, janvier 2008, pp157-174. Les thèses de Pierre et Marie-Catherine Villatoux ainsi que celle de Gabriel Périès et celle de l’auteur, constituent les trois travaux universitaires principaux sur le sujet.

[5] Sur toute cette partie, lire Rajsfus, Maurice, Mai 1968, sous les pavés la répression, Le Cherche Midi, Paris, 1999.

[6] Maurice Schumann, « La politique française d’immigration », Défense nationale, juin 1969, p933.

[7] Alfred Sauvy, « La population française : situation et perspectives », Défense nationale, avril 1972, p555.

[8] Lettre de Michel Debré, 1982, citée par Maurice Woignier dans La revue stratégie lui-même cité par Hervé Couteau-Bégarie, dans « La structure de la recherche stratégique », op. cit.